• livre deux : chapître sept

    Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

    Sujet :                           Alcyon B (géographie et histoire)

    Section :                       histoire générale ; droit galactique ; stellologie

    Références extrait(s) : tome 104, pp. 97-212 ; tomes 122-126 ; tomes 401-407

    Sources générales :  tome 104, pp. 941-1604; tome 123, pp. 258-285 et 312-409 ; tome 403, p.605

    Annexe(s) : syst. stellaires.périphér. ( 27) ; xénogéologie (958) ; xénozoologie (102)

     

     

    Située sur le bord extérieur du quatrième quadrant de l’Empire galactique, la planète Alcyon B est, comme son appellation l’indique, la deuxième planète du système solaire d’Alcyon qui en compte neuf. Elle est la seule de ce système - avec son homologue Alcyon A - à avoir été partiellement terraformée lors de la GES (Grande Expansion Scientifico-économique) des 2ème et 3ème siècles. Toutefois, si les deux premières phases de cette terraformation ont bien été entreprises, la troisième, la mise en condition définitive de la planète, n’a jamais été réalisée, les xénogéologues mandatés ayant finalement conclu au peu d’intérêt du lieu. Alcyon B, d’une taille comparable à Terra ou à Vargas, gravite en 410 jours autour d’Alcyon, une binaire composée d’une naine rouge et d’une étoile moyenne orangée de classe II, toutes deux situées à mi-parcours sur l’axe de Dipendis [1]. Alcyon B est suffisamment éloignée de sa binaire pour n’en recevoir qu’un jour ténu, jour d’ailleurs divisé en quarante-deux heures (de Terra) en raison de sa rotation assez lente…/ …

     

     …/… riche surtout en métaux lourds mais d’extraction difficile. En dépit de quelques tentatives d’exploitation industrielle (Zelna Union en 421-422 rc, la CFS au début du 5ème siècle et, plus près de nous, le Consortium Mercantile de Développement de 750 à 761 rc), la planète est restée à l’écart des circuits de prospection. Signalons toutefois que la République de Farber souhaite exploiter la terraformation de la planète (de même que pour son homologue Alcyon A) afin d’y installer des missions permanentes dont l’intérêt principal reposerait sur le tourisme (mais, étant donné les caractéristiques locales, on comprend difficilement comment un tel projet pourrait être mené à bien). Quoi qu’il en soit, la RLF a récemment déposé (27 avril 954 rc) une requête d’exploitation auprès du CIS [2], requête encore en cours d’examen et qui…/…

     

    …/… Historiquement parlant, Alcyon B, depuis sa découverte et sa terraformation par l’expédition scientifique Brem (3ème Armée, 127ème cohorte, quadrant 4) en 249 rc, n’a attiré l’attention que brièvement lors de la guerre d’indépendance qui opposa de 574 à 579 les colons révoltés de la colonie impériale 705HB1 (Cette colonie devait, après l’accession au pouvoir du jeune empereur Maltus V, en 579 rc, devenir la République Logique de Farber,). Encore faut-il signaler que les insurgés, quittant, sous la menace d’éléments avancés de la 2ème armée impériale du Général Larken (quadrant 4), leurs installations du Trident, se réfugièrent essentiellement sur Alcyon A. C’est néanmoins sur Alcyon B que fut signé le traité entre les insurgés et les autorités impériales (cf. annexe 1 et 2 de Droit Galactique : accords et traités, pp. 12845 et suivantes) mettant fin au conflit. C’est à partir de cette date que la République Logique de Farber…/…

     

    …/… du système HW4 voisin. En effet, ce système – le plus proche de celui d’Alcyon puisque à mi-chemin entre lui et le système dit du Trident qui abrite la République de Farber – regroupe onze planètes tournant autour d’une géante rouge. Toutes impropres à la colonisation, elles n’offrent qu’un intérêt purement stratégique par leur proximité du Trident. On y compte deux bases militaires de la République de Farber (sur les quatrième et cinquième planètes), une mission militaire permanente de la Confédération des Planètes Indépendantes (planète six) et une importante base militaro-industrielle de l’Empire (planète neuf). De plus, la Guilde s’est depuis toujours intéressée à cette région en raison…/…

     

     

     

     

    7

     

     

         Longtemps Vliclina avait décidé d’ignorer son avenir. Soit qu’elle ne crut pas encore avoir à l’envisager puisque des dizaines d’années de vie potentielle s’offraient à elle, soit parce qu’elle avait peur, en se retournant sur elle-même, d’être confrontée à ce qu’elle redoutait le plus : la vacuité d’une existence toute entière consacrée au service de l’Etat, autant dire sacrificielle.

         Sacrifice. Abnégation de chaque instant. Ce pour quoi elle avait été sans l’ombre d’un doute formée. Le service de l’Empire, but et occupation de toute une vie. Une mission, un sacerdoce ou, plus encore, un destin. Forcément sans état d’âme, du moins l’avait-elle pensé au début.

         Elle avait rapidement gravi les marches du Pouvoir pour en occuper une des toutes premières, une de celles où l’on décidait pour les autres, un endroit où l’exercer, ce Pouvoir, signifiait réellement quelque chose. Un endroit où l’on pouvait espérer laisser durablement son empreinte, une place où, en somme, on participait à l’élaboration de l’Histoire en marche. L’Histoire ! L’histoire de milliards d’êtres, d’un monde, de la Galaxie toute entière ! Ce n’était pas rien, cela… Et elle n’avait que trente-sept ans ! Parfois quand elle réfléchissait au chemin parcouru en si peu de temps, son esprit était comme étourdi, comme embrumé. Elle n’aurait jamais pensé… Et pourtant… pourtant – c’est cela qui était incompréhensible – elle ne se sentait pas totalement satisfaite. Sa vie, si courte, si jeune, était déjà plus remplie que celle de la plupart des gens que, dans l’ombre de son Département-Ministère, elle administrait. Et néanmoins pas satisfaite ! Vraiment ? Qu’attendait-elle d’autre ? Qu’est-ce qui pouvait donc bien lui manquer, à elle qui avait tout ? Elle ne parvenait pas à le cerner. Elle le percevait, c’était tout.

         Mais l’Histoire s’emballait. Les événements se bousculaient, s’enchevêtraient, s’embrouillaient, avec leur lot d’incertitude, de décisions à prendre, d’ordres à intégrer et à transmettre. Elle devait se convaincre qu’elle n’avait pas de temps à consacrer à de telles interrogations intérieures. Maintenant moins que jamais. Plus tard, un autre jour peut-être, dans un avenir qu’elle arrivait mal à anticiper… L’heure était à l’action. Elle savait qu’elle effectuerait ce qu’on attendait d’elle, qu’elle accomplirait la tâche qui lui avait été confiée, qu’elle ferait comme toujours ce qu’elle croyait être juste. Rien d’autre.

            En soupirant, d’un bref mouvement de la main droite, elle ouvrit le bouclier de son appartement mais n’avança pas dans le couloir. Elle resta deux à trois secondes devant le sas d’entrée avant de reculer dans l’ombre. Dehors, tout était normal. Les fonctionnaires habituels du Département-Ministère se dirigeaient tranquillement vers leurs services respectifs ; les droïdes d’entretien ou de maintenance déambulaient comme à l’accoutumée et les personnels de jour des magasins intermédiaires prenaient leurs postes. Six heures trente. Une journée comme les autres. C’était étrange. Elle sentit son cœur s’accélérer tandis que son sang se glaçait. Elle était pourtant en pleine possession de ses moyens physiques. Alors, encore des angoisses existentielles ? Non, c’était autre chose. Ses années d’active lui avaient appris à se fier à son intuition. Elle referma le bouclier magnétique du sas et déploya son ordiquant. Elle en appliqua le kemar [3] contre sa gorge et murmura :

              - Vals, tu m’entends ? Quelque chose de particulier, d’inhabituel ?

         Mais son droïde n’avait rien à lui apprendre. Elle rangea soigneusement son ordiquant dans la ventrale de sa combi en haussant les épaules devant sa stupidité. Elle lissa machinalement le synthex du vêtement, secoua ses cheveux blonds dans un geste d’agacement et s’avança à découvert. L’impression d’étrangeté était toujours là.

