• livre un : chapitre trois

    Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

     Sujet :                               Xantinum 

     Section :                          économie et technologie ; histoire générale

     Références extrait(s) :   tome 157, pp. 612-1032 ; tome 18, pp. 106-271

     Sources générales :      tomes 156 à 159, tome 18

    Annexe(s) : 807 (spatiopropulsion), 1012 (physique quantique), 1003 (physique unifiée), 958 (xénogéologie) 

     

     

    …/… Les moteurs Waldenstein et Waldenstein modifiés, associés évidemment aux progrès apportés par l’informatique quantique et biocellulaire, permirent rapidement la colonisation d’une partie non négligeable de l’Univers habité aujourd’hui. Bien évidemment, l’expansion de cette colonisation et la mise en valeur des nouveaux territoires furent intrinsèquement liées aux moyens de propulsion spatio-temporels disponibles. Il n’est guère étonnant de constater que l’Expansion alla s’accélérant tout au long des troisième et quatrième siècles, et ce, en regard des progrès techniques accomplis. Toutefois, les sauts qualitatifs (et secondairement quantitatifs) décisifs se situent, en réalité, à la fin du cinquième siècle (416 rc, mise au point de la propulsion au Bergon) et, plus près de nous, au début du dixième siècle (913 rc, découverte de la temporo-immersion au Béryl 28-3, par les ingénieurs du Consortium Mercantile de Développement). Cette dernière étape, fondamentale pour l’Expansion - qui avait tendance à s’essouffler - permit, en quelques dizaines d’années, de presque doubler l’espace jusque là exploré mais avec le redoutable effet pervers de disséminer et amoindrir les colonies de peuplement, au risque de fragiliser l’équilibre galactique. Pour plus de renseignements sur cet aspect galactico-politique important, on se reportera aux tomes 212 à 214 du Codex (section : histoire générale) afin de …/…

      

    …/… Il fallut pourtant attendre presque deux siècles avant que ces moteurs primitifs (moteurs Waldenstein et assimilés) cèdent la place aux moyens de propulsion CPX, puis Marzenniens. D’abord mus par du Prestinium puis du Bergon 416, ce n’est que récemment (913 rc) qu’une nouvelle génération de moyens de propulsion (vite adaptés aux fournitures statiques d’énergie) firent appel au Béryl 28-3, permettant des performances sans commune mesure avec celles réalisées jusque là. Toutefois, on le sait, ce composant nucléaire n’est réellement performant qu’avec des structures composées de Xantinum, métal fort rare dans la Galaxie. Néanmoins, le Xantinum, en dépit de sa rareté, est devenu totalement indispensable à l’économie galactique et les investissements dédiés à sa prospection restent considérables, qu’ils soient consentis par des entités politiques (Empire galactique, Confédération des Planètes Indépendantes, etc.) ou des organismes de droit privé (Guilde des Marchands, Compagnie du Fret Stellaire, Consortium Mercantile de Développement ou autres). On comprend en effet aisément qu’une rupture dans l’approvisionnement de ce métal puisse entraîner l’arrêt des chaînes de fabrication des modèles les plus récents de supports artificiels aussi divers que les néobiodroïdes (à usage domestique) ou les moteurs à propulsion nucléaire des vaisseaux spatiaux, pour ne prendre que deux exemples parmi bien d’autres …/…

     

     

     

     …/… Il n’en reste pas moins exact que, si le Béryl 28-3 est relativement abondant, sa transformation à des fins utilitaires et sa mise en conformité pour utilisation dans des structures à base de Xantinum sont terriblement coûteuses et demandent des investissements considérables aux sociétés politiques ou commerciales qui l’utilisent …/…

     

     

     …/… On connaît deux autres centres d’extraction de Xantinum, le premier sur Algol 3, appartenant à l’Empire (mais en fin d’exploitation) et le deuxième sur Brenn, une planète excentrée du système de la Lyre, et placé sous la responsabilité du Conseil Interplanétaire de Sécurité (CIS) …/…

     

