• livre un : chapitre cinq

    Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     Sujet :                                   Compagnie du Fret Stellaire

    Section :                               histoire générale ; économie générale ; commerce galactique

    Références extrait(s) :  tome 11, pp. 26-82 ; tome 168, pp. 3-207 ; tome 175, pp. 214-359 

    Sources générales :        tomes 9 à 41 ; 94 à 96 ; 161 à 168 ; 174 à 183

    Annexe(s) :          

     

     …/… or ces trois sociétés étaient relativement complémentaires, tant en raison de leurs tailles, de leurs structures et de leurs métiers que de leurs zones d’influence graphogalactiques. Il paraissait donc logique que, afin de contrer l’influence grandissante de la Guilde des Marchands (cf. index général), elle s’associent puis fusionnent, acquérant ainsi une taille et une puissance voisines de celles de leur principal compétiteur. La réunion des trois sociétés en une seule date de 451 rc et c’est alors que la nouvelle entité prit le nom de Compagnie du Fret Stellaire (CFS), appellation qui est toujours la sienne aujourd’hui …/…

     

     …/… La CFS eut des débuts difficiles puisque, en 457 rc, ses parts de marché ne représentaient plus qu’à peine les deux tiers des parts effectives des trois sociétés fondatrices avant leur fusion. C’est en 460 rc que la CFS fut reprise en main par un fédérateur génial, Zad Zad Xiter qui réussit en quelques années à en faire une des deux principales entreprises de commerce interstellaire de l’Univers habité (si l’on ne tient pas compte du Consortium Mercantile de Développement (a) dont la nature et l’organisation sont en réalité très différentes). A sa mort inattendue (483 rc) (voir index des bibliographies), la direction de la société fut confiée à un triumvirat élu par un Conseil d’Administration. Toutefois, les procédures de nomination de ce Conseil, et a fortiori des membres du Triumvirat, restent relativement mal connues. De ce fait, il est parfois difficile de savoir précisément qui est en charge de l’exécutif de la société …/…

     

     …/… Particulièrement centralisée, la CFS possède des comptoirs – ou plutôt des bases – (appelées par ses responsables, des « missions ») - très difficiles d’accès pour le public (Nota : elles sont souvent surnommées, par dérision, les « citadelles noires », à cause de la couleur de leur enceinte de balsanite d’Opiuchus et de leurs systèmes de protection très élaborés). Il existe approximativement une « mission » pour 5 à 15 systèmes solaires, chacune d’entre elle possédant un spatioport à l’usage exclusif de la Compagnie …/…

     

     …/… Les membres de la Compagnie, administratifs, commerciaux ou navigants, sont choisis avec soin par elle, soit par cooptation, soit à l’issue d’un concours très spécifique. Il leur est demandé une fidélité absolue aux idéaux et méthodes de la société, ce qui a, dans certains cas par le passé, posé des problèmes d’ordre politique avec les autorités légales des systèmes prospectés …/…

     

     …/… Bien que totalement indépendante, tant d’un point de vue financier que politico-économique, sa stratégie commerciale est assez souvent liée aux intérêts de la Confédération des Planètes Indépendantes, sur le territoire de laquelle elle a vu le jour (l’essentiel de ses éléments de direction sont situés sur Vargas, une des planètes principales de la CPI, mais sans qu’on puisse être certain que ce soit le cas de son triumvirat directorial) …/…

     

     …/… tandis que la CFS a su développer une flotte spatiale importante, quoique d’une taille moindre que celle de la Guilde, mais, en revanche, fortement centralisée. De plus, à la suite de l’affaire dite « de l’embuscade du 17ème denu », en 811 rc, qui conduisit à leur perte plusieurs dizaines de ses vaisseaux, elle a passé des accords (Empire galactique, 812 rc et CPI, 821 rc) aux termes desquels elle a acquis le droit de posséder ses propres unités de défense. Cette force baptisée « l’escadron noir », qui compte plusieurs centaines d’astronefs, est destinée, comme celle de la Guilde, aux opérations de simple police, notamment dans les systèmes en voie de développement ou en cours de colonisation. Il est à noter que certaines unités de l’escadron noir sont parfaitement de taille à tenir tête aux vaisseaux de ligne impériaux ou de la CPI …/…

     

     …/… Bien que son métier d’origine soit le transport interplanétaire (qui représente plus de la moitié de son activité), la CFS s’est intéressée depuis un siècle environ à la mise en valeur des « territoires nouveaux », soit pour son usage direct, soit à la demande d’un gouvernement (notamment pour la prospection et l’exploitation des minerais rares, domaine où elle est très qualifiée) …/…

     

     

    (a) Une traduction exacte à partir du Fried étant parfois délicate, l’appellation « mercantile » renvoie plutôt au mot anglais, qui signifie « activité de commerce ». (NdT)

     

     

     

     

     

     

     

     

         Bristica émergea de son profond sommeil et demeura plusieurs secondes immobile, incapable de se rappeler où elle était. Un son difficilement identifiable, des cris peut-être, l’avaient réveillée. Devant ses yeux, une étrange image 3D, celle d’une femme noire qui la fixait avec des yeux jaunes hallucinés, mangeait toute cette partie du mur. En l’observant, la jeune femme se rendit compte que la photographie n’était pas en trois dimensions, mais seulement plane et que c’était le reflet de la lampe à carbure qui lui avait donné cette fausse impression de profondeur. Autour de la femme noire, des caractères écrits en une langue inconnue accentuaient l’étrangeté de l’ensemble. La mémoire lui revint. Elle était dans la chambre de Renladi, au rez-de-chaussée d’un bâtiment d’étudiants un peu à l’écart de l’Université des Techniques Appliquées. Elle se retourna vers son compagnon qui, étendu près d’elle, l’observait avec attention.

                    - Tu ne dormais pas ? murmura-t-elle.

                   - Je viens juste de me réveiller, lui répondit Renladi avec un petit temps de retard.

                   - Elle est curieuse cette femme, reprit Bristica en indiquant la photo du menton.

         Le regard du jeune homme suivit l’indication de son amie et il eut un petit sourire.

                  - Elle était là quand j’ai loué la chambre, indiqua-t-il. Je crois que c’est une ressortissante de Ladra. Une planète du côté de Bellatrix. Enfin quelque chose comme ça.

         Mais la photo n’intéressait plus Bristica. Entendant à nouveau les cris, elle s’était approchée de l’unique baie vitrée de la chambre. La jeune femme était entièrement nue et Renladi ne put s’empêcher d’admirer le corps parfait de sa maîtresse, la clarté de sa peau bleutée qui s’appariait à l’obscurité marine de ses lourds cheveux pour une fois dénoués. Il toussota.

