• livre un : chapitre huit

    Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

    Sujet :                                    biocyborgs 

    Section :                                histoire générale

    Références extrait(s) :         tome 8, pp. 21-114

    Sources générales :              tomes 3 à 112,

    Annexe(s) :

     

     (Introduction)

     

    Dès leur apparition vers la fin du deuxième siècle, les biocyborgs furent confrontés à l’hostilité non déguisée d’une grande partie de l’espèce humaine. Les causes réelles ou supposées de cette hostilité seront abordées en détail dans le corps de ce volume mais, pour introduire l’exposé, il convient de préciser que le moteur principal de cette incompréhension se trouve très certainement dans l’apparence totalement humaine de ces êtres « artificiels » créés par l’industrie robotique de l’époque. Cette apparence humaine, quoique (du moins à l’origine) stéréotypée, contraste, on le sait, avec la quasi-immortalité des biocyborgs puisque ces derniers sont susceptibles d’être constamment « rénovés » ce qui n’est évidemment pas le cas de l’espèce humaine proprement dite. C’est à l’évidence cette double particularité qui entraîna leur rejet. On notera en effet que la même hostilité n’a jamais été rapportée (sauf sporadiquement et dans des circonstances bien précises) vis-à-vis des droïdes apparus quelques cinquante ans plus tôt : pour ces derniers, leur apparence, restée très « mécanique », a su faire oublier leur longévité effective.

    Il faudra attendre presque un siècle pour que les lois impériales régissant les rapports interhumains leur soient appliquées (refonte de la législation propre aux biocyborgs de 321 rc) et près de 250 ans supplémentaires pour que leur soit reconnu le statut de citoyen impérial (décrets spéciaux dit d’Emancipation de 591, 593 et 594 rc), statut promulgué à l’initiative de l’Impératrice Zelane III. Entre-temps, rappelons les nombreux conflits ayant opposé la communauté biocyborg et les autorités de l’Empire qui culminèrent avec la rébellion du deuxième quadrant (507 rc), rébellion soldée par une importante répression et la « réforme obligatoire» de nombreux biocyborgs. Toutefois, à partir du nouveau statut de 594 rc, il est intéressant de noter que …/…

     …/… Il est effectif que, si l’on excepte les inévitables accidents intercurrents, un nombre très limité de biocyborgs ont à ce jour atteint les limites de leur existence potentielle et que, en tout état de cause, très peu d’entre eux (moins d’une centaine) ont demandé de leur propre initiative leur réforme définitive. Cette particularité propre à cette communauté reste encore aujourd’hui un point de discorde plus ou moins avoué avec la communauté humaine de souche dont on sait l’espérance de vie comparativement réduite …/…

     …/… De nos jours, la communauté biocyborg a su parfaitement s’intégrer aux autres communautés et a pu ainsi accéder à tous les rouages de la société, exception faite – mais il s’agit là d’une clause non négociable de l’Administration – des hautes sphères dirigeantes de l’Empire …/…

     …/… ce qui n’est pas le cas de structures extérieures à l’Empire : citons, par exemple, la Confédération des Planètes Indépendantes qui ne reconnaît aux biocyborgs qu’une position théoriquement subalterne dans son administration (d’où leur nombre assez réduit dans la Confédération) ou encore le système Vix-Halperd où ils sont totalement interdits de séjour…/…

     

     

     


     8 

     

     

     Jaspers n’était pas dupe. Il continuait d’agir exactement comme avant mais, à présent, sa méfiance était en éveil. Que son supérieur le convoque pour un entretien informel très inhabituel, soit ! Mais que, quelques heures après, il surprenne les regards un peu trop appuyés de ses collègues derrière son dos, ce n’était alors plus le fait du hasard : il se tramait quelque chose et c’était lui, Jaspers, qui risquait d’en faire les frais. Il s’approcha du plan de travail de son espace pro, s’assit sur son tabouret ergonomique et effleura le clav de son ordiquant. Il observa attentivement les données qui s’affichaient et commença à les manipuler.

    En réalité, ses pensées étaient bien loin de là : sans qu’un seul muscle de son visage ne tressaille, il organisait son repli. Pour lui, aucune hésitation n’était envisageable : il avait été repéré – conséquence certaine de son exposition récente – et il devait fuir. Et ce, afin de communiquer à son chef de groupe les informations emmagasinées les semaines passées. Depuis onze ans qu’il se trouvait à la Mission, il ne s’était pas écoulé une seule journée sans qu’il ne pense à ce moment si particulier, le moment de son décrochage. Il n’avait ni regret – un biocyborg a rarement des regrets – ni impatience. C’était une simple question d’organisation. Il ferait de son mieux.

    Cent vingt quatre ans plus tôt, dès la sortie de la Maison du Père, l’endroit où il avait été conçu, il avait été programmé pour ça. Cent vingt quatre ans, cela peut paraître long à l’échelle humaine mais pas pour un biocyborg. Une simple fraction d’éternité. Rien de plus. Il avait été programmé pour infiltrer une quelconque organisation, pouvoir politique ou autre, au seul bénéfice de l’Empire. D’autres comme lui, de la même classe LJ 125, en tous points identiques, effectuaient exactement la mission inverse. Avec le même détachement et le même dévouement à la cause désignée. Cela dépendait simplement du lieu et de l’époque de leur mise en vie, de leur fabrication comme disaient méchamment certains humains.

    A aucun moment de sa courte existence, Jaspers n’avait regretté ce qu’il était. Parfois, au gré de ses lectures ou d’une conversation, il avait appris que certains prétendaient qu’un biocyborg, c’était presque un humain, les sentiments en moins. Presque un humain ! Il n’avait jamais compris ce que cela voulait dire. Son apparence était humaine, son cerveau néobiologique raisonnait – souvent plus sereinement que les cerveaux naturels des humains – et il lui fallait alimenter son organisme comme tout être vivant, seuls les ingrédients nécessaires étant différents.