     …/… L’exclusivité de l’extraction d’une nouvelle source de Xantinum donnerait à son exploitant un avantage peut-être décisif sur ses concurrents. Il faut toutefois rappeler que l’exploitation directe du Xantinum par un état ou une société commerciale est interdite depuis le traité de Mez Antélor de 816 rc …/…

     

     

      

     

     

     

    3  

     

     

               

         L’arbre mauve – un cillypenda – cachait partiellement à Frastico le sommet de la colline. Reposant ses jumelles carbonumériques, il décida de s’en remettre à ses seuls yeux. Apparemment rien ne bougeait. Se penchant légèrement en avant, il observa à nouveau l’ensemble de son champ de vision mais tout était définitivement tranquille. Dans le petit bois d’aspareines, les chants des oiseaux-lyres avaient repris et il se redressa, soulagé tout à coup. Il ne lui restait qu’une demi-heure de veille avant la relève et il n’avait aucune envie de devoir rédiger un rapport sur d’hypothétiques mouvements suspects. Il doutait d’ailleurs qu’un quelconque rôdeur ait pu s’approcher suffisamment près de l’enceinte d’acier du fort sans déclencher l’alarme des boucliers de sécurité. Voilà que je deviens paranoïaque, pensa-t-il, et il sourit en se remémorant ce que lui avait dit son copain Brasenne sur les privations sensorielles. D’après cet abruti, le fait de surveiller durant des jours et des jours sans rien apercevoir de particulier finissait par créer le besoin – oui, il avait bien dit créer le besoin – de trouver quelque chose de suspect à toute force. Abruti de Brasenne ! Privation sensorielle sur une colline bourrée d’oiseaux-lyres et de serpilles ! Plus tout un tas de sales petites bêtes nocturnes plus ou moins inconnues… Il fallait vraiment être un de ces intellectuels à la manque pour… Avec le bruit spongieux d’un escargot de Maresquie qu’on écrase, la tête de Frastico explosa dans un geyser de sang. Il n’eut ni le temps de souffrir, ni même de se rendre compte. Il était mort avant de toucher le sol de son observatoire.

         Presque immédiatement, des filins magnétiques s’accrochèrent au mur et des silhouettes grises se hissèrent silencieusement jusqu’au poste de veille. Le premier confédéré arrivé – un gradé intermédiaire – poussa de son pied botté le cadavre du guetteur impérial mais l’éclateur avait bien travaillé : quand on en était atteint, on ne survivait pas à une arme de ce type. Le confédéré se retourna vers le mur d’où émergeaient à présent les soldats de sa section. Il savait n’avoir nul besoin de recommander le silence à ses hommes. Le briefing avait été formel sur ce point. Rabattant la visière translucide de son casque de combat, il s’engagea suivi des autres vers le poste latéral de surveillance dont il apercevait à quelques mètres la lumière presque aveuglante. La neutralisation de Fort Lamen venait de débuter.

        L’opération avait été soigneusement préparée et minutée. L’attaque simultanée des commandos confédérés transforma le fort en antichambre de l’enfer. En quelques secondes, les grenades à plasma, les missiles sol-sol, les bombes à fragmentation répandirent mort et destruction. Le vacarme intolérable, la fumée des multiples incendies, le souffle chaud des armes de neutralisation, les corps jonchant le sol labouré par les explosions, tout avait été étudié pour accroître au maximum la panique des Impériaux - dont la plupart étaient en repos - et, par voie de conséquence, pour limiter leurs capacités de réaction. Fort Lamen, obscur avant-poste situé à quelques années-lumière de la bordure méridionale du cinquième quadrant impérial, n’avait – c’est ce qu’on pensait jusque là du moins – aucune valeur stratégique de quelque ordre que ce soit : on y formait là des soldats destinés à des théâtres d’opération bien plus prestigieux et la principale activité des quelques opérationnels locaux se bornait à enregistrer les passages des vaisseaux à destination de Ligueri, la quatrième planète du système Bhega Plus, seul endroit d’importance relative du secteur. C’est la raison pour laquelle le Commodore impérial responsable du fort crut jusqu’au bout à une extraordinaire méprise des assaillants : il mourut parmi les derniers sous le feu croisé de deux triglons laser[1] sans rien comprendre. L’opération avait duré en tout dix-sept minutes et coûté la vie de 387 soldats du 121ème Mazer spatioporté de la cinquième armée impériale. On ne sut jamais si, avant de succomber, les impériaux avaient eu le temps de riposter puisque les assaillants prirent grand soin d’emporter avec eux leurs propres victimes.