              - Tu sais qu’il n’est pas impossible qu’on puisse te voir de l’extérieur…

         La jeune femme se retourna vers lui, les sourcils levés, l’air de lui signifier que le fait d’être aperçue nue lui était complètement indifférent. Comme elle attendait, il précisa :

                - Le chahut ? C’est comme ça depuis plusieurs jours. Si j’ai bien compris, il y a un problème avec les étudiants. Je crois qu’ils sont plus ou moins en bagarre avec les Autorités. Oui, je sais, ça t’étonne qu’ici aussi il y ait des contestataires, des mécontents. Mais Terra n’est pas aussi calme qu’il y paraît. Non, pas aussi calme que ça. Tiens, il y deux ou trois ans, il y a même eu des émeutes dans l’hémisphère sud, quelque part du côté d’un des quartiers d’affaires. C’est comme ça qu’on appelle ici les endroits dévolus au commerce plus ou moins local. Avec des morts, tu sais… La police avait envoyé des biocyborgs de la Sécurité pour commander les droïdes-policiers, alors… Les règlements de compte ne sont jamais vraiment loin.

         La jeune femme qui n’avait rien pu apercevoir de sa fenêtre revint s’asseoir au bord du lit. Elle restait silencieuse. Renladi s’empara de son verre de zolt  encore à moitié plein et en avala une gorgée avant de reprendre.

                 - Je suis persuadé, ma douce Brissy, que tu serais étonnée de t’apercevoir combien la vie de Terra est parfois agitée. Surtout le soir dans le monde intérieur [1]. Il y a des touristes qui viennent de partout, alors, tu comprends… on trouve de tout : le jeu, la prostitution, les rackets en tous genres et bien d’autres choses encore… Tiens, la drogue, par exemple : sais-tu que Terra est la plaque tournante du trafic d’aucladienne ou encore de livech noir ? Moi, je ne suis pas étonné. On dit que plus une société est développée, plus sa face sombre est importante, alors ici, forcément…

                  - Tu m’as l’air drôlement bien renseigné, toi…

         Renladi eut un petit rire.

                  - Non, non, je ne fréquente pas ces endroits douteux, si c’est ce à quoi tu penses…

           Il s’empara du bras de la Farbérienne et la fit basculer sur le lit. Ils se retrouvèrent profondément enfouis dans la couette néobiologique. Renladi immobilisa fermement la jeune femme sous lui et lui embrassa le sein droit. Sa bouche descendit progressivement vers son ventre mais Bristica arrêta son mouvement en le tirant par les cheveux.

                   - Non. Pas maintenant. Je n’ai plus envie.

         Le jeune homme n’insista pas. Il avait rapidement appris à connaître l’humeur parfois fantasque de sa partenaire. Bristica se leva d’un bond et se dirigea vers la petite alcôve qui servait de salon de toilette. Quand elle revint, elle s’empara de son vêtement de dessous et se mit en quête de son bustier de combinaison qu’elle retrouva à demi enfoui dans une de ses bottes. Renladi rompit le silence.

                 - A propos tu ne m’a pas dit comment s’était passée ta séance de travail avec Vliva l’autre jour.

            Bristica suspendit son geste avant de répondre :

                 - Mais, très bien, pourquoi ?

               - Eh bien parce que je me demandais… Tu as trouvé quelque chose ? Je veux dire quelque chose qui orienterait notre travail différemment ? Comme la jeune femme ne répondait pas, il insista : allez, tu peux bien m’en parler…

                - Dis donc, Renladi, tu sais bien qu’on ne doit jamais évoquer ces choses là. Tu as oublié ce que nous a dit…

                - Oh, faut pas exagérer. Les Impériaux ont toujours cette sale manie de tout prendre au sérieux mais entre nous c’est différent, non ? On travaille quand même sur le même projet et…

                 - C’est quand même non. Je ne veux pas parler de l’enquête en dehors de l’Institut et… D’ailleurs, excuse-moi, mais justement, venant de toi qui es tenu comme moi à la discrétion, je trouve ton insistance un peu déplacée ! conclut Bristica d’un ton plus sec qu’elle n’aurait voulu.

                 - Ca va, ça va, je retire ce que j’ai dit. Ce n’est pas la peine de te fâcher.

                 - Je ne me fâche pas.

                 - Je vois bien que si.

                - Je viens de te dire que non ! Écoute, l’ami, maintenant je vais te laisser. Mais, non, je ne suis pas en colère, je suis simplement crevée. Alors, je me tire. Merci pour l’hospitalité. C’était très bien. Mais je suis vraiment fatiguée et je veux rentrer chez moi. J’ai mon glisseur qui m’attend et un petit bout de route à faire.

           Malgré les protestations de son compagnon, Bristica se dirigea vers la porte. Elle lui rendit un baiser plutôt froid mais elle n’y pouvait rien. Sans savoir réellement pourquoi, la présence de Renladi tout à coup lui pesait. Plus tard, dans son aéroglisseur dont elle surveillait d’un œil distrait le pilotage automatique, elle s’en voulut de son accès de mauvaise humeur. Barnove nulle [2], hurla-t-elle soudain dans l’habitacle silencieux, je lui en pose, moi, des questions ? Mais le jeune homme ne cherchait probablement qu’à l’aider. Il se faisait peut-être du souci pour elle. Elle se sentit coupable de son manque de compréhension.

     

      

          Valdor était plus que préoccupé : il était inquiet. C’est la raison pour laquelle il était parti si tôt de chez lui, laissant, contrairement à son habitude, sa femme et ses enfants encore endormis. Il franchit brutalement la porte de son cube de vie mais, conscient de l’absolue inutilité d’une telle hâte, il s’arrêta dans l’allée. La nuit était encore profonde et il faisait froid. Malgré sa chaude pelisse, il frissonna. De chaque côté, l’avenue rectiligne du quartier résidentiel offrait à perte de vue les lumières bleutées de centaines de lampadaires signalant leurs propres cubes de vie. L’avenue était déserte et les seuls mouvements perceptibles étaient ceux de quelques aéroglisseurs hauts dans le ciel. Encore plus haut, sur la voûte obscure, s’accrochaient des milliers d’étoiles. Vers le nord, la deuxième lune, rouge et glacée, était parfaitement visible. Dans quelques heures, avec l’apparition du soleil, l’atmosphère deviendrait étouffante mais Valdor, qui vivait depuis toujours sur Vargas, y était totalement habitué. Il se mit à piétiner pour se réchauffer, l’esprit ailleurs. Il pensait à la réunion qui se préparait. Lorsqu’il avait su que son supérieur, le Troisième Membre Garendi dont il assurait le secrétariat particulier depuis si longtemps, l’avait fait accréditer, il en avait d’abord ressenti un orgueil extrême, l’impression d’atteindre enfin le but qu’il s’était fixé bien des années auparavant. Participer, même en observateur très secondaire, à une réunion du Directoire, c’était comme un rêve qui, tout à coup, se concrétisait. Il devenait enfin quelqu’un d’important, de vraiment important, quelqu’un en qui la Compagnie avait placé sa confiance. Puis, comme toujours avec lui, était montée l’angoisse de ne pas savoir faire, de tout gâcher par quelque geste ou quelque parole inconsidérés. Il avait toujours été comme ça : vouloir à toute force obtenir quelque chose et quand, enfin, l’opportunité se présentait, douter. Douter de lui et des autres. Il avait beau se répéter qu’il ne serait qu’un observateur, quelqu’un que les décideurs ne voient même pas, qu’il n’aurait jamais et à aucun moment à intervenir, la peur était là, qui lui vrillait l’estomac. Et les procédures de sécurité prises depuis plusieurs jours à son encontre, des précautions de routine parfaitement justifiées, il le savait bien, n’avaient rien arrangé, bien au contraire. Il s’approcha de la lumière bleutée du lampadaire de son cube de vie et vérifia une fois encore qu’il avait bien placé son ordiquant personnel dans sa mallette. Il recompta et inspecta ses magnets sécurisés [3]. Il releva la tête. L’aéroglisseur de la Compagnie qu’il avait pris grand soin de commander la veille venait de se ranger le long du trottoir et il s’y engouffra.