     Mais il pouvait ressentir la souffrance – même celle des autres – et la joie, la satisfaction de la tâche accomplie ou, au contraire, le désespoir d’avoir échoué. Tout comme les humains qui avaient créé son espèce par manipulation génétique, il était accessible à la pitié et à l’envie, à la jalousie ou à la flatterie. Il lui arrivait d’avoir peur et d’être lâche. Plus encore, il avait appris que certains de ses congénères avaient poussé le mimétisme des humains jusqu’à l’abnégation et au don de soi. Alors, où était la différence ? Au bout du compte, uniquement dans la sexualité puisqu’un biocyborg comme lui, quasiment immortel en regard de la faible espérance de vie de ses créateurs, n’avait nul besoin de se reproduire. Il existait évidemment des biocyborgs dont l’apparence était féminine jusqu’au plus petit détail près, mais ce n’était qu’un masque pour cacher leur absence d’identité sexuée. Cette différence expliquait-elle toutefois qu’on refuse à des êtres comme eux l’humanité qu’ils méritaient certainement ? Il en doutait. Il y avait bien sûr la programmation de départ, celle de la Maison du Père, qui, sauf extraordinaires exceptions, conditionnait un biocyborg à suivre à jamais un certain fil directeur mais n’était-ce pas aussi le cas des humains, programmés, eux, en fonction de leur lieu de naissance, de leur milieu socio-économique et, en fin de compte, par l’éducation reçue bien malgré eux lors de leur petite enfance ?

    Jaspers continuait à aligner des chiffres et des compilations diverses mais son cerveau se projetait dans une autre dimension, celle, bien loin de son espace de travail, où il essayait de se motiver pour le saut dans l’inconnu qu’il allait être obligé d’accomplir. Jaspers se rappelait à présent la jeune femme – une humaine authentique – qui lui avait fait des avances. Au début, il avait pensé à une monstrueuse erreur de sa part et, dans la conversation, il avait discrètement fait allusion à sa condition de biocyborg mais sans arriver à la décourager. Il avait été réellement étonné par cette expérience singulière. Il avait eu connaissance du fait que des histoires de ce genre, rares il est vrai, s’étaient produites par le passé. Chaque fois, semblait-il, l’aventure avait débouché sur un drame prévisible, ne serait-ce qu’en raison des différences de vieillissement des deux espèces. Mais, à supposer qu’une telle expérience ait pu durer dans le temps, Jaspers s’était interrogé sur la juxtaposition impossible de deux approches si dissemblables de la Vie. Beaucoup de souffrance, certainement, et pas seulement du côté humain. On disait aussi – mais comment savoir la vérité ? – que certains de ces étranges couples existaient bel et bien sans s’en trouver mal et qu’on n’évoque jamais les histoires heureuses. Lui, confronté à ce dilemme, avait découragé l’humaine et, pour rendre l'affaire encore plus incertaine, avait demandé sa mutation dans une autre Mission de la CFS. Celle où il se trouvait à présent. Mais il conservait de ce souvenir une indéniable satisfaction personnelle et, quelque part aussi, la nostalgie d’un futur improbable.

    En fin de compte, Jaspers se répétait qu’il n’était pas aussi différent d’un humain que certains voulaient bien le prétendre. Et cela expliquait, non pas son hésitation car il n’avait pas une seule fois pensé à reculer, mais son appréhension à commettre l’irrémédiable. Abandonner le lieu où il vivait plutôt bien. Quitter les amis, humains ou biocyborgs, qu’il avait eu tant de mal à choisir. Il sentit une vague tristesse le gagner. Il avait donc des regrets quand même ? Il sut qu’il lui fallait décider immédiatement. De fait il n’avait pas le choix : il était repéré et si d’aventure il échouait dans l’exécution de son plan, il était persuadé de le regretter amèrement. Il opta pour la nuit suivante.

    Vers trois heures du matin, à l’heure où même dans une Mission de la CFS qui travaille en permanence les effectifs sont plus réduits, il sortit de sa pièce de repos et se dirigea vers l’entrée principale. Dès qu’il en franchirait les portes sécurisées dont il connaissait les codes, une triade de l’Escadron Noir local se lancerait à sa poursuite. Les trois défenseurs se sépareraient immédiatement pour le prendre en tenaille et l’éliminer sans bruit. En dépit de l’importance des informations qu’il véhiculait mais que la CFS ne pouvait deviner, Jaspers supposait que son insignifiance relative ne méritait pas plus. Une seule triade contre lui : première erreur. Ensuite, les autres devaient l’imaginer perdu au sein de la jungle hostile de Melram et donc facile à intercepter : deuxième erreur. Enfin, pour le cas improbable où il échapperait quand même, les organes directeurs de la Mission croyaient sans doute qu’il ne pourrait jamais quitter la planète, faute de transport adéquat : troisième erreur.

    Jaspers arrivait à penser comme ses ennemis pour une raison fort naturelle : des années auparavant, lui aussi, avant d’être reclassé, avait participé à des opérations de simple police comme celle là. Les ordiquants de la présente Mission en gardaient certainement la trace mais il était prêt à parier que les défenseurs n’avaient pas mesuré totalement la juste portée des renseignements qu’ils renfermaient. Ces raisons rendaient Jaspers modérément confiant sur les chances de réussite de son entreprise. Dans le cas contraire, eh bien, au moins il aurait essayé.

