• livre un : chapitre six

    Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

    Sujet :                                    Prospective générale

    Section :                                histoire générale ; économie générale ; histoire des Sciences

    Références extrait(s) :   tome 5, pp. 129-177 ; tome 164, pp. 99-107 ; tome 204, pp. 214-861 

    Sources générales :         tomes 19 à 27 ; 160 à 166 ; 204, 212 à 215

    Annexe(s) :                          1012 (physique quantique), 1003 (physique unifiée), 333 (statistiques et                                                         prospective)

     

     

    …/… Bien que l’approche théorique de la Prospective générale date des premières années de l’Expansion, c’est bien plus tardivement que ses implications politico-économiques réelles furent effectivement comprises. Les premiers travaux modernes de réorganisation de cette discipline datent en effet des études entreprises par l’Ecole de Mez Antelor (ne pas confondre avec le traité du même nom organisant l’exploitation de certains métaux rares, cf. index), alors sous la direction d’un brillant théoricien, Algenor Aldrix (814-923 rc). A la fin des années 880, Aldrix et ses élèves furent certainement les premiers à entrevoir les possibilités considérables…/…

     

    …/… car l’idée de base de la Prospective générale (également appelée Prospective quantique en raison de son intrication tant théorique que pratique avec la physique des quanta, mais également avec l’informatique quantique qui en découle) est essentiellement de chercher à anticiper le plus exactement possible l’évolution probable du futur immédiat, c’est à dire des cinq à dix années qui suivront l’analyse. Toutefois, la Prospective générale suit des contraintes variables selon l’objet analysé. On comprendra, en effet, que plus la situation étudiée est globale et loin projetée dans le temps, plus les prévisions seront aléatoires. Les quanticiens, qui sont les praticiens de cette discipline, admettent, par exemple, qu’une prévision sérieuse se rapportant à un sujet aussi vaste que la situation politique globale de la Galaxie ne peut porter que sur un futur probable moyen de 1 à 2 ans, le point de départ temporel étant la date de recueil des premières données retenues et non le résultat de l’analyse elle-même. En revanche, plus le sujet étudié sera restreint (par exemple, les perspectives de développement d’une entreprise commerciale ou la situation politique d’une planète donnée), plus les prévisions seront valables pour une durée de temps étendue. Les chercheurs avancent en pareil cas un « intervalle de confiance », un paramètre dépendant en conséquence étroitement du sujet étudié ainsi que de la quantité, de la qualité et de la pertinence des données introduites dans l’analyse finale, appelée par les spécialistes la « méta-analyse décisionnelle».

         La prospective générale ne doit être comprise ni comme une doctrine prédictive, forcément subjective, ni comme une science totalement exacte : c’est avant tout un outil d’aide à la décision dont les qualités certaines résident essentiellement dans l’excellente adéquation entre…/…

     

    …/… Assez rapidement, à la suite des travaux d’Aldrix et de ses élèves, de nombreux centres de Prospective générale se développèrent dans l’ensemble de l’Univers habité. Citons, par exemple, l’Institut Impérial de Prospective Politique (IIPP) sur Terra (889 rc), la Faculté Spécialisée de Vargas (890 rc), l’Ecole Prospective Lin Valen sur Songora (Epsilon de la Lyre, 903 rc), l’Université de Prospective Générale et Appliquée (ville de Vangel, sur Kramoes-alpha du Cygne, 903 rc), etc. De nos jours, il n’est guère de ville universitaire qui ne possède un département de Prospective générale ce qui témoigne, s’il en était besoin, de l’immense espoir que…/…

     

     

     

     

     

    6

     

     

      

         Plus que le bruit, ce fut la sensation d’une présence qui fit se redresser Relotan. Surpris par son brusque mouvement, le jeune homme qu’il supervisait releva également la tête, abandonnant l’écran de l’ordiquant. Il regarda avec étonnement son maître.

                   - Comment, Relotan, vous n’êtes pas d’accord avec…

         Mais Relotan posa un doigt sur ses lèvres et se mit à écouter. Ne percevant rien de particulier, son regard revenait à son élève au moment où ils entendirent distinctement cogner à la porte.

                 - Ah, vous voyez, Bresler, je savais bien qu’il y avait quelqu’un. Attendez-moi, je vais voir.

         Il s’approcha de la porte mais, avec le vidéophone en panne, il ne put faire autrement que l’entrouvrir sans savoir à qui il avait à faire. Un homme brun, plutôt grand et aux vêtements de bonne coupe, lui faisait face. L’inconnu grimaça un sourire et haussa les épaules, l’air de s’excuser.

                  - Vous êtes bien monsieur Vridel. Monsieur Relotan Vridel ?

                  - Oui, en effet, mais… Que puis-je…

                  - Permettez-moi de me présenter. Mon nom est Lansoer Vras et je souhaiterais… Mais, je vous dérange peut-être ?

                  - C’est-à-dire… J’ai un élève avec moi et…

                 - Compris, répondit l’homme. Je vous laisse mais, si vous me le permettez, je reviendrai un peu plus tard…

                 - Certainement mais puis-je savoir… ?

               - C’est que j’aimerais vous demander des renseignements sur quelqu’un que vous connaissez et j’avais pensé… Sur Madame Glovenal, pour tout vous dire. Voilà, en deux mots, je vous explique : je représente la Farbérienne de Disponibilité. Une société d’assurances.

               - Je connais, répliqua Relotan, surpris. Mais que… Que voulez vous à Bristica, Madame Glovenal, je veux dire ?

         L’homme arbora un franc sourire qui le rendit immédiatement sympathique.

               - C’est que j’ai de bonnes nouvelles pour elle. Sa demande de prêt a été acceptée et j’avais pensé que vous pourriez me dire comment la joindre pour quelques formalités puisque je sais, d’après sa carte de coordonnées à la Farbérienne, qu’elle habite ici.

                - Elle habitait… oui, mais, en ce moment, elle est bien loin d’ici. Sur Terra.

                - Oh, si loin… Eh bien, peut-être, pourrez-vous quand même…

               - Mais c’est que je… je l’ai perdue de vue depuis plusieurs mois et…

               - Oh, je suis navré d’apprendre ça, déclara l’homme, mais ça ne fait rien : le plus petit renseignement, la moindre indication… Mais je vous laisse car je vois que vous êtes occupé. Je reviens dans une ou deux graves [1]. Sur le coup de six graves, ça vous irait ?

               - Mais je ne sais vraiment pas si…

               - Alors, à tout de suite, monsieur Vridel. Avec mon amabilité.