                   - Je vous présente mes respects, Monsieur, claironna le droïde-conducteur mais Valdor, tout à son inquiétude, ne l’entendit même pas.

     

     

          Comme la plupart des structures sur Vargas, la salle de réunion du Conseil d’Administration de la Compagnie du Fret Stellaire se situait en sous-sol. Circulaire, elle se caractérisait par un extrême dénuement décoratif et tout y était blanc. La seule entorse à cette blancheur immaculée était représentée par le portrait en grandeur réelle et en 3D de Zad Zad Xiter, le premier dirigeant d’envergure de la Compagnie, dont le regard semblait suivre tous les mouvements de la salle. Une douzaine de fauteuils blancs surélevés – ceux des membres du Directoire - étaient disposés en un cercle parfait tandis qu’aux pieds de chacun d’eux étaient installés des sièges de dimensions plus modestes accolés à des pupitres. Le centre de la pièce, laissé vide en apparence, était réservé à un dispositif de stéréovision très perfectionné. Quelques droïdes de maintenance, immobiles contre les murs, attendaient des ordres qui ne venaient que rarement : on les prierait de sortir quand débuterait la séance.

           Sur un signe de tête de son supérieur, Valdor alla s’installer en silence au pupitre de droite, immédiatement en dessous du troisième fauteuil. Il ne présentait, du moins l’espérait-il, aucun signe de l’anxiété qui l’habitait. Valdor observa avec satisfaction que la plupart des membres du Directoire s’étaient fait accompagner de deux assistants et le fait d’être seul avec son supérieur rehaussait d’autant son orgueil, mais aussi sa crainte. Plusieurs minutes s’écoulèrent dans un silence presque total, seulement entrecoupé de quelques raclements de gorge et du chuintement à la limite du perceptible des ordiquants des assistants. Pourtant, le silence se fit encore plus profond lorsqu’entra le Président du Directoire. Valdor ne l’avait jamais vu qu’en représentation vidéographique et il le détailla avec avidité. C’était un homme assez petit, plutôt maigre et d’âge indéterminé. Il était habillé d’un costume pailleté de Vargas comme on en rencontrait partout. Le Président prit son temps pour se hisser sur son fauteuil puis pour détailler les uns après les autres chacun des participants. Quand vint son tour, le sang de Valdor se glaça en sentant des yeux noirs inquisiteurs le dévisager et il baissa la tête. Mais déjà le regard était passé.

                  - Mes chers Collègues et Amis, Messieurs les Secrétaires Spéciaux, commença le Président, l’objet de la réunion à laquelle je vous ai prié d’assister est assez particulier aussi, une fois n’est pas coutume, je vais demander aux personnes des services de maintenance de bien vouloir nous laisser. De même d’ailleurs que toute personne dont la présence n’est pas jugée comme totalement indispensable.

            Une fois les droïdes sortis, le Président reprit :

                   - Une réunion dont l’importance m’oblige également à activer le bouclier de confidentialité destiné à permettre la sérénité de nos débats. Cela entraîne – mais je sais que vous en êtes déjà persuadés – la discrétion absolue de toutes, je dis bien toutes, les personnes présentes.

            Le Président fit une nouvelle fois le tour de la salle du regard pour s’assurer qu’il avait été bien compris puis il reprit :

                 - L’entreprise que nous avons la lourde tâche, mais aussi le plaisir et l’honneur, de gérer au mieux de ses intérêts requiert actuellement toute l’énergie dont nous sommes capables. C’était vrai hier, ça le sera demain mais ça l’est tout particulièrement en ce moment. Lui-même en est persuadé et Il nous prie d’ailleurs d’accepter ses encouragements les plus vifs ainsi que le témoignage de sa profonde affection.

             Comme tous les présents, Valdor savait que le Président faisait allusion au chef du Triumvirat, un homme qu’on ne voyait jamais, qu’on n’avait jamais vu et dont certains doutaient même de l’existence. Le Président passait quant à lui pour le deuxième personnage de ce trio très discret, celui qui était en quelque sorte chargé des relations avec le reste du monde, le seul autorisé à de rares et brèves apparitions publiques comme aujourd’hui, tandis que le troisième officiait loin de Vargas. Ce dernier était, croyait-on, un très important responsable politique et Valdor, qui ne savait évidemment rien, le tenait quant à lui pour un dirigeant des hautes sphères de la CPI, peut-être même de l’Empire galactique. Qui pouvait savoir ? Tous ces mystères directoriaux qui duraient depuis si longtemps le dépassaient complètement et il se contentait de croire que la direction réelle de la CFS se trouvait ici, dans cette salle, avec les neuf Membres du Directoire et leur Président. Et il était là, lui aussi, parmi ces sommités, certes avec un statut très inférieur, mais cela le satisfaisait extraordinairement.

                   - Nous sommes en effet confrontés à un problème sérieux, poursuivait le Président. Bien plus sérieux que la plupart des personnels, peut-être même dans cette enceinte, le croit. Je sais que beaucoup ici pensent à la mise à jour de ce gisement de Xanthinum sur un lointain système stellaire jusque là ignoré de beaucoup. Et je me félicite, et Lui en tout premier lieu, que ce soit nos ingénieurs et nos chercheurs qui soient à l’origine de cette brillante découverte. Mais ce n’est pas tout. Il y a plus, la découverte de ce nouveau gisement venant en quelque sorte seulement précipiter la situation de crise qui est nôtre aujourd’hui. Je laisse à notre Collègue et Ami Berlico, en tant que Membre responsable de la Mise en place des Stratégies Futures, le soin d’expliquer tout cela.