    Sans accélérer son rythme, il emprunta le chemin rocailleux qui descendait jusqu’à la cascade et au lac. La nuit était claire – les trois lunes étaient présentes et le ciel parfaitement dégagé - mais il connaissait de toute façon la route par cœur. Il ne regarda même pas en direction de la Mission qu’il quittait après tant d’années – la Citadelle Noire comme disaient les autochtones – qui dressait sa masse sombre en balsanite d’Opiuchus sur la luminosité du ciel. Après une vingtaine de minutes, il repéra le balontuvier géant à côté duquel, sous des caillasses, il avait organisé sa cache. Jusqu’au moment de récupérer ses affaires il était particulièrement vulnérable mais ne s’en inquiétait pas. Il connaissait les méthodes des triades : pour les défenseurs il était trop tôt pour passer à l’action. Ils attendraient le petit jour, un moment où ils le croiraient moins vigilant et penseraient avoir émoussé quelque peu son éventuelle résistance. La cache était intacte, il la vérifiait régulièrement. D’abord, il troqua sa combi ordinaire pour une autre, très spéciale, qui avait la particularité, sinon de faire disparaître, du moins d’atténuer considérablement la perception par ses ennemis de l’activité électrique de son corps. Il avait toujours réussi à tenir secrète cette tenue de camouflage, longtemps transportée avec ses bagages pour une occasion de ce genre, et c’était un petit tour à sa manière qu’il réservait à ses poursuivants. Grâce à elle, dans l’épaisseur de cette jungle hostile et peuplée d’une vie intense dont pas le quart n’avait été répertorié, sa présence avait toutes les chances de se fondre dans un anonymat bénéfique. Il se saisit ensuite d’un poing laser et de son vieux couteau-tremble, deux armes particulièrement redoutables dans les mains de qui savait les utiliser. Enfin, les rations de secours et sa mini-trousse de survie. Il était paré. A présent il ne lui restait plus qu’à se rendre à Gibar, sur la côte sud, où on le réceptionnerait. Avant cette phase ultime de son plan toutefois, il y avait presque deux cents kilomètres d’un terrain difficile et trois défenseurs très entraînés. Il reprit sa route mais s’arrêta presque aussitôt sur un petit promontoire rocheux d’où il avait une vue relativement dégagée tout en se fondant dans l’environnement pierreux. Contrairement à ce que devaient imaginer ses poursuivants, il n’était pas question pour lui de se lancer tête baissée dans une avancée rapide qui ne ferait que l’exposer. Attendre les autres était bien préférable, d’autant qu’il possédait lui aussi un radiant [1]. La chasse ne serait pas à sens unique…

    Ecrasé contre le sol dur, sans faire le moindre mouvement, Jaspers entendit la forêt se réveiller. Ce n’étaient que grognements, sifflements, gémissements, claquements. D’autres bruits, également, plus difficilement identifiables. La jungle respirait. Elle explosait de vie. On y trouvait de tout, depuis l’insecte le plus minuscule jusqu’aux grands prédateurs, tous importés, il y avait si longtemps, de la lointaine Terra et souvent transformés en espèces étranges, parfois si différentes de leurs origines terrestres qu’on les aurait dites présentes depuis toujours sur Melram. La faune était son alliée car elle le dissimulait. Il l’avait étudiée attentivement, dans les bases de données de son ordiquant mais aussi sur le terrain, lors de promenades ou explorations diverses. Il n’en connaissait évidemment pas toutes les formes mais pensait en avoir saisi l’essentiel.

    Ce fut en raison d’une baisse transitoire, presque imperceptible, de l’activité sonore de la forêt, que Jaspers comprit qu’un de ses ennemis approchait. Son radiant ne lui apprenait rien : l’autre était évidemment en tenue camouflée. Mais ce premier ennemi commit une erreur en voulant signaler son avancée aux deux autres. Il se manifesta par un petit claquement de langue dans son quantar. Ce fut suffisant pour Jaspers qui possédait également un appareil du même genre fixé sur la fréquence exacte des triades de la Mission, en réalité un quantar spécial à triangulation acheté à prix d’or plusieurs années auparavant. Il sut que le défenseur arrivait sur sa gauche. Il s’apprêtait à lui laisser encore quelques minutes de progression, avec le projet de se laisser dépasser et de le prendre à revers, lorsque le biocyborg ennemi entra dans sa ligne de mire. Une mince silhouette qui avançait vite, cachée par à-coups sous l’épaisse végétation que Jaspers dominait de son observatoire. Le défenseur venait tout droit dans sa direction. Il lui laissa le temps d’arriver à sa hauteur et se laissa lourdement tomber sur lui. Jaspers ne chercha pas à frapper, seulement à déséquilibrer le biocyborg qui s’écroula sous son poids. Le premier défenseur n’eut pas le temps de se relever ou de se servir de son arme de poing. Jaspers lui enfonça son couteau-tremble dans l’oreille droite, la meilleure attaque contre un être de son espèce, et le tua sur le coup. L’affaire avait duré moins de cinq secondes et n’avait fait aucun bruit. Jaspers se releva et écouta la jungle qui poursuivait son vacarme. A présent, il lui fallait bouger. Très vite et très loin. Il doutait que ses ennemis fassent déjà appel à des renforts – question de prestige – mais il ne devait prendre aucun risque. Il lui fallait entraîner les autres bien plus loin, avant qu’ils se rendent effectivement compte que leur gibier ne serait pas si facile à réduire. Il faisait à présent plein jour et il s’enfonça à couvert, toujours extraordinairement vigilant et à l’affût du moindre signe.