        Avant que la base impériale ne soit totalement détruite, les réseaux permanents de communication avec l’Etat-major de la 327ème précincte dont dépendait le Fort eurent toutefois le temps d’enregistrer quelques images des combats : il fut parfaitement possible d’identifier les uniformes gris des troupes d’assaut de la République de Farber.

     

     

     

     

              - Tu m’accordes quelques instants pour me rafraîchir et je reviens finir mon apéritif avec toi, murmura Renladi en se levant.

         Bristica qui était plongée dans la contemplation de son Glork [2] leva les yeux vers lui et lui sourit pour toute réponse. Elle le regarda se diriger vers la curieuse alcôve de repos située au fond de la salle principale du restaurant gorgi. Elle se rendit soudain compte qu’elle appréciait le jeune homme, qu’elle le trouvait séduisant. Sympathique et séduisant. Peut-être même… C’était étrange. Il ne correspondait pas vraiment aux critères que, inconsciemment, elle retenait comme minimaux chez un homme. La taille, par exemple : elle n’appréciait chez un compagnon que les hautes statures… Renladi mesurait à peine 1m78 ce qui, selon les normes de l’époque, était plutôt petit. Et puis il avait ce caractère enjoué, volubile parfois, alors que, chez un homme, elle recherchait surtout la réserve… Pourtant, incontestablement, Renladi lui plaisait, elle ne savait pas vraiment pourquoi. Elle haussa les épaules et revint à la contemplation de son Glork. Elle était fascinée par les paillettes mauves qui scintillaient sur la robe rouge du liquide. Elle s’empara du verre à triples ballons superposés et le fit miroiter sous l’éclairage diffus du restaurant. Elle se sentait parfaitement à l’aise et appréciait chaque seconde de ce dîner presque improvisé. Elle se renversa en arrière dans l’épais fauteuil et, fidèle à son habitude, elle laissa errer son esprit sur tout et sur rien.

              - Tu as remarqué ? Ici pas de droïdes…

        Renladi était revenu et s’asseyait en l’interrogeant des yeux. Devant l’absence de réaction de Bristica, il enchaîna :

              - Les Gorgi sont un peuple très ancien. On dit que, avant même leur arrivée sur Alpha du Centaure, quelques années après la Révolution de Cristal, ils avaient déjà leurs coutumes, leur langue… Un peuple minoritaire, sans doute, mais que les Impériaux ont tenu à préserver dans leur différence. Et ils n’ont jamais de droïdes avec eux : ils font tout eux-mêmes. Curieux, non ? Et, malgré ça, leur cuisine est très réputée, tu sais, et j’avoue que ça me fait plaisir de te la faire découvrir… parce que tu ne connais pas, c’est bien ça ?

              - Eh non, pas du tout, répondit la jeune femme. Et je compte sur toi pour me piloter parce que… leur carte est des plus mystérieuses à ce que je vois, conclut-elle en s’emparant d’une grande feuille cartonnée à l’ancienne.

              - Pas de problème. Voilà ce que je te propose…

         Leur commande passée, ils abordèrent leur parcours commun à l’Institut. Comme Bristica, le jeune homme avait été recruté en tant que consultant étranger mais ses compétences s’étendaient principalement au commerce galactique. Il avoua à sa compagne que son domaine de prédilection recouvrait en réalité les échanges entre la CPI et les systèmes périphériques, ce qui englobait évidemment la République Logique de Farber. De ces relations en définitive mal connues des Impériaux, il avait fait un sujet de thèse approfondie à l’Université Randallienne de Techno-commerce, Randall étant la capitale de la Principauté du même nom, dans le système Velar, un système indépendant et donc « périphérique » selon la terminologie impériale en vigueur. Les deux jeunes gens étaient intimement persuadés que c’était cette spécificité très inhabituelle de Renladi qui avait attiré l’attention des directeurs de l’enquête confiée à l’Institut et cette similarité dans leurs statuts respectifs les rapprocha incontestablement un peu plus.