         Sur cette formule de politesse, l’homme tourna le dos et s’éloigna, laissant Relotan, perplexe, refermer sa porte. Ce n’est qu’après le départ de son élève qu’il repensa à la visite de l’homme. Une visite bien inutile puisque, après leur déliaison, Bristica était partie pour la lointaine capitale de l’Empire sans lui donner depuis le moindre signe de vie. Et, pour ce qu’il en pensait, ce n’était pas plus mal. Les derniers mois de leur alliance avaient été particulièrement pénibles. Relotan y songeait encore parfois avec souffrance mais sans aucun regret. Il avait aimé cette femme, il ne pouvait et n’aurait pas voulu le nier, mais cela avait été trop difficile… Et pourtant, ils avaient tellement en commun, à commencer par l’informatique et leurs études universitaires en parallèle. Et puis aussi des goûts, des enthousiasmes et des répulsions semblables. Tant de ces petites choses qui font la Vie. D’autres, très certainement, s’en seraient contentés mais pas eux. Bris demandait trop, exigeait trop. Et lui n’était pas si sûr d’avoir envie de donner. Alors ils s’étaient perdus en cours de route et cela, ni lui, ni elle, n’y pouvaient rien. Ils en étaient arrivés à cohabiter dans une espèce de pseudo vie commune qui ne satisfaisait aucun des deux. C’est lui qui avait posé la question, qui avait osé mettre le problème sur la table. Parce qu’il en avait assez de devoir toujours et partout faire semblant. Relotan revoyait le visage de sa compagne quand il l’avait forcée à s’asseoir et à réfléchir avec lui sur leurs destinées à tous les deux, sur leur voyage commun, comme il disait. C’était une fin d’après midi ensoleillée, dans la bibliothèque de l’Ecole Harden où il donnait des cours à quelques étudiants peinant sur leurs ordiquants. Bris, elle, s’était déjà envolée vers d’autres horizons puisqu’elle faisait partie de l’état-major d’informatique appliquée de l’Administration. Ce jour-là, arrivée en retard comme à son habitude, elle avait au début fait preuve d’une grande impatience, un soi-disant travail urgent, mais elle avait vite compris qu’il était sérieux. Alors, elle s’était assise et, le menton entre ses mains, elle l’avait écouté. Relotan savait qu’elle n’était pas surprise de ce qu’il lui disait. Cela aurait probablement été elle qui y serait venue s’il n’avait pas pris les devants. Il se rappelait bien sa première phrase après : je vois que tu mets toujours le sel sur le scarrel [2] le premier. C’était bien une réaction à elle et ça l’avait fait rire malgré le chagrin de ce qu’il était forcé de dire. Quelques journées encore, à se voir entre deux glisseurs, et puis le vide. Au début, il avait eu du mal à s’y faire. Il avait même envisagé de la relancer, de lui expliquer qu’ils devaient chercher à recommencer, que peut-être… Le temps avait passé et, quelques mois après, elle quittait Farber. Il ne savait pas ce qu’elle faisait à présent mais il était persuadé qu’un jour ou l’autre, au hasard d’une conversation, il entendrait encore parler d’elle. Il n’était plus vraiment triste. Il lui restait des souvenirs, des moments intenses de joie partagée, quelques fous rires, la certitude d’avoir rencontré quelqu’un qui comptait dans sa vie. Ce n’était déjà pas si mal.

         Relotan s’apprêtait à sortir. Il avait vaguement attendu la nouvelle visite de l’homme puis, le temps passant, il l’avait presque oubliée. Mais c’est toujours la même chose : au moment où il s’apprêtait à franchir le pas de sa porte, l’autre s’était montré. En soupirant, Relotan s’était effacé pour le laisser entrer et, sans ôter la veste d’extérieur qu’il venait d’enfiler, l’avait interrogé.

                   - Donc, vous êtes là pour Bristica Glovenal ?

               - Oui, comme je vous disais tout à l’heure, j’ai besoin de certains renseignements parce que…

                - Alors, ça va être vite fait parce que je ne sais plus rien d’elle. Je vous ai déjà dit qu’elle était sur Terra. Adressez-vous plutôt à la Délégation du Commerce Galactique qui a été en fait son dernier employeur ici.

                   - C’est que… Je l’ai déjà fait et…

                   - Alors, je ne peux rien de plus pour vous !

                 - Permettez-moi d’insister, poursuivit l’homme qui venait de s’asseoir sans y être invité.

                - Monsieur j’ai-oublié-votre-nom, je vous prie à présent de sortir, s’indigna Relotan.

         Mais l’homme, nullement impressionné par le ton cassant de son interlocuteur, se renfonça dans son fauteuil et croisa les jambes. A contrecœur, Relotan s’assit à son tour.

                  - Il va falloir me renseigner, monsieur Vridel, reprit l’homme. C’est totalement dans votre intérêt et, d’ailleurs, je ne partirai pas sans savoir ce que je suis venu chercher ici.

         Confondu par tant de sans-gêne, Relotan resta un bref instant interdit puis se leva, soudain hors de lui, mais la voix brutale de l’homme l’interrompit dans son mouvement.

                - Vous restez assis, monsieur Vridel. Et vous me répondez immédiatement.

         Plus que la voix cassante, ce fut l’attitude de l’homme qui l’immobilisa. Le sourire sympathique avait fait place à un visage figé et mauvais et les yeux noirs qui le surveillaient n’avaient plus rien d’amical. Relotan s’insurgea.

                - Non, mais dites-moi, ça suffit. Je n’ai pas d’ordre à recevoir. Vous sortez immédiatement ou tout ça va se terminer au bureau de police civile. Dites, vous m’avez bien compris ?

         L’homme ne répondit pas. Il baissa les yeux, haussa les épaules comme pour se convaincre, puis leva le bras droit. Deux silhouettes apparurent derrière Relotan qui hoqueta de surprise. L’homme, par un artifice quelconque, avait dû leur laisser la porte ouverte sans qu’il s’en aperçoive. Relotan s’était retourné vers les arrivants. Deux biocyborgs qui n’avaient pas l’air engageant. Il ne comprenait plus rien, ne voyait pas ce que ces trois là lui voulaient. Son regard retourna vers l’homme et il n’en crut pas ses yeux. L’inconnu avait sorti un incandescent qu’il avait posé sur ses genoux, bien en évidence. Un incandescent : sur Farber une arme formellement interdite aux civils !

              - Mais, commença Relotan, Messieurs, voyons, je ne comprends…

                    - Ta gueule ! jeta l’homme. Toi, connard, tu écoutes. Et tu restes assis.

         Il regarda vers le plafond comme pour y chercher les mots qu’il allait prononcer tandis que les deux biocyborgs, silencieux, étaient venus se positionner de part et d’autre du fauteuil de Relotan.