    Ce premier jour, il avança vite, sans se départir néanmoins de son extrême prudence. Il n’avait aucun moyen de savoir si les deux autres étaient loin derrière lui. Il pariait que non. Ils devaient à présent savoir que leur partenaire avait eu quelques ennuis puisqu’il ne donnait plus signe de vie. Jaspers se doutait qu’ils ne mettraient pas cela sur le compte d’une quelconque rencontre avec un prédateur naturel de la forêt. Les défenseurs restants étaient donc particulièrement sur leur garde, avec toujours la possibilité de trianguler, quoique imparfaitement à présent, sa position. De fait, son radiant lui indiquait de temps à autre qu’il n’était pas seul mais sans plus de détails. Tout cela ne l’étonnait pas. C’était prévu. La nuit venue, il grimpa à couvert sous l’épais branchage d’une sorte de maresquin, essentiellement pour se protéger des prédateurs qui chassaient dans l’obscurité. Sous les feuilles noires d’où s’écoulait une sève gluante, sa position était des plus inconfortables, mais cela valait mieux que de rester exposé au sol. Il dormit par saccades de quelques secondes, ce que lui permettait, un temps du moins, son cerveau néobiologique. Dès le jour levant, il reprit sa course en avant et calcula qu’il avait déjà parcouru le quart de son chemin. Les moustiques nombreux ne le gênaient pas, sa peau synthétique ne les attirant pas, mais il était victime des torpes, ces grosses sangsues sauteuses qui, apparemment, appréciaient le liquide de vie qui circulait dans ses vaisseaux. Les sales bêtes trouvaient toujours le moyen de s’immiscer sous sa combi et, chaque fois, il devait s’arrêter et lentement les extirper en souffrant le martyre. Les écraser d’un revers de main brutal, la méthode habituelle, était inenvisageable malgré le bruit ambiant. Trop risqué. Sa seule consolation était d’imaginer que les deux autres devaient passer par les mêmes vicissitudes que lui mais c’était peu.

    Jaspers progressait sans omettre de regarder attentivement autour de lui. C’est ainsi que le contournement d’un garloc vénéneux lui donna une idée. Il contempla longuement la plante mortelle. Elle était enfoncée dans une sorte de cratère d’environ cinquante centimètres de profondeur d’où elle attendait les proies imprudentes qui auraient le malheur de s’approcher trop près. Normalement, ce type de plantes carnivores ne dépassait guère les trente centimètres de long – bien suffisant pour s’emparer d’une grosse souris, voire d’un grajane – mais celle-ci était réellement monstrueuse et devait bien mesurer le triple. Jaspers était fasciné par les longs filaments bruns recouverts de multiples boules rouges ressemblant à des fruits inoffensifs. Il connaissait leur pouvoir redoutable, à la fois gluant et corrosif. L’animal qui commettait la folie de s’aventurer trop près n’avait aucune chance de s’échapper : le suc excrété alors en quantité le retenait prisonnier tout en détruisant ses défenses naturelles par son puissant pouvoir acidifiant. En quelques secondes les filaments bruns recouvraient l’étranger et c’en était fini. Un cauchemar. Jaspers vérifia son radiant puis regarda autour de lui sans précipitation. A l’aide d’une branche, il s’assura que la plante était bien vivante puis il commença à disposer son piège. Il lui fallait d’abord dissimuler le garloc autant que faire se peut. Il le recouvrit en partie avec des feuillages. La plante finirait par s’en débarrasser mais pas avant plusieurs heures. Il laissa néanmoins une grande partie des filaments à découvert pour ne pas diminuer leurs facultés agressives mais en entourant l’endroit avec d’autres branchages qui, jusqu‘au dernier moment, les dissimuleraient. Il recueillit ensuite de la sève de nancéa, une plante grasse assez abondante dans cette région, et en imbiba le sol autour du piège. Enfin, il aménagea une chausse-trappe avec des lianes. Il était prêt mais l’essentiel résidait ailleurs : il devait convaincre son ennemi de ne pas tirer à vue. Il comptait pour cela sur l’orgueil stupide de ces défenseurs qui souhaitaient souvent montrer à leurs acolytes leurs grands talents de chasseur. Il devait absolument être pris vivant, en tout cas jusqu’à l’arrivée du troisième défenseur. Enfin, il s’assit de l’autre côté du piège et retira sa cagoule de combi pour renseigner efficacement les radiants des autres. Il n’existait qu’une seule contrainte : que les deux défenseurs survivants n’arrivent pas ensemble. C’était cela le pari. On n’a rien sans rien.

    Environ deux heures plus tard, tandis que les deux soleils de Melram étaient presque au zénith, il aperçut la silhouette d’un biocyborg. Aussitôt, il se mit à crier : « Ne me tuez pas. J’en ai assez. Je me rends. J’ai déposé mes armes, là, devant vous. » Le défenseur s’était arrêté et cherchait à évaluer la situation. Aurait-il tiré que c’en aurait été fini de Jaspers et de ses espoirs mais, après un long silence, il répondit ; « Vous vous levez et vous posez vos mains sur votre tête » et Jaspers comprit que son plan risquait de réussir. Il obtempéra et attendit encore un long moment que l’autre décide de s’approcher. Le défenseur parla dans son quantar, ce qui signifiait que son collègue n’était pas encore à proximité, et s’avança lentement vers Jaspers. Vers le piège. Au moment précis où son ennemi, qui ne le quittait pas des yeux, marcha dans la sève gluante, Jaspers se jeta à couvert derrière une souche tandis que le biocyborg ennemi avançait d’un pas en avant vers les armes abandonnées. La liane que débanda Jaspers lui fit perdre son équilibre et pour se rattraper le biocyborg posa le pied vers la pente naturelle du cratère du garloc. Les feuillages cédèrent sous son poids et il s’affala de tout son long sur la plante qui le reçut avec un chuintement ignoble. Le défenseur ne prononça pas le moindre son, ce qui n’aurait servi à rien. Déjà Jaspers, pour récupérer ses armes, contournait l’affreux spectacle et, sans jeter un regard sur le cratère, s’enfonçait dans l’ombre des arbres.