         Bristica n’osait pas l’avouer à son nouvel ami mais la cuisine gorgi ne l’emballait pas outre mesure. Elle mastiquait sans plaisir des viandes – peut-être de poisson – que son palais, habitué aux épices de Farber, trouvait singulièrement fades, toutefois le jeune homme paraissait si heureux de lui faire découvrir cette approche culinaire inconnue d’elle qu’elle n’eut pas le cœur de le décevoir. Elle s’appliqua donc à faire bonne figure.

         La conversation jusque là fournie se ralentit et Bristica comprit que, comme elle s’y attendait, leurs propos allaient prendre un tour plus personnel. Renladi se jeta enfin à l’eau :

              - Et, donc, ça ne t’a pas coûté de venir jusqu’ici… Je veux dire pour une période assez longue…

              - Peut-être plus longue que je le pensais, en effet. Non, car je n’ai laissé à Carresville, sur Farber je veux dire, que des souvenirs. De bons souvenirs pour la plupart, mais des souvenirs néanmoins.

         Comme le jeune homme se contentait de l’observer sans faire aucune remarque, elle poursuivit :

              - Mes parents sont morts depuis plus de dix ans. En 963. Un tremblement de terre. A Tressgloss, ma ville natale, où ils habitaient. Moi, j’étais déjà étudiante à Carresville ce qui explique… A cette époque, j’étais en filiation et mon chagrin…

              - En filiation ?

              - Oui, évidemment. Je parle comme si j’étais encore à Farber. Excuse-moi. Chez nous, en filiation veut dire qu’on fréquente sérieusement quelqu’un avec qui on risque de se … marier. Oui, se marier, c’est le terme qu’on emploie ici.

              - Sur Randall aussi.

              - Sur Farber, ce n’est pas tout à fait pareil. Là-bas, on dit qu’on se « lie ». C’est assez différent parce qu’il n’y a aucune démarche officielle, tu comprends. L’officiel, c’est pour plus tard… Si on se sépare.

              - Curieux effectivement. Et…

              - Je me suis déliée avant de venir à Terra. Ou plutôt, pour être exacte, c’est parce que je me suis déliée – séparée si tu préfères – que je suis venue ici. Enfin, en plus de ce que proposait l’Institut, ce qui me passionne, je te l’ai dit. Alors, tu vois, pas d’attaches derrière moi. La liberté. La complète liberté.

          Le jeune homme hocha la tête, compréhensif.

       Quand ils sortirent du restaurant gorgi, Bristica, selon les habitudes en pratique chez elle, prit la main de Rinladi pour attirer son attention et lui proposa sans aucune hésitation de passer la nuit avec lui. Si le jeune homme fut surpris de cette franchise, il ne le montra pas.

          Plus tard, allongée nue près du corps à l’étonnante peau cannelle de son ami, au sortir d’une étreinte qui, à défaut d’avoir été inoubliable, s’était révélée très satisfaisante, elle prit la peine de penser quelques minutes à sa nouvelle existence. Elle comprenait qu’il était bien trop tôt pour elle pour en dresser déjà un quelconque bilan mais, tout de même,  son parcours lui paraissait bien engagé, tant humainement que professionnellement. Sur l’ultime versant du sommeil, juste avant de s’endormir, elle eut une pensée pour Farber et sa vie d’avant. Elle ne regretta rien.