            L’intérêt déjà considérable de Valdor pour tout ce qui pouvait être dit durant cette réunion se trouva d’autant amplifié par l’introduction solennelle du Président. Il regarda Berlico, la Quatrième Membre, dont on disait qu’il était l’oreille du Triumvirat, croiser les bras sur sa poitrine comme à chaque fois qu’il entreprenait une intervention. L’homme possédait une voix ferme et posée qui contrastait avec celle, fluide et douce, de son prédécesseur. D’un geste du menton, il signifia à son premier assistant que le moment était venu d’engager la projection 3D préparée et il se mit à parler au rythme des vues, tantôt mathématiques au moyen de statistiques et de courbes diverses, tantôt sous forme de lambeaux de stéréovision qui venaient animer et compléter son exposé. Il expliqua que la découverte du Xanthinum corroborait le résultat des études prospectives de ses services, à savoir qu’une crise économique majeure de l’Univers habité se profilait, une situation à laquelle devaient faire face tous les protagonistes de la Galaxie, au premier rang desquels se situait évidemment la Compagnie de Fret dont ils avaient la charge. A l’entendre, il ne pouvait y avoir aucun doute sur la réalité du problème mais, et c’était ce qui motivait la réunion et les décisions à prendre, les méthodes utilisées par ses chercheurs restaient relativement imprécises. En dirigeant responsable, Il tint à disculper ses collaborateurs.

                  - L’insuffisance de nos prévisions ne relève pas d’un manque de compétence de la part de ceux qui sont en charge de ce travail. Je tiens d’ailleurs à dire que j’assume toute la responsabilité de l’état d’avancement de nos chiffres. Non, la source de nos difficultés est ailleurs. Elle réside dans la relative inadéquation de nos procédures d’évaluation qui sont, en somme, bridées par l’état actuel de nos connaissances en prospective générale. C’est la Science, en résumé, qui nous fait ici défaut. Je dois dire que, quoique fâcheux, cela n’aurait qu’une importance partielle si…

                - Si d’autres n’étaient pas aussi avancés, le coupa le Président. Car nous savons de source sûre, Chers Collègues et Amis, que les gens du Département-Ministère impérial de la Sécurité ont sans doute pris une avance en ce domaine.

           Un léger murmure d’étonnement, tout à fait inhabituel, parcourut la salle. Les autres Membres du Directoire se regardèrent avec perplexité et certains s’agitèrent même sur leurs fauteuils.

               - Je sais, Collègues et Amis, que cela doit vous surprendre alors que nous avons toujours prétendu être les plus performants en la matière. Il n’en reste pas moins vrai que le fait est là. Les Impériaux seraient sur le point de mettre au point une méthode affinée d'analyse et cela est ennuyeux, je n'ai pas besoin de le souligner.

                - Sait-on l’état d’avancement de leurs recherches ? demanda le Troisième Membre au moment exact où Valdor aurait aimé poser la question.

                 - Nous savons que leur approche est différente, plus nouvelle, plus incisive également, reprit Berlico. Qu’elle peut aboutir à une plus exacte appréciation des faits et surtout plus rapidement que celle que nous utilisons. C’est tout ce que nous savons et c’est cela notre problème.

                - Et, surenchérit le Président, c’est cela qui Le préoccupe au plus haut point. Peut-être n’est-ce qu’une fausse alerte, une intoxication impériale. Peut-être. Mais nous n’avons pas le droit de laisser en l’état. Alors, voilà comment nous voyons les choses : nous avons un petit avantage – je parle du Xanthinum – et il est impératif que nous ne nous laissions pas déborder sur ce point. Par qui que ce soit. Nous verrons tout à l’heure quelles options ont d’ores et déjà été prises. Mais cela n’est rien. Ce qu’il faut, ce qu’il faut vraiment, c’est comprendre et pouvoir utiliser nous-mêmes ces nouveaux outils d’analyse prospective. Et donc nous les procurer. A tout prix et, excusez-moi d’être si brutal, par tous les moyens. Tous les moyens ! Nous avons Son feu vert pour cela. Dans cette optique, je vous demande expressément de réfléchir immédiatement à ce problème délicat. Dans environ deux nozes [4], nous nous retrouverons ici même. Ceux d’entre vous qui le désirent peuvent s’isoler avec leurs assistants dans les cabinets particuliers adjacents à cette salle. Bien entendu, le bouclier de confidentialité reste activé. Si une communication avec l’extérieur se révélait nécessaire, je vous suggère de passer par l’intermédiaire de notre Collègue et Ami, le Quatrième Membre Berlico. A tout de suite.

            Sur un signe impératif de son supérieur, Valdor s’approcha de la petite pièce réservée au Troisième Membre. Ce dernier marchait nerveusement de long en large en regardant son assistant installer son ordiquant et empiler ses magnets. En définitive, Valdor se rendait compte que son rôle ne serait pas si passif que ça. Malgré cela, étrangement, toute crainte l’avait quitté. Il se sentait parfaitement détendu et il se concentra sur ses données tandis que son chef venait s’asseoir en face de lui.

     

     

            Quand elle émergea sur la plate-forme couverte de sa tour, Bristica frissonna. L’endroit n’était évidemment pas chauffé puisqu’on ne faisait qu’y entreposer les aéroglisseurs des locataires. Les véhicules étaient empilés les uns au dessus des autres dans des sortes de coffres géants donnant sur de grandes travées concentriques qui aboutissaient toutes à l’allée principale. C’est de là que les glisseurs s’envolaient, après avoir été conduits à leurs propriétaires pas des droïdes magasiniers. Dans les bâtiments de luxe et dans la plupart des dépendances officielles, on n’avait même pas besoin de mettre le nez dehors : on vous faisait attendre dans un petit salon auquel on accédait de l’intérieur et à partir duquel il suffisait seulement de grimper dans sa machine. Ce n’était pas le cas ici, les logements réservés par l’ambassade de Farber (qui les louait d’ailleurs fort chers) se situant dans un quartier de Terra réputé pour la modestie de son équipement. La jeune femme ne s’en plaignait toutefois pas puisqu’elle possédait enfin un appartement à elle, un appartement qui, de plus et ce n’était pas rien, lui plaisait considérablement. De surcroît, chaque location était entendue « moyen autonome de transport inclus ». Le sien, un aéroglisseur âgé d’une dizaine d’années auquel elle s’était rapidement accoutumée, n’était certainement pas des plus luxueux mais il lui évitait d’avoir recours aux transports collectifs de l’Institut dont les horaires obligés avaient fini par lui peser.. Cet arrangement – forcément provisoire lui avait laissé entendre Vliclina – lui convenait néanmoins parfaitement.