                  - Bon, je t’explique, gros malin. Ton ex bonne femme, la Glovenal, on veut des renseignements très précis sur elle. Et il n’y a que toi qui peux nous les fournir. Voilà : elle travaille actuellement sur un projet qui nous intéresse, qui nous passionne même. Comme elle est trop loin pour nous renseigner, toi, tu vas…

                - Mais c’est de la folie ! s’exclama Relotan. Je ne sais absolument pas…

                   - Ta gueule, je t’ai dit, et écoute ! Il y a quelques années, trois pour être précis, elle a travaillé sur une étude de prospective qui concernait le commerce des métaux précieux entre la République de Farber et la Compagnie du Fret Stellaire. Attends, crétin, avant de répondre. J’ai pas fini. Donc, tu es quanticien comme elle et je suis certain qu’elle t’a parlé de ça. Ce que je veux – et je ne veux que ça – ce sont ses archives perso sur le sujet. En d’autres termes, tu me dis où elle stocke ses infos locales, je ne sais pas moi, un coffre, un ordinateur quelque part. A la Délégation, ils disent qu’ils n’ont rien et je les crois. Tu me dis. On part. C’est fini.

                    - Mais, c’est dingue, rétorqua Relotan, comment voulez-vous que… Oui, c’est vrai, je me souviens d’une étude de ce genre mais, moi, je ne… Ses archives, elle les a probablement emmenées avec elle mais je ne sais pas…

                   - On le sait qu’elle les a avec elle, tu nous prends pour qui ? Mais, elle, on a… quelques difficultés à la rencontrer. Or, je sais très bien comment ça marche en prospective : il y a, il est obligatoire qu’il y ait, une sauvegarde quelque part. La Glovenal, quand elle est partie lécher les bottes des Impériaux, elle a sauvegardé ses précieuses notes, tu penses. Et elle n’a pas amené sa sauvegarde sur Terra, tu peux me faire confiance. Or, tu vois, mon cher Monsieur, dans ces notes, il y a des trucs qui m’intéressent donc… Tu nous dis où ça se trouve sinon nous allons avoir un gros problème. Toi surtout.

                   - Mais j’en sais rien ! Par Bergaël, j’en sais foutre rien ! hurla Relotan.

                   - Tu réfléchis. Mais vite car nous n’avons pas tout notre temps. Allez exécution !

         Relotan était terrorisé. Il venait de comprendre que l’homme ne plaisantait pas. Plus encore que ce qu’il recherchait devait avoir une importance capitale pour d’autres. A présent qu’il avait pu écouter l’homme plus longuement, il avait l’impression que celui-ci s’exprimait, certes dans un Farbérien parfait, mais avec une légère pointe d’accent. Qui étaient donc ces gens ? Dans quoi Bris s’était-elle fourrée ? Relotan était paniqué. Il regarda les biocyborgs qui l’observaient avec curiosité, l’homme et son incandescent, son appartement d’où ne pouvait venir aucun salut. C’était comme dans le pire de ses cauchemars : des inconnus, chez lui, qui le menacent et lui qui ne peut rien leur dire, qui ne sait rien. Il se mit à trembler de peur. La voix le fit sursauter.

                  - Alors, gros malin, les souvenirs te reviennent ?

                 - Ecoutez, je vous en supplie. Je ne sais rien. Vraiment. Faut chercher ailleurs, voyons ! Moi, je ne peux pas… Je ne sais rien… Ecoutez, je dirai pas que vous êtes venus. Promis. Mais vous me laissez tranquille maintenant. Je vous en prie…

          L’homme se leva.

                - Bon, tu ne sais rien. Tu ne te rappelles de rien. C’est bien dommage. Alors ces messieurs vont t’aider. T’aider à retrouver cette pauvre petite mémoire qui te fait défaut au moment précis où tu en aurais le plus besoin. Messieurs, s’il vous plaît…

         Les biocyborgs posèrent en même temps leurs poings sur les épaules de Relotan qui se mit à hurler mais une main ferme étouffa ses cris. L’homme se retourna vers sa victime qui, le visage en sueur et les yeux larmoyants, était totalement immobilisée. Il la contempla deux à trois secondes en secouant la tête d’un air navré puis s’éloigna.

           L’homme s’assit sur le porche de la maison. Il observa le quartier presque désert à cette heure de la journée. Il n’était pas pressé et, en sifflotant, sortit de sa poche un bâtonnet de glaisée, une sorte de réglisse locale, et se mit à le sucer. Pour lui, toute cette opération ne menait pas à grand chose ; il était totalement persuadé que le compagnon de la quanticienne ne savait rien. Mais les ordres étaient formels : pas question de laisser passer la moindre chance d’obtenir une quelconque source d’information. L’ennui était que, en démarrant le processus de recherches, il s’obligeait à ne laisser aucune trace derrière lui. Ce qui, en clair, signifiait l’effacement des témoins gênants. Il repensa au pauvre type entre les mains des biocyborgs. Il était triste pour lui mais qu’y pouvait-il ? Comme d’autres avant lui, Vridel n’était qu’une victime écrasée par une situation qui le dépassait. Manque de chance, voilà tout. La Galaxie continuerait quand même de tourner.

           L’homme s’était presque assoupi. Les yeux fermés, appuyé contre un des petits arbres du jardinet, il donnait l’impression d’un banal représentant de commerce attendant patiemment le retour de l’occupant des lieux. Mais ce n’était qu’une illusion et, en professionnel averti, tous ses sens étaient en éveil. Il bailla en entendant la porte s’entrouvrir. Un des biocyborgs s’avança tranquillement et vint s’asseoir près de l’Homme.

                   - Il ne savait rien, Monsieur. Cela nous pouvons en être sûrs.

         L’homme n’était pas étonné et ne prit pas la peine de répondre. Il se leva, épousseta sa combinaison et attendit patiemment la sortie du deuxième biocyborg. Puis, comme pris d’une soudaine inspiration, il tourna un regard interrogateur vers le premier biocyborg. Celui-ci reprit doucement :

                - La procédure Gen B2. C’est celle que nous avons choisie, Monsieur. La mieux adaptée à la situation. Aucune trace.

         Puis il crut bon d’ajouter :

                  - Mais il ne savait rien, Monsieur, vous pouvez en être assuré. Il ne savait même pas pourquoi il devait être effacé.

         L’homme continua quelques instants à observer silencieusement le biocyborg puis il haussa les épaules et se dirigea vers l’avenue et leur glisseur. 