     

     

         L’annonce de la destruction de Fort Lamen – mais surtout le sort impitoyable  réservé aux soldats qui en assuraient le fonctionnement – fit le tour de la Galaxie en quelques heures. Dans les médias, dans les cénacles officiels de toutes natures, dans la rue même, on évoquait le massacre avec consternation et horreur. Il fallait remonter à plus de trente ans – très précisément à la réduction violente par les forces conjointes de l’Empire et de la CPI de la sécession de la secte du Dieu Marked sur Alvistar 6 – pour retrouver pareille indignation. L’agitation diplomatique était à son comble : les demandes d’explications urgentes, les sommations diverses, les rappels pour consultations extraordinaires des ambassadeurs des diverses puissances plus ou moins directement impliquées, les campagnes de mobilisation psychologique se multipliaient. On ne parlait plus que de l’incident. Le nom de Lamen,  jusqu’alors inconnu de la quasi-totalité des ressortissants de l’Univers habité, était sur toutes les lèvres. Les journaux magnétiques initiaient reportages et enquêtes multiples tandis que sur tous les canaux de la stéréovision, chaînes galactiques et loco-régionales confondues, on repassait à satiété les quelques images de l’assaut obligeamment fournies par le Département-Ministère impérial des Relations Générales.

       En vérité, après les premières et immédiates accusations impériales sur la responsabilité « probable, voire certaine » des Farbériens, le doute le plus complet était de rigueur et plus aucune autorité responsable, de quelque bord qu’elle fut, ne se serait risquée à avancer une explication sur cet acte en apparence incompréhensible. On se rendit compte qu’on ne savait rien et de nombreux avis, notamment dans les médias, tendirent à accréditer la version, soit de l’erreur pure et simple (mais alors quelle aurait été réellement la véritable  cible ?) soit de la manipulation, une façon de sous-entendre que les véritables enjeux se situaient bien ailleurs. Les autorités impériales jouèrent à fond la carte de la victime innocente tandis que les représentants de la République de Farber hurlèrent au complot. Les officiels de la CPI eux-mêmes trépignaient d’indignation en laissant supposer que l'ignoble attaque visait peut-être leurs propres forces et que, dans tous les cas, sa raison profonde était de chercher à déstabiliser les relations pacifiques de la Confédération avec l’Empire.

         Bristica s’intéressait assez peu à ces développements de politique générale mais dans la mesure où, à l’institut, elle était la seule représentante identifiée de la République de Farber, elle fut bien obligée de donner son avis. Lors d’une pause repas où l’inévitable sujet fut abordé, elle déclara que, bien qu’elle n’ait évidemment aucun élément susceptible de l’éclairer, sa logique lui soufflait qu’il fallait probablement aller chercher au delà des apparences.

             - Vous comprenez, déclara-t-elle à ses compagnons de travail qui l’interrogeaient, vous comprenez bien qu’il est complètement idiot d’attaquer quelqu’un par surprise, en se cachant… mais en prenant bien soin de faire repérer son uniforme. Parce que, à moins d’être totalement incompétents – ce qui est infirmé par le déroulement très étudié de l’opération – les assaillants ne pouvaient pas ne pas savoir que la base impériale était en relation permanente avec son état-major et que, minute par minute, tout serait suivi et surtout enregistré par stéréovision… Dès lors, il me semble…

             - A moins que ce ne soit précisément avec l’idée qu’on avancerait un argument de ce genre… rétorqua une jeune femme brune qu’on n’avait guère entendue jusque là. C’est peut-être ça l’astuce suprême !

         Bristica se tourna vers elle en souriant.

            - Assez pervers tout de même. Mais surtout, et c’est ce qui me fait dire qu’il y a autre chose, c’est que je ne vois pas, mais alors pas du tout, l’intérêt que nous… les gens de chez moi auraient pu avoir à faire un truc pareil. Ligueri – la planète près de Lamen – est complètement en dehors de la zone d’influence de Farber. Plus de cinquante années-lumière, si j’ai bien compris. Moi, j’en avais jamais entendu parler avant. Alors quoi ? Si Farber avait eu l’intention de gêner l’Empire ou n’importe qui d’autre, ou même de montrer sa force qui, entre parenthèses et personne ne me contredira, est bien inférieure à celle des grandes puissances, elle aurait choisi une cible plus proche, plus accessible. Vous vous rendez compte ce que représente une telle opération spatioportée ? Les risques d’échec, d’interception, de fiasco ? Non, pour moi, il faut chercher ailleurs…

                - Et vous pensez à quoi ?