            Mais Bristica avait froid. Il est vrai qu’on était déjà presque fin janvier, c’est-à-dire à moins de deux mois de la nouvelle année [5] et la clémence du temps qui l’avait accueillie quelques mois plus tôt sur la planète-ville n’était plus qu’un lointain souvenir. Elle s’arrêta tout à coup et se demanda si elle n’allait pas tout bonnement faire demi-tour pour aller chercher la grande cape synthétique que, en Farbérienne habituée à des températures plus humaines, elle avait stupidement laissé dans son appartement. Hésitante, elle se mit à frapper dans ses mains pour se réchauffer et c’est ce geste qui, indirectement, éveilla soudain sa méfiance. Au bruit qu’elle venait de faire, trois silhouettes se détachèrent de la loge du droïde magasinier principal. Trois hommes qui, d’un seul mouvement, se dirigèrent vers elle. Alarmée, elle rebroussa immédiatement chemin et s’engouffra dans le couloir de la tour pour se retrouver quelques mètres plus loin devant la porte, hélas fermée, du PAMA dont elle venait d’émerger quelques minutes auparavant.

                     - Citoyenne Glovenal, je vous prie…

         Le cœur battant, elle se retourna. L’homme qui venait de l’interpeller était habillé d’un uniforme noir des forces de sécurité. Il la dévisageait avec un sourire amical.

                  - Citoyenne, n’ayez pas peur. Je suis le lieutenant Aspers, milicien des forces de sécurité…

                    - Oui. Que puis-je pour vous, lieutenant ?

                - Je vous l’explique dans un instant mais, d’abord, comme l’exige notre règlement, permettez-moi de m’authentifier.

            L’homme, jeune et athlétique, porta l’index de sa main droite sur la sphère bleue de son revers d’uniforme qui, instantanément, se mit à clignoter en rouge. Il parut satisfait de son geste et désignant les deux autres de la main reprit :

                  - Ces deux hommes m’accompagnent. Nous sommes chargés de vous conduire au Département-Ministère de la Sécurité où vous attend la Citoyenne Garvelino-Gradzel qui…

                   - Vliclina ? Mais qu’est-ce… Pourquoi…

            L’homme haussa les épaules dans un geste d’impuissance. 

                - Ca, Citoyenne, je ne saurais vous le dire. On nous a seulement chargés de vous accompagner. Notre aéroglisseur est prêt à vous recevoir. Si vous voulez bien nous suivre…

           Bristica était interloquée. Elle ne voyait pas ce que Vliva pouvait bien… Quelque chose de grave, sans doute. D’urgent en tout cas. Après un bref temps d’hésitation, elle emboîta le pas des policiers. Venant du parking, une vieille femme qui tenait un grajane en laisse d’une main et une petite fille de l’autre s’avançait à leur rencontre. Tandis qu’ils s’écartaient légèrement pour la laisser passer, Bristica surprit un regard échangé entre les trois miliciens. Prescience ou syndrome sécuritaire typiquement farbérien, Bristica ne put le définir sur le moment mais elle eut la certitude que quelque chose ne collait pas. Elle fit encore deux ou trois pas puis s’arrêta net et se mit à crier en montrant de son bras droit levé l’extrémité du couloir. Les trois hommes tournèrent la tête une fraction de seconde et déjà Bristica avait sauté à travers la porte magnétique de l’escalier de maintenance et de sécurité. Elle dégringola les marches en les sautant quatre par quatre, poursuivie par les cris de dépit des trois hommes. Cinq niveaux plus bas, elle regagna le centre de la tour, bousculant sur son passage un droïde d’entretien qui s’effondra dans un invraisemblable fracas métallique. Mais la chance était avec elle car la porte du PAMA était ouverte à cet étage et c’était heureusement le puits de descente dans lequel elle se jeta. La porte se refermait que les miliciens n’étaient pas encore apparus dans le couloir.

          Dans le hall d’entrée du rez-de-chaussée, elle hésita. Remonter à son appartement ? Absurde. Sortir sur l’avenue ? Mais pour aller où ? Demander de l’aide ? A qui ? Au mieux, on la remettrait entre les mains des trois hommes dont elle était à présent persuadée qu’ils n’étaient pas plus policiers qu’elle-même. Le vidéophone à dix mètres devant elle était la solution. Elle s’en approchait en courant quand la porte du deuxième PAMA de descente s’ouvrit. Elle aperçut le milicien au moment même où il la repéra. Prise de panique, le jeune femme fit demi-tour à 180° et bondit sur l’avenue. Plusieurs passants regardèrent ahuris son apparition soudaine. Elle s’était mise à courir à perdre haleine. A présent, elle avait chaud malgré les flocons de neige qui commençaient à tourbillonner et elle était déjà presque à bout de souffle, la rançon de ses stations prolongées devant les ordiquants. Elle courut un temps qui lui parut infini avant de se jeter contre l’entrée d’une tour. Elle venait de penser à son ordiquant perso qui lui permettrait d’être au moins en liaison directe avec l’Institut. Elle s’en voulut terriblement de ne pas avoir réagi plus tôt. Dégrafant à la hâte la fermeture magnétique de sa combi, elle s‘apprêtait à dégager la petite machine lorsqu’elle suspendit son geste : le faux policier n’était plus qu’à quelques dizaines de mètres et il explorait méthodiquement les recoins et les piliers de la tour voisine. Une fois encore, la peur-panique la submergea et elle détala pratiquement sous son nez. Du coin de l’œil, elle vit la surprise de l’homme qui la désignait du bras et, qui emporté par son élan, s’étalait de tout son long sur la chaussée mouillée de neige. Cela ne la rassura nullement car il était déjà rejoint par un de ses acolytes qui, sautant par dessus l’homme qui se relevait, engageait à son tour la poursuite. Bristica alla droit devant elle, incapable de réfléchir à ce qu’il convenait de faire. Elle ne connaissait personne dans cette partie de Terra. Elle ne savait même pas où trouver un quelconque relais de police, à supposer qu’il y en est un de proche. Dans sa fuite, ses cheveux s’étaient dénoués et, collés par les flocons qui se multipliaient, lui cachaient partiellement la vue. Epuisée, elle arriva à l’entrée d’un petit square. Totalement hors d’haleine, elle envisageait de se rendre lorsqu’elle repéra une station de glisseurs-taxis. Un couple s’apprêtait à monter dans un véhicule qui venait de se poser. Elle bouscula l’homme en hurlant : Urgence ! Excusez-moi, urgence ! La femme, furieuse, la saisit brutalement par le bras et s’apprêtait à protester avec colère lorsque Bristica, médusée, vit sa tête exploser. Couverte de sang, d’éclats d’os et de matière cérébrale, la jeune Farbérienne eut le temps, avant de se jeter sous l’aéroglisseur, de voir le milicien qui brandissait un éclateur. Dans une terreur totale, elle se mit à ramper sous la machine, le visage enfoui dans la neige. Plusieurs autres explosions secouèrent le véhicule. Son assaillant devait à présent tirer au jugé. Elle comprit alors qu’elle ne pourrait pas en réchapper. Elle entendait bien dans le lointain les sirènes des glisseurs de la police mais elle savait qu’ils n’auraient pas le temps de venir. En un éclair, elle repensa à Carresville qu’elle n’aurait jamais dû quitter.