     

     

         Bristica ouvrait grand ses yeux et observait avec attention tout ce qui l’entourait. Le cœur battant mais l’attention bien en éveil, elle entendait ne pas perdre une miette du spectacle jusque là inaccessible pour elle du palais impérial. Car c’était bien là qu’elle se trouvait. Jamais elle n’aurait pensé être invitée si rapidement dans ce lieu sacré de l’Empire, lieu mythique entre tous, que même dans ses rêves les plus fous elle n’aurait imaginé explorer. En tout cas si vite. D’une certaine manière, le bâtiment qu’elle traversait n’était guère différent de ceux d’une des grandes administrations impériales et pourtant il y régnait – mais peut-être était-ce seulement dans sa tête – une atmosphère très spéciale. Une ambiance ouatée, une impression d’intemporalité, des relents d’Histoire… Oui, d’Histoire car, même remanié à plusieurs reprises, c’était probablement un des plus anciens bâtiments construits de la main de l’homme, si l’on exceptait, évidemment, les quelques rares monuments antiques ayant résisté aux années de cristal quelques dix siècles plus tôt. Sauf qu’ici tout était vivant. C’était de ces murs que sortaient des décisions qui engageaient l’avenir de lieux et de gens situés à des distances presque incalculables. C’était ici qu’on décidait pour la plus grande partie de l’Humanité. C’était vraiment ici qu’on faisait l’Histoire… A la suite de Vliclina et de Lanol, elle traversait des salles tantôt aussi gigantesques que celles d’un musée, tantôt minuscules et réservées à des usages inconnus d’elle ; elle foulait d’une démarche presque hésitante des antichambres, des couloirs, des escaliers monumentaux, plusieurs PAMA. Luxe suprême, qui lui rappelait toute l’étrangeté de cette visite, les rares serviteurs ou sentinelles qu’elle apercevait de ci, de là, étaient tous humains : elle n’avait pas aperçu un seul droïde ! A un moment, Vliclina se retourna vers elle et, en souriant, lui expliqua que, pour des raisons de confidentialité, ils avaient effectué quelques détours, et Bristica hocha la tête dans un signe d’assentiment qui correspondait peu à son incertitude. Le trio s’arrêta enfin devant une grande double porte de marbre bleu et l’Impériale se tourna vers son assistante.

                   - Vous vous doutez, Brissy, que nous n’avons pas rendez-vous ici mais puisque nous avons quelques minutes d’avance, je vous propose, si cela vous intéresse évidemment, de jeter un coup d’œil à la Grande Salle des Audiences. C’est là que l’Empereur reçoit les délégations.

         Vliclina eut un nouveau sourire en percevant la réponse muette de la Farbérienne. Elle se tourna vers les gardes d’honneur qui, à son signal, déclenchèrent le mécanisme d’ouverture. Lanol, toujours imperturbable et silencieux, fit signe qu’il attendrait ici les deux femmes.

         Vliclina se conduisit en guide parfait. Tandis qu’elles arpentaient lentement la salle monumentale, elle expliqua à voix basse le déroulement des cérémonies puis, désignant, une enfilade de couloirs qui s’ouvrait au fond de la salle, ajouta :

                 - Au delà, c’est l’aile des Conseillers, de la Suite et des proches de l’Empereur. Et tout juste un peu plus loin les appartements privés de Sa Majesté. Je doute que nous y soyons les bienvenus. De toute façon, l’heure de notre entretien est venue. Allons retrouver Lanol. La salle de notre petite réunion est toute proche.

         Bristica était dans l’incapacité de prononcer le moindre mot tant elle était impressionnée et elle se contenta d’acquiescer en silence. Mais la décontraction apparente et l’aisance de l’Impériale lui soufflaient que la jeune femme était vraisemblablement bien autre chose qu’un simple Directeur-Adjoint de l’Institut de Prospective, si célèbre fut-il.

         Elles revinrent à l’entrée. Les soldats, en uniforme blancs de la garde rapprochée, étaient toujours figés et formaient avec Lanol une étrange figure de théâtre. Le trio se remit en route et s’arrêta quelques mètres plus loin devant une porte dérobée. Vliclina présenta son index à la poignée électronique et attendit le déclic d’ouverture.

         Dans la pièce nue, trois personnes étaient déjà assises autour d’une table et elles ne se levèrent pas à leur arrivée. Vliclina ébaucha une légère révérence et, désignant Bristica qui était à sa hauteur, l’introduisit.

             - Citoyens-Conseillers, voici la Citoyenne Glovenal, ressortissante de la République Logique de Farber, qui est la quanticienne émérite dont je vous ai parlée.

          Vliclina s’était en fait adressée à la seule femme présente à la table, une femme aux cheveux très noirs, portés longs à l’ancienne mode, qui tranchaient sur sa peau extraordinairement pâle. Cette dernière fit signe au trio de prendre place. Bristica n’en menait pas large d’approcher pour la première fois ces dignitaires de l’Empire, si brocardés sur Farber. Elle repensa en un éclair à ses parents et à la fierté qui aurait été la leur de la savoir ici.

                      - Citoyens, commença la femme à la peau très blanche, nous sommes ici, entre nous, pour ce qui est un entretien d’information informel. Informel mais dont je souhaite qu’il demeure totalement confidentiel.

         Elle se tourna vers Bristica.

                      - Citoyenne – ou peut-être devrais-je dire mademoiselle suivant les usages de chez vous – je comprends que vous n’êtes pas sujet de l’Empire mais ressortissante de la République de Farber. Sachez qu’il ne vous sera à aucun moment demandé de desservir les intérêts de votre système stellaire. J’y veillerai personnellement. En revanche, c’est en tant qu’assistante-associée de l’Institut de Prospective que nous vous entendons et, à ce titre, nous pensons que vous nous devez la totale exclusivité des travaux que vous avez entrepris dans ce cadre et ce, en raison, certes du contrat qui vous lie à l’Institut, mais surtout de l’engagement moral que vous avez souscrit en acceptant de travailler pour l’Administration impériale. En êtes-vous d’accord ? Et devant le hochement de tête approbatif de Bristica elle poursuivit : Je tiens tout d’abord, au nom de Sa Majesté, à vous remercier de votre présence et souhaite introduire les différentes personnes qui vont travailler avec nous. Vous connaissez déjà la Citoyenne Garzelivo-Gradzel, Assistante en Troisième du Conseil, plus particulièrement en charge de la Sécurité Civile, notamment dans ses aspects scientifiques et techniques, et le Citoyen-Biocyborg Lanol, expert de physique quantique. Moi, je suis la Citoyenne Carisma Dar-Aver, Assistante en Premier du Conseil. A ma droite, le Citoyen-Professeur Lio Varelgis qui n’ignore rien de ce qui concerne la Prospective Générale. A ma gauche, un Citoyen Conseiller spécial qui siège avec nous seulement en tant qu’observateur et qui souhaite garder l’anonymat. Les présentations faites, j’aimerais qu’on en vienne au but de notre réunion qui est de chercher à cerner l’état de vos travaux actuels et à en comprendre les retombées en termes de prospective. Permettez-moi seulement d’insister sur le fait que nous ne sommes pas intéressés par les aspects techniques de vos recherches mais essentiellement par ce qu’ils impliquent. Bien entendu, il n’est pas inutile de nous rappeler les grandes lignes de votre méthodologie – et donc de votre raisonnement - mais sans entrer, je vous en prie, dans le détail. Les résultats en d’autres termes. Uniquement vos conclusions.