    Vers la fin du jour, il dut faire un large détour après avoir repéré les traces d’un pligre. Les traces s’arrêtaient net à une mare informe, l’animal ayant disparu comme par enchantement. Jaspers devinait évidemment que, en dépit de son horreur de l’eau, le pligre avait dû s’enfoncer dans le liquide stagnant pour effacer, au moins en partie, son odeur qui flottait encore dans l’air malgré les fougères odoriférantes et les fleurs de charmelles au parfum épicé. C’était ennuyeux. Le pligre n’était pas loin et son bain forcé témoignait de sa faim. Jaspers, prudemment chercha du regard des branches hautes accueillantes. Il jeta son dévolu sur un sycomore argenté de Bêta du Cygne. Ce n’était qu’une cachette approximative car les pligres, chasseurs nocturnes, montaient aux arbres mais que faire d’autre ? Le biocyborg n’avait en réalité qu’un seul moyen, très aléatoire, de se renseigner : son radiant qui l’avertirait d’une proximité indésirable mais, hélas, probablement trop tard car cette espèce de félin attaquait d’un coup, dans la surprise la plus totale. Tandis que la forêt s’assoupissait, Jaspers, immobile et raide comme une souche, guettait chaque bruit dans l’espoir insensé d’anticiper toutes choses, son poing laser bien calé dans sa main droite. Il ne voulait pas s’endormir mais son cerveau surmené par tant de stress le trahissait par instant. Le rayon de soleil l’éveilla d’un coup. Il resta un long moment à surveiller les alentours, du moins ce qu’il pouvait apercevoir de son observatoire improvisé. Il avait mal dans tout son corps mais quelques minutes de marche le remettraient d’aplomb. Il décida de se secouer. Le dernier défenseur n’était pas loin. Sans indication particulière, il le sentait dans tout son être. L’autre avait dû appeler du renfort mais cela n’inquiétait nullement Jaspers. Encore trop loin. Il ne craignait pas non plus une éventuelle opération aéroportée : aux yeux des triades, il n’en valait guère la peine et cela aurait été lui faire trop d’honneur. Il fallait continuer.

    La végétation, imperceptiblement se transformait. Les grands arbres se faisaient plus rares et les sous-bois moins denses. Une atmosphère plus légère flottait dans l’air et témoignait de ce qu’il s’approchait de la côte. La pensée d’un prochain salut lui redonna du baume au cœur. Devant lui une semi-clairière s’étendait sur des centaines de mètres. Il hésitait à la contourner quand la voix le fit sursauter.

              - Ne bougez plus, agent Jaspers. Vos mains à plat sur la tête. Vous ne vous retournez pas et vous jetez vos armes, toutes vos armes, très loin devant vous.

    En définitive, il était pris. Il avait peut-être été imprudent encore que… Il attendit la mort qui allait le frapper sans qu’il la voie. Il n’avait pas peur mais il était déçu. Tout ça pour en arriver là ! Mais l’autre ne se décidait pas.

              - Vous posez à vos pieds votre ordiquant ou votre base de données ou quoi que ce soit que vous avez emmené avec vous. Vite. Surtout ne m’obligez pas à aller y voir moi-même…

    Jaspers s’exécuta et reprit son attente.

              - Je suis persuadé que toutes ces données sont cryptées, reprit la voix. Alors, sagement, vous me dites comment obtenir le code. Ensuite, on attend nos collègues. Non, vous ne vous retournez pas !

    C’était donc la raison qui avait fait différer son exécution… Il avait obtenu bien involontairement un sursis mais sa situation restait inchangée. Dès son retour à la Mission, il serait effacé. En dépit de tous ses efforts, il avait quand même perdu. La voix reprit :

                 - Je vous écoute, agent Jaspers. Si vous parlez tout de suite, cela fera gagner du temps à tout le monde et il vous en sera tenu compte. J’ajoute que…

    La voix s’interrompit dans un hurlement qui, malgré les ordres, fit se retourner Jaspers. Le pligre avait happé la jambe gauche de son ennemi qu’il projetait en tous sens. Jaspers se mit à courir et se jeta à plat ventre dans les hautes herbes de la clairière. Plusieurs minutes s’écoulèrent sans qu’il puisse entendre le moindre bruit. Jaspers décida de revenir sur le lieu de la bataille pour récupérer s’il le pouvait son ordiquant. A quoi cela aurait-il servi de repartir sans lui ? Le pligre était mort, frappé en pleine poitrine par l’incandescent du défenseur mais celui-ci ne valait guère mieux. Ses deux jambes avaient été pratiquement sectionnées par la puissante mâchoire du fauve. Le liquide jaune du biocyborg se mélangeait au sang rouge du pligre en une horrible flaque bigarrée. Dans la lutte, l’incandescent avait roulé à plusieurs mètres et Jaspers se pencha machinalement pour le ramasser. Il s’occupa ensuite de sa trousse de survie et de l’ordiquant qui n’avaient pas bougé de l’endroit où il les avait posés. Il s’approcha finalement du défenseur agonisant. Des bulles jaunes sortaient de sa bouche grande ouverte qui implorait une dernière bouffée d’air. En voyant bouger son ombre, le biocyborg lui jeta un vague regard de ses yeux qui se voilaient déjà mais le fugitif n’était plus son affaire. Jaspers ne ressentait aucune haine pour le défenseur mourant. Dans d’autres circonstances, sous d’autres cieux, cela aurait pu être lui. Il avait eu de la chance, beaucoup de chance que le pligre les ait suivis et qu’il ait choisi d’attaquer le défenseur. Mais la chance faisait partie des tentatives insensées comme la sienne. Il secoua la tête comme pour se convaincre que, cette fois-ci, il approchait de la fin de son parcours. Quelques heures encore et il serait définitivement à l’abri. Il reprit sa route.