          Marchant d’un pas vif vers la place centrale du vingt-sixième niveau, les yeux baissés, elle paraissait plongée dans ses pensées, ne répondant que par un bref signe de tête aux fonctionnaires qui la reconnaissaient. En réalité, chaque parcelle de son corps était aux aguets, cherchant à décrypter l’intégralité de son environnement et à isoler le plus petit avertissement, le moindre signal susceptible d’expliquer son trouble. Tout était désespérément normal. Elle avait une réunion importante avec l’État-major, une entrevue holographique prévue exactement à sept heures douze et il n’était pas question d’arriver en retard au centre de relais tant ce type de réunion en direct avec le vaisseau-amiral du Prince Alzetto était difficile à organiser. A peine quelque dizaines d’étages et de couloirs-avenues à franchir mais le parcours archi-connu lui semblait immense. Arrivée sur la grande place des PAMA, de façon complètement inhabituelle, elle s’arrêta à l’ombre du platane centenaire et, une fois de plus, elle scruta son entourage. Allons, je deviens définitivement paranoïaque, chercha-t-elle à se convaincre et elle se jeta dans un des PAMA ascensionnels. Elle sentit le fluide d’antigravité l’entourer mollement et elle se laissa porter. Au dernier moment, par un réflexe qu’elle ne comprit pas, elle laissa filer le sas du quarante et unième niveau, son objectif initial, et ne sortit qu’à la plate-forme du dernier étage, celle de l’aire de détente immédiatement située sous l’aéroparc. Elle cligna des yeux sous la lumière brutale d’un soleil de midi. Devant elle s’étendait une immense plage de sable d’un blanc aveuglant, entourée de palmiers multipliants et d’arborescents. Les vagues bleutées de l’océan léchaient la grève à quelques dizaines de mètres d’elle. Illusion d’un lieu de repos, bien sûr, mais si parfaite qu’on pouvait douter. Peu de monde en cette heure précoce de la journée mais au moins une silhouette connue : Jarsid, la responsable du quatorzième district régional. La femme s’avança vers elle, le poing droit sur la poitrine. Vliclina lui rendit son salut.

                 - Mais, Vliclina, je croyais que vous aviez…

             - Bonjour, Jarsid. Non, c’est vrai… mais j’ai pensé que je pourrais venir avaler rapidement un léger salko. Vous savez, j’ai quelques minutes devant moi. Voulez-vous que…

         Jarsid s’avançait vers elle en souriant. C’était une petite femme d’une cinquantaine d’année, de type asiatique, que Vliclina appréciait tout particulièrement bien qu’elle ne la connut pas vraiment. L’Impériale s’apprêtait à lui proposer de lui tenir compagnie quand elle la vit plisser les yeux dans une tentative de reconnaissance. Puis les pupilles de Jarsid s’élargirent soudain, obligeant Vliclina à se retourner brusquement. Une femme aux cheveux violets se dirigeait rapidement vers elles. Plus que l’étrangeté de la présence de l’inconnue en pareil lieu, ce fut sa démarche résolue qui alerta Vliclina. Elle sut instantanément qu’on venait pour elle. Hurlant un avertissement, elle se jeta à terre et rampa précipitamment vers la terrasse la plus proche. Jarsid, pétrifiée de stupeur n’avait pas bougé et Vliclina vit un arc bleuté s’échapper de la main de l’inconnue pour venir de plein fouet frapper la femme dont la tête explosa avec un bruit sourd. Presque dans le même moment, un deuxième éclair d’incandescent coupa pratiquement en deux le corps de la malheureuse. Le coup venait de plus loin sur la droite et l’Impériale sut qu’elle était en grande difficulté. Couverte de sable et de sang, elle sortit son éclateur mais l’inconnue s’était aplatie sur le sol et était à présent invisible. Elle devait probablement ramper dans sa direction. Comme certainement son ou ses complices mais elle n’avait pas eu le temps d’en apprécier le nombre. Vliclina attrapa nerveusement son ordiquant. Neutralisé. Impossible de communiquer avec Vals. Et sa garde rapprochée, où était-elle ? Et les Jijors du Département qui soi-disant s’occupaient de sécuriser l’endroit ? Où étaient-ils tous ? Qu’étaient-ils devenus ? Alors elle était seule ? Seule sous la menace de ces fous ? Elle ne chercha pas davantage d’explication et, à la manière d’un pantin désarticulé, les bras tendus vers l’avant, les mains serrées sur son arme, elle entreprit de rouler sur elle-même le long de la pente légère de la terrasse. C’était assurément un coup de pacdole à l’aveugle car si elle se heurtait latéralement à l’un de ses assaillants… Mais elle savait qu’elle n’avait pas le choix. A l’issue de la roulade qui lui sembla durer des heures, elle s’immobilisa au bas du tumulus, dans ce qui paraissait être une sorte de rigole d’évacuation du sable qu’on devait probablement renouveler régulièrement. Elle s’obligea à regagner son calme et à reprendre une respiration régulière. Elle était nettement plus à l’aise. A présent, c’était aux autres de se montrer. Ils devaient savoir que leur temps était compté, que les Jijors ou quelque autre force de sécurité allaient intervenir. Cela ne pouvait être autrement. Déjà, il fallait comprendre comment cette agression avait été rendue possible ; il faudrait que certains s’expliquent sur ce laxisme et… trop tôt. Pour le moment, sortir du mauvais pas.

         Elle laissa le sable recouvrir progressivement sa combi maculée et déchirée par endroits. Sa main gauche lui faisait mal mais il lui était impossible de savoir si le sang qui la recouvrait était le sien ou celui de la pauvre Jarsid. Elle ne craignait pas de s’enfoncer car, de sa botte droite, elle avait pris appui sur le bord interne en dur de la rigole, sous le sable. Telle une bête sauvage à l’affût, elle décida d’attendre.

         Deux, trois minutes plus tard, elle perçut un mouvement, à la fois infime et proche. Elle vit l’inconnue avant d’être repérée. Elle laissa la femme encore progresser et lorsque celle-ci s’aperçut de son erreur, il était trop tard pour elle. L’éclateur de Vliclina lui emporta la moitié du visage. L’Impériale demeura totalement immobile sous son linceul de minuscules grains blancs. Le sang de l’inconnue s’infiltrait dans le sable sans venir jusqu’à elle mais elle pouvait en sentir la douceâtre odeur métallique, vaguement écœurante. Tant de morts, déjà… mais c’était la guerre, Vliclina n’en doutait plus un instant. Que faisaient les autres ? Allaient-ils chercher à la déloger de sa position ou bien s’étaient-ils déjà repliés ? Attendre encore. Sans bouger, sans se faire repérer, sans se départir de son calme.

         Plusieurs minutes d’un silence oppressant seulement troublé par le murmure monotone du ressac et des cris d’oiseaux, au loin, vers les arbres. Puis des voix qui n’étaient certainement pas artificielles, des ordres brefs et indéchiffrables, les chuintements alternés d’incandescents. Le silence à nouveau. Vliclina ne bougeait toujours pas et, le sable coulant lentement autour et sur elle, elle se savait pratiquement invisible. Seul un système infrarouge ou un radiant pourraient sans doute… Justement, ses assaillants avaient-ils… ? Elle n’eut pas le temps de se poser vraiment la question. Une voix toute proche l’interpella :

              - CG ? Vous allez bien ?

              - Vals ! Enfin !

             - Ne sortez pas encore de votre cachette. Il en reste un. Nous sommes en train de le neutraliser. Attendez, je m’approche.

         La silhouette d’un homme grand et mince, en uniforme de Stenek, émergea du sommet de la dune et se laissa glisser vers elle. Un hologramme créé par Vals évidemment.

            - Est-ce qu’on sait déjà ? demanda-t-elle avidement.

            - Apparemment quatre, murmura le simulacre. La femme que vous avez tuée, un autre et deux biocyborgs. C’est un de ces deux-là qui nous donne du fil à retordre mais…

            - Non, pas ça mais comment ils ont pu… comment ils ont franchi…

        - Obligatoirement avec la complicité de personnels du Département. Forcément haut placés parce que, voyez-vous, CG, non seulement les droïdes de surveillance ont été désactivés mais les humains de la sécurité et certains Jijors ont été désaffectés de sorte que…

            - Incroyable, s’exclama l’Impériale. Et ce qu’ils voulaient…

            - C’était indéniablement vous éliminer de façon définitive. Ils ont payé cher pour cela. Très cher. Je ne parle pas que de l’équipe d’exécution mais surtout du fait qu’ils ont obligé certains de leurs agents infiltrés à se découvrir, des agents de haut niveau. Ceux-là, on s’occupe de les identifier. Vous aurez un rapport dans votre ordiquant dans moins d’une heure. CG, attendez. On me signale que c’est fini. Le périmètre est complètement sécurisé. Je vous attends en sas de sortie.

         L’hologramme disparut encore plus subitement qu’il était apparu. Vliclina se retrouva seule et elle entreprit de se débarrasser de son carcan sablonneux. En dépit des assurances de son droïde, elle hésitait presque à se lever tant elle restait secouée par son épreuve. Pour la première fois, elle put consulter l’heure à son ordiquant de combi : 6 heures 51. Si l’on soustrayait le temps passé à venir jusqu’ici, toute l’affaire avait duré moins d’un quart d’heure. Elle se redressa complètement et, respectant à la lettre la procédure, elle demeura debout sans bouger, dans l’attente des ordimédics dont elle apercevait les silhouettes maladroites se dirigeant vers elle. Sa main était coupée mais apparemment pas sérieusement. Pour l’essentiel le sang qui la maculait venait bien de… Elle refusa de se tourner vers le cadavre de son amie qui gisait à quelques mètres derrière elle. Jarsid avait payé pour elle. C’était aussi injuste qu’inattendu. La colère de la Troisième Assistante était profonde. Rien ne transparaissait sur son visage dont les yeux verts brillaient encore des scènes éprouvantes qu’elle venait de vivre mais sa colère n’en était que plus dangereuse. Dans quelques minutes, elle connaîtrait les noms des traîtres qui avaient préparé le traquenard, qui avaient organisé son assassinat. Elle leur souhaitait sincèrement d’avoir une foi profonde en leur cause car elle ne prendrait pas de gants avec eux ; ça, au moins, elle pouvait le jurer à la mémoire de Jarsid.