            Plusieurs minutes - un siècle pour elle qui tremblait de peur et de froid – s’écoulèrent mais rien ne se produisait. Le tueur, sûr de son fait, devait tranquillement contourner le taxi pour venir l’achever. Enfin, elle vit deux bottes, puis un visage et une main qui se tendait vers elle.

                   - Allez, vous pouvez sortir à présent, c’est fini. Ils sont partis. Donnez-moi votre main.

            Pourtant Bristica ne voulait rien savoir. Il fallut s’y mettre à plusieurs pour l’obliger à quitter son refuge improvisé. Mais, cette fois-ci, les policiers étaient habillés en bleu-nuit. Elle émergea, complètement choquée, tremblant de tous ses membres et incapable de prononcer le moindre mot. Le blanc ardoisé de son visage avait fait place à un teint de craie et ses pupilles dilatées cachaient presque entièrement le violet de ses iris. On la conduisit dans un aéroglisseur de la police où une femme policier lui tendit un verre d’eau tandis qu’un Ordimédic [6] s’assurait de ses constantes. C’est peu après que Vliclina la retrouva, pelotonnée à l’arrière du véhicule de police. L’Impériale se glissa près d’elle et la prit dans ses bras. Bristica éclata alors en sanglots, le visage enfoui contre la poitrine de la femme. Elle essaya de parler mais Vliclina l’en empêcha, lui murmurant des paroles de réconfort en lui caressant doucement les cheveux. Enfin, partiellement calmée, Bristica arriva à chuchoter :

                   - Mais, c’était quoi, hein, c’était quoi ? Vliva, dites-moi, qu’est-ce que ça veut dire ?

                       - Je ne sais pas, Brissy. Mais je vous jure qu’on saura.

     

     

            Bristica abandonna son ordiquant personnel et alla s’allonger sur le divan multiforme qui s’adapta immédiatement à son corps. Elle était fatiguée. Les trépidantes semaines de travail s’ajoutaient à la grande frayeur qu’elle venait de subir. Malgré les premiers soins pratiqués par l’ordimédic et l’examen serré que les médecins lui avaient fait subir à l’Ecole Néomédicale, elle se sentait encore faible et courbatue. Elle observa les hématomes qui parsemaient ses jambes et ses bras en autant de taches sombres sur sa peau doucement bleutée. Cela disparaîtrait vite, sans doute, mais le formidable choc psychologique qu’elle venait de subir ? Elle soupira, encore incapable de réaliser ce qui lui était arrivé et quelles étaient les motivations réelles de ceux qui l’avaient agressée. Elle soupçonnait que cela avait un rapport avec son travail à l’Institut (car quoi d’autre ?) mais ne comprenait pas comment les inconnus pouvaient être au courant de ses recherches. Quoi qu’il en soit, à présent, elle avait peur. Une fois de plus, elle pensa à regagner la tranquillité de Carresville mais quelque chose au fond d’elle même lui criait que cela ne servirait à rien. Bien au contraire, si elle devait bénéficier d’une protection efficace, ce ne pouvait être qu’ici, sur Terra.  Pourtant elle n’arrivait pas à anticiper les contraintes certaines que cela signifiait. Devrait-elle… Elle chassa les pensées moroses et jeta un regard circulaire sur son appartement.

              Son nouveau lieu de vie personnel était agréable, presque spacieux, avec tout le confort qu’elle était en droit d’espérer, mais cette idée qui, quelques jours plus tôt, l’avait remplie de joie la laissait à présent indifférente. Comment en effet concilier une existence normale ici avec l’avenir plein de menaces qu’elle… La voix mélodieuse du visioguetteur la fit sursauter et elle se retrouva, demi-assise, le cœur battant. Elle entreprit de se calmer puis s’approcha de la machine. Ce ne pouvait être que Renladi qui venait prendre de ses nouvelles et peut-être chercher à effacer la mauvaise impression de l’autre jour. Ou Zanora encore que… Elle présenta la pulpe de son index droit au guetteur. Instantanément son écran s’alluma et elle se retrouva face à l’image de Vliclina qui lui souriait. Surprise, elle articula à haute voix : « Autorisation positive ». Vliclina disparut de l’écran.

            Dès qu’elle entra dans l’appartement, la jeune Impériale lui lança un bonjour sonore en lui tendant un petit bouquet de véritables fleurs champêtres de Terra, un cadeau rare cueilli dans un des quelques derniers parcs protégés de la planète-ville.

                   - Je suis venu prendre de vos nouvelles, lui dit-elle de sa voix chantante, car je m’inquiète sérieusement de l’état de santé de ma plus brillante consultante… Ca va ?

                    - Un peu mieux, merci. J’ai encore pas mal de douleurs ici ou là mais dans l’ensemble ça va.

              Bristica observait avec plaisir l’Impériale. Sa visite inattendue la touchait. Elle s’approcha de la jeune femme pour lui retirer la cape bleu-nuit qui l’enveloppait totalement et lui désigna le coin-salon. Vliclina s’en approcha lentement en détaillant chaque objet de l’appartement. Elle était vêtue d’un haut de justaucorps évidemment jaune paille mais avait troqué son habituel pantalon moulant pour une sorte de kilt très court aux couleurs chatoyantes qui mettait en valeur ses longues jambes dont la finesse des attaches était rehaussée par de minces demi-bottes de cuir, également jaunes. L’ensemble se mariait parfaitement à l’éclat légèrement mordoré de sa peau. Bristica la trouva terriblement séduisante et elle comprit d’autant mieux certains regards appuyés des hommes sur le passage de l’Impériale.

                    - Je vous fais du café. A moins qu’un peu de Zolt ? proposa Bristica.

                  - Du café, ce sera parfait, répondit Vliclina. Merci. Dites-moi, Brissy, vous savez que c’est très bien chez vous. J’aime beaucoup. Très original. Et confortable à ce que je devine. Après un temps de silence, elle reprit : je suis venue bien sûr pour savoir comment vous alliez - parce que je comprends ce que tout ça représente pour vous - mais aussi vous faire part de ce qu’a trouvé la police.