     

     

     S’il existait une qualité que Bristica dominait mal, c’était bien la patience. Dans le passé déjà, et pas uniquement lorsqu’elle était enfant, elle avait eu bien des difficultés à réfréner son impétuosité naturelle. A plusieurs reprises, cette impatience native, cette volonté de ne jamais se laisser arrêter et de toujours chercher à aller de l’avant quoi qu’il lui en coûte ou, à défaut de contourner l’obstacle jugé par elle indésirable, avaient failli lui jouer de mauvais tours : on l’avait à plusieurs reprises estimée incontrôlable, presque asociale, au point d’hésiter à lui faire pleinement confiance. Mais puisqu’elle possédait les qualités de ce défaut – l’imagination, l’enthousiasme, la fougue de la jeunesse -, chaque fois néanmoins elle avait pu arriver à ses fins et obtenir ce qu’elle désirait réellement. Au bénéfice du doute, en quelque sorte. On s’en méfiait peut-être mais on ne pouvait pas se passer d’elle.

    C’est peu dire que la claustration qu’elle devait à présent supporter lui pesait. On l’avait changé de prison pour un minuscule appartement, certainement plus confortable, mais son problème restait exactement le même. Elle attendit plusieurs jours qu’on veuille bien s’occuper de son sort et lui proposer – c’était en tout cas ce qu’elle imaginait - une sorte de marché sur son éventuelle collaboration avec ses geôliers, ou, au moins, qu’on lui explique ce qu’on attendait d’elle, toutes éventualités qui l’effrayaient au plus haut point mais qu’elle appelait néanmoins de ses vœux tant elle souffrait de son inaction. Malheureusement, ses ravisseurs ne semblaient pas si pressés de la rencontrer. Lanol était venu une seule fois la voir pour un entretien assez bref au cours duquel elle avait jugé préférable de ne pas desserrer les dents. Le biocyborg avait vaguement essayé de la convaincre que sa trahison apparente des idéaux impériaux n’avait pour seul but que de ne pas laisser au profit de quelques uns ce qui relevait de l’Humanité dans son ensemble mais il ne semblait pas lui-même vraiment convaincu de ce qu’il avançait. Cela s’était passé le quatrième jour de son incarcération mais on en était à présent au onzième jour et elle n’avait pas réentendu parler de lui.

    Bristica avait également d’autres sujets d’inquiétude. Si elle avait pu se convaincre qu’il était totalement impossible que les Impériaux ne puissent rapidement la retrouver, le temps passant, elle avait dû déchanter. Que sur Terra, les autorités légales n’aient pas les moyens de la localiser la laissait stupéfaite. Et cela prouvait au moins que ses ravisseurs étaient fort bien organisés et relativement sûrs de leur impunité. Elle s’inquiétait également de ne plus avoir aucune nouvelle de son allié dans la place. Elle s’était repassé encore et encore le bref enregistrement, sans autre résultat que de douter : peut-être était-ce un piège ? Peut-être attendait-on que, d’elle même, elle fasse mention de l’incident ? Peut-être éprouvait-on ainsi sa bonne foi et estimait-on la confiance qu’on pouvait lui délivrer ? Mais s’il fallait qu’elle se résolve à évoquer l’enregistrement à ses geôliers, la Farbérienne s’était promis que ce ne pourrait être qu’en dernier ressort. Quoi qu’il en soit, l’homme qui lui avait remis l’audic n’avait tout simplement jamais reparu et elle se perdait en conjectures. Avait-il été démasqué mais alors… ? Il avait été remplacé par une petite femme blonde, tatillonne et mesquine, que, d’emblée, elle avait détestée. Elle était persuadée que tant que sa nouvelle gardienne serait présente, rien ne pourrait se produire. La femme observait ses plus petits mouvements, paraissait guetter le moindre signe de faiblesse de sa part et Bristica savait qu’aucune petite vexation ne lui serait épargnée. Quand elle demeurait seule, c’est-à-dire presque tout le temps, elle pariait que l’autre devait continuer à la surveiller au moyen d’un quelconque mécanisme caché dont, malgré ses efforts, elle n’avait jamais pu déceler la trace. Au fond, elle avait bel et bien été neutralisée et c’était, du moins pour un certain temps, probablement le but recherché.

     La surprise de Bristica fut totale quand, le lendemain soir suivant, elle vit s’approcher d’elle, qui comme à son habitude était assise la mine renfrognée dans son fauteuil, la gardienne blonde, un sourire mauvais à la bouche. La Farbérienne dut prendre sur elle même pour ne pas ébaucher un mouvement de recul tant les intentions de l’autre semblaient hostiles. Au lieu de quoi, la blonde lui toucha presque gentiment le bras en murmurant : « J’espère que vous n’avez pas froid dans cet appartement, Citoyenne ? ». Bristica, pétrifiée, se demanda si, par un hasard extraordinaire, la blonde… Mais, au même moment, l’autre gardien se mit à tousser violemment et elle ne douta plus. Tout se passa très vite. La blonde l’attrapa par le bras et l’entraîna vers la porte que son collègue tenait ouverte. Au delà, un couloir nu et désert dans lequel le trio s’engagea en courant. Une enfilade de portes puis un droïde de maintenance qui attendait. La blonde se tourna vers Bristica et lui lança :

                - Vous suivez le droïde. Nos chemins se séparent ici.

    Le droïde se mit en mouvement et la Farbérienne, sans comprendre, se lança à sa suite. On entendait déjà des bruits de bottes, des ordres brefs qui approchaient. Le droïde s’engouffra dans un PAMA de descente puis à nouveau dans des couloirs. Plus haut, on pouvait percevoir des détonations, le bruit sec et amplifié d’un éclateur. La blonde et son compagnon devaient chercher à gagner quelques unes des précieuses secondes qui lui étaient nécessaires pour se mettre à l’abri. La jeune femme avait du mal à suivre l’allure rapide du droïde qui n’hésitait jamais sur le chemin à prendre. Ils coururent pendant ce qui donna l’impression à Bristica de durer des heures. Où était-elle donc ? Les couloirs se succédaient et elle ne voyait pas âme qui vive. Jamais de porte latérale. Plusieurs PAMA. D’autres couloirs. Un escalier mécanique à l’ancienne qui se déclencha à leur arrivée. Enfin, ils aboutirent face à une porte magnétique double que le droïde ouvrit en pianotant sur un panneau codé. Il se retourna vers elle. La Farbérienne était à bout de souffle et elle dut s’appuyer contre la froide paroi métallique du couloir.

                 - A vous, Citoyenne, expliqua le droïde. Je vous laisse ici.

                - Mais… Enfin, où est-on ? Qu’est-ce que je dois faire… Où je dois aller ?

             - Mes ordres étaient de vous amener ici et de refermer derrière vous. A présent, vous êtes libre. C’est à vous, Citoyenne.

                - Pourtant je veux savoir… s’exclama Bristica mais le droïde, sa mission terminée, n’écoutait plus. Il attendait que la jeune femme franchisse le seuil.

    Bristica hésita encore quelques secondes puis, haussant les épaules, s’avança. Elle entendit le chuintement de la double porte magnétique qui se fermait sur elle. Devant elle, un couloir - encore un ! - un peu plus large que les précédents, à peine éclairé d’une étrange lumière mauve et dont elle ne pouvait apercevoir l’extrémité. Elle était absolument seule et complètement perdue.

     

     

    Bristica attendit un long moment mais, comme elle le pressentait, la porte ne se rouvrit pas. A contrecœur, parce qu’il lui fallait bien faire quelque chose, elle s’avança dans le couloir sinistre. Après une centaine de mètres, elle se heurta à une nouvelle porte qui, par chance, coulissa après qu’elle eut présenté la paume de sa main au panneau de contrôle. Sa joie de ne pas se trouver enfermée entre ces murs fut de courte durée : la porte ouvrait sur deux autres couloirs, en apparence semblables à celui qu’elle venait de quitter. La même lumière mauve diffusait sa tonalité blafarde sur l’absence de repères. Quelle direction choisir ? Pour aller où ? De guerre lasse, elle s’assit à même le sol, contre la porte close dont la froideur lui pénétrait le corps et séchait les restes de sa transpiration. Elle n’avait plus sa fiduce et ses vêtements légers la protégeaient à peine de la fraîcheur ambiante. Sans plus. Pas de vivres. Aucune indication sur la route qu’elle devait suivre. Personne vers qui se tourner. Sans compter son ordiquant perso, son seul lien potentiel avec l’extérieur, abandonné aux mains de ses ravisseurs. Autant dire qu’elle n’existait plus, qu’elle n’était plus qu’un fantôme, une caricature d’humain, moins qu’un droïde. Elle frissonna. Bristica évoqua avec tristesse l’ordimplant dont elle n’avait jamais voulu. La puce invisible, implantée à même le corps et entretenue par l’activité électrique de l’organisme humain, permettait à ceux qui en avaient fait le choix d’être reliés en permanence au Grand Réseau, le réseau galactique de communications interpersonnelles, c’est-à-dire la certitude d’être toujours en contact volontaire avec le monde entier. Certains prétendaient qu’on devait refuser une telle surveillance policière, une telle intrusion dans le vie des gens. Qu’on ne pouvait jamais savoir avec certitude si, volontairement déconnecté, on n’était pas encore en prise avec une surveillance d’autant plus efficace qu’on ne la soupçonnait pas. Ce n’était pourtant pas pour ces raisons qu’elle avait refusé le média que tant de ses amis avaient adopté (qu’avait-elle alors à cacher ?) mais parce qu’elle avait voulu prouver à tous son indépendance, montrer son souci de totale liberté, son esprit rebelle comme elle disait alors. Un ordimplant. Encore que la première idée de ses ravisseurs aurait été de neutraliser l’engin… mais vraisemblablement pas tout de suite. Dans le glisseur où l’avait tout au début conduit Lanol, jamais le biocyborg n’aurait osé… Et peut-être que cela aurait suffit à Vliva pour… L’image de l’Impériale dansa devant ses yeux fatigués. Elle semblait si lointaine… Oui, mais un ordimplant l’aurait aidée, par exemple le jour où elle s’était disputé avec Relotan et qu’elle avait abouti dans ce bouge de Berinam, le quartier mal famé de Carresville, quand les deux biocyborgs l’avaient prise à partie et que… Elle s’égarait. Tout ça, c’était avant. Sa situation présente était bien plus sérieuse.

     Elle était encore épuisée par sa course échevelée avec le droïde et elle étira ses jambes lourdes sur le sol, en inclinant la tête en arrière, contre la paroi indifférente. Je suis mal, pensa-t-elle. Vraiment mal. Elle ferma les yeux, au bord des larmes. Une vague de découragement l’avait envahie qui lui soufflait que, plus les jours passaient, pire était sa condition. A présent, si elle ne trouvait pas rapidement un moyen de se sortir de ce piège mortel, c’était sa vie même qui était en jeu. Une fois encore, elle repensa à Carresville, au temps où tout était plus facile, quand elle n’imaginait rien d’autre que la Prospective ou, lorsque le travail devenait trop prenant, des vacances promises sur Bejami, la planète sœur de Farber, et ses plages de sable noir. Terra n’était alors qu’un univers lointain qui ne l’attirait pas. Et voilà qu’à présent elle allait mourir de faim ou d’épuisement dans ses souterrains inconnus, comme un rat de laboratoire dans une nasse. Où donc avait-elle fait une erreur ?

    Elle sursauta en entendant un bruit métallique. Elle se redressa. Rien. Elle avait fini par s’endormir, marionnette misérable dans son couloir désert. Le bruit, c’était son cerveau qui la rappelait à l’ordre. Elle se leva et choisit le chemin de gauche. Encore d’autres couloirs. Le temps s’écoulait sans qu’elle puisse le mesurer. Elle avait soif et… Presque honteuse, elle s’accroupit contre une autre porte pour soulager sa vessie. En rezippant sa combi, elle regarda avec suspicion autour d’elle. Geste stupide, puéril, qui témoignait de son malaise. Tout de même, elle se sentit presque ragaillardie. Allons, lança-t-elle à voix haute, je vais bien finir par trouver un moyen de me sortir de ce labyrinthe, sartelle de Safrane [2] ! Elle reprit courageusement son chemin.

    Elle marcha longtemps, presque machinalement, à la manière d’un automate. C’est presque par hasard que, face à une nouvelle porte magnétique, elle remarqua le panneau différent de tous ceux qu’elle avait déjà rencontrés devant tant d’autres portes. Celui-là était plus volumineux, mieux protégé, et cela signifiait certainement quelque chose. Comme ailleurs, le panneau commandait l’ouverture de la porte mais… En passant et repassant ses doigts sur la surface polie du verre réfléchissant, elle déclencha l’ouverture d’un écran. Avec un plan. Elle repéra l’endroit où elle se trouvait – qui clignotait – et entreprit de comprendre sa position. Un lacis de couloir mais aussi des salles dont les légendes en Fried ne lui disaient rien. Aucune importance, se murmura-t-elle, c’est là qu’il faut aller. Elle mémorisa avec attention le chemin à suivre, revint même sur ses pas pour être à nouveau certaine. Quelques nouveaux couloirs plus loin, elle aboutit devant une porte enfin différente. Depuis plusieurs minutes, la blafarde lumière mauve avait fait place à une luminosité jaune qui sourdait du plafond et l’air ambiant, elle le sentait bien, s’était réchauffé. L’inscription sur la porte – quelques lettres, quelques chiffres – correspondait parfaitement avec ce qu’elle avait précédemment repéré sur le tableau. Mais aucun sas d’ouverture. Elle inspecta chaque pouce de la porte sans succès. Bristica faillit hurler de rage. C’était trop injuste ! Il devait bien y avoir un moyen… Seul, à mi-hauteur, un rectangle de synthis [3] noir, au dessus des quelques signes en fried, tranchait sur le rouge immaculé de la porte. Elle présenta une par une les pulpes de ses doigts, ses paumes, ses empreintes rétiniennes. La porte restait obstinément close. Désespérée, elle lui tourna le dos et chercha à réfléchir. Tous les couloirs qu‘elle avait parcourus étaient mixtes, c’est-à-dire accessibles aussi bien aux humains qu’aux droïdes, comme en témoignaient les panneaux d’ouverture rencontrés qui ouvraient leurs portes respectives d’un seul contact de la paume des mains. Ils n’étaient pas sécurisés puisque elle-même les avaient franchi. Alors quoi ? Pourquoi cette porte là serait-elle différente ? Elle l’inspecta à nouveau. Là, on voyait l’orifice d’ouverture dédié aux droïdes et là, ce carré noir qui… Elle faillit hurler de joie. Que je suis conne ! bougonna-t-elle. C’est une porte à impulsion comme il y en a des milliards partout ! Elle s’approcha du synthis, colla ses lèvres tout contre le matériau et, d’une voix claire, annonça : Zerma Filed, service de maintenance. Au son de la voix humaine, la porte s’ouvrit immédiatement. Elle avança dans une salle immense qu’elle examina avec attention du seuil où elle se trouvait. Elle se tenait en fait sur une grande mezzanine qui en faisait le tour. Au centre, les masses oblongues de machines gigantesques entièrement encapuchonnées d’un matériau gris scintillant sous la lumière blanche qui tombait du plafond. Un léger ronronnement s’élevait de l’ensemble. Aucun mouvement. La salle, automatisée, était déserte. Sur la mezzanine, d’autres portes et probablement autant de couloirs qui convergeaient. Il s’agissait assurément d’une unité d’énergie, peut-être une sous-station d’électricité ou de chauffage. Elle repéra l’escalier de fer qui permettait d’accéder au niveau inférieur et s’en approcha rapidement. C’est seulement en bas qu’elle découvrit l’immense panneau de contrôle situé sous la partie de la mezzanine par laquelle elle était arrivée et qui s’illuminait de centaines de témoins clignotants. Elle se dirigea tranquillement vers lui. A présent, elle savait ce qu’elle devait faire.

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    [1]  radiant : détecteur de poche permettant d’identifier les êtres vivants par les potentiels électriques provoqués par l’activité de leur organisme, notamment le cerveau.

    [2]  Safrane : planète quasi inexplorée du système du Trident (Farber). Une sartelle est une sorte de démon des forêts.

    [3]  Synthis : sorte de plastique extrêmement résistant (NdT)



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