         Après le passage obligé des ordimédics qui, comme toujours en pareil cas, une fois désinfectée et cicatrisée la blessure superficielle de sa main, lui avaient ordonné un repos complet de trois jours avec recours obligé à l’ordipsy ce qui était totalement illusoire, elle retrouva son droïde spécial et la Sécurité à l’entrée de l’aire de repos. La silhouette bleutée de Vals se détachait de la foule des droïdes auxquels il distribuait ses ordres. Vliclina, une fois de plus, fut frappée de constater l’efficience de Vals que même biocyborgs et bionats écoutaient avec attention, peut-être même avec respect. Dans quelques minutes, tout le périmètre de l’agression grouillerait d’une vie affairée et besogneuse. Elle s’approcha.

             - CG, il est nécessaire d’aller vous changer et de vous reposer avant que… essaya Vals en l’apercevant près de lui.

              - Les noms, le coupa brutalement la jeune femme. Vous avez les noms ?

              - Nous avons une première estimation de la situation et déjà un certain nombre d’éléments pour…

              - Alors, réunion des responsables de la Sécurité dans une demi-heure à mon bureau. Vals, vous serez évidemment présent, ajouta-t-elle.

         L’Impériale prenait la direction des PAMA lorsqu’elle se retourna vers son droïde qui l’avait suivie. Suspendant sa marche, elle jeta :

              - Oui, Vals ?

              - CG, pardonnez mon indiscrétion mais… comment avez vous su ? Pourquoi vous êtes vous doutée… ?

         Sans répondre, la jeune femme enveloppa le droïde de son regard clair. Ne se sentant pas désavoué dans son indiscrétion, Vals poursuivit.

              - Parce que vous savez, d’après mes premières estimations, si le plan de vos agresseurs a échoué, c’est certainement parce que vous ne vous êtes pas arrêtée au 41ème niveau où ils vous attendaient. Au contraire, compte-tenu de la situation, le fait de les entraîner vers l’aire de repos était particulièrement astucieux… Aviez-vous eu accès à des renseignements ?

         Le regard de Vliclina s’était adouci. Silencieusement, elle observait avec intérêt le grand droïde. Enfin, contrastant son bronzage, un large sourire illumina son visage. Elle murmura :

             - Je n’avais aucune certitude sinon j’aurais à l’évidence demandé à ce qu’on intervienne. Toutefois, mon cher Vals, je doute qu’une quelconque explication de ma part puisse convenir à votre logique cognitive très particulière. Je le pressentais, c’est tout, s’exclama-t-elle avant de tourner les talons.

         Avant de retourner à ses occupations, le droïde spécial la regarda s’éloigner durant quelques secondes ce qui, chez un être de son espèce, traduisait incontestablement quelque chose ressemblant à de la perplexité.

     

     

         Ce même jour, dans cette même tranche horaire forcément variable selon les endroits, traduisant chez leurs auteurs une maîtrise certaine des opérations simultanées de groupe, trois cent soixante seize tentatives d’assassinat furent perpétrées dont environ un tiers d’entre elles fut couronné de succès. Plus que la disparition de membres importants de l’Autorité centrale, ce fut l’incroyable audace de l’opération qui frappa les esprits. Sortis de nulle part mais intervenant dans l’ensemble des quadrants, des dizaines d’exécuteurs, aidés par des personnels émanant des services mêmes où se trouvaient les victimes désignées, prirent pour cibles des responsables soigneusement choisis dans divers secteurs de l’Administration. Qu’une telle opération ait pu être préparée et menée à bien sans que la Milice ou les divers services de sécurité en aient été avertis confrontait les responsables survivants à une interrogation redoutable sur l’infiltration des services de l’Etat. Sur Terra, par force l’épicentre de l’action, l’Empereur et son proche entourage n’avaient été victimes d’aucune tentative de quelque ordre que ce soit, renforçant chez tous l’idée que l’opération n’était qu’un avertissement, un moyen d’informer la Galaxie que l’insaisissable ennemi pouvait frapper quand et où il le désirait.

         Les médias, dans un premier temps muets de stupéfaction d’autant que certains de leurs hauts dirigeants étaient au nombre des victimes, se lancèrent à corps perdu dans l’exploitation de la piste d’une organisation criminelle (ils y avaient été fortement incités par le sous-département de l’Information dépendant directement de la Direction des Opérations Civiles, c’est à dire des Premier et Troisième Assistanats). stéréoviz, talides en ligne, journaux, GRG évoquaient sans cesse les attentats, revenant parfois assez complaisamment sur leur organisation, la méticulosité de leur préparation, l’inaction des services de sécurité, l’absence de pistes véritables, le tout sur fond d’images souvent insoutenables des massacres. Ce dernier point avait été autorisé par la Première Assistante Dar-Aver en personne (elle-même avait échappé de peu à une agression organisée par un de ses propres assistants que, presque par miracle, elle avait pu personnellement neutraliser). Dar-Aver souhaitait donner l’impression d’une importante désorganisation de l’Administration, un « flottement » comme elle disait, qui amènerait peut-être les Universalistes de l’Empire à lever un peu trop tôt leurs masques. Elle n’y croyait pas réellement mais si le battage médiatique ne trompait personne, il permettait de gagner du temps.

         Au delà de la réaction prévisible (et probablement prévue) des services de police impériaux qui multipliaient enquêtes et arrestations, les dirigeants légitimistes comprirent qu’il leur fallait repasser à l’offensive. Dès le lendemain soir fut organisée au palais une réunion exceptionnelle sous l’autorité de l’Empereur Baldur II lui même. Il s’agissait d’un Comité Restreint où les militaires, plus que discrets depuis le début de la crise, étaient omniprésents. Le Prince Alzetto, représenté par son hologramme, et la Première Assistante impériale intervinrent à tour de rôle. Chacun pouvait comprendre qu’ils s’étaient déjà concertés et qu’ils étaient en total accord.

              - Il faut comprendre, Votre Majesté, Citoyens, il faut bien comprendre ce que l’on veut, déclara Carisma Dar-Aver. Ce que l’on veut, j’insiste, et non pas seulement ce que l’on peut. Et ce que l’on veut, c’est porter les coups chez l’ennemi. Maintenant. Tout de suite. Avant qu’il ne paralyse notre action. Or, où est-il cet ennemi ? Partout, allez-vous me dire. Même chez nous où nous ne pouvons semble-t-il plus nous fier à personne… Faux. Indéniablement faux. Certes, il existe des Universalistes infiltrés en nombre dans Ranval. Parfois des dirigeants de très haut niveau, nous aurons l’occasion d’y revenir. Toutefois, l’essentiel des décisions n’est certainement pas pris ici. Trop dangereux, trop aléatoire, trop proche. Pas assez de recul. Alors, hors les quadrants ? Oui, bien sûr, puisque la prise de contrôle de la CPI par les Universalistes n’est plus un secret pour personne. Mais aussi – et je dirais avant tout - dans des organisations, des sociétés, des compagnies que je qualifierais de « transversales » et tous ici comprendront que j’évoque le Fret Stellaire, la Mercantile et d’autres encore. Parce que c’est la logique qui veut que ces gens-là soient contre nous. Pas tous évidemment mais suffisamment sans doute pour que nous ne puissions plus faire pleinement confiance à ces organisations. Gardons également à l’esprit que le point critique identifié par nos quanticiens prospectifs est maintenant tout proche. Alors, comment intervenir ?  Où ? Quand ? Nous allons le déterminer. C’est l’objet de notre entrevue. Mais j’insiste, car j’en suis convaincue, sur le fait qu’il nous faut agir maintenant. Très vite. C’est la raison qui le veut ! Grâce en soit rendue à Bergaël, nous avons déjà longuement réfléchi sur le sujet… Je crois en conséquence…

         L’hologramme d’Alzetto était soucieux. Peut-être le Chef des Armées avait-il le sentiment qu’il était loin de Terra, aux marches d’un Empire dont l’avenir se situait ailleurs. Il avait multiplié les réunions avec les administrateurs civils, les hauts-fonctionnaires, les responsables des forces de sécurité ou de maintien de l’ordre comme s’il avait pressenti que, après leur succès sur Vargas, les Universalistes prépareraient une offensive d’envergure qui ne pouvait évidemment pas être militaire. Comme tous, il avait été relativement pris au dépourvu. Depuis l’instauration du régime d’exception voté quelques mois plus tôt, il se considérait en charge de la sécurité de l’Etat et c’était la raison pour laquelle il avait vécu les derniers événements comme un échec personnel.

         Il présenta un visage sombre et préoccupé aux membres particulièrement attentifs du Conseil. Toutefois, dès qu’il succéda à Dar-Aver, il afficha son hologramme dans une sorte de garde-à-vous devant l’Empereur qu’il ne quitta plus des yeux, à la manière très formelle en usage lors des importantes réunions officielles. Il entendait probablement ainsi appuyer la gravité des propos qu’il allait tenir et l’absolue nécessité d’arrêter ici même une décision formelle.