         Le petit cercle des stagiaires s’était soudain écarté pour laisser s’approcher Vliclina, leur directeur d’enquête. L’impériale dévisageait à présent Bristica sans sourire, paraissant attacher une grande importance à ce que la jeune femme allait lui répondre.

              - Ce que je ne sais pas, Citoyenne, commença Bristica, c’est quels peuvent être les auteurs de cette tuerie. Comment le saurais-je ? Mais ce que je crois pouvoir affirmer, c’est que, quels qu’ils soient, leur dessein, leur dessein véritable, était certainement de faire parler d’eux, ou plutôt de leur action d’éclat. De ce point de vue, le but est atteint, vous en conviendrez. Or, pourquoi faire tant de vagues si ce n’est pour faire oublier autre chose ? Le meilleur moyen pour avoir les mains libres sur un projet n’est-il pas de focaliser l’attention de tout le monde sur une affaire complètement différente ? Un leurre en somme. C’est pour ça que je pense qu’il s’agit d’une manœuvre de diversion. Il fallait occuper l’Empire, ses soldats, son opinion publique. Et c’est tombé sur Farber mais je crois sincèrement que c’est un hasard, un pur hasard. L’essentiel est autre part et on ne saura peut-être jamais où.

         Le silence retomba. L’impériale, le visage sérieux, observait attentivement Bristica comme si cette dernière avait encore quelque chose à dire. Ses yeux verts étaient devenus soudain si perçants, si incisifs, que la jeune femme, mal à l’aise, baissa son regard.

              - Je suis totalement d’accord avec vous, murmura enfin Vliclina. Totalement.

         Puis, elle haussa les épaules en souriant et tourna les talons.

     

     

     

         L’Empereur était fatigué. Âgé de cent-quatre ans, il n’aurait pas dû l’être autant puisque encore dans la force de l’âge. Il leva la main droite dans un geste à peine ébauché puis la laissa retomber en se renversant en arrière dans son fauteuil. Immédiatement, les 3ème et 14ème Conseillers, qui ce jour-là étaient de faction à ses côtés, reculèrent de quelques pas. Le secrétaire personnel de Baldur II, un homme corpulent à peine plus jeune que lui, s’approcha des quelques aides et serviteurs ainsi que du premier chambellan qui attendaient en silence - peut-être une dizaine de personnes au total - et du regard leur indiqua la porte de l’antichambre. Sans bruit, ils sortirent, le dernier garde d’honneur refermant la porte sur lui. Le silence retomba dans le bureau. Un observateur ignorant aurait certainement trouvé étrange la vision de ce vieil homme en uniforme bleu-nuit sans signe distinctif particulier paraissant dormir dans son grand fauteuil de bois précieux rehaussé de velours marine tandis que, immobiles comme des statues de sel, trois autres personnages debout semblaient retenir leur respiration. Mais cette petite scène de la vie ordinaire de l’Empereur ne surprenait pas les habitués de sa garde rapprochée tant il était évident pour eux que Baldur II voyait ses forces décliner chaque jour davantage.