                     - C’est-à-dire, commença Bristica, que je ne peux en aucune manière vous assurer de la réalité…

         Dar-Aver l’avait interrompue d’un geste impatient de la main.

                - Nous comprenons parfaitement qu’il ne s’agit que de résultats préliminaires… Qui demandent à être confirmés. Vous aurez le temps pour cela. Mais aujourd’hui, nous aimerions entendre une première synthèse. Nous en acceptons les incertitudes…

                 - Eh bien, alors, Citoyenne, voilà : sur les conseils des Citoyens Garzelino-Gradzel et Lanol, j'ai été amené à globaliser la première approche d’abord entreprise et, par des extrapolations diverses mais toutes autorisées par les procédures prospectives, j’ai pu – ou plutôt je crois – entrevoir une ligne générale que je vais vous livrer dans un instant mais, au préalable, il me faut néanmoins préciser les critères que j’ai retenus et sur lesquels j’ai travaillé. Je vous rappelle qu’on divise ces critères – ou données prospectives ce qui est la même chose – en trois catégories. Dans l’étude qui nous intéresse, en raison du sujet qui est très vaste, probablement le plus étendu qu’il soit possible d’étudier, les données sont évidemment innombrables : c’est tout l’intérêt de la méthode que de n’en valider que celles que nous appelons opérantes. Chacun de ces critères est affecté de trois facteurs dits intrinsèques… mais, peut-être, préférez-vous que…

                      - Je vous propose néanmoins, sans approfondir, de me rappeler la procédure que vous évoquez car j’ai peur que la prospective générale, domaine éminemment scientifique, ne soit par trop éloigné de mes occupations quotidiennes…

         L’homme qui avait souhaité ne pas révéler son identité venait de s’adresser directement à Bristica. Il était jeune et, dans son visage bronzé encore assombri par l’éclairage discret de la pièce, ses yeux bleus étaient comme deux taches de lumière. La jeune Farbérienne se tourna légèrement vers lui et il lui adressa un sourire presque timide. Toutefois, devant l’absence de réaction des autres, Bristica venait de comprendre qu’il n’était pas, dans cette réunion, le moins influent. Elle observa en silence sa combinaison sombre sans marque distinctive, son allure plutôt sportive et son attitude amicale. Elle était plus qu’intriguée mais, sans faire le moindre commentaire, elle lui rendit son sourire avant de reprendre.

                   - Les trois facteurs intrinsèques affectés à chacun des critères sont : 1. La pertinence renormalisée ou, en d’autres termes, l’importance relative de la donnée étudiée par rapport à l’ensemble ; 2. L’indice de probabilité, c’est-à-dire le pourcentage de chances pour que le critère en question interfère réellement dans l’analyse globale et 3. L’intervalle de confiance, notion statistique bien connue qui permet de pondérer les chiffres bruts affectés au critère. Dans mon étude, je n’ai retenu, et cela tout à fait classiquement, que les indices de probabilité supérieurs à 0,97 pour une base de certitude de 1 et un intervalle de confiance de 0,001. Mais j’en viens immédiatement à l’essentiel : les critères tertiaires pris en compte, c’est-à-dire les données générales ou universelles, sont ici de l’ordre approximatif d’environ trois millions. Les critères secondaires ou données affinées représentent très exactement 1068 facteurs, du moins en l’état actuel de mes travaux. Les critères primaires ou principaux sont au nombre de sept : ce sont ces derniers qui, évidemment, sont les plus pertinents mais je ne ferai que vous les rappeler, vous en connaissez les détails certainement mieux que moi. Ce sont respectivement : a. la découverte du gisement de Xantinum sur Alcyon B ; b. la fluidification ou dispersion des humains sur les territoires colonisés en raison de la reprise de l’Expansion due au facteur a ; c. la guerre des Indigents [3]; d. l’opération de « pureté originelle » [4] ; e. le conflit de Rhésis [5] ; f. le procès opposant la Guilde à la CFS [6] et g. l’impact de l’étude que je vous présente, si elle est fondée bien sûr, et ce en raison de l’anticipation prévisible des intervenants.

         Bristica laissa planer quelques instants de silence avant d’introduire ce qu’elle allait dire.

                   - Après avoir intégré tous ces éléments, j’ai donc procédé à une préméta-analyse, une analyse globale préliminaire si vous préférez, au moyen d’un outil nouveau qui affine considérablement les calculs. Et les résultats obtenus, avec toutes les réserves que j’exprimais sur les vérifications à faire, annoncent un point de convergence à 2,8 années pour un intervalle de confiance global de 2 mois environ. Pour être tout à fait claire, cela veut dire une crise majeure, à composante très certainement militaire, dans les 2 à 3 ans.

            Bristica avait terminé son rapport et elle se mit à attendre les commentaires mais chacune des personnes présentes avait l’air d’être plongée dans ses réflexions. Ce fut Carisma Dar-Aver qui, la première, rompit le silence.

                     - Tout ceci est effectivement capital. Je ne crois pas me tromper en disant que les quanticiens classiques ne nous avaient avertis d’une possibilité de ce genre que dans cinq à six ans et encore cela restait du domaine de la simple possibilité. Je pense m’exprimer au nom du Conseil, et en premier lieu de l’Empereur, en vous présentant, Citoyenne Glovenal, nos félicitations les plus vives pour ce travail remarquable. Je vous propose de poursuivre votre étude afin de préciser et confirmer tout cela mais je souhaite, d’ores et déjà, que vous puissiez communiquer vos premiers calculs au Citoyen-Professeur Varelgis ici présent. Il vérifiera vos procédures et votre méthodologie. Un autre point est à prendre en compte : il est impératif que la Citoyenne Glovenal puisse poursuivre avec toute la sérénité requise. Pour cela, il faut la protéger des… comment dirais-je ? … des influences malveillantes et je compte sur la Citoyenne-Troisième Assistante pour organiser sa protection. Quant à nous, nous allons réfléchir aux données du problème et aux réponses appropriées. Il est, en effet, indispensable que nous puissions étudier à tête reposée ce que vous venez de nous dire et consulter les différents services intéressés. Si la Citoyenne Glovenal n’a rien à ajouter, je propose que nous en restions là pour l’instant. Puis-je déclarer close notre réunion et procéder à l’ouverture du bouclier de sécurité ? A moins que quelqu’un ne souhaite poser une question. Non ? Alors, Citoyens…

         La Première Assistante s’était levée mais la voix de l’homme inconnu la fit se rasseoir.