                   - Et ? murmura Bristica, soudain très intéressée.

                - Ah, ma chère Brissy, ne vous réjouissez quand même pas trop vite. Pour tout dire, nous ne savons pas grand chose. Nous ignorons toujours l’identité réelle de vos agresseurs. En revanche, après en avoir reparlé ce matin avec le Citoyen-Lieutenant Ram Garder qui est chargé de l’enquête et que vous avez d’ailleurs rencontré hier soir juste après… Eh bien, plusieurs faits nous paraissent aujourd’hui incontestables. D’abord - mais cela on le savait – il ne s’agit pas d’une agression au hasard comme il en existe parfois. C’était bien à vous qu’en voulaient les inconnus : ils connaissaient votre nom, le mien, vos horaires, vos habitudes qui sont pourtant si récentes… Bref, pour être aussi bien renseignés, il fallait qu’ils se soient soigneusement préparés. Le second point concerne leur organisation qui est apparemment puissante : les uniformes, et  l’authentification de leurs identités que vous avez expliquée et qui est en tous points conformes aux procédures d’interpellation des miliciens, leur intervention musclée et sans la moindre hésitation dans la rue… Des professionnels certainement. Peut-être même des militaires… Le policier qui, comme je vous l’ai précisé hier, avait été chargé de votre protection depuis deux jours et à qui on doit la fuite des agresseurs, eh bien, ce policier pense qu’il s’agissait de biocyborgs. Je sais, Brissy, que vous êtes persuadée que ces gens étaient des bionats mais… Quoi qu’il en soit, cela ne change rien.

             Bristica était suspendue aux paroles de l’Impériale et cherchait à décrypter le moindre indice qui aurait pu la renseigner. Elle s’aperçut soudain que sa visiteuse était restée debout, appuyée contre le mur, dans une position rien moins que confortable. Elle secoua la tête et s’excusa.

                      - Vliva, je suis désolée, je n’ai même pas pensé à vous faire asseoir. Ce que vous dîtes m’intéresse tellement que… Asseyez-vous sur le divan, là. Mettez-vous à l’aise et… continuez, je vous en prie. Tout cela est si incroyable pour moi…

    Vliclina s’assit sur le divan néobiologique, croisa ses longues jambes et continua.

                      - Bref, des gens parfaitement organisés. Reste leur action proprement dite et c’est le troisième point. Il nous semble qu’ils cherchaient, en tous cas au début, à vous… à vous enlever, oui, le mot n’est pas trop fort.

                        - M’enlever ? M’enlever ? Mais pourquoi ?

                    - J’essaie de comprendre et je vais vous dire ce que je crois mais, avant, il y a autre chose : quand ces inconnus ont vu que vous étiez sur le point de leur échapper, ils n’ont pas hésité à tirer. En d’autres termes, ils préféraient vous voir morte plutôt que libre… Je ne pense pas que c’était, comme vous pensiez hier, une simple intimidation. La femme qui est morte… Ce n’était pas un accident involontaire. C’était vous qu’ils visaient. Vraiment. Et ça…

           L’Impériale laissa à Bristica quelques secondes pour intégrer toutes les implications de ce qu’elle venait de dire.

                    - Ils voulaient me tuer… Alors, cela veut dire… Mais pourquoi ?

                      - Il est plus que probable, poursuivit Vliclina, que des fuites ont eu lieu à l’Institut. A destination de gens qui veulent en savoir un peu plus sur vos méthodes d’analyse de… Parce qu’ils pensent que vous êtes la seule…

                        - C’est ridicule ! Je n’ai même pas vraiment commencé à traiter… et… et pour ce que j’en sais, tout reste du domaine de l’hypothèse, voyons… Il y a encore tant à travailler, à valider, à vérifier que… La seule ? Vous voulez dire que je serai la seule à pouvoir…

                         - Pour le moment, en effet, vous êtes la seule à vraiment dominer cette nouvelle approche. Ecoutez-moi, Brissy, je comprends ou je crois comprendre – et Lanol avec moi – ce que vous cherchez à faire… quel est votre raisonnement, quelles sont vos procédures de travail… mais…

                         - Mais ?

                     - Mais je serais bien incapable de vous remplacer. Personne ne pourrait… Cette manière d’utiliser l’informatique quantique est trop neuve, trop récente… Vous êtes la seule.

              L’Impériale ne faisait que confirmer ce qu’elle pressentait. Pour son plus grand malheur, parce qu’elle avait voulu se prouver – et prouver aux Impériaux - qu’elle était une quanticienne qualifiée, une recrue de choix, elle avait mis la main sur quelque chose qui la dépassait. Bristica se mordait les lèvres de colère. Elle releva brutalement la tête.

                   - Alors, en pratique ? Ca veut dire quoi en pratique ? Allez, Vliva, dîtes le fond de votre pensée. J’ai bien le droit de savoir…

                     - Qu’il faut vous protéger. Sérieusement. Et tout le temps. Que nous n’avons pas le droit, ni vous, ni moi, ni personne, de vous laisser exposée à…

                   - Et aussi, et surtout, de laisser à la portée de n’importe qui des informations qui… que…

                   - Ca aussi.

            Le silence retomba. Vliclina décroisa les jambes, se pencha en avant et s’apprêtait à parler quand, sous la pression de la rancœur, de la peur et de l’angoisse accumulées, Bristica explosa de colère

                 - Barnove stérile ! Saloperie de Corlène ! [7] Qu’est-ce que j’en ai à foutre de ces conneries ? Qu’est-ce que j’ai à voir dans ce foutoir, Barnove stérile ! se mit à hurler Bristica en farbérien.

           Elle s’était levée d’un bond et mise à marcher de long en large. Ses yeux violets écarquillés témoignaient de sa rage. Elle s’approcha de la table basse où elle rangeait son ordiquant et décocha un violent coup de pied qui envoya l’ensemble s’écraser contre le mur. Calmée, elle se retourna vers Vliva, qui, surprise, n’avait pas bougé, et croisa les bras sur sa poitrine en dévisageant l’Impériale d’un regard pensif. Celle-ci attendit deux secondes puis se mit à sourire en déclarant :

                    - Je parle assez mal votre langue et je n’ai pas tout compris mais j’ai pu néanmoins saisir que vous déploriez cette situation inconfortable. Soyez sûre que c’est aussi mon cas mais…

                 - Vliva, je vous prie de m’excuser. C’est de me savoir impliquée malgré moi qui…

                     - Je sais. Je comprends. Ecoutez, laissons tout ça de côté pour l’instant si vous êtes d’accord. On va ramasser votre ordinateur…