         Le vieil homme, contrairement à l’apparence qu’il présentait peut-être, ne dormait pas. Son esprit était en éveil, sa conscience claire. Seul son corps lui donnait l’impression de le trahir. Une espèce de léthargie l’avait envahi et chaque mouvement lui coûtait. En de pareils instants, lever les bras, faire quelques pas sur les moquettes épaisses, tourner la tête relevaient pour lui d’un effort démesuré. Il lui fallait alors se reposer plusieurs minutes et le drôle de malaise passait. Ensuite, il pouvait de nouveau se mouvoir sans trop de peine et surtout parler sans donner cette impression de devoir chercher ses mots, d’hésiter sur la construction des phrases comme s’il avait le cerveau obscurci par quelque amnésie lacunaire. Il ne s’inquiétait guère de ces moments d’absence qui partageaient sa vie depuis plusieurs années mais plutôt de leur répétition qui, à ce qu’il comprenait, devenait plus fréquente. Ses médecins privés de l’Ecole Néomédicale lui avaient expliqué que son diabète de Feller comme ils l’appelaient, une variété aggravée du diabète du sujet âgé (par opposition au diabète insulino-dépendant du sujet jeune qu’on ne voyait plus guère en raison des progrès du génie génétique), progressait malgré les nombreuses actions thérapeutiques, tant instrumentales que médicamenteuses, entreprises. La maladie agissait sur l’ensemble de son corps, les artères singulièrement, sans qu’on puisse enrayer sa progression. Tout au plus la ralentir, lui avait-on précisé. Mais sa vie n’était pas en danger. Pas immédiatement en tout cas. Il soupira. Il savait que le Conseil s’inquiétait de cette situation et que certains de ses membres, très certainement, pensaient déjà à sa succession. Mais l’aînée de ses enfants, sa fille Algrisa, était encore bien jeune – à peine dix-sept ans- et incomplètement préparée à la tâche difficile qui serait la sienne. C’est pour cela que, en dépit de son profond désir de se retirer, d’en finir avec tout ce protocole qui lui pesait tant, Baldur II se devait de durer. Au moins quelques années encore, si possible. Il se força à se concentrer sur l’épreuve qui l’attendait : accueillir, à la demande de ses conseillers, les ambassadeurs de la République de Farber, du système Bhega Plus et, évidemment, celui de la CPI qu’on prenait toujours grand soin d’associer à ce type de contacts. Une séance au cours de laquelle il n’aurait qu’à intervenir comme cela avait été arrêté lors de la dernière réunion du Conseil. Cela ne présentait aucune difficulté particulière mais demandait toutefois à ce que son attitude soit parfaite et ne laisse en aucune manière suspecter l’altération intermittente de son état général.

         Baldur II ouvrit les yeux en entendant la double porte qui faisait face à son bureau s’entrebâiller. Dar-Aver, l’assistante en premier du Conseil, passa la tête et le vieil homme lui fit signe avant qu’elle se retire.

                - Approchez, Carisma, approchez.

       La femme, en uniforme d’apparat blanc et or, s’avança avec précaution, retenant ses pas pour ne pas faire crisser ses bottes sur la moquette. Suivant l’usage, elle inclina la tête en portant son poing droit à son flanc gauche puis attendit.

            - J’imagine que si vous venez me chercher, c’est que ces messieurs des représentations diplomatiques sont arrivés…

               - Assurément, Majesté. Ils sont tous là mais si votre Majesté souhaite différer quelque peu…

             - Nullement, Citoyenne Première-Assistante, nullement. Puis avec un geste presque impatient de la main, il ajouta : Allez-y, je vous prie. Nous vous suivons dans quelques instants.

         L’assistante Dar-Aver s’inclina, sans omettre de vérifier d’un regard circulaire que la suite immédiate de l’Empereur avait refait son apparition, puis elle se retourna et sortit en silence.

     

     

     

          Précédée de l’aérienne musique protocolaire qui sourdait des murs de la salle de réception et dont la coutume remontait à la nuit des temps, la suite impériale pénétra dans la pièce immense qui occupait tout le sommet de la tour du palais. En son centre trônait une gigantesque table polygonale en bois précieux de Terra autour de laquelle étaient installée une dizaine de profonds fauteuils. En retrait de quelques mètres, une deuxième rangée de fauteuils était susceptible d’accueillir les multiples conseillers et assistants des délégations reçues en audience ordinaire. De nombreux droïdes, à l’apparence para-humaine très étudiée, scrutaient toutes choses de leurs yeux rouges vigilants, à l’affût du moindre détail. De grandes baies vitrées que l’on pouvait obscurcir instantanément découvraient la ville immense qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Entre elles, les murs de marbre et de métal bleu étaient tapissés de tentures de velours bleu-nuit, la couleur de l’Empire, tandis que, incrustée dans le haut plafond de métal de la même couleur, scintillait la sphère bleue phosphorescente encadrée des deux éclairs d’argent. L’ensemble donnait une impression de simplicité et de puissance et c’était bien le but recherché.