                   - Carisma, si vous le permettez, j’aimerais faire deux remarques et énoncer une requête. Ma première remarque est la suivante : il est rare, Citoyenne Glovenal, surtout dans un univers aussi vaste et habité que le nôtre, qu’une seule personne, par son intuition, ses compétences pointues et peut-être un esprit en avance sur son époque, ait une influence aussi décisive sur l’avenir de tous. En effet, si vos calculs sont justes – et en dépit de mon manque de compétence sur le sujet, j’ai tendance à vous faire confiance – il apparaît à l’évidence que nous semblons disposer grâce à vous de renseignements capitaux sur notre avenir proche et donc sur les initiatives à prendre pour infléchir, si cela est possible, l’évolution normale des événements. De tout cela, je tenais à vous féliciter. Ma deuxième remarque portera sur ce qui risque de se passer dans les semaines immédiatement à venir : mes services, et d’ailleurs la simple logique, nous soufflent que beaucoup d’intérêts politiques et commerciaux sont concernés et donc que bien des gens vont faire leur maximum pour s’approprier ou, à défaut, neutraliser cette nouvelle approche. Je ne saurais trop insister sur la nécessité absolue d’être vigilants et même de chercher à anticiper ce type de réactions. Ce serait une faute majeure de sous estimer ce point. J’insiste sur cela. J’en viens à présent à ma requête : vous avez, Citoyenne Glovenal, parlé d’implications militaires… Je souhaitais me contenter de n’être ici qu’un simple observateur, une sorte d’invité. A la suite de ce qui vient d’être dit, je ne le souhaite plus. Voyez-vous, Citoyenne, par la grâce de Sa majesté, je suis en charge de ses armées.

           Devant l’étonnement de Bristica qui, complètement tournée vers l’homme, suivait chacune de ses paroles en écarquillant les yeux, la Première Assistante intervint.

                 - Le Prince Alzetto est le généralissime des Armées Impériales…

                    - Et à ce titre, poursuivit Alzetto, j’ai une faveur à vous demander, Citoyenne Glovenal. Je souhaiterais, quand votre emploi du temps le permettra, que vous rencontriez deux ou trois de mes collaborateurs à mon état-major, des personnes qui ont toute ma confiance, et que vous leur expliquiez les implications plus spécifiquement militaires de votre travail. Pensez-vous que cela soit possible ?

           Bristica acquiesça de la tête sans oser répondre autrement à cette invitation qui n’était probablement qu’un ordre déguisé.

                     - Eh bien, Citoyens, reprit Dar-Aver, si vous n’avez plus rien… Je vous souhaite une excellente fin de soirée.

            La réunion était terminée. Bristica se retrouva dans le grand hall d’apparat du palais, épuisée mais certaine qu’elle n’était pas prête de dormir tant son excitation intérieure était intense. Elle se tourna vers Vliclina qui marchait silencieuse à ses côtés.

                        - Vliva, vous ne m’aviez pas dit que…

             L’Impériale releva la tête.

                 - Que je n’étais pas seulement Directeur-adjoint de l’Institut ? Non, c’est vrai. Ne m’en veuillez pas mais… Il fallait que je sois sûre de vous, vous comprenez… Farber est loin, hors de Ranval [7] et… Il fallait que je sois certaine de votre… neutralité bienveillante…

                    - Vous vous demandiez si… je n’étais pas… employée ou manipulée par…

                       - C’est cela. Bien sûr, on pouvait se demander quel aurait été l’intérêt de votre République car.. Une intoxication, non, je n’y ai jamais crue mais tout de même…

                        - Et maintenant ? demanda Bristica.

                      - Une enquête approfondie a été diligentée à votre sujet dès qu’on a pris conscience de… votre implication majeure dans l’étude mais… Ce n’est pas que cela. Moi, j’avais besoin de vous connaître. De me faire une idée. A présent, je suis sûre. Et vous avez toute ma confiance…

            Bristica hocha la tête sans répondre.

     

     

         Vliclina Garzelino-Gradzel arriva jusqu’à la hauteur de l’escalier monumental qui précédait l’entrée principale de la tour de l’Institut. Elle s’arrêta et leva le nez vers le ciel. Malgré la période de l’année – fin février, il faisait plutôt froid dans cette partie de Terra – le soleil venait d’apparaître et ses premiers rayons lui caressaient le visage. En quelques minutes les nuages s’étaient dissipés, révélant un bleu profond qui annonçait une superbe journée. Elle cligna des yeux, resserra sa cape sur ses épaules puis fit brutalement demi-tour. Les deux agents chargés de sa protection la regardèrent surpris. Elle s’adressa à la femme, une jolie brune qu’elle avait elle-même choisie et dont elle savait que l’apparente fragilité cachait une endurance et un savoir-faire redoutables.

                   - Finalement, je ne vais pas aller tout de suite à l’IPP, annonça-t-elle. Je crois que je vais plutôt prendre un salko [8] chez Régiti.

          Sans attendre de réponse, elle se dirigea vers le centre de la place où un bâtiment circulaire, exclusivement composé de verre et de métal transparent, tournait lentement sur lui-même. Régiti était un restaurant à la mode, peut-être même LE restaurant à la mode de cette partie de la planète-ville. Mais ce n’était pas cela que recherchait Vliclina. Comme tous les fonctionnaires des environs, elle appréciait les dimensions modestes de l’établissement par comparaison aux gigantesques tours d’acier qui l’entouraient et surtout son calme étudié. Elle opta pour la coupole d’où la vue était imprenable sur les avenues qui convergeaient vers la place. Les deux agents de sécurité lui avaient emboîté le pas. Elle se laissa voluptueusement glisser sur sa banquette panoramique préférée et indiqua la table voisine à ses gardes. Comme ceux-ci hésitaient, elle ajouta dans un sourire :

                   - Mais si, allez-y, puisque je vous ai dit que je vous invitais.