              - Votre Majesté, commença-t-il, nous n’avons pas su prévoir l’offensive lancée hier par nos ennemis. Fort heureusement, si la disparition de beaucoup de fidèles serviteurs de l’Etat – souvent des amis personnels - nous attriste profondément, la continuité des services est assurée, preuve que les agressions perpétrées contre les nôtres relevaient plus d’un essai de démoralisation que d’une véritable tentative de subversion. Je profite d’ailleurs de mon intervention, Votre Majesté, pour aborder un fait qui n’a été que peu relevé jusqu’à maintenant, à savoir la bonne résistance de nos services de sécurité, civils ou militaires. Sans leurs promptes réactions, les dommages subis auraient été bien supérieurs. C’est un motif de relatif contentement que je tenais à souligner… Bien. Comme vient de nous le dire la Citoyenne Première Assistante, nous avions, Bergaël grand merci, – et cela depuis déjà longtemps – réfléchi à la suite qu’il convenait de donner aux bouleversements politico-galactiques en cours. Grâce à l’action conjuguée de nos quanticiens prospectifs, de nos services de renseignement et d’anticipation virtuelle, grâce aussi à l’excellente interface mise en place avec vos Conseillers et certains de leurs Assistants, nous ne sommes pas démunis face à un avenir qui semble imprévisible au profane mais qui, comme nous le savons tous, ne l’est pas tant que cela. Aujourd’hui, ce que je souhaite, Votre Majesté, c’est vous présenter – un peu plus tôt que prévu mais la situation commande – les grandes lignes d’une opération certes localisée mais dont les conséquences, si nous ne nous trompons pas, risquent de représenter un tournant dans le conflit qui nous oppose à nos ennemis. Je ne vous en présenterai bien sûr que l’essentiel, Votre Majesté, Citoyens, puisque les détails ressortent encore du domaine de la discussion. Aujourd’hui, nous devons arrêter une décision de principe et c’est la raison pour laquelle la présence ici même de Sa Majesté, Premier Conseiller de l’Empire, était indispensable, rien ne pouvant évidemment se faire sans son accord plein et entier.

         Pour la première fois, l’image d’Alzetto s’était détournée de l’Empereur et elle observait en silence la dizaine de hauts dignitaires présents. Ses yeux d’un bleu si intense qu’ils finissaient par mettre mal à l’aise se posaient sur chacun d’entre eux, comme pour s’assurer du soutien de certains et discerner chez les autres les éventuelles réticences. Il eut un bref sourire pour Dar-Aver qui, comme les autres, ne le quittait pas du regard, avant de revenir à Baldur, toujours immobile, pensif. Alzetto croisa ses mains derrière son dos et, se balançant très légèrement d’avant en arrière, poursuivit.

              - Réagir, nous recommande la Citoyenne Première Assistante, et le plus tôt possible. J’entends cet appel. Je l’entends et j’y souscris totalement. Je crois effectivement qu’il nous faut réagir pour de très nombreuses raisons dont la principale est d’ordre stratégique. Certes, le moral des nôtres, la nécessité de mobiliser les volontés, de tester nos personnels et leur matériel, le désir légitime de mettre au pas les fauteurs de désordre, et tant d’autres raisons encore, oui, certainement… Certainement ! Mais l’essentiel reste tout de même stratégique et c’est un impératif simple : il ne faut pas que nos ennemis nous entraînent là où ils le veulent, quand ils le veulent. C’est à nous de reprendre l’initiative des opérations, d’autant que nous possédons à mon sens les meilleurs atouts : l’Armée de Sa Majesté dont je réponds personnellement de la préparation, d’excellents services de Documentation et d’Éclairage ainsi que la meilleure approche théorique grâce aux avancées décisives de notre département de Prospective générale. Alors comment procéder ? D’abord, afin de décider une action en toute connaissance de cause, il nous faut comprendre où l’on veut nous conduire, comprendre ce que nos ennemis attendent de nous. Après avoir interrogé nos meilleurs spécialistes de stratégie politico-galactique, rencontré tous ceux dont je crois que les avis importent et avoir personnellement consulté Sa Majesté, j’ai longuement réfléchi et je suis arrivé à la conclusion que les Universalistes afin de renverser le régime impérial en place, veulent obligatoirement nous entraîner dans un conflit majeur. Oui, un conflit de première importance. Ils espèrent ainsi que l’état de désorganisation qu’ils pensent être le nôtre – et que, n’en doutons pas, ils s’efforceront d’amplifier de l’intérieur - fera tomber le gouvernement de Sa Majesté comme un fruit trop mûr. Ils sont toutefois suffisamment lucides pour concevoir que la situation générale est encore trop indécise et qu’il leur faut certainement attendre quelque temps – disons deux à trois ans, peut-être un peu moins – avant d’entreprendre leur ultime regroupement et leurs derniers mouvements. Mais la guerre est à mon sens leur but premier et celle-ci est par conséquent inévitable. Inévitable !

         Alzetto s’était à nouveau tourné vers Baldur. Autour de lui, chacun retenait son souffle tant ce à quoi le Prince les préparait était prévisible.

              - Ce n’est certainement pas de gaieté de cœur que, en plein accord avec les autorités civiles, mon état-major et moi-même sommes arrivés à la conclusion qu’il nous fallait prendre nos ennemis de vitesse, les battre en quelque sorte à leur propre jeu. Nous devons initier nous-mêmes et dès à présent cette confrontation vers laquelle ils ne manqueront pas de nous conduire… mais à notre convenance et selon nos propres règles.

         Afin de bien souligner l’importance de ses propos, le simulacre d’Alzetto se tourna une fois encore vers les membres du Conseil et marqua quelques secondes de silence. Devant l’absence de réaction des participants, il leva la main droite afin de déclencher la stéréoviz locale qui afficha instantanément la carte stellaire qu’il avait fait préparer.

    - Oui, reprit-il, je vois que mes propos ne vous surprennent pas. La plupart d’entre vous, Citoyens, savaient ce que j’allais proposer au Conseil et à Sa Majesté. Je vais donc approfondir notre projet et, si vous le voulez bien, nous discuterons plus tard, et de son opportunité, et de sa faisabilité… Voici, continua Alzetto en organisant la stéréoviz avec son ordiquant-relais. Après étude de nombreux scénarios, notre choix s’est porté sur une approche double : l’axe principal concerne Carsus, quatrième planète de la CPI, ou, pour être plus précis, une de ses dépendances directes, 04D1207, une planète administrée par la Confédération et plus connue sous le nom de Drefel 2. Cet endroit présente bien des avantages : il est assez éloigné de Vargas – vous voyez, ici et ici, environ 1,2 parsec [4] – mais assez proche de notre station militaire permanente de Grax, cinquième quadrant, d’où nous pourrions organiser notre opération. Drefel est un avant-poste confédéré de tout temps considéré par nos ennemis comme un important point stratégique et je doute qu’ils acceptent sans réagir que nos troupes interviennent là-bas. Vous voyez sur la 3D que c’est une planète peu peuplée, difficile – du moins dans un premier temps – à défendre. Enfin, et c’est sans doute le point le plus important, nous savons de source sûre que au moins une partie des forces confédérées stationnées sur place a assez mal accepté le changement de gouvernement sur Vargas. Une opportunité à saisir. Je vois cela de la manière suivante : une contestation locale, disons au moins certains mouvements de dissidence, appelant une remise au pas par des troupes régulières sans doute venues de Carsus, entraînant dans la foulée un appel à l’aide des contestataires et donc notre intervention directe. Nous avons sur Grax les unités suffisantes pour entreprendre le début de notre action. Ensuite… Ensuite, ce sera à nous de profiter de l’effet de surprise, de profiter d’une intervention générale de nos forces alors que la Confédération est en pleine réorganisation et que ses nouveaux dirigeants universalistes ne nous attendent certainement pas là… Mais ce n’est pas tout. J’évoquais un scénario double. Nous devons en effet profiter de ce que les observateurs seront focalisés sur Drefel pour aller plus avant. L’autre partie de ce plan concerne une planète située très loin de là et dont l’actualité nous a dernièrement rebattu les oreilles : je veux parler d’Alcyon B qui, comme vous le savez, semble renfermer d’intéressants gisements de Xantinum. Un élément qui, s’il est vraiment confirmé ce que je crois, peut modifier la donne des événements à venir. A mes yeux, il faut considérer cette partie de notre action comme une sorte de provision pour l’avenir. Deux axes simultanés, donc. Deux engagements complémentaires et pour moi indissociables. Voilà pour l’essentiel. Si le Conseil, et en dernier ressort Sa Majesté, considèrent que le plan d’action que je viens de soumettre est acceptable, nous pourrions intervenir dans les tous prochains jours car nous sommes quasiment prêts. Bien entendu, il va de soi qu’il nous faudra dans le même temps provoquer des diversions crédibles. J’ai eu l’occasion d’évoquer ce problème avec le Premier Assistanat : plusieurs options sont d’ores et déjà envisagées.

         Le Prince était sur le point de se rasseoir lorsqu’il reprit la parole.

              - Un dernier point important, si vous le permettez. Dès qu’un engagement si minime soit-il se sera produit, nous serons en état de guerre. Dès lors, vous le savez, la Loi Impériale d’Exception sera promulguée et nous pourrons intervenir – raison d’État oblige – sur ce que la Citoyenne Première Assistante appelait, si j’ai bonne mémoire, des « organisations transversales ». Ce sera peut-être là, j’en suis d’accord avec elle, l’impact principal de notre action. A présent, je vous cède la parole. N’hésitez surtout pas à critiquer ce projet. S’il doit y avoir des remarques, des objections, des réserves, des oppositions, c’est maintenant qu’il faut les manifester.

         Mais aucune objection majeure au plan proposé par Alzetto ne vint des fonctionnaires civils présents et, encore moins des militaires. Rapidement, les participants se tournèrent vers l’Empereur qui n’était jamais directement intervenu. Baldur II avait suivi avec attention les débats, les yeux brillant d’un intérêt soutenu et à aucun moment n’avait paru présenter le moindre signe de cette fatigue qui quelquefois l’accablait. Le silence revenu, tous les regards tournés vers lui, il se renversa légèrement en arrière, posa bien à plat ses mains sur le bureau de bois précieux et, d’une voix ferme, prononça un seul mot :

              - Faites !

     

     

         Le cube de vie, bien que relativement petit selon des critères strictement malto-albiens, était confortable, presque luxueux. Rogue, à la manière d’un familier venu visiter un ami, s’était avancé sans hésiter vers le centre de la pièce avant de s’y arrêter et de tourner vers Velti des yeux interrogatifs. La jeune femme ne le quittait pas du regard, méfiante. D’une voix douce, elle envoya ses soldats se faire soigner et, devant leur hésitation à la laisser seule avec cet étrange visiteur, elle eut de la main gauche un geste d’impatience définitif. Les deux hommes s’exécutèrent : on ne discutait pas longtemps avec elle. Ce ne fut qu’après avoir entendu le chuintement de la porte d’entrée du cube que Velti désigna de la pointe de son incandescent le biodiv de repos à Rogue.

              - Asseyez vous, murmura-t-elle de sa voix chantante avant de lui suggérer : vous pouvez vous servir en boissons si vous le désirez.

         Et, puisqu’il refusait d’un bref signe de tête, elle enchaîna : 

           - Bon, à présent, Rogue, vous allez m’expliquer tout… ça. M’expliquer ce qui me vaut l’honneur de vous revoir si vite après une rencontre récente qui ne m’a pas laissé un souvenir des plus plaisants. J’ajoute que je ne suis pas d’excellente humeur et que, contrairement à mes compagnons, moi, vous ne me sauterez pas dessus par surprise.

         Le Stenek n’était pas pressé de répondre. Il savait que ses premières phrases conditionneraient la suite de ses relations avec la jeune femme et qu’il devait trouver le ton juste. Il pouvait presque entendre les questions qu’elle se posait : à savoir qu’il n’était certainement pas venu pour la neutraliser – pour quel motif, par Bergaël ? puisque son rang dans l’armée de la CPI ne méritait pas tant d’honneur – mais que, en cette période d’incertitude, un tel voyage, un tel geste de sa part, ne pouvaient que dissimuler des raisons importantes. Si c’était bien le cas, pourquoi l’avait-il choisie elle ? Était-il en mission officielle ou agissait-il de sa propre initiative et, si oui, avec quelles arrière-pensées ? Rogue esquissa un sourire et la dévisagea avec aplomb. Évidemment, elle était restée debout. Bien campée sur ses jambes, son incandescent tenu d’une main ferme, elle contemplait avec curiosité celui qu’elle avait presque oublié et qui était brutalement revenu dans sa vie pour s’y constituer prisonnier.

              - Le temps, Velti, passe plus vite que nous croyons, commença Rogue, et ce qui était vrai il y a peu ne l’est plus aujourd’hui. Depuis que nous nous sommes rencontrés sur Virge, dans les conditions que vous savez, la distribution des rôles a été changée. Je veux dire que les événements récents… notamment le changement de dirigeants sur Vargas… et même certains troubles dans l’Empire, tout cela fait que nous nous posons des questions, que…

               - Nous ?

               - Les services auxquels j’appartiens et…

              - Fort bien mais qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ? Car c’est bien moi que vous cherchiez à rencontrer, je ne rêve pas ?

             - Absolument. C’est bien vous que je voulais contacter. Alors pourquoi vous ? Il faut d’abord que vous sachiez que j’ai effectivement été mandaté pour ce type de mission. Comme à bien d’autres, on m’a demandé de rencontrer certains représentants des forces confédérées afin de savoir ce qu’ils pensent de la situation actuelle. Voir s’il est possible d’envisager une coopération, ou disons plutôt, dans un premier temps, un échange de vue, avec des éléments qui comme nous s’interrogent sur, quel est le mot juste ?, sur la montée en puissance des Universalistes… Car, bien entendu, vous savez certainement que tout ce qui arrive en ce moment a un rapport direct avec ces gens qui… Bien sûr que vous le savez. Un échange de vue, donc, disais-je, et de préférence en terrain neutre, je vous l’accorde, mais, puisque dans votre cas cela était impossible, il me fallait bien venir m’expliquer ici…

         La jeune femme secoua la tête. D’un mouvement de la main gauche elle avait interrompu le discours de Rogue et, sans le quitter un instant du regard, elle s’était mise à marcher lentement de long en large dans la petite pièce. Elle secoua une nouvelle fois la tête et se décida à s’asseoir sur le biodiv face à son prisonnier. Elle avait abaissé le museau de son incandescent mais on sentait bien que le moindre mouvement suspect, la moindre parole menaçante redresserait instantanément l’arme en position de tir.

              - Désolé, mon ami, mais je ne comprends rien à ce que vous dîtes. Et comme Rogue souhaitait s’expliquer, elle l’en dissuada d’un regard excédé avant de poursuivre. Elle ne tient pas debout, votre histoire, mon ami ! Pourquoi venir ici vous jeter dans l’antre de l’aragne de Brega au risque de vous faire arrêter ou que je vous remette immédiatement aux autorités dont je dépends… Ce que, d’ailleurs, je ne manquerai évidemment pas de faire. Pourquoi prendre tant de risques ? Oui, pourquoi ? Pour moi ? Mais qu’est-ce que je suis, moi, sinon un maillon très ordinaire de nos forces spéciales ? Et même si vous aviez appris que je participais de près ou de loin à une quelconque forme de contestation des nouvelles autorités de la Confédération, les Universalistes pour ne pas les nommer, pourquoi, je le répète, me choisir moi… Non, permettez, je poursuis… Pourquoi me choisir moi, ici, si loin de vos bases ? Ce n’est pas vous qui parliez il y a un instant de terrain neutre ? Et vos supérieurs vous laissent – non, d’après vous, vous ordonnent – de me contacter ? Moi ? Velti Rav-Den ? Un des grands dirigeants de la CPI peut-être ? Grotesque ! Non, mon cher Rogue, tout cela est absurde et vous le savez aussi bien que moi… Ah, je vous en prie, permettez, je termine… Car je vais vous dire comment je vois les choses, moi ! En réalité, vous êtes à Caraime pour une seule et bonne raison, pour y pratiquer l’unique chose que vous savez faire : du renseignement. Du renseignement militaire. Un espion, voilà ce que vous êtes, mon cher officier stenek, un vulgaire espion ! Alors, êtes-vous tombé sur moi par hasard ou avez-vous décidé de vous servir plus ou moins directement de notre mésaventure sur Virge 7, je ne sais pas encore mais je vous promets que je trouverai !

               - Je vous assure…

            - C’est moi qui parle, Rogue ! Vous aurez le temps de vous expliquer, ça, je peux vous le promettre ! Mais en attendant…

            - Laissez-moi au moins vous dire… tenta une fois encore le Stenek mais la jeune femme ne semblait plus vouloir l’écouter. Elle s’était relevée et, le dos appuyé contre la paroi transparente occultée du cube, son arme à nouveau menaçante, elle observait méchamment son interlocuteur.

              - Le drame avec vous autres Impériaux, c’est que vous prenez tous les gens des Mondes Extérieurs pour des demeurés, pour des débiles. Je sais même que, chez vous, c’est ce que font les gens de Terra avec ceux des vôtres qui ont le malheur de résider dans une province éloignée. J’imagine aisément le mépris dans lequel vous devez tenir les gens comme moi, tous ces pauvres minables de la Confédération. Des ploucs. Des nuls.[5] Car vous, dans le prestigieux Empire galactique, qui a fait et fait encore l’histoire de l’Humanité, vous êtes la Civilisation n’est-ce pas ?, la Science, la Culture tandis que nous, nous sommes l’ignorance et la misère intellectuelle, voire la régression, pour ne pas dire la barbarie la plus vile. Mais si, mais si, ne protestez pas, je sais que c’est ce que vous pensez. Et, après tout, c’est votre droit : qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ce que vous croyez ou non, hein ? Mais il y a une chose que je vous conseille aimablement de ne pas faire : c’est de me prendre pour une conne ! Pour une conne ! Parce ce que c’est ce que vous faîtes avec vos contes à dormir debout ! Vous pensiez vraiment que j’allais gober votre fable ? Que j’allais croire que vous risquiez votre peau afin de vous enquérir de mes états d’âmes politiques ? C’est vrai que vous me prenez vraiment pour une conne !

         Velti avait progressivement élevé la voix au point de crier ses dernières phrases. Confuse soudain de s’être laissé emportée dans une diatribe qu’elle jugeait à présent bien peu professionnelle, elle décida de se rasseoir face à Rogue qui, le visage fermé, ne tentait plus de dire quoi que ce soit. Les yeux bleus de la Confédérée étincelaient d’une colère qu’elle cherchait à dominer et son visage d’habitude bronzé par ses activités de plein air était devenu presque aussi blanc que de la banquise boréale [6]. Puis elle afficha un sourire mélancolique tandis qu’elle reprenait son discours avec sa voix douce et chantante du début. On pouvait comprendre qu’elle n’en était que plus dangereuse.

              - Vous comprendrez aisément, Rogue, mon cher ami stenek tombé d’un ciel lointain, que je ne peux, et je suis certaine que vous me suivez parfaitement, que je ne peux pas donner beaucoup de crédit à vos affirmations. Que vos explications, confuses au demeurant, me semblent… pour le moins incomplètes. Je vais donc vous mettre en rapport avec le service de contre-espionnage de ma sarpe, service qui répond chez nous à la douce appellation de SP pour Section Particulière. Mais je m’égare, un homme comme vous sait tout cela, bien sûr. Je doute que mes correspondants à la SP mettent beaucoup de temps à vous faire avouer les raisons, les vraies raisons, de votre sympathique visite. Mais, puisque de toutes façons nous finirons par tout savoir, entre nous et en mémoire de notre si agréable séjour sur Virge, dîtes-moi donc ce que vous êtes venu chercher ici… Allez, dîtes-le. Je suis certaine qu’il vous en sera secondairement tenu compte…

         Velti, dans un geste totalement inattendu, d’un rapide double mouvement, libéra ses cheveux qui retombèrent, lourds et sombres, sur ses épaules. Sans lâcher son incandescent, elle se renfonça dans son biodiv, croisa les jambes et attendit. Pour un peu, on aurait presque pensé à une réunion d’amis appelés à déguster un verre de zolt avant une partie de pacdole. On devinait néanmoins combien son irritation restait profonde. Rogue, silencieux depuis le coup de colère de la jeune femme, toussota puis se pencha en avant. Il ne quittait pas des yeux le visage de Velti.

               - Eh bien, Velti, pour tout vous dire, je suis venu pour vous.

              - Ça, voyez-vous, mon cher Rogue, je l’avais compris. Ce que je veux savoir, c’est ce que vous me voulez…

             - Non, je veux dire que je suis vraiment venu pour vous. Pour vous voir. Pour vous parler. A titre privé. A titre personnel.

    La Confédérée se pencha en avant, surprise.

               - Je ne comprends pas vraiment…

             - Je… Depuis Virge, je me suis souvent demandé… Vous savez, j’ai cru que… Car, depuis tout ce temps, j’avais votre image à l’esprit… J’avais envie de vous revoir. De vous rencontrer à nouveau, c’est aussi bête que ça. Alors j’ai proposé d’orienter cette mission pour… vous revoir.

         Comme lorsqu’elle l’avait reconnu un peu plus tôt, Rogue vit les sourcils de Velti se lever de stupéfaction et ses pupilles s’écarquiller. Bientôt, la jeune femme se renversa en arrière dans le biodiv et éclata de rire. Lorsqu’elle eut regagné son calme, elle observa un instant son vis-à-vis, immobile et tendu, puis souriant de toutes ses dents, elle reprit :

              - Rogue, Rogue, mon ami, voyons ! Allons, restons sérieux ! Décidément, on pourra dire que vous m’aurez tout fait ! Et je vous accorde que c’est bien joué. Oui, excellente manœuvre de diversion ! Mais ça ne prend pas.

               - Pourtant, je vous assure… Il n’y a aucune autre raison à ma venue chez vous. Réfléchissez ! Vous même me le faisiez remarquer il y a peu : vous vous jugez d’importance stratégique fort modeste et ne compreniez pas pourquoi… C’est pourtant simple…

              - Mais oui. Mais oui… Tout s’explique : vous avez succombé à mon charme malto-albien typique sur Virge 7, au moment précis où vous alliez me neutraliser d’un méchant coup d’éclateur… Alors, du coup, voilà le grand professionnel du renseignement impérial, le technicien surentraîné et quasiment infaillible qui vient se livrer corps et âme à celle qu’il voulait tuer quelques semaines plus tôt… Et tout ça parce que soudain il découvre combien elle est importante pour lui ? Bergaël en soit remercié, comme c’est touchant ! Émouvant ! Et tellement inattendu ! Non, Rogue, votre nouvelle histoire est absolument stupide. Encore plus stupide que la précédente. Elle n’est même pas digne d’une talide de cinquième catégorie pour adolescente mal dans sa peau. Et néanmoins vous espériez que j’allais croire cette nouvelle fable ? C’est que vous me jugez en fait bien mal…

              - Eh bien, que vous la croyez ou non, je n’ai rien de mieux à vous offrir. C’est la vérité. J’avais envie de vous rencontrer à nouveau et j’ai saisi une occasion, c’est tout.

              - Fort bien, mon cher Rogue. Sachez que je ne crois pas un mot de toutes ces fariboles et qu’il vous sera nécessaire de trouver mieux. Je vous jure que vous finirez bien par nous révéler le véritable motif qui vous amène ici. En attendant, il va falloir gérer votre présence. Et si on s’accordait quelques minutes de tranquillité avant d’appeler la SP ? Histoire que je digère votre dernière et incroyable explication à votre si délicieuse présence en ma compagnie. Je boirais bien quelque chose, un peu de vin de Caraime, par exemple, il y en a dans le bar de la table basse. Mais c’est vous qui servez car, voyez-vous, moi je ne lâche pas mon arme…

         Velti ne pouvait s’empêcher de sourire face à l’incroyable audace de son prisonnier et une chose était sûre : sa colère était totalement retombée.

     

     

         Grimers était plus que mal à l’aise. Soudain couvert d’une sueur froide qui lui rappelait ses grands moments d’angoisse, il regarda autour de lui. Personne n’avait remarqué quoi que ce soit. Sauf l’Autre évidemment. Il en était quasi-certain. Il lui avait pourtant bien dit à cette gourde de Varan qu’il ne fallait en aucun cas donner l’impression de le connaître. Aucun signe, aucun mouvement, rien. Rien qui puisse les trahir. Surtout en présence de l’Autre ! Surtout en sa présence ! Et voilà que cette demeurée lui souriait en passant près de lui ! Pourquoi pas un signe de la main ou une bise sur le front pendant qu’elle y était ? Grimers avait vu l’imperceptible tressaillement de l’autre puis le mouvement des petits yeux méchants qui s’étaient enfin posés sur lui. Avait-il compris ? Grimers s’éloigna vers le cube de sourrat qui trônait à l’angle gauche de la salle. Du coup, il abandonnait définitivement son verre encore à moitié plein car il était certain qu’un droïde-serveur allait le faire disparaître : ils avaient des ordres pour ça. Mais ça valait mieux qu’une bagarre avec l’Autre.

         Le sourrat étincelait de tous ses feux et une petite vingtaine de personnes l’entourait. Grimers s’approcha, se fraya facilement un passage et se retrouva au premier rang, entre un biocyborg triste comme la mort et une femme déjà passablement éméchée. Il laissa son regard errer sur les parois translucides rehaussées d’une myriade de points brillants multicolores qui se bousculaient en un ballet sans fin. Les points s’alignaient en longues bandes chamarrées avant de se dissocier au bout de quelques dizaines de secondes en une poudre vaguement violette, une sorte de brouillard plutôt qui, presque immédiatement, laissait la place à de nouvelles constructions bariolées. Le cycle recommençait et c’était le moment des nouveaux paris : on plaquait la carte de crédit contre le palpeur qui vous faisait face à mi-hauteur du sourrat et il ne restait plus qu’à effleurer du doigt la portion de vitre en regard de la bande polychrome sur laquelle on voulait miser. Chacune des minuscules taches lumineuses représentait une partie de borqual se jouant quelque part dans la Galaxie : les résultats étaient affichés en temps réel dans le sourrat et un code de couleur traduisait les scores. Bien entendu, dès qu’une partie était terminée, son illustration était effacée des zones de paris, sinon cela aurait été trop facile. Le but du jeu – à l’origine du moins -  était d’anticiper les résultats en pariant sur une ligne de probabilité, ce qui, compte tenu du nombre considérable de parties affichées, était devenu complètement impossible. En réalité, il s’agissait à présent d’un jeu de pur hasard mais basé sur des événements réels. On prétendait que certains super-cerveaux, notamment des biocyborgs spécialement entraînés - les droïdes n’avaient évidemment pas le droit de jouer – arrivaient à anticiper quelques uns des résultats ce qui leur conférait l’avantage de pouvoir choisir plus facilement une des bandes. Grimers n’y croyait pas tant les choses allaient vite et tant les dispositifs de surveillance semblaient bien au point. Il avait toujours été fasciné par les sourrats, ces monuments de couleurs qui lui donnaient l’impression d’être presque des êtres vivants. Il était rare que, se trouvant dans une boîte de danse ou la salle d’un casino, il ne s’en approche pas, fasciné qu’il était par ce gigantesque cœur qui palpitait démesurément. En revanche, il ne jouait presque jamais par peur de devenir dépendant de son adrénaline ; d’ailleurs, il ne croyait guère aux feux d’artifice soudains qui ponctuaient un gain d’importance tandis qu’éclatait la fanfare du sourrat dont on connaissait la mélodie sur tous les mondes civilisés et peut-être même au delà : c’était forcément truqué, pensait-il, et le casino s’arrangeait pour reprendre rapidement les gains accordés sinon comment auraient-ils survécus ? Hein, comment ? Varan lui avait dit… Varan ! Cette gourde ! Il faillit tourner la tête vers l’endroit où elle devait se tenir avec l’Autre mais il réussit à s’en abstenir. Elle n’était pas si belle que ça, Varan, non pas si belle, mais elle produisait sur lui un effet qu’il ne pouvait expliquer. Peut-être l’avait-il déjà rencontrée dans une vie antérieure… ? Non, plus sérieusement, c’était vrai qu’il la trouvait très attirante. Elle… l’attirait, oui, mais de quelle manière l’expliquer, comment le faire comprendre ? Sans doute en raison de son sourire un peu triste (elle qui ne l’était pas souvent) ou de ses soupirs à peine perceptibles qui donnaient l’impression qu’elle subissait la loi d’un monde cruel qui la terrorisait alors que c’était bien plus souvent l’inverse. Triste au dehors et, quoi ?, terriblement vivante à l’intérieur ? Habitée en quelque sorte. Multiple. Evidemment, dès qu’on la connaissait un peu mieux, on se rendait compte combien la première impression était fausse. Et c’était incontestablement ça son charme : ce contraste, cette rupture… En tout cas, c’était cela qui l’avait attiré. Il l’avait approchée quelques semaines plus tôt, ici même, parce que ce regard attristé promettait tellement à un solitaire comme lui. Alors, après les inévitables préliminaires que la morale impose à défaut de les approuver, il avait couché avec elle. Peut-être trois fois. Non, quatre. Mais dès le début ils avaient su que cela ne pouvait pas déboucher sur quelque chose de sérieux. Lui, il avait son activité et elle… son compagnon. Jaloux à en mourir, le compagnon ! Au point qu’il avait déjà éclaté la tête de deux ou trois types qui s’étaient intéressés d’un peu trop près à celle qu’il avait choisie pour compagne. Et Grimers se disait que cela risquait d’être son tour… Alors pourquoi donc Varan avait-elle fait ça ? Pourquoi avoir bousculé leurs conventions ? Elle savait pourtant bien ce qu’elle risquait. Il lui avait dit qu’au moindre problème, il décrocherait. C’était le mot qu’il avait utilisé : décrocher. Alors quoi ? Perturbé, il valida sa mise d’un bref mouvement de sa carte de crédit et activa une ligne qui se mit à clignoter et à se tortiller, comme le ferait un grajane venant juste de reconnaître son maître. Il attendait le résultat lorsqu’il perçut une respiration sifflante derrière le biocyborg impassible sur sa droite. Il tourna la tête de quelques degrés. L’Autre était là qui lui souriait faiblement mais on pouvait deviner que ce sourire-là, un rictus plutôt, ne présumait rien de bon. Il haussa mentalement les épaules et retourna à ses jeux, calme tout à coup.

              - Ben v’là donc à quoi ça ressemble une ractice [7], commença l’Autre, à voix haute afin d’attirer l’attention du public mais aussi celle du Directeur des Jeux du salon-danse. Moi, c’que j’vois c’est une espèce de crapule qui utilise une carte volée pour parier. Eh, ractice, tu pourrais m’regarder quand j’te cause…

         Prudemment le biocyborg s’était effacé pour laisser place à l’Autre qui s’empressa de saisir Grimers par le bras droit. C’en était trop pour celui-ci qui repoussa violemment le bras de l’importun. Le silence se fit parmi les joueurs qui commençaient à s’écarter. Même le sourrat, dans sa minéralité indifférente, semblait moins musical. Derrière l’Autre qui cherchait ses mots afin de trouver le prétexte de foncer, Grimers pouvait apercevoir Varan se tordant les mains de désespoir. Elle ne cherchait pas à intervenir tant elle savait combien une telle attitude de sa part n’aurait servi qu’à envenimer les choses.

         Il est dans l’existence des moments qui paraissent se détendre indéfiniment comme si le temps, d’un coup, s’était non pas totalement suspendu mais incroyablement déformé, allongé, étiré. Grimers était en train de vivre un moment de ce genre. A la vitesse d’un ordiquant, son cerveau captait les multiples stimuli, classait les informations, imprimait toutes choses. Sans réellement trouver de solution à son problème. Et comme toujours en pareil cas, le retour à la normale fut brutal, instantané. Les bruits refirent surface, les mouvements se complétèrent. Déjà l’Autre se penchait vers lui quand on put percevoir un mouvement de foule. Et cette fois-ci, ni lui, ni l’Autre n’en étaient le centre.

         En vérité, l’altercation dont était victime Grimers n’était pas si centrale que ça. C’était parce qu’il en était l’acteur captif que le monde actuel, pour lui, paraissait se cantonner au sourrat et à son immédiat environnement. Ailleurs, sur l’aire de danse, les jeunes poursuivaient leurs dandinements ; un peu partout on s’agitait, on discutait, on se restaurait et on consommait des boissons plus ou moins stupéfiantes (surtout exotiques puisque c’était la grande spécialité du lieu). Tout continuait donc comme avant. C’est la raison pour laquelle Grimers sut avant les autres qu’il se passait quelque chose d’anormal. À cause d’une sorte de mouvement presque imperceptible, une subtile différence de l’atmosphère, une altération infime dans la densité de la foule. Quand il aperçut les soldats, il était prêt. Il reporta son regard vers son interlocuteur. La scène, comme démultipliée, n’avait duré que deux ou trois secondes et l’Autre cherchait toujours le moyen de l’impliquer dans une rixe. Grimers leva brièvement sa main droite, index dressé vers le plafond de la salle, en un geste que l’Autre ne pouvait pas comprendre et il put distinguer les yeux méchants se rétrécir en une vaine tentative d’interprétation. Il n’hésita pas davantage et projeta violemment son genou droit dans le bas-ventre de l’homme. L’Autre eut comme un hoquet et se plia en deux sous l’effet conjugué de la douleur et de la surprise. Varan, décontenancée par le tour pris par les événements, s’approchait mais Grimers sans même paraître la reconnaître s’écarta en se dandinant mollement comme s’il allait rejoindre l’aire des danseurs. Il ne s’y arrêta pas et accéléra vers le PAMA. Il jeta un dernier regard à la salle avant de sauter. Un soldat, à l’autre extrémité, le montrait du doigt et d’autres s’élançaient. Il avait eu raison : sans doute n’étaient-ils pas venus que pour lui mais on l’avait identifié. C’était suffisant pour disparaître.

         Il reprit quelque peu ses esprits dans les sous-sols de l’édifice tandis qu’il courait vers les souterrains de maintenance. On se trouvait évidemment sur Drefel 2, une planète provinciale réellement occupée par la Civilisation que depuis peu, mais on savait y vivre : le « Volcan bleu et doré » était sans doute le seul établissement du genre par ici mais il était aussi vaste et moderne que n’importe quel autre lieu de plaisir du même acabit sur Carsus ou Vargas. Son réseau souterrain comprenait un lacis de couloirs et pièces diverses dévolues aux droïdes assurant la bonne marche de l’ensemble : il était aisé de s’y perdre et Grimers avait depuis longtemps anticipé son mouvement. Il marchait tranquillement, croisant une foule de droïdes indifférents. Il esquissa même un sourire : sa chance était intacte puisque c’était en somme l’autre demeuré, le compagnon jaloux de Varan qui, par sa seule présence, l’avait conduit vers l’aire de jeu, vers le sourrat d’où il avait vu arriver les soldats. Merci, l’abruti, murmura-t-il, j’espère que tu as apprécié mon geste de sympathie ! Restait qu’il fallait aussi expliquer l’intervention des militaires et, ça, c’était bien plus difficile. Grimers, depuis quelques temps, avait du mal, à saisir les implications politiques des derniers événements. Or, quand il ne comprenait pas ce qu’il se passait, ce qu’il se passait vraiment, il s’en tenait à un vieux et sain réflexe : la fidélité à ses autorités de tutelle et le respect des procédures. Donc, une seule option : approcher le plus rapidement possible son contact à la DDC [8], c’est-à-dire les services dont il dépendait. Il avançait paisiblement dans le conduit parallèle au couloir principal dont, tous les vingt mètres, il pouvait apercevoir la lumière aveuglante par de petits corridors de communication. Le silence était presque oppressant. Il choisit une des alcôves de pénétration et, après s’être une fois encore assuré, qu’il n’y avait pas âme qui vive, activa son ordiquant perso. Il essaya par trois fois une connexion – puisque c’était la procédure en pareille circonstance – mais sans succès. La communication ne passait pas : brouillée par un puissant faisceau. Il s’y attendait. C’étaient les méthodes habituelles des forces d’intervention militaire. Restait à expliquer toute cette pagaille. Que voulaient ces soldats ou, plutôt, quels étaient leurs ordres et sous l’autorité de qui agissaient-ils ? Aurait-il dû, lui, les approcher ? S’identifier ? Quelque chose lui avait soufflé que non ce qui avait provoqué sa réaction soudaine. Il était en effet bien placé pour savoir que certains éléments des garnisons en poste sur Drefel étaient sur le point de se rebeller, et donc de passer à l’adversaire. C’était même cela qui motivait sa présence ici. Alors ? Grimers soupira : il fallait se décider. Il connaissait, pour l’avoir longuement étudiée, la topographie des lieux. Quatre à cinq cents mètres plus loin, le tunnel de dégagement où il se trouvait rejoignait le conduit principal. Puis une enfilade de locaux techniques, la sous-station à hauteur de la Grande Bibliothèque et les escaliers vers l’anonymat, au moins provisoire, du centre ville. Il reprit sa marche, parcourut peut-être une centaine de mètres avant de distinguer au loin le raclement métallique caractéristique de plusieurs droïdes. Qui venaient indéniablement à sa rencontre. Ces droïdes n’avaient aucune raison de se trouver là. Grimers comprit que l’opération de police militaire avait été mieux organisée qu’il ne l’avait tout d’abord supposé. Ca allait être plus compliqué qu’il ne l’avait prévu.

         Plus que compliqué même car il ne voyait pas comment échapper au piège qui lentement se refermait sur lui. Les droïdes l’avaient certainement repéré et s’ils ne hâtaient pas leur intervention, c’est qu’ils attendaient probablement l’arrivée d’un bionat. Ce qui signifiait également qu’ils pensaient ou savaient qu’il n’avait aucune issue. Grimers rebroussa rapidement chemin : il n’avait vu aucune ouverture digne de ce nom en venant mais peut-être avait-il été négligent ? Quand il entendit, provenant de l’extrémité d’où il arrivait, le chuintement d’un véhicule léger, il comprit qu’il était fait comme un rat ou une strappe dans une nasse. Les autres n’avaient plus qu’à le cueillir. Restait à décider combien cela allait leur coûter. Détruire quelques droïdes avec son éclateur de poche était facile mais absolument inutile. Attendre l’arrivée d’un supérieur, homme ou biocyborg, et le neutraliser relevait du miracle. Attendre plus encore, c’était se livrer corps et biens sans possibilité de retour en arrière. Il ne lui restait plus que son épingle dont l’introduction sous-cutanée dans n’importe quelle partie de son corps provoquerait sa disparition immédiate. Sa neutralisation. Sa mort. Silencieuse et indolore. Il n’avait jamais sérieusement réfléchi à une telle éventualité. Oh, bien sûr que si, il y avait pensé sinon il ne serait pas ce qu’il était. On avait assez insisté sur cette éventualité lors de sa formation et même après. Pensé, oui, mais pas réfléchi. Parce qu’il croyait que cela ne pouvait pas lui arriver à lui ! Pas à lui ! Il se rendait compte qu’il avait été insouciant. Pire même pour un spécialiste comme lui : approximatif ! Il aurait dû depuis longtemps intégrer l’éventualité qui lui coûtait maintenant. Allez ! Ne plus penser, agir sinon… Il entrouvrit sa combi, fouilla vers son aine droite et, à la limite de la toison pubienne, il sentit la masse oblongue. De l’ongle du pouce il perça l’enveloppe de peau, sentit quelques gouttes de sang qui s’échappaient et sortit l’aiguille ou plutôt le réceptacle effilé qui la contenait. Une double torsion contraire sur un des hémicorps de la capsule et l’aiguille serait libérée, prête à servir. Mais Grimers n’arrivait pas à s’y résoudre. Il entendait les raclements qui se rapprochaient et, dans la lumière blafarde du conduit secondaire, contemplait la capsule qui brillait faiblement dans le creux de sa main. Dans quelques instants… Un tremblement incontrôlable s’était tout à coup emparé de lui. Il se sentait faible, au bord d’un malaise qui l’arrangerait bien mais non, ça, pas question. Il s’apprêta à rompre le fragile opercule mais suspendit son geste. Pourquoi se sacrifier ? A qui cela allait-il servir ? Quels étaient les renseignements si importants qu’il transportait avec lui ? D’ailleurs pour quelle cause allait-il mourir ? La Confédération subjuguée par une idéologie à laquelle il ne croyait pas ? S’il était pris, cela voulait-il dire qu’il se ralliait aux insurgés ? Bergaël pourri, tout ça c’était de la bouillie pour grajanes ! Il reprit quelques forces mais sentait de grosses larmes totalement involontaires qui coulaient sur ses joues et dans sa barbe de cinq jours, la mode sur Drefel. D’un geste vif, il décapsula l’aiguille, la porta à bout de bras et la dirigea vers lui lentement mais inéluctablement. Au dernier moment, alors que sa mort n’était plus qu’à quelques centimètres de sa peau, il poussa un hurlement et jeta l’aiguille vers le couloir principal, le plus loin possible. Il tomba à genoux et baissa la tête. Voilà, c’était aussi simple que cela de faillir, d’abandonner, de devenir un traître. Mais il ne regrettait rien. Médiocre et minable peut-être mais vivant. Lorsque les droïdes soldats l’entourèrent, il n’opposa évidemment aucune résistance. Il s’était en partie repris et commençait même à justifier son attitude que deux heures plus tôt il aurait qualifié d’impardonnable. Il cherchait à se convaincre qu’il avait fait le bon choix, qu’il pourrait ainsi, au beau milieu de l’ennemi, continuer sa mission d’information. Qui sait même si, plus tard… Les officiers confédérés devant lesquels il fut amené ne lui posèrent pas de questions mais il était évidemment exclu qu’ils aient pu penser un seul instant avoir affaire à un simple touriste égaré : l’aiguille et son réceptacle avaient été ramassés et scintillaient comme un remord dans la paume d’un droïde-soldat. Je n’ai rien à dire, murmura-t-il sans qu’on l’ait interrogé. Un des officiers eut un bref signe de tête vers une biocyborg, que Grimers n’avait pas encore remarquée et qui, silencieuse, se tenait, grande et mince, les vêtements banalisés, un peu en retrait du groupe. Elle s’approcha de lui qui relevait les yeux. N’ayez pas peur, chuchota-t-elle d’une voix douce, presque chaleureuse. Il ne vous sera fait aucun mal, je vous le jure, mais il faut bien que nous vous posions quelques élémentaires questions, n’est-ce pas ? Vous voulez bien me suivre, s’il vous plait ? Sans comprendre d’abord pourquoi, Grimers sentit son sang se glacer puis il sut de manière certaine qu’il faisait face à une biocyborg impériale. Ca allait être dur. Très dur.

     

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    [1]  Axe de Dipendis : c’est la courbe de vie et de répartition statistique des étoiles, connue chez nous sous le nom de diagramme de Hirschprung-Russel (NdT)

    [2]  CIS : Conseil Interstellaire de Sécurité, émanation du droit intergalactique, représentant toutes les composantes de la Galaxie, et seul à même (en temps de paix) à rendre ce type de décisions.

    [3]  Kemar : microphone auxiliaire d’un ordiquant permettant l’ouverture d’une conversation confidentielle et protégée par application directe sur le cou, contre les cordes vocales.

    [4]  En fried le parsec est appelé stovo (directement traduit dans le texte). Le stovo correspond effectivement à la distance d’une étoile d’où l’on voit la séparation Terre-Soleil sous un angle d’une seconde d’arc, ce qui correspond approximativement à 3,26 al. Héritage de l’Histoire ou incontournable notion scientifique, il est difficile de savoir à quoi est due cette identité conceptuelle.

    [5]  Traduction évidemment approximative à partir du fried

    [6]  la banquise boréale est la calotte de l’hémisphère nord d’Alba-Malto, connue (et réputée) pour sa blancheur presque surnaturelle, blancheur due à la conjonction d’une neige parfaitement pure et d’une lumière spéciale très spécifique à cet endroit de la planète.

    [7]  Ractice (fried) : terme méprisant pour désigner un joueur professionnel qui, souvent, préfère quitter subrepticement une planète lorsqu’il a attiré l’attention des Directeurs de Jeux

    [8]  DDC (Département de Documentation Complémentaire) : renseignement militaire confédéré


  • Commentaires

    1
    Sarah
    Lundi 24 Avril 2023 à 01:16

    Il ne reste plus qu'à jouer à la vie ou au https://casinoenlignefr.co jeu, et j'espère qu'un jour je comprendrai les règles.

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