         A l’arrivée de l’Empereur, le silence se fit d’un coup et les trois ambassadeurs qui, seuls, occupaient la première rangée de fauteuils, se levèrent mais, d’un geste de la main, Baldur II leur ordonna de se rasseoir. Comme à son habitude, il était vêtu d’une tenue bleu-foncé dont la veste à l’aspect vaguement militaire n’arborait aucune médaille à l’exception de la petite sphère bleue scintillante qui était le symbole de Terra. Pourtant, indéniablement, on reconnaissait en lui un personnage hors du commun, sans doute à ses gestes déliés et à son assurance sereine mais aussi aux regards de ses voisins qui, tous, droïdes et biocyborgs compris, fuyaient quand il les regardait. Rien en lui ne le proclamait mais nul ne pouvait ignorer qu’il s’agissait là de l’humain le plus puissant de la Galaxie. Il s’approcha de l’unique fauteuil bleu-nuit situé à l’une des extrémités de la grande table, s’y assit tranquillement puis, levant la tête, il prononça d’une voix ferme la formule consacrée :

              - Au nom de l’Empire, moi, Baldur II, Premier Conseiller du Conseil Impérial, je déclare ouverte la session ordinaire d‘Ecoute des Sollicitations Extérieures et prie tous les intervenants et leurs proches d’accepter le témoignage de notre sympathie. Après un bref instant de silence, il reprit, tendant les deux bras vers ses vis-à-vis : Messieurs les Ambassadeurs des puissances extérieures, je vous souhaite la bienvenue et vous assure de l’indéfectible amitié de tous les Citoyens de Terra et de ses dépendances.

         Chacun à leur tour, les trois ambassadeurs se levèrent et, après avoir décliné leur identité, leur titre et l’objet de leur mission, assurèrent l’Empereur de leur profonde et sincère amitié. Il s’agissait d’une partie exclusivement protocolaire et Baldur II qui, presque toute son existence, avait dû présider de telles cérémonies, s’ennuyait fortement mais rien dans son attitude ou même dans son regard n’aurait pu donner cette impression. D’un œil perçant, il observa chacun des ambassadeurs : celui de la République de Farber, en uniforme militaire gris, qui récitait son pensum les yeux droits devant lui et le poing gauche levé à mi-hauteur, le représentant de Bhega Plus en cape noire et costume blanc les deux mains serrées devant lui dans son salut rituel et l’ambassadeur de la CPI tout de rouge vêtu, son curieux bonnet à son bras gauche pendant le long du corps et la main droite plaquée sur son cœur. Il avait vu cela des milliers de fois mais son attention était sans faille. Quand l’essentiel des rituels de présentation fut effectué, les ambassadeurs à nouveau assis et leurs conseillers prêts à intervenir, il reprit la parole :

             - Avant toutes choses, Citoyens, permettez-nous de vous rappeler ce qui motive notre profonde inquiétude…

         Au moment précis où sa phrase s’achevait et selon un minutage parfaitement au point, la baie vitrée qui lui faisait face s’obscurcit et une scène de stéréovision apparut dans l’espace immédiatement en regard et laissé libre pour l’opération. En grandeur presque naturelle, chacun put revoir les enregistrements de l’attaque de Fort Lamen. L’attention de tous était maximale comme si ces quelques scènes rabâchées étaient vues pour la première fois et le silence total, seulement rompu par les bruits heureusement minimisés des explosions.

         C’est après, et après seulement, qu’on passerait aux choses sérieuses, encore que l’Empereur Baldur II en doutait tant les contacts diplomatiques officiels étaient ordinairement stéréotypés et convenus. Mais il s’agissait là d’un passage obligé.

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    [1]  triglon : arme de poing à mi-chemin entre pistolet-mitrailleur et fusil-mitrailleur

    [2] Glork : boisson originaire d’Algol 3, obtenue par un procédé voisin de la fermentation alcoolique (NdT)


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