            Elle se retourna vers la baie vitrée et les oublia instantanément. Le restaurant était presque vide à cette heure de la matinée ce qui lui convenait parfaitement. La légère musique d’ambiance d’un groupe de Rigel planait dans l’air et le soleil illuminait la salle d’une lueur dorée : c’était un des rares endroits de la ville où les silhouettes gigantesques des tours, en retrait, lui permettait de toucher le sol. Vliclina aimait venir ici pour y réfléchir tranquillement quand la pression se faisait trop sentir. Ce qui était le cas puisque trois problèmes d’importance variable la préoccupaient. D’abord, il y avait l’attitude récente de Bari, la jeune femme dont elle partageait la vie depuis quelques mois et qui, pour un motif qu’elle ne comprenait pas, semblait lui faire la tête. Elle avait beau chercher… Elle haussa les épaules et fit signe au droïde qui attendait ses ordres. Elle commanda le salko espéré et revint à ses préoccupations. Bari, ce n’était pas si grave. Comme chaque fois, elle aurait une franche explication avec elle et tout se remettrait en place. Elle commençait d’ailleurs à perdre patience devant le caractère si compliqué de son amie. Il y avait même des moments où… Elle chassa ces idées de son esprit. Ce n’était pas important. Et ce n’était certainement pas le moment de se perdre dans des situations personnelles compliquées. Le rapport du Citoyen-Professeur Varelgis était incontestablement plus préoccupant. Le quanticien y expliquait que, sans avoir réellement compris le travail de Bristica Glovenal, il n’avait pas pu y repérer d’éventuelles fautes de procédure. Il ne pouvait donc pas véritablement conclure. Poussé par la Première Assistante et elle-même, il avait fini par avouer que, concernant cette nouvelle approche – il avait dit vision – de la Prospective générale, il se considérait comme incompétent. Incompétent ! Lui, le scientifique en principe le plus qualifié en la matière ! Cela ne pouvait signifier que deux choses : soit la Farbérienne les menait en bateau en leur faisant miroiter des résultats fantaisistes et c’était réellement un tour de force de sa part, soit elle avait vraiment découvert une nouvelle façon d’utiliser la PG et elle était alors en avance sur son temps. Dans le premier cas, on en revenait à l’hypothèse d’une manipulation d’origine indéterminée et Vliclina n’en voyait pour le moment pas l’explication. Dans l’autre cas, la quanticienne de Farber avait mis le doigt sur quelque chose de complètement nouveau et c’était le saut dans l’inconnu. Quelle que soit l’option retenue, on se trouvait devant des difficultés hautement prévisibles. Quant à elle, Vliclina retenait plutôt la seconde hypothèse – Bristica lui inspirait confiance – mais elle n’était sûre de rien. En esprit posé et tout à fait organisé, elle détestait cette incertitude et elle était prête à parier que c’était aussi l’avis de l’Assistante en Premier. L’essentiel pour le moment – et sur ce point elles étaient toutes deux en parfait accord - était d’empêcher que ce dossier ultra-sensible ne s’ébruite ou, pire, que des éléments hostiles s’en emparent. Ce qui conduisait Vliclina à son troisième motif d’inquiétude. Il avait bien fallu soustraire la Farbérienne aux menaces réelles dont elle faisait l’objet. Vliclina l’avait convaincue de ne plus se montrer à l’Institut et de travailler en lieu sûr. Elle avait suggéré une salle du Bureau d'Études Spéciales, le BES, une structure qui dépendait directement des services de sécurité du Ministère et dont l’équipement était performant. Le BES était protégé en permanence et possédait de plus l’immense avantage de disposer d’appartements de fonction confortables. La Farbérienne n’avait rien dit, rien objecté, et Vliclina, qui commençait à la connaître, avait trouvé son attitude de mauvaise augure. Elle s’était donc empressée de préciser qu’il ne s’agissait que d’une mesure totalement provisoire, ce qu’elle-même pourtant ne croyait guère. Toujours aucune réaction de la part de Bristica et Vliclina avait dû se contenter de ce silence difficile à interpréter. Lanol, lui-même, avait émis des réserves sur la pérennité de cette situation mais qu’y pouvait-elle ? Qu’il arrive quoi que ce soit à la quanticienne et, outre sa propre culpabilisation, l’Impériale était persuadée qu’on verrait alors toute l’étendue de la colère de Carisma Dar-Aver, l’Assistante en Premier. Oui, une situation difficile à gérer.

            Elle portait la tasse de café à ses lèvres en laissant errer son regard sur les parois de métal et de verre des tours qui défilaient doucement quand le bruit d’une explosion formidable submergea tout. Le restaurant se mit à trembler et, poussée par un réflexe immédiat, Vliclina se jeta sous sa table. L’instant d’après, elle entendit l’impact d’une multitude d’objets qui faisaient éclater la coupole, parsemant la salle d’autant de projectiles mortels de verre et d’acier. Elle attendit quelques secondes qu’un semblant de calme revienne et, hébétée, se redressa en tremblant. Elle aperçut son accompagnatrice brune qui, poussée par le même réflexe, émergeait de dessous sa propre table en époussetant son uniforme. Malheureusement, l’autre agent de protection n’avait pas eu leur chance. Il était renversé en arrière sur sa banquette, un énorme éclat de métal transparent profondément enfoncé dans son œil gauche.

          Des cris. Une nouvelle explosion, moins importante que la première. Vliclina se rua vers le côté opposé de la coupole dévastée et à présent figée, enjambant des monceaux de gravats. A mi-hauteur de la tour de l’Institut et masquant une grande partie du ciel bleu, s’élevait un énorme panache de fumée noire. A sa base, on arrivait à distinguer une vaste brèche dans la structure du bâtiment d’où s’échappaient des langues de flammes jaunes. La destruction paraissait porter sur plusieurs niveaux.

           Vliclina se jeta dans le petit escalier qui menait au rez-de-chaussée du restaurant et, sans même accorder un regard à l’agitation ambiante, se rua vers la sortie. La place était jonchée de débris divers, parmi lesquels il lui sembla distinguer des restes humains. Elle s’approcha de l’Institut. D’en bas, on discernait mal mais les dommages semblaient profonds. Elle hésita. Plus aucun PAMA ne devait être opérationnel et impossible de grimper si haut par les escaliers de maintenance. Elle décida d’attendre les secours. Autour d’elle, ce n’était que cris et confusion. Des dizaines de fonctionnaires des tours voisines s’étaient également approchés et regardaient avec consternation le spectacle apocalyptique. En quelques minutes, une foule de glisseurs et de véhicules de secours se mirent en position. Les droïdes policiers installèrent un périmètre magnétique de sécurité tandis que les droïdes pompiers se divisaient en deux équipes de manière à aborder le sinistre de l’intérieur et de l’extérieur. Elle s’approcha de la deuxième équipe et présenta sa fiduce spéciale.

                   - Vous installez sans doute un PAMA extérieur de secours ? demanda-t-elle au droïde centralisateur. A la réponse positive, elle ordonna : Alors, vous me faites monter avec les premiers secours.