                      - Oh, celui-là, il en a vu d’autres…

               - …et parler d’autre chose. Voilà, j’aimerais que vous m’accompagniez à une réunion de travail restreinte, en fait seulement vous, moi, Lanol et une représentante du Conseil qui désire beaucoup vous rencontrer. Il s’agit de l’Assistante en Premier, une femme très importante chez nous qui a, paraît-il, toute l’attention de Sa Majesté. Elle souhaite nous éclairer sur certains aspects de notre enquête et j’avoue être intriguée par cette proposition… Demain soir, ce serait parfait. Nous pourrons aussi envisager avec elle quelles dispositions sont à prévoir pour assurer un peu mieux votre protection. Non, ne vous effrayez pas, on ne va pas vous mettre en quarantaine, je vous l’assure, mais tout de même il est impératif que des événements aussi fâcheux que ceux de l’autre jour ne puissent pas se reproduire. Je pense que vous le comprenez, n’est-ce pas ? Donc demain soir : mon glisseur viendra vous prendre. En attendant, vous êtes sous la protection des Unités Spéciales du Département-Ministère. Le moins longtemps possible, je vous le jure. Pour le moment, en tous cas, il ne peut plus rien vous arriver. Allez venez vous asseoir près de moi… conclut elle en tapotant le sofa à côté d’elle. Et je veux bien de votre café.

             Le café servi, les deux femmes commencèrent à bavarder. Vliclina qui comprenait parfaitement l’anxiété de sa stagiaire orienta délibérément la conversation sur des sujets moins angoissants. Elle avait une conversation brillante – ce que la jeune Farbérienne avait toujours su – mais également pleine d’humour et bientôt Bristica souriait en écoutant l’Impériale raconter les petites misères de sa vie à l’Institut. Profitant d’un moment de silence, Vliclina s’empara de sa main et se mit à la caresser doucement. Enfin elle la porta à ses lèvres. Ses yeux verts semblaient poser une interrogation muette. Plus étonnée que mal à l’aise, Bristica retira lentement son bras et se leva. Elle se saisit de sa tasse qu’elle reposa aussitôt avant de se retourner vers son invitée. Vliclina ne l’avait pas quittée des yeux et lui souriait gentiment.

                - J’ai toujours eu une profonde admiration pour les femmes, reprit à voix basse l’Impériale, surtout quand elles sont aussi belles que vous. Et cette colère vous allait si bien… Oui, je disais de l’admiration, une attirance, un désir de complicité, si vous préférez. Ce n’est pas que je rejette nos compagnons masculins dont certains sont d’excellents amis mais… mais, vous, vous n’êtes pas comme moi, n’est-ce pas ?

          Bristica hésitait à répondre. Elle avait peur soudain de blesser l’Impériale en rejetant trop brusquement cette avance inattendue. Sur sa planète, à Carresville notamment, les rapports entre bionats, quels qu’ils soient, avaient toujours été libres. Cette approche très directe de la sexualité choquait souvent en d’autres endroits où on la qualifiait de laxiste, de permissive même. A l’inverse, ne disait-on pas sur Farber que les Impériaux étaient presque aussi « coincés » que les Confédérés ? Elle, sur ce sujet, avait toujours été honnête et sans préjugés. Elle décida de jouer la franchise.

                - Vliva, je ne sais pas vraiment comment vous êtes mais… Non, c’est vrai, je ne suis pas comme vous. Je pense que, dans l’ensemble, je m’entends assez bien avec les femmes mais c’est quand même avec les hommes que… Oh, évidemment, quand j’étais bien plus jeune, j’ai eu des amies… très proches. Deux fois en réalité. Mais c’était des… oui, des expériences propres à l’adolescence. Un passage probablement nécessaire. A présent, je ne me pose plus de problèmes de ce genre. Elle secoua la tête : non, je suis heureuse comme ça, je me sens bien. Vous m’en voulez ?

            Vliclina se mit à sourire.

                - Evidemment non, je ne vous en veux pas. Je regrette que… Mais, non, je vous assure que cela n’a pas tellement d’importance… J’ai beaucoup d’admiration pour vous et, bien que je ne vous connaisse que depuis peu, je vous apprécie énormément. Si, si ! Et pas seulement… comment dire ? … du point de vue de l’apparence. J’apprécie votre caractère, votre disponibilité pour les autres. Et votre ténacité aussi. J’aimerais avoir votre enthousiasme, votre facilité d’adaptation. C’est vrai, croyez-moi, je pense sincèrement ce que je dis. Et si vous voulez bien, je vous offre mon amitié. Seulement mon amitié. Alors qu’en pensez-vous ?

                 - Rien ne me ferait plus plaisir et…

                 - Alors, c’est entendu, conclut-elle d’un petit mouvement de la tête. Mais, à présent vous allez m’expliquer quels sont vos projets d’avenir. Je veux dire, après l’enquête, quand nos soucis actuels seront résolus. Car, moi, je vous crois parfaitement capable de…

            Elles discutèrent un long moment. Au delà de son esprit affûté et de sa grande culture, Bristica découvrait chez l’autre femme une personnalité attachante, ironique souvent, caustique même parfois, mais aussi, à d’autres moments, mélancolique. On pouvait alors percevoir comme un voile, une tristesse fugitive qui venaient obscurcir le vert émeraude de ses yeux. On devinait chez l’Impériale des souffrances cachées, des blessures anciennes. En somme, une personnalité généreuse, quelqu’un de rare. Plus tard, en y repensant, Bristica se demanda comment aurait évolué leur relation si elle avait accepté de partager plus avec elle. Elle eut comme une sorte de regret car après tout… Mais non, ce n’était tout simplement pas dans sa nature. Elle aurait certainement échoué et, peut-être, perdu bien plus. C’était mieux ainsi.

     

    suite ICI

     

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    [1]  monde intérieur : la partie souterraine de Terra, certainement plus étendue que la ville de surface

    [2]  barnove nulle : injure typiquement farbérienne difficilement traduisible. Une barnove est une sorte de cheval mutant très adapté à la pesanteur  exagérée de certaines planètes (NdT)

    [3]  magnet : carte d’extension mémoire d’un ordiquant qui présente l’avantage de stocker des données hors connexion

    [4]  noze : heure sur Vargas dont la rotation est d’environ 30 heures. Une noze vaut donc approximativement une heure et demie de la Terre, la journée Vargasienne étant divisée en 20 nozes.

    [5]  le nouvel an galactique est fixé au 3 mars, jour du début de la Révolution de Cristal, 975 ans plus tôt. Bien que les dates des mois galactiques (ceux de Terra) ne correspondent pas tout à fait aux nôtres, il a été jugé préférable de conserver les noms de notre calendrier grégorien.

    [6]  ordimédic : droïde spécialisé dans la délivrance de soins élémentaires

    [7]  Une Corlène est, sur Farber, une femme de mauvaise vie qu’on assimile souvent au sort contraire, à la malchance.


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