           Moins de cinq minutes plus tard, Vliclina pénétrait au 140ème étage de la tour de l’Institut par le côté opposé à l’explosion. La dévastation était totale. Plus elle approchait du centre du bâtiment, plus elle avait du mal à reconnaître les structures. Les murs intérieurs avaient été soufflés, le mobilier détruit, le matériel ravagé et sur au moins trois niveaux les plafonds avaient disparu. D’un peu partout des flammes, que les droïdes pompiers aspergeaient de substances inertes, perçaient encore. La fumée la faisait tousser en dépit du masque que lui avait obligeamment fourni le droïde centralisateur. Elle se réfugia dans un bureau relativement épargné et sortit son vidéophone mobile mais elle n’arriva pas à obtenir la communication avec Dar-Aver. C’est à ce moment seulement qu’elle s’aperçut qu’elle saignait abondamment du bras gauche. Probablement un des éclats de verre du restaurant. Dans l’attente de l’intervention d’un ordimédic, elle chercha à arrêter le sang avec des restes de tissu arrachés à un fauteuil éventré puis, pour la première fois depuis l’explosion, elle se mit à réfléchir. Pour Vliclina, il ne faisait aucun doute qu’une bombe avait été placée dans l’Institut et ce n’était certainement pas un hasard si l’endroit choisi était précisément celui où travaillaient les consultants étrangers de l’enquête. Il était hautement probable que toute cette horreur avait un lien direct avec le travail de Bristica et elle se félicita d’avoir mis la Farbérienne à l’abri. Elle réessaya de joindre l’Assistante en Premier mais sans plus de succès. Elle soupira et ressortit du bureau. A quelques mètres d’elle, le prince Alzetto s’entretenait avec des officiers de son état-major. L’apercevant, il lui fit signe et elle s’approcha.

                - Alors, Citoyenne Troisième Assistante, les hostilités ont semble-t-il commencé ?

              - Vous pensez vraiment que c’est un attentat ? demanda Vliclina.

                  - Pourquoi, pas vous ? répondit Alzetto en lui prenant le bras. Mais vous avez été blessée ?

             - Superficiellement. Seulement superficiellement. Et cela pourra attendre que…

            Elle s’arrêta brutalement de parler et Alzetto leva les yeux vers elle.

                 - Je viens juste de me rappeler que tout à l’heure j’ai vu Lanol entrer à l’Institut et si… Si…

              - Ce serait extrêmement ennuyeux, murmura Alzetto. Il va falloir faire le bilan de tout ça. Rapidement. Il s’agit à présent d’une affaire militaire. J’ai demandé à ce que toutes les forces de sécurité rapportent au Major-Général Laned de la Première Armée. Je suis certain qu’il saura faire la lumière sur tout ça… Mais, d’ores et déjà, je devine qu’il y a beaucoup de victimes. Et parmi elles, des gens précieux. Et pas seulement Lanol. Mon seul réconfort est de savoir que, heureusement, vous n’en êtes pas.

          Vliclina se rendit brutalement compte qu’elle aurait dû faire partie des victimes. Ce n’était qu’en raison de son état de fatigue qu’elle avait fait un détour par le restaurant Régiti. Une chance insolente. Et si…

                 - Je pense comme vous, Citoyenne, poursuivait le prince. Tout ce qui tourne autour de cette étude est menacé. Nous le pressentions. A présent, nous en sommes sûrs. Veillez bien sur vous.

            Alzetto s’éloigna après avoir confié la jeune femme à un de ses officiers qui la conduisit à un ordimédic d’un poste de première urgence, quelques niveaux en dessous. Tandis qu’elle se faisait soigner, Vliclina commençait à percevoir l’étendue du désastre. Le groupe directeur de l’enquête était décapité, Lanol probablement disparu et elle-même n’en avait réchappé que par miracle : leurs ennemis étaient très organisés, parfaitement renseignés et ne reculaient devant rien. Mais elle ne savait toujours pas de qui il s’agissait.

     

    (suite ICI)

     

     tous droits réservés / copyright 943R1K2   

     

     

    [1]  Grave : l’heure sur Farber où la journée qui dure approximativement 20 heures est divisée en 10 sections appelées graves

    [2]  scarrel : sorte de pain farbérien. L’expression signifie « aller à l’essentiel » (NdT)

    [3] guerre des indigents : rébellion contre l’autorité impériale, initiée à Lomis gamma (système de Lomis, 3ème quadrant), qui s’est rapidement étendue aux systèmes voisins. La cause en est le refus des populations locales d’accepter le système de taxes impériales sur la construction, système récemment modifié par le Gouvernorat impérial de ce secteur. La pacification demandée par l’Empereur Baldur II, se heurtant à de vives résistances, maintient en état d’alerte constante une grande partie de la 4ème armée impériale. Cette rébellion pourrait s’intensifier.

    [4]  opération dite « de la pureté originelle » : il s’agit d’une vaste opération de chasse à la corruption initiée sur Terra elle-même. Une partie des juges impériaux et jusqu’à des personnalités proches du Conseil impérial seraient compromises. Tant que l’instruction de ce procès gigantesque se poursuivra, une certaine paralysie des organes de décision (au plus haut niveau) est à craindre.

    [5]  conflit de Rhésis (Confédération des Planètes Indépendantes) : conflit qui oppose les autorités de cette importante planète au Comité confédéral sur la répartition des crédits alloués à la Confédération. D’abord simple escarmouche juridique, la crise a brutalement dégénéré avec l’assassinat, sur la planète Vargas, du représentant de Rhésis (bien que ce crime n’ait peut-être pas d’implication politique directe). Cette crise génère une tension extrêmement vive pouvant déboucher sur un conflit majeur, le premier de cette envergure chez les confédérés.

    [6]  procès Guilde des Marchands - Compagnie du Fret Stellaire : il oppose ces deux importantes sociétés de fret sur d’éventuelles pratiques de concurrence déloyale dans une partie des secteurs impériaux du 1er quadrant. Instruit depuis près de onze ans, à la fois devant le Tribunal impérial suprême et les autorités du Comité Interstellaire de Sécurité, le procès doit se dérouler (pour sa partie CIS) dans les mois à venir. Etant donné les formidables indemnités demandées et les amendes potentielles, le commerce interstellaire risque d’en être bouleversé, d’autant que les sanctions éventuellement prononcées pourraient faire office de jurisprudence.

    [7]  RANVAL : C'est le nom qu'utilisent souvent les habitants de la Galaxie depuis le 1er siècle rc environ lorsqu'ils veulent évoquer l'Empire galactique. Plus qu'une appellation signifiante, le mot Ranval est perçu comme une référence à une sorte d'entité immatérielle englobant tout autant la puissance politique, économique ou militaire de l'Empire que ses agents ou représentants, officiels ou non. Selon le groupe auquel on appartient, on s'y réfère avec crainte ou répulsion, avec plaisir ou orgueil, voire vénération. S'il n'existe aucun "Ranvalien", les Impériaux se savent appartenir, de gré ou de force, à cette entité qui les dépasse. Bien que de nombreuses explications aient, au cours des siècles, été avancées, l'origine de cette curieuse coutume est  inconnue.

    [8]  Salko : petit déjeuner terrien


  • Commentaires

    1
    carême-prenant
    Dimanche 2 Juin 2019 à 16:24
    Excellent. On attend la suite avec impatience...
    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :