• Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

    Sujet :                                     Église de la Refondation (L’)

    Section :                                histoire générale ; histoire des Religions ;

    Références extrait(s) :   tome 30, pp. 3-217 ; tome 262, pp. 100-243 ; tome 264, pp. 29 et suivantes ;

    Sources générales :         tomes 29, 41 à 62 ; tomes 259 à 277 ;

    Annexe(s) :                                          

     

    …/… « Aussi loin que remonte la connaissance de l’histoire de l’Homme, elle se confond avec celle des Religions, tant il est vrai que l’être pensant a besoin de se réassurer perpétuellement sur sa condition, d’espérer se survivre sous une forme ou sous une autre et d’imaginer que l’injustice, si fréquente en ce bas monde, sera corrigée plus tard et ailleurs . » (Fildegar Oorts, 84-177 rc). Dès la fin de la Révolution de cristal, en dépit – ou à cause – des destructions massives de cette période troublée, l’influence des autorités spirituelles, issues des religions antérieures, a été considérable dans la société civile. C’est par l’intermédiaire de l’Eglise de la Refondation (l’ER), fusion de diverses églises préexistantes, que le spirituel a, dans un premier temps, été présent dans l’ensemble de l’Empire naissant, notamment dans les Nouveaux Territoires ouverts par l’Expansion. En 27 rc, sous l’autorité de l’Archéatre Haldor Premier, l’Eglise de la Refondation a, pour la première fois, démontré sa capacité…/…

     

    …/… Monothéiste, l’Eglise de la Refondation l’est assurément. Sa liturgie est fondée sur la venue dans le passé d’un certain nombre de prophètes tels que Critjesou [1] ou Buda et l’annonce de l’arrivée prochaine d’un « Prophète rédempteur », le plus souvent identifié sous le nom de « Sauveur universel », messager divin qui, selon les Livres, apportera avec lui le Jugement de Dieu, Universel et Tout-Puissant. Très présente durant le premier siècle de l’ère moderne où elle était religion d’Etat dans l’Empire, elle est depuis concurrencée par d’autres religions, soit totalement nouvelles, soit issues (et plus ou moins localement adaptées) du grand Schisme de 328 rc qui vit l’apparition de la Seconde Religion (cf. index général), très en vogue de nos jours dans certains systèmes stellaires, comme ceux de la Confédération des Planètes Indépendantes. L’ER est encore la religion dominante dans l’Empire galactique, même si celui-ci a, depuis les années 250 rc, instauré une séparation totale des pouvoirs religieux et politiques dans une « marche vers la laïcité » qui fut parfois difficile à mettre en oeuvre…/…

     

    …/… Le centre spirituel le plus important de l’ER demeure la Cité Sainte de Dabilos, située sur la planète Mars (quatrième planète du système solaire originel). C’est à Dabilos que réside encore l’Archéatre en titre de l’Eglise de la Refondation (Versen XXIV, à l’heure où sont écrites ces lignes) dans un immense palais, lieu de rencontre des « Refondateurs » de l’ensemble de l’Univers connu. C’est également à Dabilos que sont conservés les exemplaires les plus anciens des Livres (consultables par ordiquant), datant probablement des premières années ayant suivi la Révolution de cristal. Une fois l’an, l’Archéatre prononce son message universel devant une immense foule de pèlerins venus de tous les coins de la Galaxie, message de vœux retransmis par les principales chaînes de stéréovision. L’Archéatre est également amené à se déplacer dans des systèmes stellaires lointains où il officie en tant que…/…

     

    …/… tous les êtres pensants. C’est ainsi qu’une branche très active de l’ER est en charge de la population droïde. En revanche, l’Eglise de la Refondation est moins implantée (comme, d’une manière générale, toutes les religions) dans la population biocyborg, restée souvent relativement réfractaire aux « thèses paranormales », selon le mot employé par le Citoyen Biocyborg Jen Jarven dans son ouvrage resté célèbre « Des Humains, des Biocyborgs et d’autres formes d’intelligence » paru en 612 rc…./…

     

     

     

     

     

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         Ambres gravitait, solitaire, autour d’un soleil vieilli qui la baignait de sa lumière affaiblie. C’était une planète de pluie.

         Bas le plus souvent, son ciel charriait continuellement d’énormes nuages aux mille nuances de gris qui, poussés par des vents d’altitude, défilaient si rapidement que leurs dessins sans cesse recomposés dispensaient à l’œil de l’observateur une sensation de vertige. La pluie habitait ces terres, une pluie presque constante mais rarement violente toutefois. C’était un crachin plutôt, à peine une bruine, qui sans que l’on s’en aperçoive tout d’abord, arrivait en bien peu de temps à vous transpercer jusqu’aux os. En dépit de cette humidité propice, la végétation importée ne s’accrochait guère et ses taches d’un vert intense, éparpillées au gré des reliefs aplanis, n’apparaissaient que parcimonieusement sur le fond brunâtre du sol.

         A cette latitude, la température variait peu d’une saison à l’autre et, même durant celle qui, ici, correspondait à l’hiver, il était peu fréquent que l’eau  gèle ou, plus encore, qu’elle se transforme en neige. Des centaines de ruisseaux, comme autant de canaux assoiffés, recueillaient cette eau du ciel et, serpentant selon un hasard organisé, la collectaient pour abreuver d’immenses fleuves tranquilles qui allaient mourir dans l’océan lointain afin que le cycle se perpétue.

         En hiver, les nuits étaient longues et le jour monotone. Parfois, mais c’était rare, le ciel déchirait ses nuages et le soleil arrivait à distribuer son éclat aux terres imbibées jusqu’à permettre, le temps d’un rêve, la formation d’un brouillard lourd qui stagnait encore même les nuées revenues. Alors, de blanches formes indécises peuplaient les terres et on aurait pu croire, à les observer floues et hésitantes, qu’il s’agissait des âmes des anciens habitants que la planète n’avait jamais connus. C’était un temps de mélancolie.

         L’été se devinait à la clarté plus soutenue qui étirait le jour mais aussi à la relative douceur de la pluie contrastant avec la méchanceté de celle de la saison froide. Les plantes ne s’y trompaient pas qui paraissaient alors manifester une sorte d’allégresse contenue.

         On pouvait craindre la tristesse sourdant de cette planète mais si l’on faisait l’effort de chercher à la comprendre, si l’on essayait malgré tout d’apprécier son chagrin, elle vous livrait alors ses secrets et, petit à petit, on se prenait à l’aimer. Malgré la pluie sempiternelle, l’uniformité des jours et la permanente complainte des eaux courantes, Ambres était attachante.

        Attirés par un sous-sol riche de minerais aussi divers que précieux, les humains, longtemps auparavant, avaient installé des unités de colonisation offertes aux quelques volontaires assez fous pour tenter de composer avec la pluie. Elles avaient été édifiées sur les rares hauteurs qui, témoignages anciens de l’activité tellurique de la planète, dominaient les plaines, des enfilades de collines arrondies que l’érosion de millions d’années avaient préservées. Ambres, en effet, possédait une atmosphère à elle et il n’avait fallu que peu d’efforts aux nouveaux arrivants pour l’adapter à leurs besoins. Depuis lors, les constructions de granite rose jetaient une espèce de couleur claire entre l’obscurité des terres et la grisaille du ciel.

         Jade aimait sa planète de toutes ses forces. Il y était né onze plus tôt et ne l’avait jamais quittée mais il avait vu souvent à la stéréovision ou dans des talides les images de bien d’autres mondes. Des visions de déserts arides, de forêts luxuriantes, d’océans tumultueux, de montagnes blanchies, de mégapoles immenses, tant de décors qu’il n’aurait pu imaginer tout seul mais qu’il n’enviait pas : à tous ces spectacles exotiques, il préférait sa planète de pluie. Il en connaissait tous les dangers et tous les pièges : les trous d’eau, les ruisseaux impromptus, les boues trompeuses, les fausses langues de terre et les inondations subites. Ambres avait toujours représenté l’unique univers de l’enfant et il s’y sentait en sécurité.

         Jade était préoccupé. Il était à la recherche de Toufoute, son grajane, qui, malgré ses appels répétés, refusait obstinément de se montrer. Il jeta un dernier regard à la campagne mouillée - c’était ainsi qu’on appelait l’environnement immédiat de la Colonie -. Il venait d’en parcourir une grande moitié dans les deux sens, sous une pluie persistante qui, évidemment, à présent qu’il s’apprêtait à rentrer, faisait mine de baisser d’intensité. On pouvait même deviner, à travers les nuages clairs, la luminosité de Sol, déjà bas sur l’horizon bien qu’il ne fut que trois heures de l’après-midi. Il distinguait au loin un véhicule minier venant de faire la relève et le glisseur du Directeur qui allait à sa rencontre. Il soupira, se tourna vers la porte du hall et s’identifia.  Il déposa sa combi isolante et ses bottes dans son armoire perso et se préparait à rejoindre le cube de vie familial quand une idée lui traversa l’esprit : Toufoute n’était peut-être pas sorti comme il le croyait. Une fois déjà, le petit animal s’était enfui en sens inverse, vers les conduits de maintenance, et Jade avait eu bien du mal à remettre la main dessus. Alors… Ragaillardi tout à coup, il enfila le couloir qui succédait au hall d’entrée, s’engouffra dans le mini-PAMA et fit quelques secondes plus tard irruption dans l’appartement de ses parents. Cette fois, il ne passerait pas des heures à errer au hasard dans les souterrains de la Colonie. Il allait se servir du vieux stermar [2] dont son père lui avait fait cadeau. Si son grajane était dans les conduits, grâce à l’appareil, il le localiserait par son indice de taille : trop petit pour être confondu avec un humain (à supposer qu’il y en ait là où il allait) et trop gros pour un rat ou une strappe [3] ! Il pénétra en courant dans le salon-repos du cube de vie mais s’arrêta instantanément en entendant la voix de sa mère qui l’interpellait depuis la pièce d’informatique.

              - Jade ! C’est toi ? Le Citoyen Dranne te cherche ! Il vient de visiophoner pour te rappeler ta réunion de préparation de Fried. Je te signale que tu as intérêt à y assister si tu veux rattraper ton dernier contrôle ! Dis, tu m’entends ?

               - Mais oui, maman, je sais, je sais…

              - Je te rappelle également que la séance du GRL [4] est dans deux semaines. Tu as intérêt à être bien préparé parce que c’est la dernière fois que…

        Jade n’hésita que deux secondes. Le Citoyen Dranne, son Directeur d’études, attendrait : retrouver Toufoute était bien plus important. Au pire, il n’aurait qu’à prétexter son fameux mal de ventre. Et puis, avec un peu de chance, récupérer son grajane ne lui prendrait que quelques minutes… Il s’engouffra dans son alcôve, s’empara du stermar enfoui sous un tas de magnets et autres matériels réformés empilés dans son armoire et ressortit sur la pointe des pieds. Sans plus attendre, il se dirigea vers les sous-sols de la Colonie. En chemin, mis à part quelques droïdes indifférents et un biocyborg qu’il n’avait jamais vu – probablement un technicien débarqué de la dernière spatiofuz arrivée deux jours plus tôt -, il ne rencontra que le vieil Atteb qu’il salua très cérémonieusement et les sœurs Jarod, des jumelles de son âge, qu’il prit grand soin d’éviter.

         D’un air insouciant, sans perdre de temps mais aussi sans se hâter ce qui aurait pu attirer des regards soupçonneux, il se dirigea vers les magasins de stockage et s’arrêta devant la porte d’acier qui autorisait l’accès aux sous-sols. Il regarda à droite et à gauche. Personne. Sans plus hésiter, il poussa la porte qui s’entrouvrit sans bruit et s’engagea dans l’escalier de fer. Nouvelle porte plus bas. Celle-ci arborait une grande inscription « personnel autorisé uniquement » mais il n’y prêta pas attention. Depuis longtemps, plus personne ne se souciait de l’avertissement, surtout pas Jade et sa bande de copains. Dans le couloir qui suivait, il sortit son stermar et entreprit de le régler. Bien que ce type de matériel soit depuis longtemps considéré comme obsolète, Jade l’appréciait. Il porta l’appareil à son œil droit et s’avança dans le couloir. Le viseur de l’engin se mit à palpiter, preuve de son excellent état de marche, mais sans repérer le moindre signe de chaleur vivante. L’enfant poursuivit son exploration. Il savait parfaitement où il était et où il allait : ces sous-sols le plus souvent déserts n’avaient plus aucun secret pour lui.

         Sans se décourager, Jade parcourut des enfilades de couloirs et de salles plus ou moins désaffectées. Il ne portait plus son stermar à l’œil que de temps à autre mais, méthodique, il ne laissa aucun espace inexploré. Parfois, dans le viseur de l’appareil, des ombres fugitives témoignaient de ce que l’endroit était habité par de nombreuses petites créatures qui profitaient de l’involontaire hospitalité humaine : probablement des strappes. Rien pourtant qui ressemble de prêt ou de loin à Toufoute. Jade se demandait si, tout compte fait, le grajane n’était pas quelque part dans les terres autour de la Colonie et cette pensée le mettait en colère. Lui qui était ici au lieu d’écouter les explications soporifiques du Citoyen Dranne ! Toufoute ne perdait rien pour attendre ! En tous cas, il avait compris en jetant un œil à son circos [5] que son absence serait plus prolongée que prévu mais on verrait ça plus tard… Il entendit du bruit et se figea. Un roulement métallique. Il se trouva nez à nez avec deux droïdes qui poussaient un chariot sur lequel était empilée une montagne de caisses en acier mais les robots ne ralentirent même pas leur allure en le croisant : Jade n’était pas leur affaire.

         Ce fut près des salles de ressources primaires – celles où l’on entreposait les denrées périssables de la Colonie – qu’il entendit le bruit. Un glissement furtif. Le raclement de petites pattes sur du métal. Toufoute. Il inspecta les alentours avec le stermar et repéra grâce au viseur la tache rouge de l’animal dans le conduit de ventilation qui passait au dessus de lui. Trop gros pour un rat. Une nouvelle fois, il repensa aux autres bestioles avec lesquelles il aurait pu confondre : les chats de la Colonie mais leur taille était plus petite. Un des chiens de la sécurité – impossible, ils ne quittaient jamais leurs responsables – ou d’un membre de la Colonie mais là non plus ça ne collait pas : comment un chien aurait-il pu monter dans un conduit de ventilation ? Un autre grajane ? Peu probable. Non, c’était bien Toufoute. Il chercha du regard et avisa la trappe à mi hauteur de la paroi. Elle était juste accessible. Jade sortit son couteau universel et, sans difficulté grâce au mini-moteur de l’outil, démonta les vis de maintien de la trappe. Il déposa la grille précautionneusement contre la paroi en se promettant de tout remettre exactement en place une fois son opération terminée, puis, après avoir pris sa respiration, il se hissa dans le conduit. Il alluma sa lampe-poignet. L’endroit était couvert de poussière et, pensant fugitivement à la colère de sa mère lorsqu’elle apercevrait l’état de sa combi, il s’engagea. Sa reptation dura plusieurs minutes mais, grâce au stermar, il put se rendre compte qu’il gagnait sur l’animal. Quand il jugea la proximité du grajane suffisante, il claqua plusieurs fois sa langue dans sa bouche selon le rituel bien connu de son petit ami. De fait, quelques instants plus tard, le grajane, certain de ne pas être réprimandé, vint se lover contre lui. Jade caressa la tête ronde et sans poils de Toufoute en prenant bien soin de détourner sa lampe-poignet pour ne pas éblouir les yeux immenses de la petite bête. Celle-ci avait enfoui son long museau dans le cou de son maître et tous deux restèrent immobiles dans le conduit, heureux de s’être enfin retrouvés. Finalement, Jade, le grajane accroché sur son épaule gauche, se décida à faire demi-tour. C’est seulement à partir de cet instant qu’il commença à se faire du souci. Rampant péniblement vers la sortie et attentif à ne faire aucun mouvement brusque susceptible d’inquiéter son animal et le pousser à s’enfuir à nouveau, Jade ne put s’empêcher d’imaginer la colère de sa mère que le Citoyen Dranne, à cette heure-ci, ne devait pas avoir manqué de prévenir de son absence. Elle devait être au comble de la fureur. Il entendait presque sa voix lui hurler : « Et dire que tu es venu juste en début d’après-midi et que tu m’avais promis ! Mais je savais qu’on ne pouvait pas compter sur toi ! Je le savais ! Tu m’as bien prise pour une conne [6] ! Mais tu ne perds rien pour attendre… Quoi, ton grajane ? Qu’est-ce qu’il a ton grajane ? Tu vas voir ce que je vais en faire de ton grajane, moi !, etc. ». Il anticipait son visage pincé, ses yeux écarquillés par la colère, ses gestes saccadés. Inconsciemment, il rentra les épaules et s’arrêta pour reprendre son souffle. Il serra la petite bête contre lui, son seul ami en ces moments difficiles, et entreprit de la gratter sur le bas du dos, l’endroit qu’elle préférait. Le grajane, rassuré, se mit à roucouler imperceptiblement. Quelques secondes encore et il s’endormirait certainement dans la chaleur de son corps. Pourtant, ce n’était vraiment pas le moment de se laisser aller. Non, il fallait reprendre son pénible chemin de retour et affronter… Un moment difficile, sans doute, mais Jade en avait vécu d’autres.

         Il crut tout d’abord avoir inventé le murmure. Il tendit l’oreille mais c’était bien des voix. Des voix humaines. Ici ? Intrigué, il délaissa le conduit de sortie et obliqua sur sa gauche, dans un tunnel secondaire. Les voix se rapprochèrent mais il ne pouvait comprendre ce qu’elles disaient. Indiscutablement, des voix d’hommes qui conversaient à voix basse. Etrange. Il se colla contre une plaque d’aération, couverte de poussière, qui donnait sur la salle en contrebas. D’abord, il n’aperçut que des caisses, du matériel au rebut. Puis il les vit. Deux silhouettes qui marchaient de long en large et qu’on devinait à peine en raison de la lumière succincte. Jade hésitait à rebrousser chemin. Quelle importance, ces types au fond ? Probablement du personnel d’encadrement de l’Entretien. Cela ne concernait en rien ses affaires déjà passablement compromises. Mais il entendit la porte de la salle chuinter et quatre autres personnages firent leurs apparitions. Deux hommes, une femme assez jeune et peut-être un biocyborg. Les six protagonistes se rejoignirent au centre de la pièce, sous les yeux mêmes de Jade. A ce qu’il pouvait deviner de leurs traits dans l’éclairage approximatif, il n’en connaissait aucun. Cela aussi était étrange mais… Il comprit qu’il se tramait quelque chose lorsqu’il se rendit compte que l’un des hommes déployait un écran de confidentialité. Jade n’en avait jamais vu en réel mais ses séries d’espionnage à la stéréovision ne lui laissaient aucun doute. Une réunion secrète ! Une sorte de conspiration ! Peut-être les voleurs qui dérobaient ce matériel disparaissant de temps à autre ce qui rendait fou le Directeur de la Colonie ? Si c’était ça, alors oui, il aurait éventuellement le moyen d’échapper à la colère parentale… Par Bergaël, pourvu qu’il ait cette chance ! Il attrapa délicatement son grajane endormi et l’introduisit dans sa combi en lieu et place de son stermar. Il déclencha l’enregistrement de son appareil : s’il assistait à quelque chose d’important, au moins, on le croirait !

           - Attendez, attendez, murmura l’homme à l’écran de confidentialité. Il y a quelque chose qui ne va pas.

         L’homme entreprit de scruter les murs et Jade se renfonça involontairement dans sa cachette.

           - Vous avez quelque chose ? demanda un des autres après quelques instants de silence.

              - On dirait qu’il y a une sorte d’interférence. Je ne sais pas…

              - Faites vite, Monseigneur, je vous en conjure. Nous n’avons que très peu de temps, vous le savez bien, murmura la femme.

             - L’interférence, vous l’avez depuis le début ? Je veux dire, c’est intermittent ou quoi ? demande un des autres hommes.

              - Depuis que j’ai ouvert le bouclier.

             - Alors, c’est un détecteur de routines. Probablement un pisteur à incendie.

            - Vous êtes sûr ? Et comme personne ne répondait, l’homme à l’écran reprit : c’est sûrement ça. De toute manière, des enregistreurs seraient forcément brouillés. Mais ce serait déjà trop car je veux que personne, là ou ailleurs, ne sache que nous nous sommes retrouvés ici. Non, tout a l’air normal. Puis se tournant vers la femme, il ajouta : c’est d’accord. Faisons au plus vite. On commence.

         Le biocyborg – ou ce qui lui ressemblait – prit pour la première fois la parole.

              - Au nom de qui vous savez, je vous remercie de votre présence à tous, une présence qu’il n’a pas été facile d’organiser, je le sais. De fait, nous venons tous d’horizons fort différents, je n’ai pas besoin de vous le rappeler, mais, heureusement, nos projets communs nous unissent. J’en viens à l’essentiel. On m’a demandé de vous faire connaître les décisions du dernier CD. D’abord, il faudrait que nos amis Stellaires – il se tourna vers un de ses interlocuteurs - lèvent quelque peu le pied car nos… ennemis commencent à s’agiter. On nous conseille donc de faire le mort quelque temps. Le temps que tout se tasse. Ce n’est qu’un conseil, évidemment, mais... Ensuite, j’ai de bonnes nouvelles à vous apprendre concernant le front de Terra : nos ennemis là-bas s’embrouillent quelque peu dans leurs opérations et nous avons la certitude qu’ils ne font pas le rapprochement avec nos activités. A ce propos, Commo… Compagnon, poursuivit-il en s’adressant au troisième homme resté jusque là silencieux, il conviendrait de faire parvenir par le canal habituel mais le plus rapidement possible, l’état de certitude – je dis bien certitude – de nos amis du troisième quadrant. Vous pensez que cela est possible ? Bien. Merci d’avance. A présent le point capital. Compagnons, le but de cette rencontre est de pleinement vous rassurer, de vous confirmer formellement que, jusqu’à présent, tout va pour le mieux. Le CD pense que nos opérations avancent comme nous le souhaitons, peut-être même plus rapidement que prévu. Bref… Deux ou trois ans. Pas plus.

              - Deux ou trois ans, s’exclama la femme. Réellement ? C’est bien plus proche que nous pensions et vous croyez…

              - C’est ce qui s’est dit. En ce moment même, il se tient une vingtaine de… de contacts comme celui-là, des contacts qui concernent l’ensemble du projet. C’est vous confirmer que…

         Jade avait beau se creuser les méninges, il ne comprenait rien à ce galimatias. Sa thèse des voleurs de matériel paraissait battue en brèche mais alors, quoi d’autre ? Pourquoi ces gens, ici, qui donnaient l’impression de vouloir se dissimuler ? Peut-être son père… Il attendit que les six protagonistes aient quitté définitivement la salle pour se risquer à bouger.

         Son retour fut pire que prévu. Du moins au début. Sa mère avait même fait venir son père et celui-ci était particulièrement excédé d’avoir dû abandonner son poste à la Sécurité de la Colonie. Il marchait de long en large dans le salon du cube de vie et sa voix doucereuse, toute emplie de sa colère et de son ressentiment pour son fils, rappelait à Jade quelques scènes particulièrement éprouvantes pour lui de son jeune passé. Incapable d’avancer une excuse plausible, l’enfant proposa de visionner son enregistrement. Ses parents ne s’y résolurent qu’à regret mais huit heures plus tard, la copie du document se trouvait sur la table du Major-Général Urquist, chef de camp du Prince Alzetto.

     

     

     

          Dans un silence total, pour la troisième fois, Vliclina venait de visionner l’enregistrement. Elle se tourna vers Alzetto.

              - Et on est sûr de l’authenticité de…

              - Certain, coupa le Prince.

              - Incroyable.

            - Ce qui est incroyable, c’est la chance que nous avons d’avoir cette Stermarite. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ces… gens n’ont rien détecté. Matériel trop ancien pour un écran de confidentialité de fortune. Et aussi que le gosse en ait parlé à son père qui a su nous le faire parvenir…

              - Et ça s’est passé où, vous m’avez dit ?

         - Ambres. Une planète coloniale du Troisième Quadrant. Complètement inconnue jusqu’à ce jour.

          - Et il y aurait eu vingt autres réunions comme celle-ci ? Incroyable.

         Le Prince Alzetto se tourna vers les trois officiers de son Etat-major présents, les dévisagea longuement, soupira et revint à Vliclina.

             - Je résume. Nous savons que des gens qui ne devraient même pas se connaître se sont retrouvés pour recevoir des informations d’un certain CD inconnu de nos services. Sans doute l’organe de direction d’une organisation, d’une association ou d’une puissance occulte – appelez-la comme vous voulez - en tout cas un groupe hostile dont nous ne savons rien. Rien ! Et dont nous  ignorions même jusqu’à l’existence. Sur le document – excellent soit dit en passant – nous avons pu identifier, outre la présence d’un Stellaire ce qui n’est pas une surprise en soi, l’origine presque certaine d’un dignitaire de l’Eglise de la Refondation, celui qu’au début on appelle Monseigneur. Et il y a aussi l’autre que le biocyborg (nous sommes à présent sûr qu’il s’agit bien d’un biocyborg) appelle Compagnon. Vous avez remarqué, Vliclina, que le biocyborg hésite et commence par l’appeler Commo… Pour moi, c’est clair, il voulait dire Commodore.

               - Un militaire de l’Empire ! s’exclama Vliclina.

           - Je ne vous le fais pas dire, susurra Alzetto avant de poursuivre : un quatrième a été identifié de façon certaine grâce aux ordics de décryptage : le sieur Raver Arbe, responsable de la Mercantile [7] du Troisième Quadrant. Et allez donc ! Au total, une assistance plus que diversifiée, c’est le moins qu’on puisse dire ! Je ne vous cache pas que tout ceci est fort préoccupant. Fort préoccupant. Car enfin que complotent ces salopards ? Hein, quoi ? J’ajoute que le biocyborg nous est parfaitement inconnu. Nos services n’ont pu le comparer à rien de ce qu’ils ont dans leurs bases de données. Alors, d’où sort-il ? Que veut-il ? Mystère. En conséquence, vous comprenez qu’il est de la plus grande importance, Vliclina, que la Première Conseillère soit immédiatement informée de tout ceci et je compte bien entendu sur vous… Quoi qu’il en soit, il faut impérativement que nous poursuivions cette enquête… Et, pour ça, nous avons besoin de l’aide de tous. Dans la plus grande confidentialité évidemment. Il serait particulièrement fâcheux que ces gens se doutent que nous les suspectons et qu’ils disparaissent dans la nature… Mais comment remonter la piste ? Comment identifier les autres ? Comment…

             - Pour la femme, ce ne sera pas la peine, le coupa Vliclina,  je crois savoir qui c’est.

              - Vraiment ?

              - Cela demande bien sûr confirmation – et je vais diligenter une demande d’information en ce sens – mais je crois avoir reconnu Laler Bris Lal. Qui est quelque chose au Service de Documentation de la CPI. Je l’ai rencontrée une fois sur Vargas et…

              - De la CPI ? s’étouffa le Prince. Vous avez bien dit de la CPI ? Putain, mais c’est pire que ce que je croyais. Par Bergaël et ses disciples, mais c’est quoi ce bordel ? C’est quoi ?

         Alzetto, plus énervé que ne l’avait jamais vu Vliclina, se mit à arpenter son bureau de long en large. Comme les officiers présents qui affectaient de regarder les murs, Vliclina se garda bien de reprendre la parole.

     

     

     

         Le droïde spécial mandaté par Vliclina fit son apparition moins d’une heure après l’entretien de Bristica avec Crats. La jeune femme s’attendait à découvrir un robot comme les autres, sans doute plus perfectionné et, peut-être plus intelligent, qui sait ?, mais sa surprise fut certaine en apercevant la machine. D’abord, le droïde ne ressemblait pas à ce à quoi elle avait l’habitude. Elle s’attendait… Elle ne savait pas vraiment ce qu’elle attendait mais probablement un robot plus volumineux, plus impressionnant. Au lieu de quoi, le droïde était presque aussi mince – et guère plus grand – qu’un simple humain. Son corps était constitué d’un métal bleuté – peut-être du titane rectifié – et ses mouvements étaient plus fluides. Dès le début, elle fut frappée par ses gestes, son attitude générale qui mimaient ceux d’un humain et qui témoignaient sans conteste de son adaptation supérieure. Elle fut surtout impressionnée par ses yeux, d’un bleu-mauve, qui contrastaient avec les habituels yeux rouges et globuleux de son espèce, et dont l’intelligence transparaissait à chaque seconde. Le droïde était comme… habité. C’était cela. Habité. Humanisé. C’était surprenant.

         Bristica qui, dans le fauteuil ergo de Crats, regardait d’un air patient une chaîne d’information de la stéréovision claqua dans ses mains pour interrompre le programme et se leva pour aller à sa rencontre. Le droïde porta son poing droit à sa poitrine en un geste typiquement humain et s’approcha d’elle.

              - Citoyenne Glovenal, permettez-moi de m’introduire : je suis le droïde adressé par le Troisième Assistanat afin de veiller sur votre sécurité. On m’appelle Vals.

             - Enchantée, ne put que répondre assez stupidement Bristica, encore sous le coup de la surprise. Elle lui fit signe de s’approcher du coin de vie et, pour gagner quelques secondes, se rassit lentement dans le fauteuil ergo. Le droïde se campa devant elle.

             - Ma tâche, Citoyenne, est, comme je viens de vous le dire, de passer avec vous les quelques jours précédant le retour de la Citoyenne Garzelivo-Gradzel, actuellement retenue hors de Terra pour une inspection avec l’État-major de la Première Armée. A ce propos, CG – c’est ainsi que j’appelle pour des raisons de sécurité la Citoyenne Troisième Assistante – vous fait ses compliments. Avant toutes choses, et si, bien sûr, vous n’y voyez pas d’inconvénients, je crois préférable de me référer à vous en tant que CB, pour exactement les mêmes raisons.

         La Farbérienne acquiesça d’un bref hochement de tête.

            - Alors voilà ce qu’on m’a demandé. D’abord, il me faut vous préciser que CG m’a absolument recommandé de ne pas encore vous rapatrier en surface, un endroit dont vous conviendrez avec moi qu’il n’est pas sûr. Elle m’a donc laissé carte blanche pour organiser votre protection. Puisqu’il n’est pas non plus envisageable de demeurer ici où nous sommes trop isolés, j’ai pensé – mais il me faut évidemment votre accord – que nous pourrions nous intégrer quelque temps au Monde Intérieur où, comme vous le savez, on n’est guère regardant sur l’origine des gens et qui, de plus, est un lieu suffisamment peuplé pour que vous puissiez y passer inaperçue. Bien entendu, vous y bénéficierez d’une autre identité…

         Le droïde tenait à présent une fiduce apparue comme par enchantement entre ses doigts et il la tendit à Bristica.

              - Vous vous appelez maintenant Lina Barrel et, originaire de la République de Farber – plus facile pour vous -, vous êtes citoyenne de Larmor, une ville de la planète Mars qui fait partie de ce système stellaire. Vous y exercez vos talents en tant qu’agent de prospection pour l’organisation de séjours de recueillement pour tous ceux qui veulent approcher de plus près le palais de l’Archéâtre Versen XXIV [8]. Vous êtes en congé sur Terra pour oublier les lourdes charges qui sont les vôtres. Cette fiduce est totalement authentique et personnalisée (et donc utilisable) mais, vous vous en doutez, les forces de sécurité possèdent bien entendu toujours vos empreintes corrélées à votre véritable identité. Il convient donc d’éviter tout contrôle quelque peu poussé. Vous vous dîtes sans doute que si, vous, vous le pouvez, moi je passerai difficilement inaperçu ? Je tiens en conséquence à vous rassurer : je ne montrerai jamais… sauf en cas d’absolue nécessité mais vous pouvez être assurée que je serai toujours à proximité. Cet arrangement, provisoire, je le répète, a-t-il votre agrément ?

         Assuré de l’accord de la jeune femme, le droïde poursuivit :

              - Je suis certain que vous vous demandez également si je suis bien qualifié pour assurer votre protection, aussi permettez-moi de vous donner quelques informations à mon sujet. Je m’appelle donc Vals et fais partie de la toute dernière génération des droïdes impériaux spéciaux, c’est-à-dire ceux auxquels on confie des missions très délicates. En temps ordinaire, j’assure la protection rapprochée de CG – qui m’a confié à vous – parce que je possède quelques atouts que n’ont pas mes autres camarades. Sans entrer dans le détail, sachez que ma vision est panoramique à 360°, que je peux percevoir bien plus de spectres de couleurs ou de gammes de sons que les humains et que je suis en permanence relié à l’ordiquant central de mon service sans possibilité, du moins je le pense, d’interférences indiscrètes. Et que je possède également les moyens de répliquer de manière honorable à la plupart des tentatives hostiles. Nous sommes en réalité douze droïdes de cette même série actuellement en activité, tous au service de personnalités importantes de l’administration impériale, mais notre existence est encore confidentielle. Souhaitez vous que je réponde à d’autres questions que vous vous poseriez à mon sujet ou concernant ma mission auprès de vous ?

              - Eh bien, droïde Vals, vous me voyez surprise par votre apparence… et les qualités que vous venez de me décrire. Je ne pensais pas… Quoi qu’il en soit, je suis heureuse de notre future collaboration. J’essaierai de faire pour le mieux afin… Savez-vous toutefois si notre… heu, ruse durera longtemps ? Je veux dire…

         Vals interrompit la quanticienne avant qu’elle ait pu terminer sa phrase. Cela aussi était inhabituel et Bristica comprit qu’il lui faudrait certainement revoir ses rapports ordinaires avec les droïdes.

              - Quelques jours sans doute mais guère plus à ce que je crois, assura le droïde. J’ai fait réserver une chambre pour vous à l’hôtel TerraPlus de Iorque. L’appartement 2817 pour être précis. Des bagages y ont déjà été disposés à votre intention.

              - Me voilà de nouveau réduite à l’isolement, j’imagine, soupira Bristica.

               - Bien au contraire, lui répondit Vals. Bien au contraire. On ne comprendrait pas pourquoi une jeune femme comme vous, venue vous distraire sur Terra, garderait la chambre. Je vous suggère plutôt de vous mêler à la foule des touristes et de fréquenter tous ces lieux de loisirs mis à la disposition des personnes de votre genre. Il vous faudra simplement arranger quelque peu votre apparence ce qui ne présente pas de difficultés particulières. A Iorque, on ne s’occupe guère des origines des uns ou des autres et, d’ailleurs, les Farbériens ne sont pas les derniers à fréquenter ce genre d’endroits. Nous verrons cela à l’hôtel. Pensez-vous pouvoir être prête dans, disons, deux heures ? Eh bien, dans ce cas, CB, je vous présente mes civilités.

         Sans même attendre sa réponse, le droïde se détourna et quitta l’appartement laissant la jeune femme perplexe.

     

     

     

          « Chante ! Ondule ! Chatoie ! » hurlait le chanteur. « Sois heureux ! Sois heureux ! » scandait la foule en tapant des mains. Le bruit était considérable et empêchait toute conversation un peu suivie, du moins à proximité du périmètre de danse. Le chanteur, une vedette d’Arcturus actuellement en visite sur Terra, était suspendu à mi-hauteur de la salle, emmitouflé dans un cône de lumières changeantes qui soulignait ses paroles. Si le chanteur était physiquement présent, son orchestre en revanche était totalement virtuel. On n’apercevait des musiciens que leurs images qui se démenaient à une extrémité de la salle ce qui n’empêchait nullement leur musique de planer partout. La foule des danseurs était compacte et oscillait sur elle-même au rythme de la mélodie mais cette foule aussi était composite : près du tiers de ses membres – le maximum autorisé par les responsables du lieu - n’était en réalité que des représentations holographiques, leurs propriétaires ne participant souvent à la fête qu’à partir de planètes lointaines. On reconnaissait ces simulacres à l’obligation qu’ils avaient de porter au front leur marque distinctive, un cercle rouge visible sous tous les éclairages, et au fait qu’il n’était pas possible de les approcher en raison du léger champ de répulsion qui les entourait. Pourtant, même vu d’assez près, l’illusion était parfaite et, la musique et les boissons aidant, ce petit monde se mélangeait sans complexes.

         Pour sa troisième nuit d’attente, Bristica avait jeté son dévolu sur « la Chimère du bout du jour », un lieu de danse dont la renommée était depuis des années incontestée. Par devoir, certainement, mais aussi par curiosité puisqu’elle n’était guère une habituée de ce genre d’endroits. L’expérience qu’il lui aurait été difficile de mener à bien à Carresville l’amusait. Accoudée au bar, sirotant un cocktail ambre et argent dont elle ne connaissait pas la composition, elle se surprenait à fredonner les thèmes à la mode, certaine de ne pas être entendue de son entourage. Comme la plupart des habitants de cette époque, elle redécouvrait les percussions, délaissées un long moment, et se passionnait pour le batteur dont la dextérité lui semblait extraordinaire. L’homme, qui devait se trouver quelque part sur Arcturus, jonglait littéralement avec ses crécelles, sonnettes et autres tambours. Il ponctuait les paroles du chanteur d’un coup de cymbale admirablement synchrone au moment précis où la voix se rompait et juste avant que ne reprennent les stirges [9]. C’était envoûtant.

         Parfois, comme pour se convaincre, la jeune femme portait son regard sur le gigantesque miroir-écran qui, de l’autre côté du bar, s’étendait à l’ensemble de la paroi, démultipliant l’espace à l’infini pour donner une impression fallacieuse de foule immense. En premier-plan, elle y apercevait son image. C’était indiscutablement bien elle et pourtant non. Vals avait fait des miracles avec peu de moyens : la transformation de sa coupe de cheveux ramenés en arrière en un triple chignon –  une coiffure à la mode -, des lentilles colorées qui corrigeaient le violet de ses yeux d’un éclat mordoré et sa peau que des comprimés fournis par le droïde avaient éclaircie jusqu’à transmettre à sa carnation bleutée cet aspect soyeux et doux qui lui plaisait tant. Outre quelques conseils de maintien qui transformaient sa gestuelle, Vals avait parachevé son œuvre avec cette idée, qu’elle trouvait lumineuse, de lui implanter au milieu du front un grain de beauté qui lui assurait une apparence quasi-exotique. Elle se plaisait énormément et s’adressait de temps à autre un sourire éclatant qui découvrait ses dents dont la blancheur tranchait sur le hâle léger. Une réussite.

         Attentive à tout ce qui l’entourait, Bristica repéra le Farbérien avant qu’il ne la voit. Bien que l’homme ait consenti à s’habiller à la dernière mode du Monde Intérieur – une combi fluo ouverte sur les jambes et une espèce de gilet tubulaire – il ne pouvait certainement pas tromper quelqu’un comme elle puisque tout dans son attitude, ses gestes, sa manière même de souligner ses phrases, trahissait son origine. Amusée, elle observa son compatriote cherchant à lier conversation avec deux jeunes femmes apparemment isolées qui détournaient ostensiblement leurs têtes. Les espoirs du Farbérien se trouvèrent totalement anéantis quand les compagnons des deux femmes vinrent les soustraire aux sollicitations de leur admirateur et la mine dépitée de ce dernier arracha à Bristica un nouveau sourire. Ce fut probablement cette mimique qui attira l’œil du Farbérien qui, sans se décourager le moins du monde, se dirigea vers elle. Elle le laissa s’approcher à travers la cohue.

              - Eh bien, eh bien, Citoyenne. Seule on dirait. Vous ne vous ennuyez pas trop ici ?

         La voix de l’homme, proche à présent, arrivait jusqu’à la quanticienne dans le vacarme conséquent qui l’obligeait à dresser l’oreille. L’homme, s’emparant au passage d’un des rares tarsids [10] libres, vint se positionner à ses côtés.

                - Farber… où je me trompe ?

                - Farber, acquiesça Bristica.

               - Formidable ! Ca, c’est une bonne surprise, vous savez. Parmi tous ces gens… Et on peut savoir d’où ?

                - Tressgloss.

              - Je connais ! Je connais ! Par Bergaël, une compatriote, une vraie ! C’est vraiment mon jour de chance. Est-ce que je peux vous offrir quelque chose ? Pour fêter l’événement…

         Bristica pouvait difficilement refuser. L’homme lui expliqua qu’il était en voyage d’études sur Terra – il travaillait dans l’enseignement – et que son retour était prévu deux jours plus tard d’où sa venue dans ce qu’il appelait ce «lieu de perdition assez peu républicain ». Mais il n’était pas seul puisque son meilleur ami faisait aussi partie de son expédition à « la Chimère ». Il se retourna vers l’aire de danse où il eut bien du mal à attirer l’attention d’un grand escogriffe qui ondulait avec la foule.

              - Bah, je vous le présenterai plus tard, conclut l’homme. Pour le moment, il a l’air de trop bien s’amuser. Au fait, moi, c’est Riels. Et vous ? Lina ? Ah que voilà un nom bien de chez nous ! J’ai connu plusieurs Lina sur Farber mais je dois vous avouer, poursuivit-il en se penchant vers elle, qu’aucune n’avait votre… beauté. Si, si, c’est vrai ! Et alors vous, chère compatriote ? Un voyage d’agrément, sans doute ?

         Bristica expliqua sa situation de Farbérienne exilée sur Mars et la pesanteur de ses séminaires.

              - Parce que, heu, vous êtes… Comment dire ? Un esprit très religieux et vous vous devez de…

         La jeune femme secoua la tête en souriant.

               - Allons, allons, Monsieur Riels…

               - Pour vous Riels. Riels tout court.

              - Eh bien, Riels, voyons, cela n’a rien à voir. Organiser ce type de séminaires, c’est mon travail. Je respecte les convictions de tous mais, moi, je ne participe aux séminaires qu’en tant qu’organisatrice. C’est mon travail et rien d’autre.

              - Eh bien, Lina… Vous permettez que je vous appelle Lina ? Eh bien, Lina, comme je disais, je préfère ça parce que les machins religieux… Non, ça n’est guère mon truc… Et ça fait longtemps que vous avez quitté notre chère république ?

               - Trois ans…

              - Oh, tant que ça ? Alors quand vous reviendrez, vous trouverez du changement. Tenez, par exemple, à Carresville, est-ce que vous saviez que le palais du Président a été entièrement refait ? Et c’est beau, vous savez… D’ailleurs…

         Le Farbérien était sympathique et, en sa compagnie, le temps pour Bristica passa vite. Bientôt, l’ami de Riels vint s’écrouler à leurs côtés et la conversation roula sur Farber, ses charmes, ses différences avec Terra. Chacun des hommes expliqua ce qui lui plaisait ou le choquait sur la planète-ville, les coutumes parfois difficiles à comprendre, la démesure de la cité, la gentillesse indifférente des Impériaux, leurs étranges réactions parfois. Bristica avait l’impression d’avoir toujours connu les deux hommes. Il est vrai – et elle s’en fit la réflexion – que c’était la première fois depuis si longtemps qu’elle renouait avec son passé dont elle se rendait compte à présent combien il lui avait manqué.

              - Allez, Lina, on ne vous lâche plus ! On vous emmène. Setran et moi, on a décidé de s’offrir un bon repas. Un souper à la mode de Terra. Ca ne vous dit pas ? Ici, il y a trop de bruit, non ? Allez, dîtes oui, ça me ferait tellement plaisir, vous savez. On ne va pas loin… Juste à côté de « la Chimère ». J’ai repéré un resto-bar iorquais typique… Hein, qu’est-ce que vous en dîtes ?

         Bristica était tentée d’accepter. Soudain, elle avait vraiment envie de prolonger l’excellent moment passé en compagnie des Farbériens et elle s’apprêtait à répondre lorsque qu’un homme blond qu’elle n’avait jamais vu s’approcha de leur petit groupe.

              - Mes compliments, Citoyens, jeta le nouveau venu. Il se tourna vers la quanticienne et, d’une voix plaisante, s’adressa directement à elle. Il s’agissait en fait d’un hologramme comme on pouvait le voir au cercle rouge de son front et à son allure réservée. Vous êtes bien la Citoyenne Fared, n’est-ce pas ? Bristica, surprise, hocha la tête affirmativement. Alors, j’ai une commission à vous faire de la part de votre ami, Vals Serpentine. Il voudrait vous voir assez rapidement. Il n’y en aura que pour quelques minutes, ajouta-t-il à l’intention des Farbériens. Après, c’est promis, je vous la rends.

         Le nom de Vals que venait de prononcer l’hologramme, ce qui ne pouvait être le fait du hasard, glaça le sang de la quanticienne. En dépit des protestations des Farbériens, Bristica emboîta le pas de l’hologramme, le cœur soudain battant à tout rompre. Elle eut pourtant du mal à suivre le simulacre au travers de la foule compacte qui ne s’écartait pas. Sur le seuil du lieu de danse, elle jeta un bref regard vers le bar, à l’autre extrémité de l’immense salle, mais, à ce qu’elle crut apercevoir, ses nouvelles connaissances de Farber semblaient avoir disparu. Dès la double porte gazeuse de la « Chimère » franchie, l’hologramme blond avait bondi sur le trottoir roulant et il s‘engagea dans le jardin intérieur adjacent qu’il traversa à toute vitesse de part en part, sans jamais se retourner vers elle. Arrivée de l’autre côté, Bristica dut reprendre son souffle tandis que l’hologramme détaillait chaque mouvement autour d’eux. A cette heure avancée de la nuit, et bien que cette partie du Monde Intérieur fut connue pour ne jamais se reposer, les passants s’étaient faits plus rares. Le contraste avec la salle surpeuplée qu’elle venait de quitter était si saisissant, si brutal, que la Farbérienne dut se convaincre qu’elle ne vivait pas une fois encore un de ses cauchemars. Tout à coup, une pensée la submergea : et si tout cela n’était qu’un piège ? Et si elle était sur le point de se livrer sans le vouloir à ceux-là même à qui elle s’efforçait d’échapper ? Le blond avait prononcé le nom de Vals : et alors ? N’était-ce pas notoirement insuffisant ? Mais l’hologramme se retourne brusquement vers elle. Son visage est inquiet, presque flou comme si son propriétaire a du mal à le maintenir. Il crie : CB, vite ! Vite ! Maintenant ! Il se relance dans sa course éperdue et Bristica le suit à présent sans hésitation. Deux allées. Une placette et un aéroglisseur qui vient se ranger silencieusement à leur hauteur. L’hologramme s’écarte et lui désigne la portière qui se relève. Bristica hésite le temps d’un battement de cil puis elle aperçoit le droïde se penchant vers elle. Vals. Elle pousse un soupir de soulagement, se retourne vers l’hologramme mais elle est seule : le simulacre a disparu. Elle se jette dans le véhicule qui démarre aussitôt.

              - Vals, enfin, allez-vous m’expliquer ? commence la quanticienne. Mais le robot la coupe brutalement.

              - Pas le moment. Nous ne sommes pas sortis d’affaire.

         Comme pour lui donner raison, elle aperçoit dans un éclair un autre glisseur qui s’efforce de leur couper la route mais ils l’évitent de justesse et se lancent dans une ascension à couper le souffle qui les amène presque à toucher la voûte de l’avenue. Bristica comprend que Vals a pris le contrôle du droïde-chauffeur et que c’est lui qui pilote. Au bord de la nausée, la Farbérienne ferme les yeux une ou deux secondes mais son inquiétude et son incompréhension sont telles qu’elle les rouvre presque aussitôt. Leur glisseur plonge à présent vers le sol.

            - Là ! lui dit Vals, en lui montrant l’entrée d’une station d’aérotrain. Sa voix est posée, presque calme, et tranche étrangement avec l’urgence de leur situation.

         Le glisseur s’arrête. Ils en sortent en hâte mais ils ne sont pas seuls. Les autres les ont suivis. Dix mètres les séparent encore de l’entrée. La jeune femme ne regarde pas, elle court. Elle entend le bruit sec des éclateurs et, autour d’elle, une sorte de feu d’artifice. Des étincelles. Des détonations sourdes. Des bruits de verre brisé. Des cris. Elle trébuche et Vals se jette sur elle pour la protéger. Elle entend des impacts de projectiles sur la carapace de titane du droïde. Il l’aide à se relever ou plutôt il la porte, il la traîne tout en faisant écran de son corps. Du coin de l’œil, elle se rend compte que des droïdes policiers se sont mis de la partie et tirent sur les autres qui sont obligés de se protéger à leur tour et, par voie de conséquence, de baisser leur pression sur eux. Une vraie bataille rangée, comme dans les films à la stéréovision. Surréaliste dans ce lieu de plaisir et de détente. L’entrée de la station enfin. La porte d’un PAMA qui se referme. Vals est contre elle, elle qui ne sait plus rien tant elle est terrorisée. Le quai. Vals neutralise le poste de paiement et ils passent. Deux minutes peut-être et la rame de l’aérotrain qui s’avance. Ils montent calmement dans la deuxième des cinq voitures. Le vacarme recommence. Les autres sont arrivés à leur tour. Nouveaux éclairs. Explosions diverses. Bristica s’est écrasée sur la moquette du train. Des vitres explosent. Une femme qui, interloquée, s’était penchée pour comprendre, s’effondre, le visage réduit en une bouillie rougeâtre. Bristica hurle de peur, de colère, d’incompréhension. Vals cherche à la rassurer : C’est fini, CB, c’est fini ! Mais Bristica crie toujours car ce n’est pas fini. Le Visage d’un biocyborg vient d’apparaître contre la vitre restée intacte de la voiture et l’être essaie de se redresser. Vals l’aperçoit. Il s’approche de la baie vitrée et y pose sa main d’acier. Le verre se met à fondre. Le visage du biocyborg cloque, se disjoint et il lâche prise. Bristica entend son corps rebondir contre les parois d’acier de l’aérotrain puis disparaître dans l’obscurité du tunnel. Le véhicule automatique prend de la vitesse. Cette fois, oui, c’est fini.

         La quanticienne resta un long moment prostrée et le droïde ne chercha pas à la sortir de son mutisme postcritique. Il se contenta de la guider vers l’autre extrémité de la voiture où les vitres intactes pouvaient la protéger du courant d’air furieux soulevé par la vitesse du véhicule. Ce n’était qu’une protection temporaire car le système automatique de l’aérotrain avait rapidement déployé des volets pour occulter les ouvertures intempestives. Ils étaient seuls. Seuls avec le cadavre de la femme que Vals se résolut à entreposer dans une des alcôves de toilette. Les quelques rares voyageurs de cette rame nocturne s’étaient, quant à eux, réfugiés dans les autres habitacles, loin d’eux d’où venaient tous ces ennuis et on pouvait deviner qu’on ne les reverrait pas de si tôt.

         Bristica, allongée sur un des lit-banquettes se redressa et d’une voix hésitante demanda :

              - Vals, qu’est-ce qu’on fait à présent ?

            - Heureusement, lui répondit le droïde, – mais c’était voulu – notre station était la dernière de Iorque. Le prochain arrêt est à NeoPar dans deux heures. En ce moment, nous sommes sous l’océan. J’ai eu un contact avec le Centre et on nous attend là-bas. Ceux du Troisième Assistanat, cela va sans dire. Quant aux autres…

              - Justement, comment… ?

            - Votre soi-disant compatriote était un dénommé Vras, un des tueurs de la CFS. J’au eu beaucoup de mal à l’identifier ce qui explique ma réaction tardive. A ce propos, je vous prie de m’excuser pour ce retard, une faute impardonnable. La Troisième Assistante ne sera pas contente. J’assumerai comme il se doit.

              - Allons, Vals, sans vous, vous savez bien que…

              - Non, CB, non. Tout cela n’aurait jamais dû arriver. En tous cas, pas de cette manière. Mais c’est mon problème, ne vous inquiétez de rien à ce sujet. Je vous propose de vous reposer. Si vous le pouvez.

         Bristica hocha la tête sans répondre et se renfonça dans son lit-banquette. Contrairement à ce qu’elle aurait pu craindre, elle s’endormit presque instantanément pour un sommeil sans rêves.

     

     

     

         Le théobalde Lucienne [11] se laissa tomber dans son profond fauteuil et, d’un geste las, renvoya son collaborateur. Il n’était pourtant pas physiquement fatigué, bien au contraire. Survolté plutôt. Mais la pression psychologique - sa fatigue de l’âme comme il disait parfois – lui semblait à son paroxysme. Il n’en pouvait plus. Il était à bout. Il ne comprenait pas réellement comment lui, un homme droit, intègre, tout entier dévolu à sa tâche, pouvait en être arrivé là. Il ne regrettait pourtant rien. Rien. S’il lui avait fallu repasser par les mêmes tourments, les mêmes renonciations, le même difficile choix, il n’aurait pas hésité une seconde car c’était sa mission dans cet univers. Il savait qu’il avait eu raison. Qu’il n’avait pas, qu’il n’aurait pas pu agir autrement. Mais à présent était venu le temps de rendre des comptes et il en était chagriné.

         Sur la petite table basse, le seul vrai meuble de son spartiate lieu de recueillement, le petit miroir attira son œil et il s’en empara. Ce miroir, longtemps protégé et même chéri, c’était la seule dérogation qu’il s’était autorisé aux Préceptes qui interdisaient toute image de soi. Mais cette exception aux Règles que, depuis toujours il s’était attaché à suivre sans presque jamais défaillir, ce n’était pas par un simple souci de coquetterie ou d’apitoiement sur lui-même comme auraient pu le penser ceux qui ne le connaissaient pas. Il était loin, bien loin d’une attitude si puérile. Il ne voyait, n’avait jamais recherché dans l’image en réduction que la marque de son propre déclin et l’estimation du temps qui lui restait pour mener à bien sa mission. Il éleva le miroir à hauteur de ses yeux et y contempla longuement son image, celle d’un homme jeune encore, grand et mince certainement, mais dont les rides profondes autour des yeux et sur le front témoignaient de tous les combats qu’il avait jusque là menés, souvent avec un certain succès. Mais pour en arriver où ?

         Il soupira profondément et, le miroir toujours à la main, se leva pesamment. Par l’ouverture haut située du lieu, il pouvait apercevoir Phobos, un des satellites de Mars, qui l’observait avec indifférence. A moins que ce ne fut Déimos, il n’avait jamais vraiment su les distinguer. Mais quelle importance ? Comme le monde qui l’entourait et les créatures douées de plus ou moins de raison qui s’y agitaient, l’astre était trop lointain, trop insensible pour lui apporter le moindre réconfort. Il s’approcha du canulacre [12] et l’observa longuement : si le Tout-Puissant Universel, dont il percevait ici la présence irrévocable, l’observait et le jugeait, Il ne lui adressait aucun signe. A moins, que plus simplement, il ne sache pas, lui, l’homme limité et terriblement faillible, découvrir et interpréter ce qu’était réellement Sa Volonté.

         Le théobalde Lucienne repensa à son enfance heureuse sur sa lointaine planète, oubliée de lui au point qu’elle lui paraissait à présent relever d’une autre vie. A ses parents. A ses frères et à sa sœur. Et à sa riche famille qu’il avait abandonnée pour se donner au Tout-Puissant, renonçant ainsi, sans un seul jour l’avoir regretté, à une vie de luxe et de pouvoir. En tout cas, d’un autre pouvoir, temporel, qui, à ses yeux, n’avait guère de valeur. Car sa foi avait toujours été profonde et inaliénable, comme enracinée en lui, comme faisant partie intégrante de son être. En ces temps d’incroyance et de doute, il savait qu’il n’aurait jamais pu vivre sans elle. Il revit le sourire presque timide de son Précepteur en Religion, mort lui aussi depuis tant d’années. Le théobalde se demanda ce que le Saint Homme aurait pensé de son choix, du sens qu’il avait trouvé à sa foi. Peut-être ne l’aurait-il pas suivi dans son analyse liturgique et dans son combat au côté de tous ceux qui croyaient comme lui à l’Universalité. Mais il savait ce qu’aurait été sa réflexion : « Lucienne, Lucienne, mon Fils par l’Esprit, qu’importent le sens de nos engagements et les erreurs commises à la condition que l’on ait toujours fait ce que l’on croyait juste ! ». Et si le théobalde avait pu se tromper, cela avait toujours été pour la cause qu’il avait cru juste, on ne pouvait pas lui enlever cela.

        Lorsque son agent enquêteur spécial lui avait fait part de la découverte par la police impériale de sa participation à l’Universalité, il n’avait pas été étonné. Il avait toujours pensé que cela arriverait un jour. Mais, Tout-Puissant, pourquoi si tôt… La tâche restant à accomplir était encore si immense… Pas étonné, certainement, mais dès lors que la situation prenait une tonalité différente, il fallait maintenant assumer cette…

              - Monseigneur, veuillez excuser mon intrusion mais souhaitez-vous recevoir  à présent la délégation des pèlerins de Vargas ?

         La voix arracha le théobalde à sa souffrance. Il se retourna vers la porte du lieu de recueillement qui venait de s’entrouvrir sur son collaborateur. D’un geste, il fit comprendre à l’importun qu’il était en réflexion et qu’il fallait attendre. La porte se referma sans bruit.

         Assumer la situation. C’est-à-dire protéger la mission à laquelle il croyait mais aussi ne pas compromettre la Hiérarchie et donc l’Eglise. Disparaître par conséquent pour ne pas livrer en pâture aux autorités civiles le dignitaire de la Refondation qu’il était. C’était cela l’important. C’était cela le dernier acte volontaire qu’il lui fallait tenir dans cet univers matériel.

         Il porta la main à la grande poche ventrale de son fasuble [13] et en retira la boule de verre. Le liquide bleu qu’elle contenait scintillait sous la faible lumière de la pièce et attirait l’œil comme une entité maléfique. Le théobalde contempla avec curiosité sa propre mort : le liquide bleu donnerait à son départ une apparence naturelle que même les analyses les plus poussées ne sauraient contredire. Il n’avait pas peur. Au contraire, d’une certaine manière, il apercevait là l’outil de sa délivrance. Dans quelques instants, il serait reçu par le Tout-Puissant Universel et il n’aurait nul besoin de Lui expliquer : Lui savait. Le théobalde n’avait pour seul regret que l’impossibilité qui, à présent, était sienne  d’aller plus loin. Mais d’autres, très certainement, prendraient sa succession et mèneraient la tâche à bien. Il en était aussi convaincu que de l’existence du Tout-Puissant Lui-même.

         Le théobalde fit sauter de l’ongle de son index l’opercule de la boule et la porta à sa bouche. Le liquide n’avait aucun goût. Il lui restait à présent quelques instants pour détruire le petit récipient de verre qu’il laissa tomber dans le désintégrateur d’angle avant de retourner s’asseoir dans son fauteuil. Tout d’abord, il ne sentit rien puis le froid commença à l’envahir par les membres inférieurs. Il se signa et entama à voix basse une supplique. Alors que le froid était devenu intense et que son cerveau se voilait, il leva dans un dernier effort les bras vers le ciel en murmurant : « J’arrive, Seigneur Tout Puissant». Son corps s’affaissa et il ne bougea plus.

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    [1]  Selon toute vraisemblance Jésus Christ

    [2]  stermar : sorte de camescope à détection de chaleur

    [3]  strappe : sorte de grosse souris mutante à pelage blanc-jaune

    [4]  GRL : Grand Réseau Local (réseau local d’interconnexion galactique par ordiquant)

    [5]  circos : petit appareil en plastique flexible incorporé au tissu des vêtements (le plus souvent une poche intérieure, plus rarement une manche) dont la fonction principale est de donner l’heure mais aussi quelques renseignement primaires comme la température extérieure ou le rappel de rendez-vous. Certains circos très perfectionnés sont de véritables ordiquants miniatures (NdT)

    [6]  terme le plus proche de l’expression populaire Fried :  Saardi

    [7]  Consortium Mercantile de Développement, autre société de frêt interstellaire

    [8]  L’archéâtre Versen XXIV est le plus haut dignitaire de l’Eglise de la Refondation (NdT)

    [9]  stirges : sortes de longs instruments à vent, ressemblant à des hautbois de verre, aux sonorités multiples

    [10]  tarsid : tabouret de bar présentant la particularité d’épouser totalement la forme du corps de son utilisateur

    [11]  théobalde : haut dignitaire de l’Eglise de la Refondation (NdT)

    [12]  canulacre : sorte d’autel – en réalité une emplacement physiquement vide – où les fidèles de l’Eglise de la Refondation pensent approcher la présence du Dieu créateur.

    [13]  Fasuble : ample cape de couleur vive (variable suivant le rang) qui recouvre les habits sacerdotaux des prêtres de l’Eglise de la Refondation


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  • Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

    Sujet :                                     Révolution de Cristal (La)

    Section :                                histoire générale

    Références extrait(s) :   tome 2, pp. 2-412

    Sources générales :         tomes 2 à 5 ; 14, 27

    Annexe(s) :                          Révolution de Cristal (63 à 69)

     

     

     

    …/… Le terme de révolution est en fait impropre – quoique couronné par l’usage – puisqu’il s’agit d’une authentique guerre civile mondiale, à connotations tant politiques, ethniques, religieuses qu’économiques. Ce conflit, qui devait durer plus de 20 années, aboutit à la destruction totale de l’ordre préexistant. On situe généralement la fin de cette période de troubles intenses à la création de la Fédération mondiale, très rapidement remplacée par l’Empire terrien lors de la prise de pouvoir, en l’an 3 rc, de Lawrence Karbilov, alors principal responsable des armées fédérales. Sacré Empereur sous le nom de Lawrence Premier, Karbilov n’aura de cesse d’asseoir un pouvoir encore discuté par l’instauration d’un régime autoritaire et fortement centralisé. D’abord centré sur Terra, le nouveau pouvoir devait rapidement s’intéresser aux colonies planétaires restées autonomes par l’interruption des communications (campagne sélénienne de 14 rc, et surtout guerre dite des « deux têtes » commencée en 17 rc et terminée par la reddition des forces « insurgées » martiennes en 21 rc)…/…

     

    …/… Concernant le détail des nombreux événements survenus durant les 20 années cristallines, on se reportera aux annexes 63 à 65 du tome 2 du Codex qui en dresse la liste connue (une grande partie de cette liste étant relativement bien documentée). Nous nous contenterons ici de rappeler un des faits majeurs, souvent présenté comme un des tournants du conflit, à savoir le sac du Palais-Musée qui se dressait à l’emplacement de l’actuel Neopar (hémisphère Ouest-Nord-Ouest de Terra) : il s’agit en effet d’un exemple très symbolique de l’âpreté du conflit. Le 3 mars moins onze avant rc, les bandes armées des « Nihilistes Modernes », après avoir défait le reste des troupes régulières coalisées, devait procéder à la destruction de l’ensemble des œuvres d’art encore préservées par les combats dans cet immense Palais-Musée (secondairement rasé), l’acmé de cette opération de terreur étant l’autodafé de plus de 5000 tableaux dont, à l’époque, la très célèbre « Mona Lisa » du peintre Da Vinci (dont la reproduction est, heureusement, encore consultable par Ordiquant). Il s’agissait pour les auteurs de cet acte de vandalisme de démontrer aux yeux de tous « la disparition irréversible des valeurs surannées de l’Ancien Temps » selon les propres termes des responsables concernés. De tels actes, presque partout reproduits en ces temps barbares, doivent faire s’interroger l’être pensant d’aujourd’hui sur les excès inévitables des conflits armés et sur la fragilité…/…

     

    …/… l’origine du terme « Révolution de Cristal » étant, au demeurant, inconnue. Pour certains historiens, cette appellation serait à rattacher à l’importance des débris de verre jonchant les cités détruites de cette époque. Pour d’autres auteurs, elle viendrait d’une faction de ce temps qui combattait « pour ramener la pureté dans le monde », le cristal étant le symbole de cette pureté. Pour d’autres encore, il s’agirait d’une connotation religieuse par référence à un groupe de partisans de Critjesou [1], un des prophètes de ce qui allait devenir par la suite l’Eglise de la Refondation. Quoi qu’il en soit…/…

     

     

     

     

     

     

    11

     

         Bristica sursauta en sentant la main du droïde sur son épaule. Un bref instant, comme hallucinée, elle se demanda où elle était puis la mémoire lui revint. L’agression. Leur fuite. Elle soupira en détendant ses bras dans un geste de lassitude mais c’était plus la pression psychologique qu’elle venait de subir – et qu’elle subissait encore – qui l’épuisait. Une fois encore, elle se demanda si tout cela allait enfin cesser. Tant de jours à subir, à se cacher, à avoir peur… Le droïde, penché sur elle, l’observait avec attention et dans ses yeux vigilants elle semblait percevoir comme une lueur de pitié. Elle ébaucha un sourire timide.

               - Je viens de faire un tour chez nos… compagnons d’infortune, murmura Vals. Autant pour les rassurer que pour avoir la certitude de ne pas être exposés à de mauvaises surprises…

                - Et ?

          - Apparemment, tout est en ordre. J’ai présenté mon accréditation des Forces Spéciales de Sécurité afin de… Bref, tout a l’air à présent normal.

         La Farbérienne se redressa, ébaucha un bâillement vite réprimé et se dégagea finalement de son lit-banquette dans l’espoir de se dégourdir les jambes. Le train, dans un chuintement assourdi, filait tranquillement vers NéoPar. Elle se retourna vers le droïde.

              - Combien de temps encore avant de…

            - Justement, lui répondit Vals, il faut que je vous dise… Nous allons en fait nous arrêter avant. Juste le temps pour nous de descendre. Nous laisserons les autres voyageurs à leurs affaires ce qui, je le crois, devrait tout à fait leur plaire…

         Devant l’air alarmé de Bristica, Vals précisa :

              - CG nous attend à la Nécropole. Dans vingt-cinq minutes à peu près… Attendez, attendez, je vous explique : un peu avant NéoPar, peut-être huit cents kilomètres avant, il existe un grand cimetière – jadis, c’était le terme consacré à ce type d’endroits – qu’on appelle la Nécropole souterraine. Un peu oublié de nos jours, je vous l’accorde, où les gens préfèrent la désintégration des corps. Mais ce lieu… spécial n’est, contrairement à ce que vous pourriez croire, nullement désaffecté. Il existe même quelques convois spéciaux pour les familles très religieuses qui ont encore recours à cette ancienne pratique et… mais aucune importance. Ce que je veux dire, c’est que CG pense que nous risquons d’avoir à nouveau des difficultés à la station de NéoPar et que… En résumé, pour mettre tous les atouts de notre côté et aussi par discrétion, il lui paraît préférable de vous prendre en charge dans cet endroit où nos ennemis – à supposé qu’ils y pensent – seraient très repérables. Notre aérotrain ne devrait d’ailleurs pas tarder à ralentir car, comme vous le savez, ces engins anti-g possèdent une grande force d’inertie et doivent décélérer longtemps à l’avance. A propos, avez-vous soif ? Ou faim ? Pourquoi souriez-vous ? Ai-je dit… ?

              - Non, rien. Je suis seulement un peu fatiguée mais… C’est votre expression : vous venez de dire « à propos » pour me parler de boisson alors que vous m’expliquiez l’inertie de notre train…

                - Je ne comprends pas…

             - Rien d’important, Vals, c’est simplement qu’il n’y a pas de relation entre… C’est une manière de s’exprimer typiquement humaine… et dite par vous, c’était amusant.

                - A présent, je comprends, répliqua Vals.

         Mais Bristica était persuadée que le droïde ne comprenait pas ce point de sémantique uniquement perceptible à l’illogisme humain. Sans l’avoir voulu, elle avait mis en évidence les limites de ce cerveau par trop logique et, un peu honteuse de son attitude d’exclusion, elle préféra regagner sa couchette.

         Souvent, au sortir d’une grande tension, après une étude difficile de prospective par exemple, il lui arrivait de réfléchir à des sujets totalement étrangers à son vécu direct. Par un détour compliqué de son esprit qu’elle n’arrivait pas vraiment à saisir, l’angoisse des heures passées, le stress de sa situation présente la poussaient à présent à s’abstraire de ses soucis immédiats pour des pensées étrangères que d’autres, en pareil cas, auraient vite chassées. C’était à la fois une de ses forces qui lui permettait d’acquérir une distanciation certainement nécessaire et, dans le même temps, sa petite faiblesse qui l’exposait à se déconcentrer jusqu’à parfois lui faire négliger sa propre sécurité.

         Les yeux à demi-fermés, elle repensa à ce qui l’avait intriguée chez Vals, quelques jours auparavant, alors qu’elle errait désœuvrée à Iorque : cette quasi-humanité qui en faisait évidemment un droïde différent des autres. Elle observait, le plus discrètement possible, celui qu’elle ne pouvait décidément plus appeler du nom de machine. A quelques mètres d’elle, planté au milieu de la voiture, ses sens probablement aux aguets, Vals donnait l’impression d’une immobilité parfaite. Même les petits mouvements latéraux qui, de temps à autre, affectaient le véhicule, ne le surprenaient jamais : on aurait pu croire qu’il était soudé à la moquette grise, encore tachée du sang de la morte. N’était-il donc qu’une machine ? Un simple droïde ? La Farbérienne savait combien les apparences pouvaient être trompeuses. Possédait-il réellement la totale absence d’émotions de ses congénères ? Ou bien les ingénieurs qui l’avaient conçu avaient-ils enfin véritablement réussi dans leur entreprise sans cesse déçue de rapprocher leurs créatures des humains ou des biocyborgs ? Dénué de toute émotion, vraiment ? Elle en doutait, sans néanmoins pouvoir être sûre. Car les émotions étaient l’apanage exclusif des êtres biologiques, même des plus faibles, même des plus primitifs. C’étaient elles qui – pour partie provenant de leur capital génétique, pour partie issues de leur apprentissage et, chez les humains, de leur vécu culturel - les conduisaient à jauger les différentes situations qui se présentaient à eux, qui les autorisaient à réagir le plus vite qu’il leur était possible, qui anticipaient leurs choix. Pour les êtres biologiques, les émotions, on le lui avait assez souvent répété, étaient une espèce de marqueur des actions à entreprendre. Elles leur permettaient de rejeter d’emblée, et sans aucune analyse consciente, les solutions inacceptables ou, au contraire, de choisir immédiatement l’action jugée gratifiante. Rien de tout cela chez les droïdes dont le cerveau compensait cette carence par une analyse minutieuse et quasi-instantanée de leur environnement qui les amenait à dégager les réponses les mieux appropriées. Mais alors, si certains d’entre eux, comme Vals, possédaient cette faculté supplémentaire… Cela ne ferait-il pas d’eux des êtres très doués, certainement plus doués pour le monde futur que leurs créateurs ? L’idée était terrifiante et, pour un peu, Bristica en aurait frissonné. Mais comment savoir ? La dimension humaine qu’elle avait cru deviner chez son garde du corps n’existait peut-être que dans son imagination ; elle n’était peut-être qu’une impression fallacieuse, conséquence de cette complexification des êtres mécaniques sans cesse plus approfondie. Une simulation assez bien réussie, en somme. A moins que… Creuser ce problème, plus tard, dès que la situation le permettrait, était capital, la jeune femme le sentait bien. Il y allait peut-être de l’avenir de toutes les espèces vivantes de la Galaxie. C’était possiblement un point d’importance à retravailler dans les abaques de la Prospective générale.

         L’aérotrain entama sa décélération d’une façon pratiquement imperceptible mais qui ne trompa pas Vals. Le droïde s’anima ce qui attira l’attention de Bristica. Elle se redressa et, avec cette facilité qui était bien à elle, chassa ses pensées quelques peu théoriques : elle savait qu’elle pourrait y revenir plus tard, à peu près au point même où elle les abandonnait.

              - Dix minutes, CB, commenta Vals. Au moins.

         La jeune femme se prépara mentalement pour l’avenir proche. L’action reprenait.

     

     

     

         A peine le temps de sauter depuis la voiture sur le trottoir magnétique de la station et le train repartait. Une nuée de policiers et de soldats les entoura. Cette-fois, les Impériaux n’avaient pris aucun risque… Un officier en tenue grise de combat s’approchait d’eux d’une démarche souple, vaguement connue de Bristica. L’officier s’arrêta à quelques mètres d’elle et, ôtant son casque d’un mouvement vif, libéra une lumineuse chevelure dorée. Vliclina. La Farbérienne s’élança vers elle.

              - Ca fait du bien de vous revoir, Brissy, s’exclama l’Impériale en la prenant par le bras. Vous devez avoir tellement de choses à me raconter mais ce sera pour plus tard. Nous quittons cet endroit au plus vite. Une spatiofuz nous prend en charge immédiatement. Je préfère vous mettre sous la protection de l’Armée. Le temps de faire le point. Vous n’y voyez pas d’inconvénient ? Alors, Brissy, on y va.

         La quanticienne emboîta le pas de l’Impériale qui la conduisit jusqu’à un véhicule de transit où elle l’installa à ses côtés. Vals avait disparu mais Bristica savait qu’il n’était pas loin. A présent qu’elle pouvait se détendre, la jeune femme se mit à observer l’étrange endroit. Étrange et même vaguement inquiétant car tout, depuis les murs gris et uniformes jusqu’à la lumière tamisée et au silence omniprésent, donnait au lieu une bizarre apparence d’intemporalité. On se serait cru dans une antichambre conduisant à l’autre monde, celui des morts et des âmes désincarnées, et c’était à l’évidence le but recherché. En dépit de son athéisme, Bristica se sentait impressionnée par la sérénité presque malsaine de cet endroit lugubre. C’était tellement différent de Farber où les cimetières de l’ancien temps s’étendaient à ciel  ouvert, dans une telle débauche de végétation qu’ils en étaient devenus des buts de promenade appréciés… Dans un silence oppressant, les voitures de transit traversaient des allées - d’immenses tunnels plutôt – qui s’étendaient à perte de vue. Parfois, un mouvement lointain trahissait la présence de droïdes d’entretien mais c’était à peu près le seul signe de vie que l’on pouvait percevoir, ce qui au fond était assez explicable pour l’endroit.

         Vliclina reposa son ordiquant qu’elle avait manipulé depuis leur départ et se tourna en souriant vers la Farbérienne.

              - Assez impressionnant, n’est-ce pas, Brissy ? Mais rassurant aussi car on repère les vivants de loin par ici… La Nécropole souterraine s’étend sur des centaines de kilomètres, vous savez. Elle est divisée en quartiers, eux-mêmes organisés en divisions, sous-divisions, etc. Selon l’endroit, vous vous trouvez chez les morts de telle ou telle religion, la majeure partie relevant évidemment de la Refondation. Dans le temps, disons il y a deux ou trois siècles, l’activité était intense ici, autant en raison des inhumations que des visites des proches. A présent – et Vliclina désigna d’un geste ample les murs et les allées qui les entouraient – les morts sont bien tranquilles. Un peu oubliés certainement, un peu abandonnés… Les gens, de nos jours, préfèrent détruire leurs restes corporels et ne laisser à leurs proches que des hologrammes forcément toujours un peu figés. Je me demande souvent si c’est mieux…

               - Mais justement, Vliva, ces morts dont vous parlez, on ne les voit jamais… Où sont-ils ? Comment pouvait-on les honorer, se recueillir ?

             - Ah mais c’est parce que nous sommes dans une des allées centrales. Pour accéder aux tombes, il faut emprunter les contre-allées latérales, ou plutôt les corridors qui en partent. Alors là, c’est impressionnant : toutes ces alcôves murales plus ou moins décorées, ces millions de stèles aériennes dont pas une n’est semblable aux autres… Toutes ces plaques, ces inscriptions… Tant de noms que plus personne ne connaît… Tous devenus aussi anonymes que les vrais. Les vrais anonymes, je veux dire, qui sont regroupés quelque part, dans un endroit que je n’ai jamais vu et qui est, parait-il, assez sinistre… Il faut comprendre : puisque, d’une part, nous sommes sous le niveau de la mer et que la place n’est pas comptée et que, d’autre part, la main d’œuvre droïde ne manque pas, cette cité des Morts comme on l’appelle parfois aurait pu continuer à s’étendre à l’infini si son utilisation n’était tombée en désuétude… Mais, Brissy, c’est un lieu intéressant pour qui aime l’histoire des siècles passés : en réalité, c’est un vrai musée d’architecture humaine ! Et qui remonte, dit-on, presque au temps de la naissance de Ranval. Intéressant, oui. Un peu triste, peut-être, mais beau d’une certaine façon… Allez, laissons les morts à leur paix éternelle… Que je vous dise, puisque nous arrivons. Nous allons prendre une spatiofuz militaire qui nous emmènera jusqu’à une navette. C’est cette navette qui nous conduira au vaisseau-amiral du Prince Alzetto – le Prince Alzetto, vous vous rappelez ? Là-bas, nous serons tranquilles pour discuter et, si vous le souhaitez toujours, pour travailler. Car je suis persuadée que la Prospective Générale vous manque ! Je me trompe ? Non, je vois bien que non. Regardez, là, vous voyez, c’est le terme de notre périple chez les morts.

         Ils arrivaient dans une salle immense où l’activité contrastait complètement avec l’univers sépulcral qu’ils venaient de traverser. Les voitures de transit ralentirent aux premiers postes de contrôle où les soldats de faction les laissèrent passer sans difficulté.

               - Nous sommes dans une base secondaire de l’Armée, reprit Vliclina. Les militaires ont des bases partout et, ajouta-t-elle avec un petit rire, je dois reconnaître que ce sont les seuls qui conservent un semblant de vie à cet endroit. Allez, Brissy, encore un effort. Dans quelques heures, vous pourrez vous reposer autant qu’il vous plaira, je vous le promets !

     

     

     

               - Vous devez comprendre, mon ami, que vous me mettez dans une situation délicate, difficile même… Très difficile.

         Du haut de son grand fauteuil blanc, le Troisième Membre observait sans bienveillance Lansoer Vras. Ce dernier, à la façon d’un jeune étudiant pris en défaut par son Directeur d’enseignement, ne disait mot, perdu dans la contemplation des extrémités de ses bottes civiles. Il savait que cette convocation, en cet endroit, ne signifiait rien de bon pour lui. Il le comprenait et, d’une certaine façon, il l’acceptait. Cela ne l’avait toutefois pas empêché, malgré l’indifférence calculée de ceux qui sont revenus de tout pour avoir quelquefois été trop loin, d’avoir été défavorablement impressionné par le formalisme de l’entrevue. Il sentait bien que, cette fois-ci, on ne lui pardonnerait certainement pas ses insuffisances. En dépit de tout, malgré la froideur de l’immense salle du Conseil d’Administration de la Compagnie et le regard méchant de son fondateur Zad Zad Xiter dont l’image grandeur nature le surplombait, en dépit même de la présence et de l’air méprisant du secrétaire, un vrai birjad [2] qui, aux pieds de son maître, semblait se délecter de son infortune, Vras ne pouvait que se répéter qu’il avait fait de son mieux. Que personne d’autre n’aurait pu faire plus. La quanticienne de Farber qu’il haïssait à présent de toutes ses forces avait bénéficié d’une chance invraisemblable et de concours de circonstances particulièrement favorables comme il en avait rarement rencontrés.

              - Trois tentatives. Trois échecs. C’est au moins deux de trop, poursuivit le Troisième Membre Garendi. Je suis certain que vous partagez mon point de vue, mon ami.

         Garendi attendit quelques instants et, devant le silence de son interlocuteur, il soupira et reprit.

              - Dire que j’avais toute confiance en vos capacités. Dire que c’est moi, personnellement, qui ai défendu votre dossier, qui ai proposé votre nom… Et maintenant que puis-je leur dire ? Comment expliquer au Collègue-président ? Et à Lui ? Comment Lui expliquer ? Lui qui avait placé sa confiance en nous et qui, très certainement et je le comprends, doit s’estimer aujourd’hui trahi… Non, vous nous avez déçus. Vous m’avez déçu. Terriblement déçu. A cause de vous, notre Compagnie a subi un revers. Un sérieux revers dont vous seul êtes responsable… Et tout cela parce que vous n’avez pas pu venir à bout d’une misérable civile, presque une anonyme. Pire encore une amateure ! Elle vous a roulé, mon ami, et de la pire des façons : en se moquant de vous, en se jouant de vous !

         Piqué à vif par la réflexion, Vras releva la tête et ouvrit la bouche pour se défendre mais la voix de Garendi, comme amplifiée par le vide de la salle, l’en dissuada.

              - Rien ! Je ne veux rien connaître de vos échecs ! hurlait à présent le Troisième Membre. Je vous avais donné carte blanche. Vous étiez tenu de réussir. Des centaines de nos agents étaient sous vos ordres et, pour autant que je sache, aucun d’entre eux n’a discuté votre stratégie ! Vous avez mobilisé des Services entiers, du personnel sans compter, des effectifs qui avaient tant d’autres tâches à accomplir, et tout cela pour un résultat nul. Même pas d’ailleurs car les conséquences de votre incompétence font que, à présent, nos ennemis sont sur leurs gardes, qu’ils ont identifié notre action qui devait – vous vous y étiez engagé – rester totalement confidentielle. Un échec sur toute la ligne, je le répète. Et un échec personnel : le vôtre ! Intolérable ! J’ai donc été amené à prendre ma décision et elle est irrévocable : bien entendu, je vous retire le dossier qui sera confié à d’autres dont je veux croire qu’ils seront plus productifs. Mais, vous, mon ami, puisque vous avez manifestement besoin de vous recycler, je vous ordonne de vous rendre sur Rhésis où, dans le cadre de notre Mission locale, vous irez durant quelques années, parfaire votre formation. Avec la solde et les responsabilités en conséquence, évidemment ! Et estimez-vous heureux que je ne vous propose pas la Stigna [3] pour haute trahison… Allez, on vous tiendra informé de votre nouvelle affectation. Maintenant, dehors ! Je ne veux plus jamais entendre parler de vous. Jamais.

         Les deux hommes regardèrent Vras sortir sans un mot puis, le Troisième membre descendit de son fauteuil et s’approcha de son secrétaire au garde à vous.

              - Mon cher Valdor, oublions cette péripétie douteuse et cet abruti dont je suis bien content de m’être débarrassé. Vous comprenez, mon ami, ces gens de la Sécurité n’entendent qu’une seule chanson : la violence. Mais cette affaire est délicate et nécessite le recours à des méthodes, disons, plus douces. Je reste persuadé que cette quanticienne peut nous être utile. Je veux dire directement utile. Car, à y bien réfléchir, lui a-ton demandé son avis ? Ce qu’elle pense de tout cela ? Lui a-t-on expliqué le sens de notre action ? Non, bien sûr que non ! Il aurait pourtant fallu commencer par là parce que qui nous dit que cette Farbérienne veut à toute force collaborer avec les gens de Baldur, hein, qui nous le dit ? Pourquoi eux ? Elle ne leur doit rien à ce que je sais et notre combat, l’avenir de notre Société et, au-delà l’avenir de bien d’autres choses, est tout aussi attirant… A nous de la convaincre de son bien-fondé. Il sera toujours temps par la suite… Alors, je crois qu’il nous faut utiliser d’autres méthodes. Des méthodes plus généreuses, plus séduisantes pour un esprit scientifique comme le sien, un esprit sans doute logique et raisonnable… Par Buda et les autres, heureusement, elle ne peut pas être certaine que ce sont des gens de chez nous qui l’ont persécutée… Une erreur de stratégie. Une simple erreur… J’ai donc décidé de confier l’affaire au collègue-biocyborg Gilto. L’humain de la situation… Je veux le rencontrer, lui exposer les faits, voir avec lui le meilleur moyen de réparer nos… errements présents. Et si tout se passe comme je le crois, nous pourrons lui demander de mettre sur la brèche sa meilleure triade. Avec eux, séduction d’abord, effacement ensuite mais uniquement si on ne peut pas faire autrement. En tout dernier recours. Voilà qui me convient mieux. Allez, mon ami, je vous propose de m’organiser cette entrevue. Suivez la procédure.

     

     

     

          Pour ce qu’elle en savait, elle aurait très bien pu se trouver encore sur Terra. Ou à Carresville. Ou dans n’importe quelle ville de n’importe quelle planète. Sauf que c’était la première fois qu’elle voyait un tel luxe ou, pour être plus précis, qu’elle en bénéficiait directement. Bristica venait de relever la tête de son ordiquant et, pour la centième fois peut-être, elle détaillait son espace de vie. Ses appartements comme l’avait corrigée Vliclina en souriant. Partout ce n’étaient que boiseries rares, tissus précieux et mobilier de style. Invariablement, elle repensait au palais des premiers présidents farbériens, devenu musée républicain, qu’elle avait visité avec son Directeur d’enseignement et quelques privilégiés comme elle, alors qu’elle n’était encore qu’une enfant. Sauf que, ici, c’était chez elle. Pour le moment en tout cas.

         Jamais on n’aurait pu penser qu’on se trouvait à bord d’un vaisseau spatial. L’absence totale de bruit d’une quelconque machine, de la moindre vibration (pour s’en convaincre, elle avait longuement posé sa main contre les bois rares de Pollenk et de Virna de la paroi sans rien sentir d’autre que la douce patine des matériaux), et même du plus petit mouvement, était saisissante. Elle s’approcha de la grande baie vitrée qui faisait face à son bureau et en souleva, luxe inouï, la lourde tenture argentine. Elle apercevait un balcon qui donnait sur un immense jardin où tous les arbres paraissaient vivants : il y avait même des oiseaux dont elle devinait les silhouettes gracieuses. Un soleil rouge tombait sur l’horizon et quelques étoiles dessinant des constellations inconnues commençaient à apparaître. L’illusion était si parfaite qu’elle fut presque tentée d’ouvrir la porte-fenêtre pour respirer le parfum de cette délicieuse fin d’après-midi.

         Mais tout, évidemment, n’était que rêve. Elle savait – Vliclina le lui avait dit – que le vaisseau-amiral, entouré d’une partie de sa flotte, faisait route vers une destination inconnue, quelque part en direction d’Aldébaran. Plus loin, à quelques dizaines de mètres d’elle, s’étendait en réalité le froid silence de l’espace intersidéral. Elle laissa retomber le tissu et revint à son bureau.

         Le vaisseau était une ville flottante. Quand sa navette s’en était approchée, elle avait eu du mal à détacher ses yeux de la gigantesque masse d’acier qui occultait une grande partie du ciel étoilé. Elle savait que des dizaines de milliers d’êtres vivaient ici dont certains ne devaient sans doute jamais fouler le sol de la moindre planète. Peut-être n’en avaient-ils d’ailleurs nul besoin puisque tout avait été pensé pour leur confort : magasins, jardins intérieurs (il existait même, à un des niveaux d’agrément, un vrai parc aux essences multiples, lui avait confié Vliclina), restaurants, salons de musique ou de stéréovision, salles de bal ou d’apparat… Loin, bien loin, de ce qu’elle pensait être un bâtiment militaire… Il est vrai que ce bijou volant était l’antre de l’État-major impérial et que, à part le personnel droïde de maintenance et les soldats de la Garde, le lieu n’était fréquenté que par des dignitaires de haut rang et, en temps de paix, leurs familles : n’avait-elle pas été accueillie, à sa grande surprise, par les cris d’enfants d’une aire d’enseignement toute proche ?

         Le droïde militaire préposé à sa garde s’anima soudain. Elle le regarda s’approcher. La machine se campa devant elle et, de sa voix précise, annonça :

              - Mes respects, Citoyenne, navré de vous interrompre. La Citoyenne Gradzel souhaiterait savoir si elle peut vous rendre visite…

         Devant le signe approbateur de la quanticienne, sans ajouter le moindre mot, il retourna à son poste. Quelques instants plus tard, l’Impériale pénétrait et, portant le poing droit à son cœur, s’approcha en souriant.

           - Avec vous [4], Brissy, commença-t-elle. Êtes-vous convenablement installée ? Je voulais m’excuser pour ne pas vous avoir rendu visite depuis notre long entretien d’avant-hier. Vous me pardonnez, n’est-ce pas ?

         La jeune femme faisait ainsi allusion à la séance plutôt pénible que la Farbérienne avait dû subir dès son arrivée, sorte de débriefing imposé par la Sécurité et, elle devait le reconnaître, également par le simple bon sens. Bien que sa seule interlocutrice eut alors été précisément Vliclina, elle s’était quelque peu sentie mal à l’aise car elle n’ignorait pas que leur conversation était écoutée et que ses moindres réflexions, ses plus petites hésitations, ses silences mêmes allaient être explorés, étudiés, disséqués, commentés à l’infini, très certainement par des spécialistes de la Communication et leurs puissants moyens d’analyse. Elle espérait s’en être honorablement tirée car qu’avait-elle à cacher ? Mais sait-on jamais ce que la fatigue et le stress aidant… Avant qu’elle ait pu répondre, l’Impériale enchaîna :

              - Mais je vois que, selon mes conseils, vous vous êtes remise à votre ordiquant. La Prospective, j’imagine ?

         - Effectivement, Vliva, répondit Bristica en repliant précautionneusement son ordinateur en un mince rouleau qu’elle scella de son empreinte digitale. Mais je dois vous avouer que, pour le moment, il ne s’agit pour moi que d’une simple reprise de contact avec l’IPP. Je ne cherche qu’à me mettre au courant des derniers développements de l’Etude. Et retrouver quelques données personnelles. Rien de plus. Pour l’instant. Mais, asseyez-vous, s’il vous plaît. Du café ?

         Vliclina, vêtue de sa tenue blanche de Troisième Assistante, refusa d’un bref geste de la tête.

              - En réalité, au delà du plaisir de vous voir, lui dit-elle, je suis venue vous parler un peu de ça. De l’Étude, je veux dire.

         Bristica, attentive, se cala dans son fauteuil et fixa son regard sur les yeux verts de son amie.

              - Oui, de l’Étude. Mais, auparavant, j’aimerais vous demander… Voilà. Heu… Durant toutes… vos aventures, il vous a sans doute été possible de vous interroger… de faire le point. Le point pour vous, je précise. De vous situer, en somme, dans toute cette affaire. Et je voudrais savoir comment… comment…

                - Comment je vois – ou plutôt je vis – notre… collaboration ?

                - C’est ça.

         La Farbérienne s’accorda quelques instants de réflexion avant de répondre.

              - Voyez-vous, Vliva, lorsque j’ai accepté votre offre, celle de l’Institut plutôt, j’étais assurément loin de me douter de… des implications que mon choix entraînait. C’est vrai, je suis un peu dépassée par l’ampleur de… tout ce remue-ménage. Je ne saisis pas tout très bien. Je ne suis d’ailleurs pas vraiment sûre de vouloir tout comprendre. Et, dans le même temps, je sais bien qu’il le faudra si je veux être d’une quelconque utilité dans l’avancement de cette étude. Alors, je peux vous donner deux éléments de ma réflexion. D’abord, j’ai été recrutée pour mener à bien un travail et, vous le savez si vous me connaissez un peu, j’ai horreur de ne pas aller jusqu’au bout… même si je ne sais pas vraiment ce que peut être ce bout… D’autre part, j’ai rencontré de nombreuses personnes – plus sans doute que durant toute mon existence sur Farber – en si peu de temps que j’en ai parfois le tournis. Certaines de ces personnes étaient tout à fait désagréables, c’est le moins qu’on puisse dire… D’autres… En réalité, les seules nouvelles connaissances qui m’ont aidée, qui ont été un peu compatissantes, bref, avec lesquelles j’ai envie de travailler, sont de votre côté… Et notamment vous, Vliva…

               - Voilà qui est très gentil, Brissy, et je vous en remercie, répliqua l’Impériale avec un large sourire. Mais vous êtes sûre que…

             - Quoi d’autre ? Ou plus précisément qui d’autre ? J’ai abandonné ma planète car je n’y avais plus personne… A part, peut-être, un vieil ami mais… et vous m’avez appris l’autre jour que… Alors…

         Le visage de Bristica s’était assombri et l’Impériale se pencha vers elle pour lui tapoter gentiment le bras.

              - Je comprends, Brissy., je comprends. Je vous remercie sincèrement de votre confiance. Je ne vais pas vous raconter que notre cause est juste ou je ne sais quoi du même genre, quoique j’en sois convaincue. Non, ce que je veux dire, c’est que nous sommes heureux, je suis heureuse, de vous accueillir véritablement avec nous. J’étais d’ailleurs à peu près sûre de votre réaction. Mais… afin de vous permettre de travailler au plus juste, je dois vous révéler quelques données tout à fait confidentielles… Je suis autorisée à le faire si vous en êtes d’accord. Ce sera notre marque de confiance à nous…

         Vliclina se leva comme si elle voulait rassembler ses idées. Elle marcha de long en large quelques secondes puis se retourna vers Bristica.

              - Des données confidentielles que peu de gens, bien peu de gens connaissent. Ah, bien entendu, les documents adéquats vous seront secondairement transmis… Mais pour le moment, je souhaiterais vous résumer comment nous voyons les choses…

              - Je vous écoute.

            - Voilà. La situation politique d’une grande machine comme la Galaxie est forcément terriblement complexe, vous le savez bien. Toutefois, d’habitude, les grandes lignes de la situation politique sont assez faciles à saisir car c’est au fond toujours la même chose : des forces sont en présence, que ce soit des Etats comme, disons, la Confédération, ou des compagnies commerciales comme la CFS, et ces forces ont des intérêts divergents, parfois même contradictoires. On sait dans quel camp on se trouve et voilà tout… Les lignes de séparation sont relativement claires et, même si les actions ont parfois des origines confuses, on s’y retrouve assez vite quand même. Mais aujourd’hui, il semble que nous soyons en présence d’une situation, comment dire ?, plus subtile, plus intriquée.

         L’Impériale s’était rapprochée de la porte-fenêtre dont elle avait écarté la tenture mais son esprit était bien loin du spectacle bucolique qu’elle regardait distraitement. Elle se retourna brusquement.

            - Citoyen Droïde, je vous prie, laissez-nous et fermez derrière vous.

         Elle attendit quelques instants avant de poursuivre.

             - Intriquée est le mot juste, Brissy. Je viens d’avoir une réunion avec le Prince et son état-major rapproché. Plus quelques hologrammes – oh très peu ! – de civils du Palais. Ce qui ressort de notre analyse, ce sont les points suivants : il semblerait que, au delà des habituels problèmes de voisinage avec le monde extérieur, nous soyons en présence d’une force, probablement bien plus puissante, qui recrute ses membres un peu partout…

         Face à l’étonnement de la quanticienne qui s’apprêtait à l’interrompre, elle leva le bras.

             - Laissez-moi terminer, Brissy. Nous sommes à peu près certains qu’un groupe plus ou moins inconnu poursuit des buts qui vont tout à fait à l’encontre de nos intérêts. D’après ce que nous savons, ce groupe recrute ses agents à peu près partout : dans la Confédération, chez les Stellaires, dans l’Église de la Refondation elle-même… et bien entendu, au sein de Ranval lui-même.

               - Vous en êtes sûre ? ne put s’empêcher de s’exclamer Bristica.

              - Certaine. Et au plus haut niveau : chez les dirigeants de ces différentes entités. Leur but ? Ah, si nous le savions exactement… Mais nous avons quand même une petite idée. Il semblerait que ces gens se soient mis d’accord pour tenter de changer complètement l’équilibre politico-économique de la Galaxie. Pas moins ! Oui, je vous vois sceptique. Moi aussi, au début… En tous cas, il est possible – mais nous ne sommes sûrs de rien – que leur but ultime soit la réunification de tous les êtres vivants de la Galaxie. Ils auraient même un nom pour ça : ils parlent de « l’Universalité ».

              - Impossible, c’est impossible, s’écria Bristica. Comment voulez-vous… Et où trouveraient-ils les moyens…

           - De mener à bien  leur entreprise? C’est là où intervient l’importance, l’influence de ces gens. Leurs dirigeants seraient tous haut-placés. Tous à des postes clés… Chez nous, chez les Confédérés, chez les commerciaux, les Religieux, les mondes indépendants, tenez, même sur votre République de Farber, qui sait ? Partout ! Et l’intérêt de tout cela, allez-vous me dire ? Probablement le commerce, le pouvoir, comme toujours. Imaginez : une galaxie unifiée, sans frontières, sans états… C’est là où nous trouvons ce projet mortel. Non pas tant dans la disparition de Ranval tel que nous le connaissons et pour lequel, soit dit en passant, je combattrai jusqu’à mon dernier souffle, mais surtout dans le fait que les compagnies de commerce seraient toutes puissantes, à commencer par le Fret Stellaire, je suis prête à le parier. Il faut empêcher cela, martela Vliclina. L’empêcher absolument. Mais nous avons peut-être de la chance. Oui, de la chance car nous sommes à présent au courant de ce que j’appelle un complot à l’échelle galactique et puis… il y a vous, Brissy. Vous qui avec votre nouvelle approche de la Prospective générale pourrez peut-être nous permettre d’y voir plus clair, plus vite… Vous voyez, je ne vous cache rien. Nous comptons indiscutablement sur vous…

              - Je n’arrive pas à le croire, murmura la Farbérienne. Mais dans l’Etude, jamais je n’ai…

              - Une étude, même si elle est parfaitement bien menée, dépend toujours des données qu’on y introduit… Et, jusqu’à présent, ces données étaient incomplètes. Un exemple : le Xantinum – et donc la reprise de l’Expansion – est certainement un des points clés et vous vous en êtes servie mais saviez-vous que la succession de l’Empire pose problème ? Que sa Majesté est très souffrante alors que son successeur, la future Impératrice, Algrisa, est encore si jeune ? Non, bien sûr. Evidemment, dans un premier temps, on ne tenait pas à communiquer une information de cette importance… Mais il y a bien d’autres données, au moins aussi importantes… Par exemple encore : la Guilde a un assez grave problème avec… Ah, excusez-moi, mais il semble qu’on ait besoin de moi, s’interrompit l’Impériale en portant la main à la poche abdominale de son uniforme. Mais, vous aurez toutes les données, ne vous inquiétez-pas… Allez, je vous vois perplexe, Brissy.

            - Ahurie plutôt devant tout ce que vous venez de me dire…

            - On pourra en rediscuter plus tard mais je dois… A très bientôt, j’en suis sûre.

         Bristica regarda l’Impériale s’éloigner de sa démarche féline. Elle reporta son regard vers son ordiquant qui l’attendait tranquillement sur son bureau. Inutile d’y revenir, pensa-t-elle, avant d’avoir ces nouvelles fantastiques données… Elle soupira en envisageant – si tout cela se révélait exact, ce qu’elle avait encore quelque peine à croire – l’immense travail d’analyse et de synthèse qui l’attendait en incorporant tous ces nouveaux paramètres. Mais pourquoi avoir attendu pour les communiquer ? Les commanditaires de l’étude ne pouvaient ignorer que, sans eux, les résultats seraient sinon faux du moins imprécis… Pourquoi maintenant ? Et où se situait-elle dans tout ça ? Dire qu’elle avait suggéré des hypothèses de progression prédictive, jeté les bases d’une préméta-analyse, avancé une date pour un point de convergence  et que… tout était entièrement à revoir ! Plus que des données chiffrées, sa méthodologie et sa nouvelle approche de la PG, c’était cela qui avait intéressé ! On ne lui avait pas jusqu’à maintenant réellement fait confiance puisque qu’on avait occulté des critères de première importance. Et à présent ? Etait-ce à présent que commençait vraiment son travail ? Pourrait-elle d’ailleurs se permettre de…

              - Excusez-moi, Brissy, de vous déranger encore mais j’ai oublié de vous dire…

         Vliclina était revenue sur ses pas sans même qu ‘elle s’en soit rendu compte.

            - J’ai oublié de vous dire… Pensons aussi aux choses moins sérieuses : il y a une soirée de réception pour des militaires du 4ème quadrant qui sont en visite ici. Dans le grand salon d’apparat du 14ème niveau. Et le Prince Alzetto souhaite que vous soyez à ses côtés… A sa droite, pour être précise, ce qui n’est pas si courant, vous pouvez me croire, ajouta-t-elle avec un clin d’œil malicieux.

         L’Impériale définitivement partie, Vliclina, encore abasourdie par ses révélations, s’approcha de la baie vitrée. L’image du parc sous la nuit s’étendait devant elle. Une lune rousse illuminait le ciel et donnait à toutes choses une apparence étrange. Elle se demanda quelle pouvait être la planète qui avait donné vie à ce mirage. Elle aurait aimé s’y promener. Cela devait être délicieux de musarder sous la tonnelle de plantes aux couleurs vives, à présent assombries, qu’elle devinait sur sa gauche. Le parfum des essences inconnues devait être enivrant. Barnove nulle, cria-t-elle soudain en farbérien, et comment je m’habille, moi, pour cette réception ? Puis une autre idée la frappa : le point de convergence ! Il devait être tout près. Bien plus qu’elle ne l’avait précédemment pensé. Aurait-elle le temps… Elle secoua la tête, nerveuse tout à coup. A nouveau, l’avenir s’emballait.

     

         

    Fin de la première partie

     

    suite ICI

     

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    [1]  cristal s’écrit kristel en Fried

    [2]  Birjad : injure en usage dans la Confédération qui désigne un jeune individu antipathique et plein de morgue. La traduction la plus proche pourrait être « gommeux », quoique cette expression soit, dans notre langue, moins vulgaire.

    [3]  Stigna : service interne de contentieux de la CFS, en fait une sorte de cour martiale.

    [4]  Formule de politesse assez courante dans la Galaxie. Littéralement, l’expression « Sag-ader valt », utilisée ici, signifie en Fried : « avec vous, civilement » (NdT)


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    Alcyon B

     

    livre deux: Vliclina

     

     

     

     

     

     


    Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

    Sujet :                             Empire galactique (organisation politique)

    Section :                         histoire générale

    Références extrait(s) :         tomes 3 à 7, 9, 17, 89

    Sources générales :               tomes 3 à 112.

    Annexe(s) :                                       

     

     

     

     …/… L’Empire galactique s’étend aujourd’hui dans une sphère d’environ 300 al, divisée en six quadrants d’importance variable, dont le centre est évidemment représenté par Terra…/… une situation assez fréquente sauf en ce qui concerne les 4ème et 5ème quadrants dont une large partie relève à présent d’autorités extérieures à l’Empire depuis le traité des Trois Axes (707rc), notamment la Confédération des Planètes Indépendantes (CPI - voir glossaire)… L’Empire administre ainsi directement 11727 systèmes planétaires représentant une population globale d’approximativement 120 milliards d’humains et biocyborgs, auxquels il faut ajouter à peu près 100 fois plus de droïdes, chiffre considérable qui exige…/… Par ailleurs, signalons qu’une bonne centaine de systèmes « indépendants » relèvent en fait de l’autorité impériale, notamment en ce qui concerne leur protection, voire une partie de leur économie…/…

     

    …/… son Altesse, l’Empereur BALDUR II, ayant accédé tardivement au trône en 948rc à l’âge de 77 ans, père de trois enfants [1], est actuellement en charge de l’administration de l’Empire. La tâche étant toutefois considérable, il est assisté d’un Conseil Impérial de 60 membres, pour moitié cooptés, pour moitié élus de manière censitaire. Ce Conseil, à vocation essentiellement politique, est lui-même aidé par 60 à 80 Assistants qui ont plutôt une fonction exécutive…/…

     

    …/… puisque ces élections censitaires ont lieu tous les six ans. Elles concernent non seulement les hautes fonctions dirigeantes mais certaines importantes charges, comme celles ayant trait à la Sécurité, à l’Économie, aux relations humains-biocyborgs-droïdes, aux disciplines artistiques, scientifiques, etc.  Voilà, pour un  avant-propos, sommairement résumé, …/…

     

    …/… On trouve à la tête de chaque quadrant (à l’exception des 2ème et 6ème où cette autorité est dédoublée) un représentant impérial suprême, Gouverneur pour l’autorité civile et Général impérial pour l’aspect militaire. Les Gouverneurs relèvent de l’autorité directe du Conseil impérial tandis que les Généraux dépendent du Généralissime des armées, actuellement le Général Staltor, nommé à cette fonction en 951rc auquel succédera progressivement le Prince Valer Alzetto, le Général Staltor ne conservant qu’un avis consultatif à partir de 972rc.

     

    …/… qu’on appelle Opposition Globale (OG). Ces forces d’opposition politique, ouvertement déclarées et légales, sont ainsi nommées depuis le quatrième siècle, époque où, pour la première fois, les autorités dirigeantes, singulièrement l’Empereur MELVITTE 1er (312rc – 330rc) , puis l’Impératrice Dor IV (330rc – 362rc) qui lui succéda, acceptèrent l’entrée au Conseil impérial de personnalités étrangères au pouvoir en place. Elus au scrutin censitaire, ces « opposants » regroupent en réalité des intérêts divers puisqu’on y retrouve tout autant des membres ou des proches de la famille impériale, des représentants de partis politiques, de syndicats, voire des élus de minorités…/…  mais il existe bien d’autres centres d’opposition, par essence labiles et mal connus, du moins de la population. On les trouve, sous des formes diverses, dans des strates plus spécifiques de la population civile, comme, par exemple, les milieux artistiques, les étudiants, etc. …/…Le Conseil impérial, par ailleurs réuni en permanence, se retrouve formellement lors de la séance dite du Conseil ordinaire qui se tient chaque premier mardi du mois. Après présentation des dossiers par les Rapporteurs spéciaux, les décisions sont entérinées à la majorité simple, l’avis de l’Empereur primant en cas d’égalité des votes…/… Les conflits entre l’Empereur et son Conseil ont en définitive été assez rares, le Premier Conseiller [2] (c’est-à-dire l’Empereur) ayant parfois été obligé de se soumettre aux décisions des autres Conseillers majoritaires. On citera, pour exemple, le profond désaccord qui marqua l’ensemble du règne, d’ailleurs assez court, de l’Empereur Fildegar II l’Intrépide (605rc – 608rc), qui s’acheva par son abdication au profit de son neveu MALTUS V (608rc – 621rc)…/…

     

    …/… « L’Empereur règne et le Gouvernement gouverne » déclare dans son préambule la Grande Charte Impériale. Ce gouvernement, nommé par le Conseil et responsable seulement devant lui, comprend, suivant les périodes, plus ou moins de ministres et ministres-délégués que la tradition divise en deux groupes : les ministres « sédentaires » (Economie, Sécurité, Affaires administratives, etc.) et les ministres « itinérants » (Sciences et Santé, Migrations et Tourisme, Relation avec les Autorités militaires, etc.). Ils sont à la tête de Départements-Ministères regroupant souvent plusieurs centaines de milliers de fonctionnaires, voire plusieurs millions pour les plus importants. (cf. tomes 14 et 15)…/…

     

     

     

     

     

     

    1

     

     

     

     

         Depuis qu’il avait ôté sa veste de costume, la douce chaleur du soleil printanier caressait ses avant-bras dénudés par la curieuse chemisette à manches courtes. Il se tenait, parfaitement immobile, à la terrasse du petit café et il observait. Autour de lui, les gens se hâtaient pour accomplir des tâches futiles qu’il ne pouvait pas comprendre. Il se sentait remarquablement bien. Calme, tranquille, loin de tous les problèmes, de tous les ennuis qui ordinairement l’assaillaient. C’était pour cela qu’il avait choisi cette structure. Une structure pour l’instant fixe, c’est-à-dire dénuée de toute interactivité. Ce que, au bout du compte, il préférait. Il payait cher ce droit dont bien des humains ne pouvaient profiter mais il ne l’avait jamais regretté.

         Une jeune femme vint s’asseoir à la table voisine. Elle était curieusement vêtue d’une étroite robe plissée qui moulait agréablement son corps svelte. Elle jeta un bref coup d’œil vers lui mais, bien entendu, détourna son regard sans s’intéresser. Elle posa sur sa table son étrange couvre-chef orné d’une petite voilette et le contempla quelques secondes comme si elle venait seulement de le découvrir. S’en détournant enfin, elle passa sa main dans ses cheveux aux courtes boucles brunes raidies, coiffés selon la mode de l’époque, avant de se pencher vers son sac pour en sortir un poudrier et un tube de rouge à lèvres. Il la regarda avec intérêt remettre de l’ordre à un visage qui n’en avait nul besoin, repensant aux femmes de chez lui qui, au delà des années, continuaient parfois à accomplir cette sorte de rituel. Quelque chose de voisin, en tout cas. Il ne put s’empêcher de sourire mais cela ne dérangea personne.

         Face à lui, ses proportions majestueuses fermant l’extrémité de la rue en pente, se dressait un bâtiment public dont il savait qu’on l’appelait alors le Panthéon. Des voitures, petits engins malodorants et extraordinairement lents, pétaradaient et klaxonnaient en dépassant la charrette à chevaux d’un vitrier. Il entendit des bruits de voix et revint au trottoir où des jeunes gens haranguaient des passants indifférents en frappant de leurs cannes à pommeaux la pierre du trottoir. C’étaient des Camelots du Roi – une faction politique de cette époque mystérieuse – qui, inévitablement, allaient bientôt se heurter à une faction rivale, celle des Communistes, pour une confrontation qui risquait de se révéler musclée. Comme il n’avait aucune envie de voir sa tranquillité troublée par les importuns, il se leva et se dirigea vers le jardin dit du Luxembourg où il choisit une chaise au soleil pour y observer les enfants jouant avec leurs cerceaux et les petites domestiques anglaises en uniformes qui poussaient en souriant de grands landaus bleu-marine. Il étendit les bras dans un geste de pure satisfaction et bailla. Il commençait à avoir faim.

         Ce n’était bien sûr pas lui qui avait faim mais son hologramme qui était programmé pour réagir ainsi dans un souci d’authenticité parfait. D’ailleurs, tout était parfait dans cette structure et il en ferait compliment aux maîtres d’œuvre. Pour ce qu’il en savait, un habitant de cette époque soudain transporté dans cette virtualité n’aurait en aucun cas été dépaysé : les sons, les odeurs, les attitudes des gens, le plus petit détail d’une pierre ou d’un animal, tout était remarquablement conforme à ce qu’avait dû être ce monde disparu. Mais plus que cette réalité reconstruite, ce qui le captivait et l’angoissait en même temps, c’est qu’il était projeté dans un univers où les gens comme lui n’existaient pas, un univers sans le moindre biocyborg.

         Quand il choisissait une structure, et contrairement aux rares privilégiés de son époque qui le pouvaient, il fixait toujours son choix sur des situations d’avant la Révolution. Des époques lointaines parfois comme la fois où il avait vécu presque trois jours entiers à proximité de la cour de Ramsès IX, un pharaon d’Égypte, une époque du début de l’Humanité. C’était aujourd’hui son sixième voyage – non son cinquième puisqu’il fallait exclure la structure de l’Angleterre de l’époque Victorienne dont il avait été rappelé après quelques minutes pour une difficulté de dernière heure dans son époque réelle – et, sans grande hésitation, il avait choisi cette fois d’être Français. Français à une époque paraît-il aussi exaltante que brève puisque située entre deux grandes guerres. Ce soir, probablement, il verrait bien si la structure tenait toutes ses promesses… Mais il était prudent : pour profiter au maximum de son incursion en temps réel dans des sites et des temps enfuis, il consacrait la première partie de son voyage à une étude passive. Bien entendu, il possédait d’emblée toutes les données de son univers fictif puisque cela était au départ imprimé temporairement dans son cerveau. Il aurait pu en conséquence engager n’importe quelle conversation, par exemple avec la jeune femme du café tout à l’heure, ou décider une action quelconque mais avec les conséquences diverses qu’elle risquait d’entraîner. Toutefois Gilto, en biocyborg très classique, était excessivement réservé. Ce qu’il désirait surtout, c’était s’imprégner au préalable de son nouvel environnement afin de s’y fondre. Après quelques heures de cet apprentissage volontaire, il demanderait – ce soir, sans doute – le démarrage de l’interactivité. Dès lors, il serait un Français comme les autres et ce serait très certainement la partie la plus intéressante de son expérience.

         Une fois encore, il bailla. D’un geste bref sur l’ordiquant virtuel de la poche droite de sa veste, il demanda qu’on coupe sa sensibilité personnelle qu’il ne voulait pas encore assumer. L’ordiquant du contrôle central, bien réel lui mais situé fort loin de son monde actuel, réagit instantanément et la sensation de faim disparut sur le champ. Gilto se leva et sortit du jardin. Il venait de décider de faire le tour de Paris – le nom de la ville de ce temps-là – en autobus. Tout un après-midi de découverte. Ce soir, il ferait plus ; il irait dans le quartier de Montmartre errer à l’aventure dans les estaminets et les cabarets, où on le verrait, où on noterait sa présence et où il pourrait interagir avec tous ces gens reconstruits.

         Vers la fin de l’après-midi, alors qu’il observait le soleil qui avait rayonné toute la journée – normal, il avait choisi cette configuration – descendre lentement à l’horizon des toits et rougir le palais dit du Louvre, de l’autre côté de la rivière Seine, il accepta pour la première fois, juste avant de déclencher l’interactivité, de penser au problème crucial posé par le Troisième Membre Garendi. Le problème de la quanticienne de Farber. Une équation délicate, ardue même. Évidemment, il n’allait pas résoudre ici, en plein milieu de la ville Paris, plus de onze siècles avant sa sortie de la Maison du Père, une affaire aussi complexe ! Mais c’était une habitude chez lui que de venir si loin pour prendre du recul face à une mission difficile. Une sorte de cristallisation comme il aimait à s’en convaincre. Il repassa en revue ce qu’on lui avait appris, les perspectives nouvelles, les échecs de ses prédécesseurs, les espoirs de ses mandataires ainsi que leurs craintes si profondes, si déstabilisantes qu’ils en avaient sabordé le début de leur action. Gilto, avec cet esprit acéré qui faisait une grande partie de sa force, arriva rapidement à la conclusion que la jeune femme, prise dans un maelström d’événements auxquels elle ne pouvait pas comprendre grand chose et dans lesquels, en tout cas, elle ne devait probablement pas s’impliquer par conviction, se trouvait dans une situation assez inconfortable. A lui de lui prouver qu’elle avait jusque là fait fausse route, qu’elle avait choisi (?) le mauvais camp. Une chose, néanmoins, était évidente pour Gilto : la violence, la coercition ne menaient à rien avec elle. Ce qu’il fallait, c’était trouver les arguments susceptibles de l’ébranler puis de la faire basculer. C’était impératif car, comme le Troisième Membre Garendi lui en avait fort justement fait la réflexion, la contribution scientifique de la jeune femme était de premier plan et il serait absurde de s’en passer en la neutralisant. Non, il fallait la convaincre et, précisément, Gilto commençait à entrevoir une issue possible… Une ébauche de solution… Mais il était encore trop tôt. Pour l’heure, il entendait bien profiter de ses vacances. Il donna l’ordre à son ordiquant d’activer l’interactivité de la structure. Presque aussitôt, il entendit une voix de femme qui s’exclamait :

              - Mais c’est Monsieur Portier ! Ça alors, quelle surprise !

         Gilto se retourna vers celle qui venait de l’apostropher. Un couple s’avançait vers lui et la femme, déjà, lui tendait la main en souriant.

             - Monsieur et madame Maresquier, s’exclama à son tour Gilto, mais que faîtes-vous ici ? Je vous croyais en vacances sur la Côte…

             - Ah, croyez-le si vous voulez, mon cher, répliqua la femme, nous serions bien partis si ma belle-mère… Mais, je vous en dirai plus tout à l’heure, ne restons pas ici. Allons plutôt prendre l’apéritif. C’est tellement cocasse, vous savez, de vous retrouver comme ça, en plein Paris…

         Ils s’exprimaient en Fried, la seule entorse aux coutumes de l’époque que, au grand dam de certains puristes, s’était permis Gilto. Il se cala entre l’homme et la femme et, les prenant chacun par un bras, il s’éloigna en leur compagnie.

     

     

     

         Le vieil homme se renfonça dans son grevig [3] et soupira profondément. Son regard s’attarda longuement sur les vagues furieuses de l’océan en contrebas. L’eau puissante, en s’écrasant sur la falaise, rejaillissait dans les airs en projetant des millions de gouttelettes irisées qui retombaient lentement, parées de couleurs étranges qui se mariaient à la douce lueur cuivrée du ciel de la mi-journée. Il ne se lassait pas de ce spectacle simple et pourtant si captivant. Durant ses années d’activité sur de multiples planètes dont certaines rivalisaient en beauté avec celle-ci, il avait toujours attendu ces instants merveilleux, ces minutes sublimes où il lui semblait ne faire qu’un avec la terre de son enfance. Mais il n’était plus – et depuis si longtemps – un enfant. Il savait que le fait de pouvoir bénéficier de ce spectacle féerique signifiait que son existence approchait de son terme, qu’il était entré dans le crépuscule de sa vie. Il ne regrettait rien de ses années enfuies mais se souciait seulement de ce que bientôt, demain peut-être, il lui faudrait se séparer de ce bonheur. Une fois encore il soupira avant de tourner la tête vers sa fille qui se tenait, immobile et silencieuse, à ses côtés. Elle aussi paraissait apprécier la scène sauvage et son regard clair allait d’une vague à l’autre comme si elle cherchait à emmagasiner des images pour un futur plus maussade. Exactement comme lui, auparavant, l’avait fait. La jeune femme humait l’air avec une délectation dont il savait qu’elle n’était pas feinte et, par moment, d’une impulsion totalement inconsciente, elle rejetait de la main gauche une mèche de ses cheveux blonds que l’air marin agaçait, dans un geste qui rappelait au vieil homme que, même dans une foule immense, il aurait pu la reconnaître entre tous à ce simple mouvement.

              - Je suis heureux ici, murmura-t-il comme pour lui seul, mais je sais que désormais le temps m’est compté.

              - Allons, père, voyons… lui répondit la jeune femme. Son regard clair était revenu sur la silhouette fragile du vieillard et ses yeux adoucis voulaient lui faire partager toute sa confiance alors qu’ils comprenaient tout du drame de cette vieillesse.

             - Mais si, Vli. Je sais bien ce que je dis. Depuis la mort de ta mère, je sens que je décline chaque jour un peu plus. Elle me manque tellement, tu sais. Depuis qu’elle est partie, mes journées ne sont plus les mêmes… J’apprécie toujours autant de me trouver ici et, si je le pouvais, je passerais dans cet endroit chaque minute que Bergaël nous offre pour regarder les vagues. J’en ai tant rêvé jadis, tellement rêvé alors que j’arpentais les terres de tous ces astres que je ne reverrai pas. Mais je suis si fatigué maintenant… Et le temps passe si vite.

              - Père, vous ne devriez pas…

              - …faire dans la nostalgie ? Allez, Vli, il faut comprendre : tu le vivras toujours assez tôt mais, à mon âge, les souvenirs et les regrets, ce sont les seuls luxes qui nous restent… Mais tu as raison. Quand tu seras repartie, j’aurai tout le temps de ressasser mes vieilles lunes. Ce n’est pas si souvent que je t’ai avec moi. Autrement que par une image, je veux dire. Non, ce n’est pas un reproche : je sais combien tu es occupée… Alors, dis-moi. Comment vas-tu ? Es-tu satisfaite de ce que tu fais ?

         Vliclina s’apprêtait à répondre lorsque son père l’arrêta de la main.

              - Je ne te demande évidemment rien de tes activités. D’ailleurs, tu ne pourrais rien me dire, je le sais. Non, ce que je veux savoir, c’est si, au bout du compte, tu es heureuse, véritablement heureuse…

                   - Ce que je fais me passionne, lui répondit sa fille après une infime hésitation. Même si parfois c’est difficile. Il y a tant de problèmes à résoudre, tant de conflits à gérer, tant de…

                  - Oui, mais toi ? l’interrompit presque agacé le vieil homme. Toi ? Ta vie personnelle, ta vie de femme, je veux dire…

                 - Eh bien… Je suis seule. Pour le moment, je vis seule, si tu veux savoir. Et cela me convient assez bien.

         Un petit instant de silence s’installa avant que le vieillard ne reprenne :

                - Tu mènes ta vie personnelle comme tu l’entends, Vli, et je te rappelle que jamais, jamais, je n’ai souhaité m’en mêler. Mais je te rappelle aussi ce que tu m’as dit la dernière fois que tu es venue sur Graise pour la disparition de ta mère. Tu m’as dit… Tu m’as dit que, en dépit de… ta manière particulière de concevoir tes relations, eh bien, tu m’as dit que tu n’étais pas hostile au fait de fonder une famille. Avec un homme. Avoir des enfants… des enfants à toi. Pas adoptés, ni bioportés… Tu te souviens ?

                - Je me souviens. C’est vrai, je l’ai dit. Et je le pense toujours. Mais ce n’est pas si facile, père.

             - Je le sais. Je le sais et je comprends… mais, Vli, tu me promets d’y penser encore ?

                - Je te le promets.

                - Vois-tu, poursuivit le vieil homme. J’ai appris que la vie passe vite. Bien plus qu’on ne croit. A peine le temps de respirer un peu et c’est déjà le soir. Alors le temps perdu… Je sais que tu penses que je suis un vieil égoïste…

               - Oh père…

              - Mais je pense surtout à toi. Tu es mon seul enfant, la seule personne qui me reste en ce monde. Mais si. Mais si. Or je comprends ton engagement. Le service de l’État, surtout au plus haut niveau comme le tien, c’est enivrant. Exaltant même. Mais, comme je disais, le temps passe vite et… Allez, je vois bien que je t’ennuie. Si, si,  je t’agace avec mes sermons. Je vais rentrer mais tu peux rester encore si tu veux. Non ? Alors on rentre.

         Ils regagnèrent lentement la demeure ancestrale qui se dressait, solitaire et comme éternelle, sur le bout de falaise. Ars, le droïde qui avait toujours vécu dans la famille, s’était approché et aida le vieil homme à diriger son grevig. Vliclina retrouva sa chambre et son ordiquant. L’après-midi de travail qu’elle eut avec ses subordonnés l’éloignèrent des vagues et du vieillard mais, le soir venant, alors que comme toujours sur Graise, l’atmosphère se colorait de cette teinte de cuivre si particulière à ce lieu, elle repensa à ce que lui avait dit son père. Etait-elle heureuse ? Vraiment heureuse ? Le monde de pouvoir, de rivalités, de haines, de trahisons parfois, dans lequel elle vivait lui allait parfaitement. De cela, au moins, elle était sûre. Ce monde, d’ailleurs, elle en avait toujours rêvé. Enfant, déjà, elle se souvenait de ses promenades solitaires ici-même, dans cet endroit qu’elle aimait mais qu’elle considérait un peu comme une prison. Elle échafaudait alors des existences de rêve, des destinées extraordinaires où elle sauvait le monde par de prodigieuses découvertes scientifiques ou par des actes de bravoure tels qu’ils en faisaient trembler les foules. Au long de ces années-là, les choses n’allaient jamais assez vite pour elle et le temps lui paraissait parfois comme figé. Elle désespérait de jamais connaître ce qu’elle appelait la vraie vie, celle de Terra et des planètes importantes où se décidait l’avenir de l’Humanité. Elle oscillait perpétuellement entre son père, haut fonctionnaire trop occupé, et sa mère, aristocrate indifférente et insaisissable. Un père toujours absent mais extraordinairement admiré pour son activité réelle ou supposée, et pour sa bienveillance chaque fois – mais c’était rare – qu’il rapportait sur Graise, dans le petit monde simple de sa fille, les bouffées de liberté tant désirée. Une mère non pas hostile ni même agacée mais simplement pas concernée par cette enfant étrange dont les yeux demandaient tant sans jamais promettre et qu’elle fuyait par l’étude comparative des civilisations, sa seule compagnie. Vliclina, abandonnée, avait peuplé sa prime jeunesse de rêveries que ne troublaient ni la stéréovision, ni les talides qu’on lui rapportait quelquefois de terres lointaines. Solitaire, elle partageait peu les amusements forcément puérils des enfants de son âge et préférait la seule ressource de son âme tourmentée, livrée à ses propres répugnances. Un seul souhait : voir plus loin ; une seule obsession : réussir à s’intégrer ailleurs, là où on vivait. Elle avait vécu sa formation sur Terra comme une délivrance et n’avait jamais regretté son départ de Graise.

         Mais elle ne répondait pas à la question de son père. Elle ne pouvait pas y répondre. Simplement parce qu’elle n’en connaissait pas la réponse. Plus tard, pensa-t-elle, dans des années de là, lorsqu’elle sera encore plus seule, peut-être regrettera-telle que sa vie n’ait pas suivi une autre pente. Peut-être. Pour l’heure, ce n’était pas l’objet. Vliclina tendit la main vers son ordiquant, le réveilla et murmura doucement les références qu’elle savait évidemment par cœur : 1er Quad, Terra, Neopar 12, 828F2169-0052, Lesarn Bari. Mais comme elle s’y attendait, la machine n’obtint pas la liaison directe avec son amie et elle ne souhaita pas laisser de message. Elle en fut, à la fois, contrariée et soulagée. Elle replia l’ordinateur et laissa vagabonder son regard sur la chambre de son enfance, laissée toujours en l’état en dépit des années. Faudra changer tout ça, pensa-t-elle avant d’ajouter : mais à quoi bon ? Elle se leva lentement et se dirigea vers la porte coulissante à l’ancienne. Dans la salle de vie, elle retrouva son père qui suivait les nouvelles locales sur la vieille stéréoviz et s’avança vers lui de sa démarche souple. Elle posa la main droite sur l’épaule du vieil homme et celui-ci la recouvrit de sa propre main tremblante. Ils restèrent silencieux, chacun dans leurs pensées, indifférents à la présentation 3D de la pièce de théâtre qui devait se jouer le soir même à l’aire de divertissement de Bellagor, la plus grande ville de Graise. Silencieux mais proches. C’est peut-être ça qui est important, pensa l’Impériale.

     

     

     

     

         Située au rez-de-chaussée de l’imposant bâtiment du Département-Ministère de l’Economie générale de Salmende, sur le deuxième continent de Terra, la salle, bien qu’équipée des instruments de contrôle et de communication les plus modernes, n’avait pas été modifiée dans sa structure profonde depuis le troisième siècle, ce qui lui conférait un air d’ancienneté qui cadrait mal avec l’idée qu’on se faisait de l’économie galactique, pourtant un des secteurs les plus performants de la Civilisation. Mais il était vrai que l’endroit – qu’on dénommait la Grande Salle des Agréments - était essentiellement formel : on n’y traitait, de manière au demeurant épisodique, que certains aspects juridiques du Commerce galactique et, d’une certaine manière, on pouvait prétendre que les hauts plafonds lambrissés et les murs aux dorures et autres fioritures héritées des premiers siècles de la Renaissance convenaient plutôt bien à l’aspect rébarbatif, et parfois même poussiéreux, des débats qui s’y tenaient.

         Pour l’heure, la salle bruissait de mille bruits de conversations à voix basse, de raclements de gorge, de bruissements de vêtements et des chuintements métalliques des droïdes qui assuraient le suivi des opérations. La stéréovision éteinte ne venait pas égayer l’atmosphère feutrée et les attitudes recueillies des participants. Ici, on était entre juristes et cela se sentait.

         Contrairement aux séances précédentes, la salle était archicomble – plus de six cent personnes spécialement accréditées – puisque, derrière les travées rectangulaires noires de monde et les balcons latéraux réservés aux hologrammes et eux-mêmes copieusement garnis, une foule compacte se pressait que les droïdes maintenanciers avaient bien du mal à canaliser. L’ambiance était bigarrée en raison du grand nombre de participants venus des quatre coins de la Galaxie et on pouvait même apercevoir quelques fasubles des prêtres de la Refondation dont les couleurs mauves ou pourpres donnaient à l’ensemble une tonalité presque irréelle.

         L’enjeu de la réunion convenait parfaitement à cette agitation puisqu’il s’agissait de l’avant-dernière audition précédant l’ouverture du procès géant opposant la Guilde des Marchands à son homologue, la Compagnie du Fret Stellaire, ouverture à présent imminente. Dans d’autres endroits de Terra, de nombreuses audiences de ce genre – compte-tenu des décalages horaires – se déroulaient aussi dont certaines évoquaient les aspects juridiques qui n’étaient pas abordés ici. Mais, sans conteste, la Grande Salle des Agréments de Salmende avait la cote : on notait même la présence, ici ou là, de représentants des médias ce qui n’était pas chose courante en la matière.

         Le Planificateur porta la main à sa cuisse droite afin de faire cesser la démangeaison qui, depuis plusieurs minutes, l’agaçait et dont il attribuait la cause à la fasuble qu’il portait, certainement trop resserrée par endroit. Faisant mine d’observer l’assistance, il chercha du regard le Vérificateur qui devait se trouver quelque part avec les médias mais, ne pouvant l’apercevoir, il revint à l’estrade centrale où le président de séance venait de rappeler à l’ordre la foule devenue bruyante.

              - Citoyens, délégués et amis, nous allons avancer. Pour cela, j’appelle le témoignage du Citoyen-Biocyborg Glan-Dell, Mission 154C12, de Gavelor, alpha du Cygne, 3ème Quadrant, qui va nous soumettre ses conclusions.

         Une silhouette se leva des premiers rangs et elle se dirigea rapidement vers le cercle lumineux placé sur le sol de l’estrade majestueuse située à gauche du bureau présidentiel. Le biocyborg se pencha légèrement vers l’assistance, le poing sur le cœur dans un salut traditionnel à l’impériale. Il déplia son ordiquant et commença immédiatement son discours. Il savait qu’il ne lui était attribué que neuf minutes et il entra d’emblée dans le vif de son sujet. Le silence était revenu dans l’assistance et chacun s’efforça de saisir le fond de son argumentation.

         Le Planificateur n’écoutait pas. Il savait, comme tout le monde, que l’essentiel des débats ne se situait pas dans cette salle mais au cœur des instances dirigeantes des trois partis concernées, Guilde, CFS et évidemment Empire. De toute façon, l’issue du procès ne l’intéressait pas. Il était, en revanche, très attentif aux moindres mouvements de la salle, vérifiant les issues, la place des droïdes maintenanciers et surtout la présence du dispositif de sécurité dont les représentants étaient plus que discrets. Satisfait, il reporta ses regards vers le Septième Conseiller impérial, assis un peu en retrait du Président, qui donnait l’impression de suivre avec une attention soutenue les moindres paroles du biocyborg orateur. L’homme était âgé et semblait fragile. Ce n’en était que mieux, pensa le Planificateur. La cible était tout à fait à la portée de sa triade. Il n’en avait d’ailleurs jamais douté puisque l’équipe qu’il avait l’honneur de diriger était sans conteste une des meilleures possibles. Il avait à sa tête accompli bien d’autres missions, certainement plus dangereuses.

         Le Vérificateur passa à l’action à 3 heures 85 précises. Dans le même moment, on entendit comme un piétinement venant de l’arrière tandis que les sifflements des sirènes des capteurs d’incendie se déclenchaient. L’orateur s’interrompit instantanément tandis que l’assistance se retournait, étonnée. Durant une infime fraction de temps, il y eut comme un flottement puis une femme, au troisième rang, se leva brutalement donnant le signal d’une invraisemblable panique. Hurlements, cris, bousculades, sièges renversés, documents éparpillés, corps se chevauchant, s’écrasant, se piétinant, en quelques secondes le désordre fut à son comble. Ni les droïdes maintenanciers, ni les agents de la Sécurité apparus comme par enchantement ne purent contenir cette furie. Réelle ou supposée, l’alerte épouvantait chacun et on se ruait vers la sortie, trop étroite, où l’on s’entassait dans un réflexe totalement puéril de fuite irraisonnée.

         Tache mauve immobile au sein du chahut, le Planificateur s’était levé à son tour mais ne faisait aucun geste vers la sortie. Il se contentait de repousser fermement ses voisins immédiats. Ses yeux ne quittaient pas le 7ème Assistant que sa garde rapprochée évacuait déjà vers l’issue de sécurité située juste derrière l’estrade. Excellent, pensa le Planificateur. La première partie du plan est achevée et elle s’est parfaitement bien déroulée. Il ne consentit à sortir qu’une fois le 7ème assistant soustrait aux regards. A présent, c’était à l’Exécuteur d’intervenir.

     

     

     

               - Par ici, Citoyen-Conseiller, veuillez nous suivre. Le glisseur nous attend à l’endroit habituel. Nous conseillons à la Citoyenne Holos de nous accompagner.

         La voix du Jijor [4] était parfaitement calme. On devinait plutôt l’ennui transparaître dans ses gestes mesurés et précis. L’alerte à l’incendie qui avait provoqué la panique de la salle des Agréments ne l’inquiétait en aucune manière : elle faisait partie de ces événements imprévus qu’il savait parfaitement gérer. Il se tourna vers les deux biocyborgs et les cinq droïdes qui composaient son équipe et, d’un mouvement du menton, leur intima l’ordre de se mettre en position.

              - Vous savez, mon amie, commenta le Conseiller à l’adresse de sa secrétaire, les ordres en pareil cas sont formels : nous devons directement regagner le service. Je suis désolé pour le petit désagrément…

         Le petit groupe se mit en marche en silence.

        À la sortie du PAMA ascensionnel, le Jijor, d’un geste du bras, retint les autres dans le sas d’arrivée puis, ne voyant rien d’anormal, leur fit signe de reprendre leur route. Leur glisseur n’était plus qu’à quelques mètres d’eux lorsque, d’un seul bloc, les droïdes de protection s’arrêtèrent comme tétanisés. Immédiatement, le Jijor sut qu’il se passait quelque chose d’inhabituel. Il se tourna vers le Conseiller qui continuait à avancer tranquillement et s’apprêtait à lui crier quelque chose lorsque sa tête explosa littéralement dans un bruit mou. Le Conseiller qui suivait à deux pas fut aspergé d’un flot de sang et s’arrêta pétrifié d’horreur. Un des biocyborgs se jeta sur lui pour le tirer à couvert vers un des sas de surveillance étrangement vide mais lui aussi reçut de plein fouet une autre décharge d’éclateur. Il entraîna le Conseiller dans sa chute. Celui-ci n’arrivait pas à se dégager du corps à présent inerte et essayait sans succès de repousser la lourde masse en sanglotant de terreur. Comme dans un cauchemar, il pouvait entendre le deuxième biocyborg, quelque part sur sa droite, qui tirait avec son incandescent. Puis le silence seulement entrecoupé de quelques gémissements. Vraisemblablement sa secrétaire dont il apercevait du coin de l’œil l’ombre au milieu des droïdes immobilisés. Il arriva enfin à se relever pour se trouver nez à nez avec un inconnu en combi noire qui l’observait en secouant la tête. Certainement un des assaillants.

              - Pitié, hurla-t-il, je ferai ce que vous voudrez. Dîtes moi seulement ce que…

         L’inconnu interrompit ses supplications d’un coup d’éclateur en pleine poitrine. L’homme en combi noire s’approcha du cadavre qu’il repoussa négligemment de son pied gauche puis, satisfait, se retourna vers la femme immobile. Il fut rejoint par un homme de haute taille qui l’interrogea d’un geste de la tête avant de porter son regard vers la secrétaire. La femme hurla et, dans un geste de désespoir absolu, se rua vers le glisseur. L’engin était vide et ses portières bloquées. Terrorisée, elle pivota vers ses assaillants. Les deux hommes s’approchèrent d’elle sans se presser.

            - Je suis réellement désolé pour vous, lui murmura le Planificateur. Mais dans toute guerre, il y a des victimes innocentes. Vous saviez en acceptant votre fonction les risques que vous encouriez, n’est-ce pas ?

         Il se détourna sans un regard pour l’Exécuteur qui se tenait à ses côtés et se dirigea tranquillement vers le PAMA. Il nota à peine le chuintement de l’incandescent et le bruit léger de la secrétaire qui s’effondrait. Pour lui, la mission s’était achevée plusieurs minutes plus tôt et elle avait été couronnée de succès. A présent, il ne lui restait plus qu’à se replier paisiblement et attendre le moment propice pour quitter Terra, un endroit que, décidément, il n’aimait pas. Il était certain d’y parvenir.

     

     

     

         Si Bristica avait jamais douté qu’on la prenne au sérieux, elle aurait été vite convaincue du contraire la première fois où elle fut invitée à explorer son nouveau lieu de travail. L’endroit – qui s’étendait sur une dizaine de salles aussi vastes que bien équipées – se situait à quelques dizaines de mètres de son appartement. Tout y avait été pensé avec minutie et on y avait reconstitué là quelque chose qui ressemblait, en peut-être encore plus élaboré, à ce qu’avait été la grande salle des Ordiquants de l’Institut, celle là même qui avait tant souffert de l’attentat quelques semaines plus tôt. Elle avait erré, les yeux écarquillés de surprise, entre les différents plans de travail, les machines, les aires de réunion ou de repos. L’aide de camp personnel du Prince Alzetto était à ses côtés, silencieux mais concerné, attentif à percevoir sa première réaction et probablement aussi à recueillir ses éventuelles suggestions ou demandes. Mais la quanticienne était restée un long moment à déambuler sans but apparent d’un point à un autre de l’immense laboratoire, s’arrêtant ici pour tester fugitivement un ordiquant géant ou détailler les droïdes spécialistes, ailleurs pour éprouver la pertinence d’une centrale de bases de données ou encore la précision d’un relais de communications multiples. Elle avait trouvé là tout ce dont la spécialiste qu’elle était avait toujours rêvé pour sa discipline sans jamais avoir pensé un jour pouvoir en approcher. C’était incroyable ! Comment avait-on fait pour amener ici, en plein espace et en si peu de temps, un matériel d’une qualité apparemment aussi élaborée ? Revenue à son point de départ, elle se retourna vers son nouvel habitat de travail et en détailla les parois. Étrangement, elle s’interrogea sur ce que ces murs avaient bien pu abrité il y avait encore peu : quoi que cela ait été, il était maintenant impossible de le savoir. Tout était à présent neuf, fonctionnel, très scientifique. Elle se retourna vers l’aide de camp qui attendait son verdict et ne put trouver à dire que :

              - C’est… bien, c’est réellement très bien.

         Le soldat hocha la tête sans autre commentaire mais Bristica savait qu’il avait perçu son étonnement et, sans conteste possible, toute la satisfaction qui perçait dans le son de sa voix. Il la raccompagna à sa chambre et, pour la première fois, consentit à prononcer quelques mots ;

           - Citoyenne, on m’a chargé de vous dire que vous pouvez commencer à travailler quand il vous plaira. Puis, après un moment de silence, il ajouta : on m’a également chargé de vous demander de bien vouloir nous fournir la liste de vos collaborateurs, soit nominaux si vous pensez à quelqu’un en particulier et on cherchera alors à vous satisfaire si c’est possible, soit par notion de compétence et on vous fera dans ce cas parvenir une liste de noms dont les dossiers et les cursus vous seront alors soumis. Permettez-moi à présent de me retirer…

         Restée seule, Bristica s’effondra sur son biodivan, encore sous le coup de ce qu’elle venait de voir. A présent qu’elle pouvait réfléchir, elle comprenait que les Impériaux lui avaient définitivement fait confiance et elle en était tout spécialement satisfaite. Ils mettaient à sa disposition exclusive les moyens les plus récents et le personnel qualifié qu’elle allait pouvoir gérer à son entière discrétion. D’une certaine manière, c’était une consécration, le statut qu’elle avait toujours espéré et recherché. Mais au delà de cette grande satisfaction d’amour-propre, elle ne devait pas oublier que, si on lui faisait ainsi confiance, c’était aussi et surtout parce que la situation l’exigeait. Elle commençait à se convaincre que son aventure qui avait débuté comme un pari, presque un jeu, la propulsait à présent aux premières loges de la politique galactique. Elle se rendait enfin compte que, de ses décisions, de sa compétence, de son intuition même, dépendaient bien des vies, humaines ou non. Qu’elle allait, par la manière dont elle engagerait et mènerait ses analyses, induire une foule de décisions, qui resteraient pour la plupart ignorées d’elle mais dont elle devrait moralement assumer toute la responsabilité. C’était une idée totalement effrayante et elle en frissonna de terreur anticipée. Puis, avec cette facilité qui lui était si particulière lorsqu’elle se heurtait à un problème complexe, elle rejeta ces idées qu’elle jugeait négatives et se mit à dresser des plans sur la manière dont elle allait organiser sa mission.

         Elle se mit au travail dès le lendemain et dès lors, comme dans un songe fantastique, elle ne vit plus passer les journées. En fin de compte, elle était plutôt heureuse.

     

     

     

          Fidèle à la routine qu’il avait instaurée quelques semaines plus tôt, chaque dimanche, vers 18 heures (heure galactique), le Prince Alzetto organisait une réunion au plus haut niveau dans son bureau du vaisseau-amiral. Il y était souvent la seule personne physique puisque les autres – le Deuxième Conseiller Cartile, la Première Assistante Dar-Aver et le chef d’état-major du Premier quadrant – n’étaient représentés que par leurs hologrammes. Au delà de leurs fonctions qui les maintenaient sur les lieux respectifs de leurs activités et face à une menace d’autant plus redoutable qu’elle était mal cernée, Alzetto avait expressément recommandé que les contacts réels entre eux soient réduits au minimum. Une précaution raisonnable, pensait-il, devant les attentats imprévisibles qui les menaçaient tous.

         La réunion du dimanche 8 juin 975 rc [5] fut toutefois assez différente des précédentes, en raison de la présence de trois participants inhabituels. Ce jour là, en effet, outre Vliclina dont la présence n’était sollicitée que de manière occasionnelle, Bristica avait été invitée pour la première fois à présenter les résultats de sa nouvelle analyse affinée.

          Le bureau du Prince Alzetto occupait une aile du 186ème niveau du vaisseau amiral mais ne possédait aucun des caractères auxquels on aurait pu s’attendre, eu égard à son propriétaire. C’était une pièce assez fonctionnelle et sans particularité notable, à l’exception de l’immense baie vitrée qui ornait toute la surface de la paroi latérale gauche. La présence d’une telle singularité dans un vaisseau de guerre était à l’évidence un fait rarissime, une entorse voulue aux règles les plus élémentaires de l’art militaire et dont la protection extérieure avait coûté une petite fortune. Quand on pénétrait dans cet endroit, invariablement, l’œil de l’arrivant était attiré par cette immense toile d’ébène sur laquelle, grains de poussière dorée, s’accrochaient des milliers d’étoiles immobiles. On avait soudain l’impression de se trouver précipité dans la profondeur glacée du vide et on ne pouvait s’empêcher, l’espace d’un instant, de retenir son souffle devant le spectacle fabuleux, si étranger à l’univers clos qu’on venait de quitter. Il ne s’agissait plus ici d’un simulacre, d’une image arrachée au passé d’une quelconque planète mais bel et bien de la Galaxie, dans toute sa beauté mais aussi son indifférence.

         Lorsque le droïde ordonnancier la fit pénétrer dans le bureau du Prince, Bristica eut ce moment d’hésitation propre aux nouveaux venus et ce fut Alzetto lui-même qui l’interpella.

              - Approchez, Citoyennes, approchez. N’ayez pas peur et venez prendre place à nos côtés.

         Alzetto et les trois hologrammes étaient installés autour d’un meuble bas qui faisait office de table de travail informelle et sur laquelle, pour parfaire un peu plus l’illusion d’une authentique réunion, avait été disposé un service à café et ce qui ressemblait à un fildaire [6] au citron. Les deux femmes s’approchèrent des fauteuils que leur désignait Alzetto et s’y assirent dans le silence attentif des autres participants. Comme à chaque fois dans une situation de ce genre, Bristica était mal à l’aise. Les personnalités politiques de haut rang qui lui faisaient face l’intimidaient toujours plus qu’elle n’aurait voulu, elle qui se savait avant tout une scientifique plus habituée à l’agitation méthodique d’un laboratoire quantique qu’à l’atmosphère feutrée de salons officiels, surtout en pareille compagnie. Elle risqua un sourire hésitant vers Vliclina avant de fixer les pointes de ses bottes. L’Impériale, quant à elle, ne paraissait pas particulièrement intimidée – il est vrai qu’elle devait commencer à avoir l’habitude de ce type de situations – et présentait assez belle allure dans son impeccable uniforme blanc aux parures dorées. Bristica se demanda si l’apparente décontraction de son amie était réelle et décida que oui. Elle aussi aurait aimé se comporter de cette manière mais elle n’y arrivait jamais tout à fait. Peut-être cette faculté faisait-elle partie d’un patrimoine génétique auquel jamais elle ne pourrait accéder à moins qu’ayant toujours baigné dans ce milieu particulier… Alzetto reprit la parole et elle fixa son attention sur ce qu’il disait.

              - J’ai demandé à la Citoyenne Glovenal de participer à la fin de notre séance de travail car je sais que ce qu’elle a à nous apprendre nous intéresse tous au plus haut point. Mais avant tout, chère amie, poursuivit-il en se tournant vers Bristica, je voudrais savoir si vous êtes toujours aussi satisfaite des conditions dans lesquelles vous exercez vos recherches… Oui ? Eh bien, c’est parfait. Alors, dîtes nous un peu où vous en êtes mais je précise immédiatement que nous ne souhaitons que vos conclusions… Nous vous écoutons, Citoyenne…

         Bristica avait relevé la tête et regarda alternativement les hologrammes qui l’examinaient avec curiosité. Elle reporta son regard vers Alzetto, toussota pour s’éclaircir la voix et se lança.

              - Pour résumer de manière la plus courte possible ce à quoi nous sommes arrivés, je dirais que, compte-tenu des nouvelles et capitales informations qui m’ont été récemment communiquées, nous pouvons situer le point de convergence à 2,4 années. J’ajoute qu’il s’agit d’une projection relativement fiable puisque la prévisibilité globale de nos estimations porte sur une période d’un peu plus de onze ans et que l’indice de probabilité accompagnant ces chiffres est de l’ordre de 0,98, ce qui est très honorable. Enfin, dernier point, ce chiffre de 2,4 années se situe dans un écart-type – un intervalle de confiance si vous préférez – de 5,3 mois. Au total, comme vous pouvez le constater, nos résultats semblent donc indiquer un état critique – une crise majeure sans l’ombre d’un doute – dans un avenir proche…

              - Eh bien, Citoyenne, reprit Alzetto, voilà qui est effectivement clair et concis. Je tiens, une fois encore, à vous remercier de l’excellent travail accompli par vous-même et vos services. Puis se tournant vers les hologrammes, il ajouta : ces données illustrent de manière parfaite nos conversations de tout à l’heure. Ce n’est d’ailleurs une surprise pour aucun de nous et, personnellement, je vois ça plutôt comme une confirmation de nos craintes. Bien. Je vous propose d’en rester là pour aujourd’hui car il faut que nous intégrions ces informations. Toutefois, je vous suggère d’avancer notre prochaine réunion à mardi : nous avons, vous en conviendrez avec moi, un certain nombre de choses à préciser rapidement… Cela vous convient-il ? Eh bien, c’est excellent. A mardi.

         Les hologrammes disparurent instantanément. Vliclina se leva et Bristica s’apprêtait à en faire autant lorsque Alzetto les retint d’un geste de la main.

              - Citoyennes, si vous permettez… Je souhaiterais que vous restiez encore un peu avec moi. Nous attendons une autre visite dans… dans un petit quart d’heure, ajouta-t-il en consultant l’ordiquant de sa manche d’uniforme. En attendant, je vous propose une tasse de café, un luxe que nous permet indiscutablement notre présence physique ici, conclut-il en souriant.

         La conversation porta évidemment sur le matériel de prospective mis à la disposition de Bristica. Alzetto voulait être absolument certain que tout avait été organisé au mieux. Il interrompit tout à coup ses questions et se leva, immédiatement imité par Vliclina, puis Bristica. Un hologramme venait d’apparaître à proximité de leur table de travail. Il s’agissait de celui d’un homme en uniforme gris d’officier supérieur. L’homme, grand et plutôt âgé, s’approcha d’eux rapidement en leur faisant signe de se rasseoir d’un mouvement vif de la main droite.

               -  Eh bien, Alzetto, voici donc la spécialiste de prospective dont on m’a si souvent parlé…

            - Effectivement, c’est elle, Votre Majesté. Puis, le poing toujours sur le cœur, le Prince murmura à la Farbérienne : Son Altesse, l’Empereur Baldur, Premier Conseiller de l’Empire…

          - Je suis très heureux de faire votre connaissance, Mademoiselle… déclara l’hologramme. C’est bien ainsi que l’on dit dans votre République, n’est-ce pas ?

         Bristica, pétrifiée de surprise, ne pouvait détacher ses yeux de l’image qui, comme dans un rêve, lui faisait face. Elle arriva à balbutier :

              - Effectivement, Votre Majesté. Je suis très honorée de…

         Mais l’Empereur s’était déjà retourné vers Alzetto.

            - Je n’ignore évidemment rien des difficultés assez inhabituelles qui parsèment l’avenir proche de la Société galactique. En conséquence, mon cher Alzetto, je compte notamment sur vous pour les résoudre. Je suis d’ailleurs absolument persuadé que vous y arriverez au mieux des intérêts de Ranval. Et puis, je peux constater que vous êtes entouré de collaborateurs aussi efficaces que charmants. Vous savez, Mademoiselle, poursuivit l’Empereur en fixant Bristica tétanisée, je voudrais vous convaincre de tout l’intérêt que nous portons à vos travaux qui, à ce qu’on m’en a dit, se révèlent capitaux pour l’avenir du monde dans lequel nous vivons et que nous aimons. Nous connaissons la chance que nous avons de vous avoir à nos côtés et nous vous en remercions sincèrement. Je suis persuadé que, grâce à votre ténacité et à vos compétences, vous saurez nous aider dans la tâche difficile qui est la nôtre de maintenir l’ordre dans un monde fort divers et, hélas, parfois livré à des influences délétères. Allons, mes amis, je vous quitte déjà mais croyez bien que j’ai été enchanté de cette rencontre.

         L’hologramme disparut aussi vite qu’il était apparu. Après un bref moment de silence, Alzetto se tourna vers la Farbérienne :

              - Je pense, Citoyenne, que vous avez fait plutôt bonne impression à Sa Majesté. Je puis en effet vous dire qu’il est rare que le Premier Conseiller parle aussi longtemps à une personne qui lui est présentée pour la première fois…

         Encore toute frémissante de l’extraordinaire occasion qu’avait été pour elle le fait d’avoir été mise en présence du premier personnage de l’Empire, Bristica se retrouva quelques minutes plus tard dans son appartement. Elle s’effondra sur son biodiv et resta un long moment perdue dans ses pensées. Vliclina s’était assise sur un fauteuil en vis-à-vis et, compréhensive, ne chercha pas à sortir son amie de son mutisme.

              - Est-ce que vous saviez… hasarda enfin la quanticienne.

            - Que nous aurions une visite de l’Empereur ? Non, ma chère Brissy, le Prince ne m’en avait pas informée… Vous savez, Valer Alzetto raffole de ce genre de situations…

              - Ca a été... Ca a été… un grand moment dans ma vie…

            - Je peux comprendre ça, Brissy. Je peux le comprendre très bien.

     

     

     

         En vingt-huit années d’activité professionnelle, jamais Lansoer Deneb n’avait été confronté à une enquête aussi difficile, mais contrairement à d’autres qui auraient été ennuyés, voire paniqués par cette opportunité, l’affaire qu’on lui avait confiée le stimulait. Il savait que c’était son profil atypique qui lui avait valu ce choix et il s’en félicitait. Il n’était en fait entré dans la Milice que pour des opérations de ce genre. Au début, cela avait été difficile à faire accepter à ses chefs et il avait dû prendre longuement son mal en patience avant qu’on reconnaisse enfin ses qualités très spéciales.

         Son supérieur hiérarchique, le Commodore général Vickers avait été clair : on lui donnait carte blanche pour résoudre le délicat problème qui se présentait aux forces de sécurité impériales. La présence, lors de l’entrevue, de représentants de l’Armée et du Troisième Assistanat ne l’avaient pas ému outre mesure. Il comprenait bien que l’assassinat du Septième Conseiller, à l’évidence éminemment politique, relevait de services très spécialisés dans ce genre d’enquête et que son intervention à lui, simple policier de base, devait se comprendre comme celle d’un élément adjuvant, une chance supplémentaire donnée à une investigation qui, d’emblée, se présentait fort complexe. Il avait toutefois fait comprendre à ce beau monde qu’il n’entendait en aucune manière changer ses méthodes de travail : assurer seul la direction et le suivi de l’opération mais disposer le cas échéant de tout le soutien en personnel et en matériel dont il aurait besoin. Ni les militaires, ni les forces civiles spéciales n’avaient pipé mot. On lui recommandait simplement de tenir au courant son supérieur de l’état d’avancement de son enquête afin que celui-ci puisse en référer à qui de droit. C’était bien le minimum et Deneb avait acquiescé d’un signe de tête sans plus de commentaires. De toute façon, tous savaient qu’il n’en ferait qu’à son idée.

         L’attentat remontait à moins de cinq heures mais déjà une grande quantité de données avait été rassemblée, données dont Deneb prit connaissance sans a priori. Il en ressortait que la manière dont le meurtre brutal du Conseiller avait été réalisée orientait les enquêteurs vers une approche politique pure, à l’exclusion presque certaine d’un acte criminel isolé et, a fortiori, d’une implication personnelle et/ou familiale de la victime : l’attentat – en tout cas à partir des reconstitutions probables des événements – semblait porter la signature de l’Escadron noir de la CFS. Ce qu’on voulait savoir, c’était la raison profonde d’une action de ce type et, par conséquent, organiser la capture des assaillants, vraisemblablement les membres d’une triade stellaire très spécialisée.

         Deneb se moquait bien des raisons plus ou moins officielles qui avaient conduit au meurtre. A défaut du pourquoi, ce qui l’intéressait était essentiellement le comment de l’opération. S’il avait la chance de mettre la main sur les coupables, aux autres ensuite de se débrouiller.

         Deneb était un homme d’âge moyen, à l’apparence ordinaire et au comportement banal. Son unique singularité était d’être né sur Terra, à Néopar pour être précis, ce qui était effectivement peu courant parmi les habitants de la planète-ville en ces temps de migrations forcées. Il vivait seul en compagnie de Vri, son tournier [7], et en était très heureux. Quelques vingt ans plus tôt, il avait brièvement partagé la vie d’une de ses collègues de l’époque et cette expérience traumatisante lui avait laissé une impression de captivité dont il se souvenait parfois avec terreur.

         Deneb prétendait souvent que les quarante-huit premières heures après un crime étaient capitales et que les éventuels indices ayant alors échappé à l’attention des enquêteurs disparaissaient ensuite à jamais, rendant toutes choses plus difficiles encore. Sa première action fut donc d’aller à Salmende afin d’y arpenter la Grande Salle des Agréments ainsi que le lieu proprement dit de l’attentat. Il n’y trouva rien qu’auraient pu oublier les premiers intervenants mais cela avait peu d’importance car il cherchait avant tout à s’imprégner de l’endroit. Il était persuadé que le choix d’un lieu, d’un horaire et même d’une victime pouvait déjà en dire long à l’enquêteur. Mais il fut bien obligé d’admettre que la Grande Salle et ses dépendances n’avait été retenue par les criminels que pour l’opportunité : la possibilité d’approcher à moindre risque un Conseiller impérial, ce qui ne l’avançait guère. Il se fit expliquer le procédé qui avait permis la neutralisation des droïdes de la garde rapprochée – un matériel ultra confidentiel accessible uniquement à du personnel hyperspécialisé – et contempla longuement l’endroit où la secrétaire avait été tuée, témoignage du désir absolu des assaillants de ne laisser aucune chance au moindre indice d’être rapporté. Il quitta le lieu du drame sans information nouvelle mais ne se sentait nullement découragé. Il s’y attendait et savait que c’était à partir de maintenant que les choses sérieuses commençaient.

         Comment approcher les coupables ? Tous les vols quittant Terra étaient à présent sous haute surveillance et, à moins que les Stellaires – si c’était eux – n’aient quitté la planète-ville immédiatement après leur action ce qui était somme toute peu probable en raison des risques, ils devaient se terrer quelque part en attendant que les choses se calment. C’était donc à Deneb de jouer.

         Durant son voyage de retour vers Néopar, il chercha à rassembler les éléments dont il disposait et commença à réfléchir sur le fond. Le meurtre étant politique et destiné à frapper les esprits, il partit du principe qu’il avait effectivement affaire à une triade, c’est-à-dire trois individus, vraisemblablement des biocyborgs puisque tel était l’usage chez ces gens-là. Il y avait le tueur principal, peut-être aidé des autres ; il y avait celui qui avait déclenché la fausse alarme ce qui ne pouvait se faire qu’à partir des centres de contrôle situés en dehors de la Grande Salle mais pas du côté de la sortie d’urgence empruntée par la victime. Que faisait donc le troisième ? Accompagnait-il le tueur et avait-il attendu en sa compagnie ? (Deneb, par le minutage précis des événements qu’il avait reconstitué, savait que le ou les tueurs devaient précéder l’arrivée du Conseiller et de son escorte sur le parvis des glisseurs). C’était bien sûr possible mais il ne le croyait pas : lui, il aurait préféré surveiller les opérations dans la Grande Salle de manière à anticiper tous impondérables et/ou changements de dernière minute. Il paria sur cette hypothèse et décida que c’était peut-être là que résidait un des points faibles du plan des Stellaires.

         Rentré chez lui, il prit le temps de nourrir Vri qui tournait en rond autour de lui et observa la petite bête engloutissant la nourriture comme si un quelconque prédateur devait venir la lui enlever sur le champ. Rassasié, le tournier se cala sur le biodiv à sa manière spéciale : trois tours sur lui-même dans un sens, trois tours dans l’autre puis, après une à deux secondes d’immobilité, le fléchissement des pattes et l’enroulement, le museau dans sa fourrure, avec un couinement de plaisir. Deneb s’attabla à l’espèce de secrétaire qui lui servait de bureau et déplia son ordiquant.

         Ses empreintes personnelles lui permettaient d’accéder à n’importe quelle base de données de la police, plus quelques autres dont il avait seul le secret. Il commença par se faire communiquer les noms des participants à la séance du procès. Il décida d’exclure tous les hologrammes, trop limités dans leurs gestes, et de négliger la foule des observateurs debout dans le fond de la salle, trop mal placés. 621 personnes étaient présentes ce jour-là, dont 587 assises et 34 debout le long des travées, essentiellement des agents de sécurité plus quelques organisateurs dont il étudierait le cas plus tard. Il entreprit d’éliminer également les individus trop âgés (42), inaptes à un effort physique un peu trop soutenu. Restaient 545 personnes.

           Dans un deuxième temps, il se fit communiquer les mouvements de tous ces suspects. Il entreprit de ne retenir que les gens arrivés sur Terra depuis moins d’un mois : il y avait bien entendu la possibilité que la triade soit présente sur la planète-ville depuis plus longtemps ; toutefois, connaissant leurs méthodes, il en doutait. Deux cent quarante quatre personnes correspondaient à ces critères dont soixante-huit biocyborgs mais il n’était pas encore question pour Deneb d’éliminer les bionats. De la même manière, il ne songeait nullement à absoudre ceux qu’il appelait les résidents permanents sur Terra. Leur cas serait étudié ultérieurement, singulièrement si sa première approche n’aboutissait pas.

           Le milicien décida alors de passer à la deuxième partie de son enquête, celle qui consistait à dresser une première listes de coupables possibles en affectant chacun des noms de critères tantôt « majorants », tantôt « minorants », suivant les renseignements sur chacun glanés au fil de ses vérifications. Au bout de plusieurs heures d’un travail aussi méticuleux que patient, il arriva à une première liste: 46 bionats et 14 biocyborgs. S’il avait de la chance, le malfaiteur se trouvait dedans. Sinon, il recommencerait autrement. Il se leva, engourdi par tant d’immobilité, et s’approcha de la fenêtre. D’un mouvement rapide de la main droite, il éclaircit la vitre qui révéla un jour nouveau : le deuxième de son enquête. Le soleil illuminait déjà les tours voisines dans un éclairage subtil et délicat comme on peut le découvrir à Néopar, au tout petit matin en cette saison. Il n’était nullement fatigué. Au contraire, il avait l’impression d’être plus incisif que jamais, un sentiment qui l’habitait chaque fois qu’il était sur la piste d’un fauteur de troubles. Un sentiment délicieux, revigorant, qui, à lui seul, lui faisait comprendre tout le plaisir, tout l’amour même, qu’il avait de son métier quand celui-ci lui permettait de délivrer toutes les qualités d’investigateur qu’il savait posséder. En sifflotant, il se dirigea vers son coin-cuisine pour se préparer un salko léger. Ensuite, Vri pour sa promenade matinale dans le jardin du sommet de sa tour. Enfin, et il en frémissait d’avance, le service où il communiquerait sa liste pour un approfondissement plus sérieux. Il pensa immédiatement à Nola et Greisenne, les deux humaines du département de l’Informatique appliquée qui n’attendaient que son feu vert pour le seconder. Un sacré travail en perspective mais si passionnant !

     

     

     

         Le Département-ministère de la Sécurité dont dépendait la Section d’Investigations Criminelles où travaillait Deneb occupait un vaste complexe à Néopar. Deneb, en tant qu’investigateur spécial, s’y rendait rarement puisque son activité se situait plutôt sur le terrain, parfois loin de ses bases néopariennes. Car, contrairement à la majorité de ses collègues très fortement sectorisés, il avait été appelé, au fil des années, en renfort un peu partout sur Terra, en surface et dans le Monde Intérieur, et même deux fois au Troisième Niveau ce qui ne lui avait d’ailleurs pas laissé un souvenir impérissable. Mais cette affaire-ci était très particulière : les circonstances et surtout les motivations du crime ne pouvaient pas être approchées par une véritable enquête de terrain. Il anticipait un long travail d’investigation sur les bases de données, donc au Département-ministère.

         Les onze salles du TREPO [8] s’étendaient sur la moitié du 121ème étage de la tour principale du département-Ministère. Pour un organisme qui centralisait la plus grande partie des données criminelles de l’Empire, cela pouvait paraître peu mais la raison en était qu’il ne s’agissait que d’un organe, certes suprême, d’analyse et de recherche (dont les sauvegardes en temps réel se situaient à Iorque, à des milliers de kilomètres de là). Les activités proprement dites du TREPO s’effectuaient dans ses multiples appendices situés dans chaque relais de police de la Galaxie, du moins dans sa composante impériale. On pouvait se représenter le service d’Investigations Criminelles comme une immense toile d’araignée aux ramifications multiples dont chaque composant était relativement indépendant mais la tête pensante dans ces onze salles du 121ème étage. C’était là que des ordiquants géants recueillaient les informations portant sur les activités délictueuses de millions de personnes, humains, biocyborgs et même droïdes, tous confondus dans une approche semblable du Crime plus ou moins organisé. On pouvait y initier n’importe quelle recherche, les criminels connus étant répertoriés selon leurs empreintes digitales, rétiniennes et vocales, leur profil ADN ou neuronal [9], leurs antécédents, leurs familles, leurs hologrammes, etc. A défaut d’une identification précise du délinquant, les ordiquants du TREPO savaient interroger les bases de données de l’ensemble de l’Empire afin d’y comparer les forfaits de tous ordres par leurs similitudes, leurs circonstances de survenue, les profils socio-économiques, leur chronologie, etc. Ces ordinateurs spécialisés disposaient évidemment d’une mémoire géante qui avait engrangé les milliards de crimes et délits des siècles passés. Une salle était même spécialisée dans le recueil des profils psychologiques afin de permettre la mise en relation de comportements autrement passés inaperçus. Pour qui savait quoi et comment chercher, c’était un extraordinaire instrument comme uniquement une grande civilisation savait en réaliser.

         Ces onze salles étaient une sorte de forteresse dans la forteresse et seuls quelques rares privilégiés pouvaient y accéder. Deneb en faisait partie mais n’en tirait aucune gloire : pour lui, le centre névralgique du TREPO n’était qu’un outil, rien de plus. Ayant prévenu de son arrivée par visiophone Nola et Greisenne, les deux responsables du service central, il ne perdit pas de temps à leur expliquer ce qu’il voulait faire et se mit immédiatement au travail. Preuve de ce que l’enquête était considérée par tous comme prioritaire, il n’eut aucune peine à réquisitionner près du tiers des droïdes pour les affecter immédiatement à ses recherches. Il passa sa journée en vérifications, allant d’un droïde à un ordiquant, jonglant en permanence d’une base de données à l’autre, s’exclamant parfois à haute voix devant un résultat incompréhensible ou incomplet pour retomber ensuite dans un mutisme total, seuls ses yeux et ses gestes fébriles témoignant de son activité intense. Il ne prit évidemment pas le temps de déjeuner. De temps à autre, une des deux femmes venait s’assurer qu’il n’avait besoin de rien et repartait en hochant la tête, perplexe devant une telle hargne.

         Vers dix heures du soir, d’un coup, sa tension retomba et Deneb en souriant, presque confus, s’approcha de Nola qui supervisait le tirage 3D d’une énorme statistique.

              - Ca y est, murmura-t-il d’un air détaché, j’ai l’impression que je tiens quelque chose…

        La vieille femme qui n’avait attendu si tard que dans l’espoir d’entendre cette phrase sursauta et se leva s’un seul mouvement. Comme par enchantement, sa collègue Griseinne était apparue à ses côtés. Toutes deux suivirent Deneb jusqu’à une console d’où deux droïdes se retirèrent respectueusement.

            - Voilà, commença le policier. Nous avons en fait quatre suspects… Tous bionats…

                - Mais je croyais… s’exclama Griseinne, une pâle jeune femme d’une cinquantaine d’années dont chacun savait qu’elle assurerait un jour la succession de Nola.

               - Moi aussi… Un biocyborg… rétorqua Deneb. Mais non… Ca ne collerait pas… Notez que je ne suis sûr de rien… Je me trompe peut-être…

         Les deux femmes étaient convaincues du contraire.

              - J’ai besoin de votre aide parce que je désirerais… Je me suis évidemment fait adresser la stéréoviz de la séance mais je ne voulais la visionner que pour confirmation et… mais regardons plutôt.

         Deneb fit un signe à l’un des droïdes et immédiatement l’image tridimensionnelle de la Grande salle des Agréments envahit un des coins de la pièce. L’image était pour l’instant figée sur le moment précédant immédiatement le début de l’alarme.

              - Mes quatre candidats sont là, là, là et là, précisa Deneb en désignant quatre individus du doigt. Allez, intima-t-il au droïde.

         La scène s’anima. Les trois humains regardèrent avec attention les images de la panique, la bousculade, les corps à corps. Au bout de quelques minutes, Deneb se retourna vers les deux femmes et déclara :

                 - Maintenant le plus intéressant. Nous allons revenir environ une demi-heure en arrière. Observez bien mes suspects et dîtes-moi si l’un d’entre eux vous semble… plus suspect que les autres…

         Ils observèrent à nouveau durant une dizaine de minutes avant que Deneb ne fasse signe au droïde d’interrompre la projection.

                   - Alors ? interrogea-t-il.

                   - Le religieux, murmura Nola. Le religieux du 14ème rang…

              - C’est exactement mon impression, répondit Deneb. Au moment de l’incident, comme vous avez pu le voir, il reste très stoïque et ne part que dans les derniers. Mais ce n’est pas cela… Après tout, c’est un homme d’église et on peut comprendre son calme… Pour l’exemple… En revanche, avant l’alarme, je le trouve assez peu attentif et assez…

                   - Intéressé par les abords de la salle. Curieux de tout ce qui l’entoure… l’interrompit Nola.

                - C’est ça. C’est bien ça… Trop curieux… Or, si je me suis intéressé à cet individu, ce n’est pas sans raison, vous vous en doutez… D’abord, j’ai fait cartographier chacun des participants de la réunion, pour mettre un maximum de noms sur ces visages. Parallèlement, je me suis livré à ma petite enquête de probabilité. Le nombre de requêtes, je ne vous dis pas… J’ai sorti quelques noms, quatre principalement, je vous l’ai dit et, en visionnant ensuite l’enregistrement, comme par hasard, un de ces noms… Et c’est un bionat! Un religieux qui plus est ! Je n’y aurais jamais pensé… Astucieux. Très astucieux… Néanmoins, on ne peut évidemment pas être complètement sûrs… Après tout, ces religieux ont souvent des comportements bizarres… D’autre part, on n’arrive jamais à avoir nos données à jour sur ces dignitaires… Vous connaissez la méfiance de l’Eglise de la Refondation au sujet de ses ressortissants… Mais quand même… Il correspond parfaitement au profil… Arrivé il y a deux semaines sur Terra… Direction Iorque… On ne le retrouve que la veille de la séance, dans la stratofuz pour Salmende. Seul alors que ces gens là ont volontiers des secrétaires avec eux et surtout… il est totalement inconnu de nos services. Il ne figure sur aucune des listes, certes incomplètes, que nous avons des dignitaires de l’Eglise…

               - C’est indéniablement une piste intéressante, approuva Nola. Il va falloir vérifier ce qui…

                - Et puis, poursuivit Deneb, je sens que c’est lui. Si le coupable – ou l’un des coupables – était dans cette salle, ce ne peut être que lui. Je le sens. Je le sais… Bon, on va le regarder de plus près, ajouta-t-il après un moment de silence.

         Le milicien fit agrandir la partie de la stéréoviz qui concernait le suspect et les trois policiers la visionnèrent dans des plans différents. Ils détaillèrent attentivement l’homme, passèrent en revue chaque détail de sa tenue, de ses gestes, de son visage.

                 - Ce n’est peut-être pas un religieux, commenta Nola. Je veux dire… Il est possible qu’il ne s’agisse que d’un habit d’emprunt…

                 - Peut-être, lui répondit le milicien. Peut-être… mais, quoi qu’il en soit, il lui aura alors fallu une certaine complicité à la Refondation. Disons au moins une neutralité bienveillante. Je ne peux pas croire, en effet, qu’un religieux de ce rang puisse apparaître en public sans éveiller les soupçons de certains responsables de l’Eglise. Non, pour moi, il lui fallait au minimum un accord tacite de membres influents. N’oubliez pas l’accréditation, les risques d’être aperçu dans un média quelconque… Au demeurant, cela est de peu d’importance pour notre enquête.

         Tous trois se replongèrent dans la contemplation de l’hologramme de l’individu, figé sous l’angle le plus favorable. Un homme grand, plus de deux mètres, au visage énergique et au regard noir extraordinairement incisif. Il paraissait âgé d’une soixantaine d’années.

              - Moi, ça ne me dit rien, avança Nola. Je ne crois pas l’avoir jamais vu.

         Deneb haussa brièvement les épaules dans un mouvement qui signifiait que, pour lui aussi, l’homme était un parfait inconnu.

              - Bon, reste maintenant le plus difficile : il faut le trouver, conclut-il.

     

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    [1]  en 975 rc, année de la narration (livre 1), l’Empereur BALDUR II a trois enfants : deux filles, Algrisa, née en 958 rc (17 ans), Meïnor (961 rc) et un fils, Visio-Garm (965 rc). C’est l’enfant aîné – donc Algrisa - qui est l’héritière de principe. A ce sujet, notons que l’édition « officielle » numérique du Codex est réactualisée en permanence par une commission spéciale siégeant en continu mais se réunissant formellement tous les deux à trois ans voire parfois plus, réécriture effectuée selon les sujets concernés et l’importance des événements politiques et/ou économiques. Des mises à jour consultables (les addenda impériaux instantanés) sont évidemment disponibles en permanence et en temps réel mais le document princeps reste la dernière édition « officielle » du Codex, disponible par le GRG au moyen de n'importe quel ordiquant C’est cette dernière que nous avons retenue comme source principale d’information mais chaque fois que nous ferons appel à une mise à jour plus récente, nous ne manquerons pas de le signaler. (NdT)

    [2]  L’empereur étant d’office « le Premier Conseiller », il tombe sous le sens qu’il existe en conséquence un 61ème conseiller alors que ceux-ci ne sont formellement que soixante.

    [3]  Grevig : sorte de chaise-longue mobile en souher (le souher étant un tissu biologique épousant totalement la forme du corps) qui peut également servir de lit puisque l’objet, régulé thermiquement par ordiquant, peut envelopper complètement son locataire.

    [4]  Jijor : milicien spécial de l’Empire chargé de la sécurité rapprochée des personnalités importantes. Les Jijors dépendent de l’autorité civile, en l’occurrence le Premier Assistanat.

    [5]  le nouvel an galactique est fixé au 3 mars, jour du début de la Révolution de Cristal, 975 ans plus tôt. Bien que les dates des mois galactiques (ceux de Terra) ne correspondent pas tout à fait aux nôtres, il a été jugé préférable de conserver les noms de notre calendrier grégorien. (bis repetitas)

    [6]  fildaire : gâteau originaire de Iorque, sur Terra

    [7]  Tournier : sorte de petit chien muté (dont l’origine incertaine est peut-être à situer sur Bêta 2 Langlol, une planète du système d’Altaïr). Un tournier est aux chiens ce qu’un grajane est aux chats.

    [8]  TREPO : Service d’Investigations Criminelles (En Fried, les abréviations courantes des organismes, services, sociétés, groupes, etc. sont rarement traduites par les premières lettres de leurs intitulés mais par des vocables, parfois très éloignés des titres complets, que seuls les circonstances ou l’usage ont imposé).

    [9]  Certains profils d’activité neurologique spécifiques à chaque individu


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  • Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

    Sujet :             Compagnie du fret Stellaire (Escadrons noirs)

    Section :        histoire et économie générale, commerce galactique

    Références extrait(s) :         tomes 62, 176

    Sources générales :              tomes 62,  174 à 176, 181.

    Annexe(s) :         spatiopropulsion (807), Prospective (333)

     

     

     

     …/… L’Escadron noir représente ce qu’on pourrait appeler le « bras armé » de la Compagnie du Fret Stellaire (CFS) bien que la Compagnie préfère le dénommer sa « force exécutive ». L’origine du terme Escadron noir n’est pas connue. Il faut d’ailleurs d’emblée préciser que cette organisation est relativement mal cernée par les observateurs extérieurs, tant du point de vue de sa composition – et donc de ses effectifs – que de celui de son rôle exact dans bien des domaines où il est censé intervenir. La CFS préfère à son sujet jouer la carte de la confidentialité quand il ne s’agit pas du secret relevant du domaine de l’interdit…/…

     

    …/… l’élément le mieux documenté de l’Escadron est son unité de base, la Triade, qui est une équipe de trois personnes (majoritairement des biocyborgs) travaillant en parfaite symbiose et dont chaque membre est chargé d’un aspect du problème à traiter. L’intervention de ces unités a lieu chaque fois que les intérêts de la CFS paraissent menacés, à charge pour la triade concernée de trouver le meilleur terrain d’entente avec leurs interlocuteurs. Basées dans les missions de la CFS, ces triades sont regroupées en unités spécialisées dans des domaines particuliers (scientifique, économique, technique, contentieux, etc.). Elles sont théoriquement très mobiles et peuvent, selon leur domaine de compétence, intervenir dans l’ensemble de la Galaxie…/…

     

    …/… en ce qui concerne leurs attributions respectives. Chaque triade est donc composée d’un responsable d’organisation (le « Planificateur »), d’un exécutant principal (‘l’Exécuteur ») et d’un membre chargé de la mise en forme et de la présentation des résultats de l’intervention de l’équipe (le « Vérificateur »). Bien entendu, suivant les besoins, chacun des membres peut être amené à prêter main forte aux autres, sous l’autorité du titulaire de la fonction concernée. La Triade en réfère ensuite à sa hiérarchie, celle-ci étant en la matière mal identifiée…/…

     

    …/… L’Escadron noir est également structuré sous la forme d’unités plus importantes qui peuvent être amenées à effectuer des opérations de « simple police » grâce à une flotte spatiale parfaitement organisée et comprenant plusieurs centaines d’astronefs (accords spéciaux d’intervention Empire-CFS et CPI-CFS, voir index général). Ces unités opèrent principalement dans les systèmes en voie de développement ou en cours de colonisation, chaque fois que les intérêts de la Compagnie l’imposent…/…

     

     

     

     

     

     

     

    2

     

     

     

     

     

               - C’est terrifiant, murmura Dar-Aver, c’est… déréalisant ! De quelque côté que l’on se tourne, de quelque manière que l’on prenne le problème, on se heurte à un mur. Impossible de savoir qui fait quoi et qui pense quoi… même chez nous ! On ne peut plus être sûr de rien et de personne ! Regardez-moi ces gens : comment reconnaître les Universalistes, hein, comment ? Y en a-t-il seulement parmi eux ? Mais poser la question, c’est… Bien sûr qu’il y en a ! Seulement comment savoir ? A qui faire confiance ?

         Abandonnant l’image, Dar-Aver se posta face à ses interlocuteurs et, bras croisés dans une attitude qui ne lui était guère familière, se mit à les observer attentivement l’un après l’autre. D’abord Vliclina qui soutint son regard sans sourire. Puis Sard, le biocyborg-émissaire du 12ème Assistanat, le département en charge de la Sécurité galactique [1], apparemment plongé dans une profonde réflexion. Enfin, Vil Villel, son secrétaire et collaborateur le plus direct qui, gêné face à des questions auxquelles il ne pouvait pas répondre, haussa les épaules d’impuissance.

              - Même parmi nous, parfois, je me demande… reprit Dar-Aver. Mais non, ce n’est certainement pas le moment de plonger dans la paranoïa !

         Elle se détourna brutalement et reporta son regard sur la stéréoviz figée depuis plusieurs minutes.

              - Regardez-moi cela, reprit-elle de sa voix grave. Qui parmi ces gens ? Qui ?

         La première Assistante faisait allusion à l’hologramme de la réunion du CIS [2] qui venait de s’achever quelques heures plus tôt sur Maldragor, une planète périphérique du 6ème quadrant où avait lieu la plupart des rencontres interstellaires d’importance. L’image de la grande salle des Entretiens occupait la partie latérale gauche de son bureau et on pouvait y apercevoir nombre de ce que la Galaxie comptait de décideurs politiques et/ou militaires. L’objet de la conférence mandatée par l’organisme théoriquement indépendant de tous qu’était le Conseil interplanétaire avait trait à la mise en valeur du gisement de Xantinum découvert sur Alcyon B. Ce n’était évidemment qu’un prétexte et l’essentiel des discussions avait eu lieu dans les salons voisins lors d’apartés où chacun cherchait avant toutes choses à jauger les motivations profondes des uns et des autres. Comme à chaque fois, Dar-Aver avait préféré rester dans l’ombre et suivre les contacts depuis Terra. C’était la troisième fois que les quatre fonctionnaires impériaux visionnaient les moments forts de la réunion mais – et c’était ce qui provoquait la colère et l’angoisse de la première Assistante – sans pouvoir discerner le moindre signe, la moindre hésitation, qui leur auraient permis de se faire une idée sur l’état d’âme des intervenants. Tout avait été strictement identique aux séances précédentes. La même langue de bois, les mêmes déclarations théoriques, les mêmes emportements forcés et convenus, les mêmes motions de principe formulées au dernier moment, comme arrachées de force aux uns et aux autres, alors que tous savaient que les stratégies, les avancées et les reculs avaient été planifiés avant même le début des débats.

              - Vliclina, vous qui étiez là-bas, dîtes-nous ce que vous avez perçu, enchaîna Dar-Aver. Et surtout où en est la situation. Car je veux que nous tous ici comprenions bien l’enjeu de tout ça. Que nous puissions cerner nos sujets de préoccupation, nos difficultés, nos insuffisances. Nous essaierons ensuite de dresser une stratégie d’action… si nous le pouvons. Allez à l’essentiel, Vliclina, nous vous écoutons…

         La jeune femme se leva et se dirigea vers la stéréoviz de la réunion dans laquelle, le temps d’un clin d’œil, elle parut se fondre puis se mit à marcher lentement. Comme chaque fois que, depuis l’enfance, elle était confrontée à un sujet grave sur lequel elle devait s’exprimer, elle enroulait et déroulait inconsciemment de sa main gauche une mèche de ses cheveux tout en cherchant les mots justes. D’un claquement de doigts, Dar-Aver effaça la stéréoviz et un flot de lumière dorée fit irruption par la baie vitrée jusque là occultée, dessinant à contre-jour la silhouette légère de sa protégée. Ayant mentalement rassemblé l’ordre de son exposé, celle-ci s’éclaircit la voix et commença :

              - Carisma, vous avez tout à fait raison : à supposer que nous ne nous soyons doutés de rien, je défie quiconque ayant assisté à cette réunion du CIS d’avoir pu discerner le moindre élément, disons, inhabituel. Tout s’est déroulé comme toujours dans ce genre de séance, avec les mêmes délégués disant les mêmes choses. J’avoue m’être moi aussi posé la question de savoir si… des Universalistes étaient parmi eux. Pourtant je suis certaine que oui, ne serait-ce que pour des raisons purement statistiques… Probablement ne savaient-ils même pas eux-mêmes qui faisait partie de quoi : cela serait parfaitement en accord avec leur organisation qui paraît, en regard du peu que nous savons sur elle, parfaitement cloisonnée. Je pars donc d’un principe simple : infiltrés au plus haut niveau, ils sont en conséquence parfaitement au courant de la situation politique générale. Bien. Toutefois, eux-aussi pour l’instant, doivent être confrontés au même dilemme que nous : comment savoir qui est qui ? Je faisais à l’instant allusion à une organisation cloisonnée. Nous en avons pour preuve le fait que les rares identifications que nous avons effectuées à ce jour se terminent chaque fois par une impasse. Cette organisation, je l’imagine volontiers pyramidale, seul le haut de… cette pyramide ayant forcément une vue d’ensemble. Les autres ne savent rien ou si peu. J’ai donc l’impression que, sur ce plan là au moins, nous sommes à peu près à égalité…

         Sous le regard attentif de ses auditeurs, la jeune femme marchait lentement de long en large, s’arrêtant par instants pour trouver ses phrases, l’esprit bien au-delà des murs du bureau. On aurait pu croire qu’elle se parlait à elle-même. C’était dans des moments de ce genre que sa pensée était la plus incisive et Dar-Aver qui la connaissait bien ne souhaitait certainement pas l’interrompre.

              - Bien entendu, cela ne durera pas car, d’une manière ou d’une autre, il leur faudra bien se découvrir, ne serait-ce que pour regrouper leurs forces. En d’autres termes, plus le temps passera et plus nous en saurons sur eux. Toutefois, et c’est là un de nos problèmes, pour les contrer efficacement, il faut avoir un temps d’avance sur eux. Comment faire ? Comment les reconnaître ? Tous nos agents, et j’inclus évidemment ceux de nos forces armées, travaillent à leur identification et nos résultats sont actuellement trop parcellaires, trop incomplets, pour permettre une riposte d’envergure. Chaque fois que nous avons approché un de leurs hauts-responsables – je pense à ce dignitaire de l’Eglise, comment s’appelait-il déjà ? -…

              - Lucienne. Le théobalde Lucienne, souffla Vil Villel.

            - Oui, c’est cela. Donc, chaque fois que nous avons été sur le point d’approcher l’un d’entre eux, il a préféré disparaître. De la manière la plus radicale, d’ailleurs, en ce qui concerne ce religieux. Cela montre bien l’esprit déterminé de nos adversaires, des adversaires qu’il ne faut certainement pas sous-estimer. Alors quoi ? Impossible de mettre un milicien derrière tout le monde. Impossible également d’initier une enquête au moindre soupçon. Cela, les militaires le font dans leur secteur, avec des résultats relativement modestes… C’est en tout cas ce que me confiait le Prince Alzetto qui était avec moi sur Maldragor. Voilà ce que je peux dire pour le moment sur ces mystérieux opposants. L’autre aspect de notre problème, c’est quand et comment ces gens vont-ils agir ? Pour la date, Bergaël soit loué, nous sommes un peu mieux renseignés : notre amie la quanticienne de Farber est assez sûre d’elle. Elle prévoit une crise galactique majeure dans un peu plus de deux ans. Bien que nous n’en sachions pas la teneur exacte, je doute que l’Universalité soit étrangère aux événements à venir. C’est un bon point de départ pour notre réflexion car, après tout, deux ans, cela peut paraître proche mais c’est quand même un laps de temps qui nous permet de nous organiser.

              - A la réserve près, l’interrompit pour la première fois Dar-Aver, que, durant la dernière année, il sera certainement trop tard pour empêcher quoi que ce soit… Vous connaissez tous ici la force d’inertie des événements et l’énorme difficulté qu’il y a à inverser le cours des choses quand celles-ci sont trop avancées…

               - Certainement, Carisma, vous avez raison, reprit Vliclina. Il ne faut effectivement pas perdre de temps. Nous devons intervenir rapidement. Et nous sommes précisément réunis pour décider et la forme et le fond de notre action, n’est-ce pas ? Autre chose : comment cela risque-t-il de se passer ? Après y avoir bien réfléchi, je ne vois pas d’autre moyen pour nos ennemis que de prendre le pouvoir, soit pseudo-légalement en circonvenant les uns et les autres mais nous sommes à présent sur nos gardes et il y aura de toute façon des… poches de résistance, donc des conflits, soit – seule autre éventualité - par la force. Pour ce dernier cas de figure, Ranval me semble plutôt solide, essentiellement en raison de la fiabilité de son armée qui a été réformée de fond en comble depuis la nomination du nouveau Généralissime. Je suis moins sûre des forces intérieures de Sécurité, notamment de la Milice, et je reste très inquiète pour ce qui est de l’administration civile. Mais Ranval n’est pas tout : qu’en est-il des autres ? De la CPI ? Des mondes indépendants ? En ce qui les concerne – et malgré la qualité de nos services de renseignement – nous ne savons quasiment rien… Enfin, les grandes sociétés galactiques, notamment le Fret stellaire, me semblent très engagées dans l’Universalité, si elles n’en sont elles-mêmes les initiatrices, bien sûr…

         Vliclina s’arrêta de parler et, comme chaque fois à l’issue d’une prestation difficile, elle observa ses auditeurs. Ils étaient tous plongés dans leurs réflexions et la jeune femme regagna sa place sans un mot de plus. Ce fut Dar-Aver qui rompit le silence. Elle s’éloigna de la fenêtre au travers de laquelle elle observait depuis plusieurs minutes des pigeons qui, en dépit de la guerre sans merci que leur faisaient les services d’entretien, avaient élu domicile dans les anfractuosités des conduits de maintenance de la tour et s’adressa aux autres d’un ton qui démontrait qu’on n’en était plus aux explications.

              - Je suis certaine que la Troisième Assistante a parfaitement résumé à haute voix ce que nous pensons tous. Voilà par conséquent ce que je vous propose, murmura-t-elle. D’abord, il est impératif que nous testions nos collaborateurs immédiats ainsi que nos responsables de départements et de services. Nous continuerons à agir comme avant mais je veux la liste exhaustive de ceux en qui nous pouvons avoir toute confiance. Les noms ne seront communiqués que dans l’enceinte de cette pièce et de manière directe. Au cours des réunions régulières que nous allons avoir désormais une fois par semaine. Par présence physique obligatoire, j’insiste. Ces noms seront stockés dans l’ordiquant monoposte inviolable que vous voyez sur ce mur et auquel seules la Troisième Assistante et moi avons accès. Nous commencerons par nos entourages immédiats et élargirons progressivement les cercles. Je sais qu’il est possible que nous intégrions des noms douteux mais ce sera, j’espère, le moins fréquemment possible. Ce que je veux, c’est constituer une base de données relativement fiable pour notre action ultérieure. Dans le même temps, je souhaite que chacun d’entre vous confie aux responsables de la Sécurité que nous aurons avalisés les identités de toutes les personnes suspectes, fussent-elles de proches collaborateurs. Et cela même si cela doit nous conduire à l’entourage proche de Sa Majesté. J’expliquerai tout cela au Premier Conseiller. Aucun état d’âme, je vous en prie : il y va de la sécurité de notre Société. Vliclina, vous continuerez à être notre contact auprès du Prince. Sard, je vous demande, une fois que nous serons sûrs d’eux, d’approcher les autres Assistants – et donc les Conseillers respectifs – pour qu’ils fassent de même avec leurs départements. Je vous propose de nous y mettre immédiatement. Avant ce soir, je vous communiquerai la date de notre prochaine réunion.

         Les participants se dirigeaient vers la porte du bureau lorsque Dar-Aver leva la main droite à l’adresse de Vliclina.

              - Ah, Vliclina, restez encore un peu, s’il vous plaît : j’ai quelque chose à vous demander.

        Elle attendit le claquement sec de la porte magnétique pour préciser sa question.

              - Sauf erreur, vous êtes en charge de l’enquête sur l’assassinat du 7ème Conseiller ? Alors où en êtes-vous ?

            - Nous avançons lentement, répondit la jeune femme. Comme vous savez, Carisma, pour un dossier aussi sensible que celui-là, nous avons fait appel à l’ensemble de nos forces d’investigation et, une fois n’est pas coutume, il semble que ce soit de la Milice que nous sont parvenus les renseignements les plus concrets.

              - Vraiment ?

             - Absolument. Un de leurs agents a semble-t-il une piste. C’est un enquêteur spécial du nom de Deneb qui a quelques bons résultats à son actif et j’ai tendance à lui faire confiance. Je l’ai déjà rencontré par stéréovision et j’ai rendez-vous avec lui au TREPO, en fin d’après-midi. En bref, il pense avoir identifié un des acteurs de l’attentat, peut-être le membre d’une triade stellaire.

              - Intéressant.

              - Mais il reste à s’en emparer.

            - Évidemment, approuva Dar-Aver. Je n’ai pas pour habitude, Vliclina, de vous demander de vous occuper des détails d’opérations de ce genre mais le fait est que ce dossier peut nous apporter beaucoup. Voyons les choses d’un autre point de vue. Si ce meurtre est politique – et tout laisse à penser qu’il l’est – il y a gros à parier que l’Universalité n’est pas loin… Et, si c’est le cas… Vous voyez ce que je veux dire : cet individu peut se révéler très précieux. Peut-être bien plus qu’on ne le pense.

     

     

     

         Une rencontre de ce genre n’aurait jamais dû avoir lieu tant la Galaxie est immense – même si l’on prenait en compte les seules planètes terraformées – et les humains disséminés dans cet infini si peu nombreux. Pourtant, le hasard fait parfois curieusement les choses et, contre toute attente, ils s’étaient rencontrés. Pour leur malheur à tous.

         Velti regardait brûler les restes de la navette impériale. En pure professionnelle et compte-tenu des instructions qu’elle avait reçues, elle n’éprouvait aucun remord pour avoir donné l’ordre de destruction. Tout au plus ressentait-elle comme une sorte de vague regret pour son action. En d’autres temps et dans d’autres circonstances, on lui aurait peut-être simplement demandé de nouer le contact avec les soldats d’en face. Avec un peu de chance, elle imaginait même qu’ils auraient discuté de leurs affectations respectives, qu’ils auraient échangé quelques conseils de bonne logique sur leurs situations, eux qui étaient si loin de leurs bases et de leurs familles. Elle se voyait riant de leurs particularités, mais aussi de leurs préoccupations voisines, avec ces soldats inconnus, certainement peu différents d’elle et des siens. Ils auraient pu se quitter bons amis, se promettant, qui sait ?, de se revoir sans y croire vraiment au cours d’une quelconque permission. La conjoncture en avait décidé autrement. Velti savait que ses supérieurs avaient de bonnes raisons d’avoir décidé la neutralisation des Impériaux et, d’ailleurs, soldat émérite du 127éme escadron d’Intervention tactique confédéré, elle ne discutait jamais les ordres pour peu qu’ils aient été dûment identifiés.

         Elle se retourna vers ses quatre commandos, allongés comme elle sur l’affleurement de la crête, et leur fit signe d’attendre encore, on ne sait jamais. Elle s’autorisa à enlever son casque de combat léger et dénoua d’un geste vif de la tête ses cheveux noirs qu’elle portait très longs, privilège de son rang dans l’armée. Une explosion étouffée secoua les restes de la carcasse de la navette, peut-être un réservoir auxiliaire. Bien que placée à plusieurs dizaines de mètres du brasier, Velti sentait par à-coups sur son visage la chaleur atténuée de l’incendie. Des cinq soldats que, après une longue observation, elle avait vu regagner le véhicule, aucun n’était ressorti. Ils n’avaient probablement même pas compris ce qui leur arrivait. Elle s’apprêta à donner le signal de la retraite quand une sensation étrange l’envahit. Elle n’aurait pas pu dire de quoi il s’agissait mais son sixième sens lui soufflait indiscutablement que quelque chose d’anormal était en préparation. Elle se pencha vers Vilanne, son adjoint, et les yeux froncés par l’inquiétude, elle chuchota :

              - Je n’aime pas ça. Repli immédiat.

              - A vos ordres, Lieut…

         Le soldat n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Son corps se cambra comme s’il était piqué par un serpent et il s’écroula sur le côté. Une tâche de sang commençait à s’élargir sur l’uniforme gris de son dos. Velti hurla.

              - Repli ! Repli !

         Les trois autres soldats se levèrent d’un coup mais l’arme inconnue les frappa presque en même temps et ils retombèrent foudroyés. Seule Velti put se jeter de l’autre côté de la crête, en direction de l’incendie, pour se mettre provisoirement à l’abri. Elle se laissa glisser le long de la pente et, avisant sur sa droite des rochers où s’agrippaient quelques maigres arbustes, elle s’y laissa tomber. Elle tenait toujours son triglon à la main mais avait perdu son casque. Encore sous le choc, elle risqua un œil vers le haut de la crête. Plus rien ne bougeait et seul le bras d’un de ses commandos dépassant de la ligne d’horizon de la pente lui confirmait son cauchemar. Elle trembla de saisissement rétrospectif et se renfonça dans sa cachette, bien décidée à faire la morte.

         Elle devinait à présent ce qui s’était passé. Un des Impériaux, peut-être deux mais elle ne le pensait pas en raison de la taille de leur engin de transport, avait échappé à l’incendie. Il était impensable qu’il se soit sorti du brasier ce qui impliquait qu’il était hors du véhicule, probablement en reconnaissance, au moment où elle avait donné l’ordre de destruction. C’était très inhabituel. Ordinairement, ce type de navette d’exploration impériale ne transportait que cinq soldats. Alors, pourquoi un sixième ? Elle s’en voulait à présent terriblement de ne pas avoir donné l’ordre de repli dès l’explosion de la navette. Pourquoi observer ? Ils auraient eu tout le temps de revenir inspecter ensuite. En formation de combat ce qui les aurait moins exposés. Elle se mordit les lèvres de colère et de douleur en repensant à son équipe dont elle ne doutait pas qu’elle était à présent anéantie.

         Mais sa situation n’était pas reluisante et il fallait commencer par s’occuper de sa propre sécurité. D’abord, ne pas bouger pour l’instant. D’où elle se trouvait, à mi-pente derrière des roches solides, elle avait l’avantage de la position puisqu’elle pouvait observer assez loin et sans trop de risques. L’Impérial – elle opta définitivement pour un seul ennemi – devait attendre qu’elle se manifeste. Elle ne bougerait qu’à la nuit tombée, en priant Bergaël pour que l’autre n’ait que du matériel léger, au mieux des jumelles à infrarouge, et pas de palpeurs de mouvements ou de chaleur.

         A présent qu’elle avait repris ses esprits, Velti décida de raisonner comme on le lui avait enseigné. Toujours dresser un bilan de situation dès qu’on le pouvait. Sa situation générale : Virge 7, une planète coloniale de catégorie C, à mi-chemin entre la bordure extérieure du cinquième quadrant impérial et les avant-postes confédérés, libre de toute activité humaine soutenue. La rotation journalière de la planète: environ 27 heures. Son climat : tropical, semi-aride. L’armement qu’elle avait réussi à conserver : un triglon, trois chapelets de six grenades à implosion différée, un couteau-tremble. Pas de quoi prendre d’assaut la Banque Centrale de Léonide sur Alba-Malto, sa planète d’origine. Ses vivres : trois jours ce qui était bien suffisant. Son objectif : se trouver dans exactement soixante-douze heures à soixante kilomètres plus au sud où l’attendrait le cargueur de la CPI chargé de son exfiltration. Son problème : l’Impérial qu’elle devait neutraliser. Soit en le tuant, soit en le distançant. Non, en le tuant parce que témoin de leur action de destruction. Elle abaissa ses lunettes de survie qu’elle avait l’habitude de laisser sur son front afin de retenir ses cheveux en arrière. Sur l’écran de droite, l’heure : 15h27 et la température : 14° [3]. Bien entendu, puisque cette mission n’existait officiellement pas, il lui était absolument interdit de se servir de son ordiquant cutané pour prévenir qui que ce soit. De toute façon, si tout se passait comme elle l’espérait, elle serait au point de ralliement dans trois jours. Elle déploya son écran de sécurité auquel elle assigna quinze mètres, suffisant pour être prévenue de toute intrusion sans perdre en sensibilité. Elle se demanda tout à coup si l’Impérial n’était pas un droïde auquel cas l’écran lui serait de peu d’utilité. Elle haussa les épaules : peu probable et, de toute façon, elle n’avait pas le choix. Elle dézippa sa combi et sa blouse protectrice, régla son ordiquant pour 18h30 et le cala entre ses seins. Trois heures de sommeil. Après, il faudrait bouger.

         L’ordiquant la réveilla comme prévu par une faible incitation cutanée, itérative jusqu’à ce qu’elle l’arrête. Elle resta pelotonnée en boule, sa position de sommeil, encore plusieurs minutes, attentive au moindre bruit, à la plus petite palpitation de l’air. Tout paraissait normal. Si l’Impérial la guettait toujours – et elle en était certaine – il se tenait tapi dans un recoin de terre, immobile et aux aguets. Elle ne se sentait pas plus reposée après son repos forcé bien qu’elle n’ait plus aucun souvenir des cauchemars qui avaient dû tourmenter son esprit angoissé. Elle se hissa imperceptiblement pour inspecter les alentours. Plus bas, la navette impériale finissait de se consumer, dégageant encore de larges volutes d’une fumée noire dont ses narines percevaient par moments l’odeur âcre. Le soir tombait progressivement, enfouissant les terres sous sa bienfaisante obscurité. Quelques étoiles pigmentaient déjà le ciel bistre et elle pensa que, près de l’une d’entre elles, il y avait son monde à elle. Elle repoussa immédiatement l’idée dérangeante. Virge 7 ne possédait aucune lune et, dans quelques minutes, la nuit serait totale : pour elle le moment d’agir. Elle n’avait aucun plan particulier en tête si ce n’est celui de quitter sa cachette sans issue et d’essayer ensuite un long mouvement tournant qui, avec un peu de chance, la ramènerait derrière son ennemi. Velti s’accordait toute la journée du lendemain pour s’occuper de l’Impérial. Elle chercha à se remémorer la configuration des lieux et choisit mentalement le petit bosquet repéré en début d’opération. Cet endroit relativement stratégique lui servirait de poste d’observation : si le soldat ennemi bougeait, elle le verrait et n’aurait plus qu’à intervenir. A moins que, lassé de son immobilité, l’ennemi - homme, femme ou biocyborg, elle ne pouvait savoir – se soit, et depuis longtemps, déjà envolé… Mais, lucide, elle ne le pensait pas. Elle, elle aurait attendu. Non pas pour venger les morts, ce qui présentait peu d’intérêt, mais tout simplement pour en savoir plus sur les raisons de l’opération. Ou pour ne laisser aucun témoin derrière soi.

         Il commençait à faire froid, cela aussi elle l’avait prévu. De temps à autre, par-dessus l’odeur de brûlé qui flottait partout, il lui semblait sentir les effluves de l’océan tout proche vers le nord mais c’était sans doute le fruit de son imagination. Elle fixa le début de son mouvement à 1h41 puisqu’elle le savait : il fallait toujours choisir une heure exacte pour la bonne préparation mais jamais un chiffre fixe pouvant être anticipé. Elle se demanda ce que pouvait ressentir son ennemi. Comme elle, évidemment, il échafaudait une stratégie pour coincer son adversaire. Comme chez elle, les idées devaient bouillonner dans son crâne et comme elle il devait douter. Que savait-il au juste ? Qu’elle était seule, comme lui (car il était seul sinon on aurait déjà cherché à la déloger), qu’elle était sûrement armée et qu’il devait se méfier de son professionnalisme. On n’était pas entre fantassins d’une armée en campagne mais entre représentants de forces spéciales, chacun d’eux devait bien s’en convaincre. Qu’elle était une femme aussi. Elle espérait qu’il avait eu le temps d’apercevoir ses cheveux flottant au vent lors de sa dégringolade de la pente. Un tout petit avantage pouvait-il penser… qui l’amènerait peut-être à relâcher légèrement sa garde.

         Velti vérifia une fois encore son équipement qu’elle assura du mieux possible dans la poche ventrale de sa combi, noua ses cheveux sous sa capuche, prit une profonde inspiration et, son triglon à la main, elle sortit en rampant de son abri, se méfiant considérablement de la pente qui s’émoussait à cet endroit mais qui, elle le savait, était encore suffisamment orientée pour faire rouler des caillasses ce qui aurait été une catastrophe. Elle n’avait pas avancé de vingt centimètres qu’elle sentit l’impact du faisceau laser près de son visage. Sans un bruit, elle se rejeta en arrière. Elle pouvait encore sentir la poussière soulevée par l’impact. Elle soupira profondément. Maintenant elle savait : elle était bloquée.

         Elle était bloquée mais elle comprenait à présent au moins trois choses : d’abord que l’Impérial possédait un instrument de visée nocturne très précis ; ensuite qu’il l’avait repérée depuis le début ; enfin, et c’était le plus important, qu’il avait décidé de la capturer vivante puisqu’il avait visé sciemment à côté d’elle. De plus, avec son fusil-laser, il aurait pu dès le début faire le siège de son abri. Sous le déluge de feu, elle aurait bien été obligée de sortir et… Non, le salopard la voulait vivante. Sans s’affoler, Velti étudia les nouvelles donnes du problème. Elle devait bien se rendre à l’évidence : elle était prise au piège. Comme les garbiles [4] que, enfant, avec son père, elle chassait de leurs terriers en poussant lentement, à l’aide d’une pointe, la poudre de zinc qui les obligeait à sortir pour ne pas mourir. Pendant un long, très long moment, elle chercha une échappatoire. Elle se repassa toutes les simulations qu’elle avait subies au cours de ses années d’entraînement. Elle avait beau faire, rien ne venait. Elle était bloquée. Elle décida de s’accorder quelques heures de plus, le temps pour le jour d’apparaître. Peut-être une vision plus claire de son environnement lui apporterait-il une solution ? Elle n’avait pas peur ; elle était seulement ennuyée par son échec.

         Le ciel s’éclaira peu à peu et elle observa les étoiles disparaître une à une. Pour l’avoir patiemment étudiée, elle connaissait assez bien l’écologie de cette planète : presque jamais de nuages ce qui expliquait le contraste entre la froideur de la nuit et l’incandescence diurne qu’alimentait un soleil orange C de type Vargassien. Tenir ici, dans ce trou à rat, était possible mais pour aboutir à quoi ? Son ennemi savait tout cela et c’était la raison pour laquelle, serein et sûr de lui, il attendait qu’elle se manifeste. Sans y croire, elle observa avec attention la pente, la cuvette en contrebas, les collines avoisinantes : la tranquillité absolue. Elle n’avait même aucune idée de l’endroit d’où l’Impérial la surveillait. Elle haussa les épaules et se risqua.

              - Bon , maintenant, que fait-on ? hurla-t-elle à pleins poumons.

         Seul le silence lui répondit et elle entendit ses paroles mourir dans l’écho de la pente. Se pourrait-il qu’il ait décroché ? Mais alors…

             - Vous sortez, c’est tout.

         Ce ne fut pas la déception de le savoir encore là qui la fit sursauter – elle n’avait jamais cru à sa fuite – mais la proximité de la voix, calme, tranquille, à quelques dizaines de mètres de son abri. C’était impossible ! Elle observa une fois encore le paysage : identique. Comment… A moins que… Par tous les soleils d’Avrim, hurla-t-elle intérieurement, un écran Bel-Pher [5] ! Un putain d’écran Bel-Pher ! Elle était définitivement battue. Il était inutile d’attendre plus longtemps.

              - Je vais sortir, cria Velti. Mais selon les paragraphes 1213 à 1220 du traité de Mez-Antelor, je demande à être reconnue et prise en charge comme membre à part entière d’une unité combattante dûment identifiée par le dit-traité…

               - Vous sortez.

         Velti s’engagea à découvert, poussa précautionneusement son triglon, son couteau-tremble et ses grenades sur sa droite puis rampa deux mètres, croisa les mains sur sa nuque et s’immobilisa. Elle ne vit d’abord de son ennemi que son ombre projetée sur la terre par le soleil levant, à quelques centimètres de son visage appliqué sur le sol dur. L’individu lui passa un détecteur le long du corps, en prenant bien soin de n’omettre aucune partie de son uniforme. Il termina par une fouille à main nue qui la fit imperceptiblement tressaillir puis il s’écarta.

              - Redressez-vous et allez vous asseoir là-bas, ordonna-t-il en désignant une pierre plate à une dizaine de mètres.

         Velti se laissa tomber sur la pierre et, rejetant sa capuche en arrière, fit couler ses cheveux sur ses épaules. Son ennemi était un Stenek [6] mais un homme, pas un biocyborg. Athlétique, de taille moyenne, les cheveux bruns portés courts, les yeux noisette, la peau hâlée, il pouvait avoir une quarantaine d’années. Il était vêtu, non d’un uniforme de combat comme elle, mais de la tenue habituelle de son type d’unité, noire à parements légèrement plus clairs. Comme toujours avec cette catégorie de soldats impériaux, il ne portait aucune marque distinctive de son grade. Le Stenek qui ne l’avait pas quittée des yeux, la désignant de son incandescent, demanda :

                 - Identité ?

           - Mon nom est Rav-Den Velti, armée régulière de la Confédération des Planètes Indépendantes, localisation d’Alba-Malto, 7ème Sarpe [7], 127ème escadron d’Intervention Tactique, lieutenant opérationnel, matricule 842 0 7014 AM.

                 - Quelle est la raison de votre présence sur cette planète ?

                 - Mon nom est Rav-Den Velti, armée régulière de la Conf…

         D’un geste indifférent de la main, le Stenek qui s’attendait à cette réponse la dissuada de poursuivre.

                 - Les mains sur la tête, je vous prie, demanda-t-il.

    Il attendit qu’elle se soit exécutée puis s’approcha de l’abri que venait de quitter sa prisonnière pour s’assurer qu’elle n’y avait rien dissimulé. Satisfait, il revint vers elle, s’arrêta à quelques mètres et, la tenant toujours en joue avec son incandescent, ordonna :

              - Vous vous déshabillez. Complètement. Et vous mettez vos vêtements devant vous.

         La jeune femme n’hésita pas. Elle entreprit d’ôter lentement son uniforme. Heureusement pour elle, il faisait raisonnablement chaud mais elle savait que, même dans le froid le plus absolu, le Stenek aurait agi de la même manière. Elle ne craignait pas une quelconque tentative de viol. Bien au contraire car cela aurait pu être pour elle le moyen d’inverser la situation. Elle jeta ses vêtements au pied du soldat. Entièrement nue et sous le regard de son ennemi, Velti croisa sans fausse pudeur les bras derrière son dos. Elle n’était nullement mal à l’aise : elle avait mille fois répété ce genre de situation. Peut-être même cela finirait-il par jouer en sa faveur puisque, on lui en avait souvent fait la remarque, elle était très séduisante. Mais l’homme ne sourcilla pas. Aussi froid qu’un biocyborg, pensa-t-elle. L’Impérial retourna du pied les vêtements avant de s’accroupir et de les palper un à un sans la quitter des yeux.

              - Donnez-moi votre ordiquant, commanda-t-il.

         Elle décolla la mince lame informatique de son sein gauche et la lança à ses pieds.

              - Retournez-vous, continua-t-il.

         Elle sentit son regard sur son dos et ses reins, à la recherche d’une éventuelle arme dissimulée.

              - Vous pouvez vous rhabiller, ordonna-t-il enfin. Je garde votre ventrale. Quant à vos armes, vous allez les enterrer mais, vous le savez, le moindre geste suspect sera également le dernier. Nous partons, ajouta-t-il après un moment de silence. Nous allons vers le nord et nous attendrons sur la plage. Ne vous faites aucune illusion : je ne vous quitterai pas une seconde des yeux.

     

     

     

         Elle marchait à deux mètres devant lui. Elle percevait sur son dos le regard du Stenek, certainement attentif à ses plus petits gestes. L’homme connaissait son affaire. A aucun moment jusqu’à présent, il ne lui avait laissé la moindre occasion de reprendre l’avantage. Ils avançaient à un rythme tranquille, presque de promenade. Si ce n’avait été la sensation angoissante de savoir l’arme pointée sur elle, Velti aurait pu se croire effectuant une banale mission d’exploration. Elle commençait à avoir chaud car le soleil était maintenant terriblement présent. Par moments, elle se passait la main sur le visage et, dans le prolongement de son geste, rejetait en arrière sa chevelure afin de s’aérer un peu. Laissant les collines derrière eux, ils se dirigeaient vers l’océan, sans doute plus proche qu’elle ne l’avait primitivement pensé. Ils n’avaient pas ralenti en passant à la hauteur des restes de la navette impériale et la Confédérée, par souci de ne donner aucune impression de provocation, avait rapidement détourné les yeux mais le Stenek ne semblait pas intéressé par la carcasse et ne lui ordonna pas de ralentir. La jeune femme évaluait ses chances. Inutile de tenter quoi que ce soit tant qu’il resterait ainsi derrière elle. Sur la plage où il lui avait dit qu’ils se rendaient, peut-être trouverait-elle enfin l’ouverture ? Une hésitation, un moment de relâchement, un geste maladroit, n’importe quoi. Il lui faudrait choisir vite et bien car elle n’aurait certainement pas de seconde chance… Il avait dit qu’ils attendraient là-bas. Du renfort, à n’en pas douter. Une autre navette contactée par ordiquant probablement. Dès qu’il aurait effectué sa jonction avec ses compatriotes, ce serait trop tard : elle serait définitivement prisonnière des Impériaux avec tout ce que cela comportait de séances éprouvantes, d’interrogatoires, vraisemblablement de tortures, chimiques et physiques ou, pire encore, psychologiques. Avec au bout du compte l’enfermement et l’espoir vague d’un échange improbable puisque la mission qui l’avait amenée sur Virge 7 n’existait pas. Il ne lui resterait alors que la solution d’écraser la capsule incrustée sous la peau de sa cuisse droite, passeport pour une délivrance douce et définitive. Avant d’en arriver là, toutefois, elle espérait bien profiter du faible laps de temps que lui laisserait la plage. Il le fallait absolument car sa situation était plus que compromise et elle le savait.

         Ils marchaient depuis longtemps sous le soleil hostile quand elle discerna pour la première fois la plainte assourdie des vagues. La terre sous ses pas se transformait peu à peu, laissant apparaître des bandes de sable de plus en plus fréquentes. On approchait indiscutablement du terme provisoire de leur expédition.

         La masse gris-noire de l’eau lui apparut tout à coup au sommet de la dune qu’elle venait de gravir. L’Impérial l’arrêta d’un ordre bref et il entreprit d’accomplir un mouvement circulaire qui l’amena à sa hauteur mais évidemment hors de portée d’une quelconque tentative. Il désigna du doigt un rocher solitaire qui coupait la longue plage de sable gris.

              - On s’arrête là, dit-il de sa voix sèche. Vous restez devant.

         Velti s’avança sur la plage et se laissa tomber contre le rocher que l’homme lui avait désigné. Elle entrouvrit sa combi pour se donner de l’air et laissa sa tête reposer en arrière contre la pierre. Elle était bien plus épuisée qu’elle ne l’aurait cru. Elle ferma les yeux, sans se soucier du Stenek. D’abord reprendre des forces, c’était cela l’important. Elle laissa son esprit vagabonder sur ses souvenirs. Elle se remémora les images de sa planète d’origine, les êtres qu’elle aimait et qui l’aimaient. Elle savait pertinemment que cette attitude de relâchement était en contradiction formelle avec ce qu’on lui avait enseigné mais cela n’avait pas d’importance. Sa vie – en tout cas sa vie d’avant – se terminait là, sur cette obscure planète dont quelques semaines plus tôt elle n’avait jamais entendu parler. Loin des siens. Loin de son avenir. Elle sentit des larmes couler sur sa joue et elle ne fit aucun effort pour les retenir. Reprendre des forces, c’était cela l’important.

     

     

     

         L’Impériale doutait. Cela lui était déjà arrivé à certains moments de sa vie mais jamais de manière aussi soutenue. Elle s’était quelquefois interrogée sur le bien-fondé de certaines initiatives ou certains actes qu’elle avait été obligée d’accomplir. Pas très souvent au demeurant tant elle vivait, par sa fonction même, immergée presque totalement dans l’action du quotidien. Elle avait eu alors recours à ces petites compromissions avec la morale que nécessitait la réalisation immédiate des tâches qui lui étaient confiées en recourant, là à une rationalisation a posteriori, ici à la justification voulue, ici encore à une quelconque raison d’état. Mais jamais elle n’avait remis en cause son engagement envers un idéal qu’elle avait toujours pensé juste.

         Vliclina était un esprit libre, en tout cas autant que pouvait le permettre sa position et son environnement. Face à une situation difficile ou délicate, elle s’interrogeait intérieurement et en appelait à son intelligence mais une fois prise sa décision elle s’y tenait de façon déterminée et quasi-définitive. C’était en cela qu’elle était ce qu’on appelait parfois une femme d’appareil.

         Aujourd’hui, la situation était différente. Elle sentait que la manière dont elle devait appréhender le futur proche était éminemment politique. Sans remettre en cause l’idéal pour lequel elle se battait, elle ne pouvait pas ne pas s’interroger sur le bien-fondé de ses choix. Pour autant qu’elle ait compris quelque chose, elle se heurtait à un projet, et même à une idéologie, «  l’Universalité », qui, si elle voyait juste, était une autre manière de concevoir l’organisation de l’Humanité, une autre façon d’anticiper l’évolution des Humains. Et cela la troublait. Car, au-delà du concept lui-même qu’elle percevait mal, les gens qui se cachaient derrière cette nouvelle forme de pensée n’étaient rien de moins que des hauts fonctionnaires d’état. Comme elle. Elle ne pouvait pas croire que ces gens-là n’étaient guidés que par la soif du pouvoir ou l’appât du gain. Il y avait forcément autre chose.

         Ayant, depuis sa nomination de Troisième Assistante, des rapports privilégiés avec le Prince Alzetto (elle soupçonnait parfois qu’elle était une des rares civiles que tolérait le militaire), elle avait entrepris de l’interroger très discrètement sur le problème. Il n’était évidemment pas envisageable de lui demander de but en blanc son avis sur la question – elle connaissait par avance ce qu’aurait été sa réponse mais aussi les risques qu’elle aurait encourus – et s’était contentée, lors des réunions informelles et relativement détendues qu’elle avait de temps à autre avec lui, de le tester le plus habilement dont elle se croyait capable. Mais le Prince avait été catégorique : les terroristes, comme il les appelait, ne pouvaient que chercher à déstabiliser l’ordre en place pour y substituer leur propre pouvoir qui serait certainement bien pire. Dans le meilleur des cas, avait précisé Alzetto, on aboutirait à une organisation voisine de celle qui existait déjà, avec le risque majeur de voir s’accumuler les dégâts d’une authentique guerre civile, c’est-à-dire l’affaiblissement de toutes les parties, sans compter les morts et les souffrances inévitables. Pour lui, aucune hésitation : les Universalistes étaient des criminels dont la seule action serait de faire reculer la Civilisation. Point, barre.

         Vliclina comprenait cette attitude qu’elle n’était pas loin de partager mais il lui semblait que l’explication était un peu courte, l’attitude trop définitive. Elle poursuivit par conséquent sa pénible conversation intérieure. En apparence, son attitude resta inchangée. Elle continuait à assumer les missions parfois ingrates auxquelles sa haute fonction opérationnelle la destinait. Quelqu’un qui l’aurait bien connue – mais elle ne voyait plus Bari, son unique vraie amie – aurait peut-être soupçonné à ses rares instants de silence et de rêverie, que quelque chose la dérangeait ; toutefois, ses moments de doute intense étaient si fugitifs, si bien dissimulés à son entourage, que personne ne remarqua rien.

         Puisqu’elle n’arrivait pas à se convaincre totalement, elle décida de s’en ouvrir au professeur Callixte, son ancien Directeur d’Enseignement à l’École de Droit galactique, le seul homme au demeurant qui l’ait jamais troublée. Profitant d’une de ses réunions régulières avec Dar-Aver au Palais impérial, elle consacra plusieurs heures de son emploi du temps copieusement chargé à une visite de courtoisie auprès de son ancien mentor. Le professeur Callixte, à présent âgé et dégagé des servitudes universitaires, n’avait jamais quitté Terra et poursuivait des recherches, dont elle ignorait tout, dans un des quartiers excentrés de Iorque. Pour quelqu’un comme l’Impériale, un contact de ce genre n’était en aucune manière anormale hormis le fait que d’anciens élèves désireux de revoir leur Directeur d’Études le faisaient rarement physiquement, préférant la simplicité tranquille d’une stéréovision. Elle prit le risque de surprendre.

     

     

     

         Le droïde l’avait annoncée et le professeur Callixte se leva de son plan de travail dès qu’elle entra dans la pièce. Il s’approcha d’elle en souriant et, délaissant l’habituel et conventionnel salut impérial, la prit brièvement par les bras dans un geste qui traduisait toute l’affection qu’il portait à son ancienne étudiante.

               - Eh bien, eh bien, murmura-t-il en s’écartant d’elle, en voilà une surprise ! Et qui me fait plaisir, tu peux me croire… Mais, ajouta-t-il immédiatement, peut-être qu’il ne faut plus que je te tutoie [8] à présent que tu es devenue une intime de notre vénéré souverain…

               - Voyons, Callixte, voyons, vous savez bien qu’entre nous tout sera toujours comme avant…

             - Alors, assieds-toi, Vlic, et dis-moi ce que tu deviens… A propos, sais-tu que tu n’as guère changé… Toujours aussi séduisante, si je puis me permettre de te l’avouer…

         L’impériale avisa du regard le siège que lui désignait son ancien professeur mais préféra se promener dans la pièce tout en expliquant sommairement en quoi consistaient ses fonctions de Troisième Assistante. Ce n’était qu’une prise de contact puisque Callixte n’ignorait rien des attributions de son ancienne étudiante. La salle de travail du vieil homme était plutôt petite mais lumineuse et apparemment bien équipée. Elle se trouvait au dernier étage d’un bâtiment annexe du Centre de Recherches de Linguistique Comparée ce qui était assez surprenant pour un homme qui avait fait toute sa carrière dans le Droit galactique. Par une des fenêtres dont s’approcha Vliclina, on pouvait apercevoir un parc mélangé de grands arbres – probablement des hêtres – et d’arbustes rampants sur fond d’herbe rase. Sous le soleil déclinant de l’après-midi ensoleillé d’été, l’ensemble jetait une tache de couleur reposante. Un écrin de verdure dans un univers de métal.

         Comme pour répondre à son interrogation muette, Callixte expliqua :

             - Tu te demandes sans doute, Vlic, comment j’ai fait pour aboutir ici. Eh bien, sans entrer dans les détails, disons que je me suis découvert une passion tardive pour l’ancien temps. Oui, les siècles anciens. Ceux d’avant la Révolution, je veux dire. Je passe mes journées à répertorier, à classer et à étudier les livres et les documents multimédias de cette époque… Enfin, ceux qui sont parvenus jusqu’à nous. Ceux qui ont survécu à la catastrophe… Il y en a bien plus qu’on ne le croit généralement mais peu de gens s’y intéressent. Je trouvais ça dommage. Alors, moi, depuis la mort de ma femme…

                - Oh, je ne savais pas, murmura Vliclina.

               - …il y a maintenant presque six ans, je consacre la plus grande partie de mon temps à cela… Comme c’est l’École de linguistique qui possède la plus belle collection de ces documents et que je ne voulais pas, que nous ne voulions pas, quitter Terra… je travaille ici où on accepte l’aide bénévole de vieux universitaires comme moi… Tu sais, Vlic, sans talides et sans ordiquants, je ne serais pas bon à grand chose…

         La jeune femme hocha la tête et se détournant de la fenêtre se dirigea vers le mini biodiv que lui avait proposé son hôte. Elle s’y installa confortablement, croisa les jambes en tirant sur sa birta [9] d’un jaune immaculé. D’un bref mouvement de la tête, elle rejeta en arrière une mèche de cheveux puis se pencha en avant. Callixte s’était assis face à elle sur son tab [10] de travail et, un sourire bienveillant aux lèvres, la contemplait en silence.

            - Callixte, je voudrais savoir… Vous me connaissez et… Pardonnez-moi mais j’aime bien en venir directement au but… Voilà : est-ce que vous avez déjà entendu parler de l’Universalité ?

          Le vieil homme qui ne s’attendait pas à la question eut un geste de surprise.

                 - Je… A vrai dire…

         Sans rien ajouter, il se leva et se dirigea vers la porte d’entrée. Vliclina le vit armer un bouclier de confidentialité et attendit patiemment qu’il revint à sa place.

            - Je souhaite, expliqua-t-il, que tout ceci… Bref, cette conversation doit rester entre toi et moi. Il s’agit là d’un sujet qui risque d’être mal compris… Vois-tu, Vlic, c’est curieux que tu me demandes ça… En effet, il y a deux ans environ, j’ai été approché… Mais, au fait, si tu me le demandes, c’est que tu sais déjà…

         Vliclina leva la main droite en souriant.

             - Non, non, vous ne comprenez pas. Ma démarche, je vous le jure, n’a rien d’officiel… C’est simplement que je me pose des questions… A titre personnel. Et je ne sais rien de… vos contacts… Je souhaite seulement connaître ce que vous pensez de… cette approche. Rien de ce que vous pourrez me dire ne sortira d’ici, je vous le promets. Rien. Je ne cherche qu’à m’informer… Croyez-moi, Callixte, je ne suis venue vous voir que pour moi. Pour moi seule…

          Le vieil homme secoua la tête pensivement.

             - Il y a deux ans comme je te disais… poursuivit-il. J’ai été approché… Mais pas directement. Par des hologrammes qui ne sont pas fait annoncer. Un seul hologramme plutôt, mais à plusieurs reprises. Ici même. Un homme grand aux cheveux gris, assez âgé à ce que j’ai pu constater, et que je n’avais jamais vu de ma vie… Tu peux deviner ma stupéfaction. Il m’a expliqué qu’il souhaitait me rencontrer à titre confidentiel, qu’il représentait des intérêts particuliers… J’ai assez vite compris qu’il s’agissait d’un Universaliste. Parce que, évidemment, j’avais déjà entendu parler de tout ça. L’homme est revenu et… mais ces détails n’ont pas d’importance. Je veux seulement te dire que j’ai beaucoup réfléchi… Beaucoup et longuement. Tu comprends, tout cela c’est – c’était - mon domaine et… En bref, j’ai décliné l’invitation. Je lui ai dit que je n’étais pas intéressé. Ensuite, on m’a laissé tranquille.

             - Et vous n’en avez jamais parlé…

             - J’avais donné ma parole.

             - Je comprends, Callixte, je comprends.

             - Qu’est-ce que tu veux savoir au juste ?

            - J’aimerais connaître les raisons de votre refus. Votre analyse… Je n’imagine pas une seconde que ce soit en raison de votre retraite ou de votre âge que… Je vous connais, enfin je crois, et je suis sûre que si vous aviez été vraiment convaincu… Alors pourquoi ?

          - Parce que je crois que… l’Universalité est une erreur. Une aventure qui ne débouche sur rien de positif à long terme. Attends, je vais t’expliquer mais, d’abord, est-ce que tu veux boire quelque chose ? Ça risque peut-être d’être un peu long…

         Devant le refus de son ancienne élève, le professeur Callixte se renfonça sur son tab et, afin de rassembler ses idées, laissa planer un petit silence. Sa métamorphose était visible. L’homme hésitant et embarrassé du début avait à présent fait place à l’enseignant qu’il n’avait jamais cessé d’être et ce changement d’attitude entraîna un sourire chez son interlocutrice.

              - En somme, et de manière très résumée, de quoi s’agit-il ? commença Callixte. D’abord, il convient de rappeler que ce type d’idées, qu’on l’appelle Universalité ou par un autre nom, n’est pas nouveau. Des politiques, des intellectuels, souvent de grande qualité, se sont penchés sur la question par le passé. Évidemment, c’est surtout depuis le début de l’avant-dernier siècle, depuis 707, la date du traité des Trois Axes pour être précis, qu’on s’est surtout intéressé à cette idéologie. Depuis la division de la Galaxie en entités politico-économiques distinctes, ce qui est facile à comprendre. Ces idées, considérées par beaucoup comme séditieuses, resurgissent de façon cyclique mais, cette fois-ci, cela me semble plus sérieux, plus organisé. Mais je parle… Allons, Vlic, tout cela, bien sûr, tu le sais mieux que moi et ce n’est pas ce que tu cherches à savoir.

             - En réalité, répondit la jeune femme, ce que je cherche à comprendre, c’est la théorie. A quoi pourrait aboutir un tel scénario… les conséquences

               - Évidemment. Évidemment. Alors, en gros, voilà : l’Universalité se propose d’unifier politiquement la Galaxie. Ou, si tu préfères, de réunir les différents systèmes existant actuellement, Empire, CPI, mondes indépendants, etc. De les réunir au sein d’une même autorité, appelons-la le Gouvernement galactique. Ça, tu le sais bien. Mais le but ultime de l’opération n’est pas que politique : il s’agit surtout d’unifier économiquement la Galaxie. De créer un vaste et unique marché galactique… Les auteurs de la doctrine pensent surtout à la suppression des différentes contraintes qui pèsent sur le commerce général, les douanes, les diverses taxes et impôts, les simplifications administratives, que sais-je encore ? Et, au-delà de tout ça, la possibilité donnée aux différents intervenants d’unifier et donc de développer leurs efforts, leurs moyens, leurs possibilités d’action… Cela touche tous les domaines, recherche, santé, industrie, exploitation des mondes en développement, tourisme… la plupart des domaines de l’activité des humains, en somme.

              - Et vous pensez que c’est possible, tout ça ?

              - C’est là que se situe la difficulté majeure ! Une réorganisation de cette envergure passe forcément par la disparition de l’ordre en place. Donc de ses représentants… Je ne suis pas dans la confidence mais j’imagine que… ce changement devra forcément s’appuyer sur l’adhésion d’une partie importante des décideurs. Et sur la neutralité du plus grand nombre des autres, cela va sans dire. Comme toujours, si une telle éventualité apparaissait – et je dis bien si – le peuple suivrait. Bien forcé d’ailleurs. Mais voilà, combien sont-ils ces décideurs ralliés à la cause ? Quelles sont leurs possibilités de… persuasion sur les autres ? Et, en face, quelle est la volonté, le pouvoir d’opposition des tenants du système actuel ? Leurs moyens  de contrer le projet ? C’est ça qui est important et, dans ce domaine, c’est toi qui sais mieux que moi…

              - Il est difficile pour le moment de savoir qui pense quoi… de connaître exactement la pénétration de l’Universalité dans les sphères dirigeantes, répondit pensivement l’Impériale. En tout état de cause, si les Universalistes sont partout et suffisamment puissants, leur action pourrait se faire relativement en douceur. A l’inverse, s’il ne s’agit que d’une faction limitée, elle sera assez facile à réduire. Le pire, évidemment…

              - Je vois que tu commences à comprendre…

            - … serait que les deux groupes soient de force sensiblement égale auquel cas…

              - Eh oui, conclut Callixte, la guerre civile…

         Le silence s’installa. Vliclina avait depuis longtemps anticipé une éventualité de ce genre. Bristica, la quanticienne, lui avait longuement évoqué l’imminence d’une telle crise. Toutefois, au-delà des rapports de force et des conséquences d’un affrontement, restait surtout à définir ce qu’apporterait la victoire des uns ou des autres. La jeune femme releva la tête.

              - Mais, vous, Callixte, vous, ce n’est pas le conflit possible qui vous fait dire que l’Universalité n’est pas souhaitable, n’est-ce pas ? Ce n’est pas cela qui vous effraie car, de toute façon…

         Le vieil homme soupira et ses yeux douloureux fixèrent ceux de la jeune femme.

              - Tu as raison, bien sûr. Si les Universalistes sont suffisamment puissants et s’ils s’estiment prêts, le conflit, l’épreuve de force ou quoi que ce soit du genre aura lieu, hélas, de toute façon, je le comprends bien. Ce qui me soucie, c’est de savoir ce que les vainqueurs feront de leur victoire… Si ce sont les autorités en place… Bon, on sait ce qu’on a. Mais si ce sont les autres… Quoi ? Un autre pouvoir ? Pour quoi faire ? Avec quelles conséquences pour l’Humanité ? Quelles conséquences, quels changements pour nous tous ? Comprends-moi bien, Vlic, je ne suis qu’un vieil homme et je ne me sens guère concerné. A titre personnel, je précise. Mais, toute ma vie, j’ai étudié le droit galactique. J’ai soupesé, comparé, confronté tant de systèmes et d’organisations différents…

         Plongé dans ses réflexions, le professeur Callixte s’était levé et il marchait de long en large, les mains derrière son dos. Vliclina ne le quittait pas des yeux, attentive à suivre le raisonnement de cet esprit qui avait toute sa confiance. Elle n’en attendait certainement pas un jugement, seulement des éléments d’appréciation mais si précieux. Comme avant, lorsqu’elle n’était qu’un de ses étudiants parmi tant d’autres. Quand, dans un silence recueilli, elle observait l’image virtuelle du Maître circulant parmi d’autres images virtuelles et que, malgré les distances parfois considérables qui séparaient les acteurs de la leçon, une sorte de lien puissant les unissait irrémédiablement. Malgré les années, la magie du contact, pour quelques brefs instants, s’était recréée entre eux. Elle en frissonna imperceptiblement.

              - Je ne suis pas sûr que l’unification de la Galaxie soit aussi souhaitable que cela, poursuivit Callixte. Pour le moment, en tout cas. Vois-tu, Vlic, je crois aux différences, à la concurrence entre les êtres vivants. Et pas uniquement d’un point de vue économique, tu le sais bien. La juxtaposition des idées, des habitudes, des coutumes même, c’est ce qui fait pour moi la richesse globale d’une civilisation. Pouvoir se confronter. Se comparer. Choisir en fin de compte. Non, pour moi, l’uniformisation recèle toujours un danger. Celui de détruire ces différences entre les humains et leurs sociétés dont je te parlais. Je ne suis peut-être qu’un vieux sceptique ou, pire encore, un cynique, mais je ne fais guère confiance aux Humains pour laisser à leurs semblables le droit de choisir librement. Pour moi, c’est toujours l’idéologie dominante qui cherche à imposer sa manière de voir. Tiens, aujourd’hui, finalement, sait-on ce qu’auraient pu être les excès de Ranval si d’autres, les mondes extérieurs, n’avaient pas été là pour proposer autre chose, une autre manière de voir ? Je sais que tu ne peux pas partager mon avis sur la question : tu es trop engagée – et c’est tout à ton honneur – dans l’action, la vraie, celle qui compte, loin des élucubrations théoriques d’intellectuels comme moi, forcément coupés des réalités. Mais tu veux savoir… L’Universalité me semble dangereuse pour les raisons exactes que je viens de te dire : l’introduction d’une pensée dominante, sans contre-pouvoir réel, du moins au début. L’unification de la Galaxie, qu’on le veuille ou non, c’est aussi une certaine unification de la pensée. Un appauvrissement en définitive. Et je ne te parle pas de l’inévitable domination des sociétés marchandes… Un seul pouvoir, même plus ou moins décentralisé, cela me terrorise. C’est pour toutes ces raisons que je n’ai pas souhaité m’engager auprès de mon interlocuteur universaliste. Est-ce que j’ai répondu à ta question ?

              - Vous m’avez aidée à y voir un peu plus clair, Callixte, et je vous en sais gré plus que vous ne croyez. Ce que vous venez de m’expliquer, je le pensais déjà, c’est vrai, mais sans... Bref, votre avis m’est précieux : vous êtes le seul en qui j’ai suffisamment confiance pour aborder un tel sujet. Merci de votre compréhension… Je suis à présent obligée de prendre congé car, comme toujours, mon temps m’est malheureusement compté. Pourtant, je sais – si vous le voulez bien – que je reviendrai vous rendre visite. Je vous remercie du fond du cœur.

         L’Impériale s’était levée et, souriante, se dirigea vers la porte. Le professeur n’avait pas bougé et il observait la mince silhouette de la jeune femme qui s’éloignait. Soudain, d’une impulsion qui ne lui était certainement pas habituelle, Vliclina fit demi-tour, s’approcha rapidement de Callixte et se saisit de sa main droite pour l’embrasser. Le professeur en fut profondément ému.

     

     

     

              - Vous avez soif ?

         Velti ouvrit les yeux. Le Stenek se tenait debout, à environ cinq mètres d’elle. Entre eux, à mi-distance, il avait déposé, outre sa boîte de comprimés de sel, la flasque perso qu’il lui avait confisquée lors de sa reddition. Sans lui répondre, la confédérée s’en empara et but avidement. Merci, murmura-t-elle simplement quand elle eut terminé. Elle laissa ensuite fondre le sel sur sa langue desséchée et douloureuse. L’homme avait regagné sa position de surveillance et l’observait tranquillement. Son visage était impassible.

         Le temps coulait lentement. Incapable de prévoir véritablement ce qu’ils attendaient, Velti décida de se reposer. Afin de lutter contre la chaleur desséchante, étouffante malgré la proximité de l’océan, elle s’emmitoufla dans sa combi, prenant bien soin de déployer sa capuche sur sa tête, et ferma les yeux. Elle était capable de dormir à volonté. Pour cela, elle usait d’un vieux truc à elle qui marchait presque chaque fois : énumérer la liste des présidents de la CPI depuis sa création. A chaque oubli ou à chaque hésitation un peu soutenue sur un nom ou une date, elle repartait du début : jamais elle n’en atteignait la fin. Lorsqu’elle s’éveilla, le soleil déclinait sur l’horizon. Dans quelques minutes, il se coucherait à l’extrémité de la plage, vers l’est. Ensuite un crépuscule presque irréel dont elle savait qu’il pouvait durer un long moment, parsemant le ciel qui s’obscurcissait d’étranges lueurs bistres et mauves. Le Stenek paraissait ne pas avoir bougé d’un centimètre. S’il avait, lui aussi, souffert de la chaleur et de la fatigue, il n’en présentait aucun symptôme. Elle décida de l’ignorer et reporta son regard sur la beauté du couchant. Soudain, du coin de l’œil, elle vit son ennemi se redresser brutalement et armer son triglon dans sa direction. Le cœur de la jeune femme fit un bond dans sa poitrine tandis que, paralysée par la surprise, elle ne put esquisser aucun geste. L’arc bleuté émis par l’arme frappa le sable immédiatement sur sa droite. Sans comprendre, elle baissa les yeux vers le point d’impact où gisait, encore en partie reconnaissable, le corps d’un scorpion vert des sables. Velti se jeta en avant, le plus loin possible du rocher, et, allongée à plat ventre, elle resta pantelante, encore frissonnante de peur. C’était le premier animal qu’elle rencontrait depuis qu’elle était sur Virge. Elle savait que la piqûre de ces petits prédateurs était probablement mortelle ou, pour le moins, horriblement douloureuse. Autant pour elle ! Une fois de plus, sa méfiance avait été prise en défaut. Virge était une planète terraformée depuis des centaines d’années et, à cette époque, les scientifiques peuplaient toujours leur cible d’un semblant d’écosystème qu’ils laissaient ensuite évoluer naturellement. Toute à son problème de captivité, elle n’avait pas pris garde à la planète qui, autant que l’Impérial, pouvait être son ennemie. Elle ne s’était pas méfiée et avait failli en payer le prix fort…

              - Pas eu le temps de vous prévenir, déclara le Stenek.

         Velti releva les yeux vers l’Impérial. Pour la première fois, elle lui sourit.

              - Merci, murmura-t-elle sobrement.

            - Ces petites horreurs sortent le soir, quand la température diminue, mais je ne l’ai vue qu’au tout dernier moment, expliqua-t-il.

              - Merci, répéta-t-elle.

         Pour effacer le souvenir de sa peur, mais aussi parce qu’elle se doutait qu’en cas de captivité cela ne lui serait plus permis pendant longtemps, Velti demanda à l’Impérial l’autorisation de se baigner. En cette fin d’après-midi, l’air conservait encore la chaleur accumulée durant la journée et distillait une température délicieuse dont la jeune femme savait bien que, en raison de l’évaporation nocturne, elle ne durerait pas : sur Virge, cette heure très spéciale était probablement le seul moment du nycthémère qui valait la peine d’être vécu. Sans se soucier de la surveillance de son ennemi, elle s’approcha des premières vagues mourantes à ses pieds et se baissa pour tester de la main droite  l’eau sombre et lourde : aucune réaction particulière, en tout cas rien qui eut pu lui laisser supposer une quelconque mauvaise surprise, par exemple la présence d’une algue urticante. Elle se déshabilla rapidement et s’allongea entièrement nue sur le sable à la limite d’avancée des vagues qui venaient ainsi lécher son corps fatigué sans jamais le recouvrir totalement. Lorsqu’elle regagna sa place sur le sable sec, elle se sentit ragaillardie, presque ressuscitée, comme après une douche au sortir d’un entraînement difficile. Dans la nuit qui tombait, elle enfila rapidement son uniforme et, pour la première fois depuis qu’elle avait été mise en présence du soldat ennemi, elle lui adressa volontairement la parole.

             - Et vous, vous êtes de quelle planète ? lança-telle d’une voix claire.

         Elle s’attendait à un silence, ou même à un ordre bref lui enjoignant de se taire, et fut toute surprise d’entendre l’homme lui répondre posément.

              - Terra. Plus précisément de la Lune, son satellite militaire. Mais c’est sur Terra que j’ai passé la plus grande partie de mon enfance.

         Puis, comme s’il avait eu honte d’avoir déjà trop expliqué, l’homme se tut.

            - Moi, je vous l’ai déjà dit, je suis d’Alba-Malto. C’est la troisième planète de la CPI par ordre d’importance. Mes parents y exploitent un ranch de guelfis [11] de Vargas… Évidemment, ce n’est pas aussi prestigieux que Terra… C’est la province, en somme… Doublement la province, si je puis dire… Mais j’aime tant y retourner à chacune de mes permissions… Et vous seriez étonné de la tranquillité de la vie là-bas… Parfois, je me demande…

         La Confédérée parlait doucement, d’une voix presque rêveuse, comme si elle venait tout à coup de se rendre compte de ce qu’elle risquait de perdre. Elle entrecoupait ses phrases de longs silences que ne cherchait pas à interrompre le Stenek. Peut-être espérait-il qu’elle finisse par lui livrer quelque information d’importance ? pensa-t-elle. Ou peut-être que non. Peut-être que, lui aussi, avait besoin comme elle de regagner un semblant de civilisation. Parce que, après tout, ils étaient tous deux des gens civilisés et ni les morts, ni les opérations hostiles qui se dressaient entre eux, ne pouvaient changer cela.

              - Vous avez une compagne ? La réponse ne venant pas, Velti poursuivit : moi, je ne me suis jamais associée…[12] En tout cas, jamais quelque chose d’important… Pour le moment, ça me va mais… Plus tard, j’espère bien avoir des enfants… Me faire affecter à des tâches plus statiques, moins exposées, moins lointaines… Évidemment, à présent…

         Le Stenek qui ne pouvait plus la voir en raison de l’obscurité comprit qu’elle avait haussé les épaules. Comme le silence reprenait, il vérifia l’écran de sécurité qu’il avait disposé autour de sa prisonnière. Puis la voix revint, douce et chaude dans le calme de la nuit.

              - Je me rends compte que je ne connais même pas votre nom. C’est peut-être classé hyperconfidentiel, ajouta-t-elle avec un petit rire.

               - Rogue. Je m’appelle Rogue, répondit-il.

               - Rogue, répéta-t-elle comme pour se convaincre. Rogue.

         Nouvelle interruption prolongée puis la jeune femme reparla.

             - Vous savez, Rogue, je me demande parfois ce que cela veut dire tout ce qu’on nous fait faire… Car, en y réfléchissant bien, nos sociétés sont si semblables… les gens si proches, nos préoccupations si voisines… Mais, comme vous j’imagine, je ne discute jamais les ordres. Jamais… C’est bien le propre des armées, n’est-ce pas ? Pourtant…

          L’étrange conversation à sens unique se prolongea une partie de la nuit. Puis Velti se tut un long moment et le Stenek comprit qu’elle avait fini par s’endormir. Lui n’avait pas sommeil et, d’ailleurs, en dépit de l’écran de surveillance, il se méfiait tant de sa prisonnière qu’il comptait bien veiller jusqu’à l’arrivée de la navette maritime et de son équipe d’investigation qu’il espérait pour l’après-midi du lendemain. Pas question de relâcher, ne fut-ce qu’une seconde, sa vigilance…

         L’aube nouvelle apparut enfin et redonna à chaque chose son emplacement réel. Velti, sans faire le moindre mouvement, observa l’ombre de son ennemi émerger progressivement de la noirceur. Le Stenek se trouvait à cinq mètres d’elle, parfaitement immobile. Elle pouvait distinguer la forme du triglon qu’il serrait de la main droite. Dormait-il ? Faisait-il semblant ? Cinq mètres. Moins de deux secondes… Mais le bouclier déclencherait son alarme à mi-parcours. Une seconde, donc. Peut-être un peu plus. Un risque considérable mais s’il y avait un moment à choisir, c’était celui-là. Lentement, très lentement, Velti détendit son corps, décontracta l’un après l’autre chacun de ses muscles engourdis par le froid, attendit encore quelques minutes puis aspira doucement une longue goulée d’air et s’élança.

          L’Impérial sursauta en percevant l’alarme cutanée mais déjà la femme était sur lui. Il tomba en arrière, cria de surprise et de douleur en sentant le choc violent sur sa main droite. La Confédérée s’était redressée et le braquait avec le triglon qu’il avait laissé échapper. Son regard se reporta sur le fusil laser, précautionneusement disposé à côté de lui, mais la voix le dissuada.

                - N’y pensez-pas !

           D’un mouvement du canon du triglon, Velti lui désigna le sable nu à quelques mètres et il fut bien obligé de s’exécuter.

                - Bien joué, murmura-t-il en hochant la tête.

          À une petite distance de lui, mais hors de portée, la jeune femme s’accroupit et se mit à l’observer en silence. Rogue regarda avec colère le canon de son triglon d’où, à chaque instant, la mort pouvait surgir. Tout ça pour en arriver là ! Il s’était fait prendre comme un enfant et ne put s’empêcher d’en sourire.

              - Vous savez bien que je dois vous effacer…, déclara doucement la jeune femme. J’en suis sincèrement désolée mais… Il n’y a aucun autre moyen, n’est-ce pas ?

         L’Impérial abandonna les yeux si bleus qui le fixaient avec intensité. Il détourna la tête et regarda calmement le soleil émerger de l’ouest dans une immense vague préparatoire de pourpre et d’or. Virge 7. Planète coloniale de troisième catégorie. Un échec. Son échec.

              - Allez, nous devons nous séparer à présent, reprit la voix si douce, la voix qu’il avait eu l’extrême imprudence de laisser s’exprimer durant cette nuit d’attente.

         Rogue revint à la Confédérée qui dirigeait son arme vers lui. Il ne supplia pas – ce n’était pas son genre – ni ne parla : à quoi bon ? Il se contenta de fermer les yeux. Il avait perdu. Il payait. Sa résignation était à présent totale. Mais le coup ne venait pas. Il fut bien obligé de rouvrir ses paupières. La femme n’avait pas bougé.

              - Vous êtes cruelle, déclara-t-il. Je ne l’aurais pas pensé.

         La jeune femme le regardait, pensive.

              - Rogue, reprit-elle enfin, je n’ai pas envie de vous tuer. Qu’est-ce que cela changerait à la marche de la Galaxie ? Et d’ailleurs à ce qui s’est passé ici ? Rien, nous le savons tous. Alors, voilà, ce que je vous propose : je vais prendre vos armes, toutes vos armes, et m’en aller. Dans quelques heures, j’aurai quitté cette planète. Je vous supplie de me laisser tranquille, de ne rien tenter. Puisque je devine que vous êtes un homme d’honneur, je vous demande de jurer que vous allez me laisser partir tranquillement…

         Le Stenek se demanda où était le piège. Y avait-il seulement un piège ? Se pouvait-il que tout cela se termine ainsi ? Si facilement ? Après tout, elle aurait pu depuis longtemps…

              - Rogue ! s’exclama Velti.

         L’homme chercha à décrypter le regard clair de la jeune femme puis soupira profondément.

             - C’est entendu. Partez. Vous avez ma parole que je ne tenterai rien contre vous.

         La jeune femme, soulagée, hocha la tête. Elle s’empara des armes, récupéra sa ventrale sous l’œil attentif de l’Impérial qu’elle tenait toujours en joue. Enfin, elle entreprit de s’éloigner en marchant à reculons pour ne pas le quitter des yeux. Au bout d’une cinquantaine de mètres, elle s’arrêta et il put l’entendre dire : adieu, Rogue. Elle se détourna et s’éloigna d’un pas tranquille.

         Il observa la fine silhouette disparaître vers les collines et ne fit aucun mouvement pour l’en empêcher. Après tout, grâce à elle, ils avaient tous deux éviter le pire. Il savait qu’il garderait longtemps le souvenir de cette singulière rencontre. Au-delà du soulagement, une espèce de tristesse l’envahit. En d’autres temps, dans un autre endroit…

     

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    [1]  Contre-espionnage impérial (NdT)

    [2]  CIS : Conseil Interplanétaire de Sécurité

    [3]  pour d’évidentes raisons de facilité, les mesures ont été converties en degré Celsius

    [4]  garbile : petit mammifère de la famille du furet, à la morsure particulièrement venimeuse

    [5] écran Bel-Pher : bouclier de camouflage très sophistiqué qui recrée autour de son propriétaire qu’il dissimule l’image exacte de son environnement et cela de quelque côté que l’on observe. Ce type de matériel, très coûteux et très difficile à paramétrer, est réservé à quelques rares privilégiés des unités militaires spéciales.

    [6]  Steneks : chez les Impériaux, forces spéciales d’intervention, spécialisées dans les opérations de « pacification », composées pour moitiés de biocyborgs et d’humains.

    [7] Sarpe : armée dans la CPI

    [8]  en Fried, le tutoiement est une marque de pouvoir hiérarchique (comme peut l’exprimer, par exemple, un maître à son élève ou un parent vis-à vis de son enfant) ce qui explique son usage limité dans la vie quotidienne. Il convient de préciser que le tutoiement peut-être également utilisé dans un autre cas de figure : entre personnes pratiquant une activité très spécialisée (médecins, avocats, etc.), donnant alors à cette forme de rapports interpersonnels une connotation corporatiste (mais, dans ce dernier cas, il concerne les deux interlocuteurs).

    [9]  Birta : sorte de kilt plissé en tissu léger, porté très court

    [10]  tab : tabouret ergonomique

    [11]  guelfi : sorte de taureau mutant

    [12]  mariage dans l’Empire, association dans la Confédération, engagement de liaison dans certains mondes indépendants comme la République de Farber, il s’agit à quelque chose prés de la même opération, c’est-à-dire de la reconnaissance par les institutions d’une union entre deux individus, avec les conséquences légales que cela implique (NdT)


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  • Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

    Sujet :                    Confédération des Planètes Indépendantes (La)

    Section :                                 histoire générale

    Références extrait(s) :    tome 8-10, 21 pp.699-2307

    Sources générales :          tomes 8 à 21

    Annexe(s) :                                          

     

     

    …/… Créée en 707 d’une scission de l’Empire Galactique, elle regroupe 27 systèmes stellaires, soit 41 planètes habitables dont les principales sont au nombre de six : Vargas, la plus peuplée et, dans l’ordre décroissant de leur importance, Rhesis, Alba-Malto, Carsus, Prestonia et Xang.

    La Confédération est dirigée – notamment en ce qui concerne la Défense et le Commerce interplanétaire – par un Comité confédéral. Ce comité confie sa direction alternativement à chacune des planètes confédérées pour une période de deux ans selon le principe du « Tourniquet » (chacune des six planètes principales plus deux mandats pour les autres). Toutefois, chaque planète confédérée garde le contrôle propre de son administration et de son activité locale, ce qui peut parfois entraîner des problèmes d’organisation, par exemple lorsqu’il faut rapidement adopter une position sur un problème interplanétaire urgent.

    La Confédération a su permettre l’éclosion d’une grande compagnie interstellaire, encore basée à Vargas, la Compagnie du Fret Stellaire, même si cette dernière est en fait stratégiquement indépendante.

    La langue parlée par les Confédérés est le Fried.

     

    Population : environ 750 millions d’habitants répartis sur 41 planètes (170 millions pour la seule Vargas)

    Capitales : celles des planètes confédérées, le Comité confédéral ayant l’essentiel de ses installations sur Vargas.

    Ressources principales : agriculture, tourisme (pour les planètes principales), minerais divers, industrie primaires et de transformation, commerce interplanétaire notamment par l’intermédiaire de petites sociétés, souvent sous-traitantes de la CFS.

    Monnaie : le Crédit. En 956 rc, il vaut approximativement 0,75 Sol impérial. Facilement échangeable sur tout le territoire de la Confédération, il n’a pas cours dans les precinctes impériales.

    Potentiel militaire : 15000 à 18000 vaisseaux de combat placés en cas de conflit sous commandement unifié, nombreuses bases confédérées jusqu’aux limites de l’Empire Galactique. Peut disposer assez rapidement de 3 à 5 millions de soldats bien entraînés…/…

     

     

     

     

    3

     

     

         Aussi loin que remonte l’histoire de l’Homme, il semble que sa curiosité et son imaginaire l’aient attiré vers les étoiles. Bien avant le temps du modernisme et de la technique, les anciens avaient déjà cherché à expliquer cette profusion de joyaux scintillants qui parsemaient leurs cieux nocturnes ; ils désiraient comprendre la signification profonde de ces décors en apparence mobiles au fil des nuits mais suffisamment fixes toutefois pour revenir, immuables et lointains, selon le rythme des saisons. Mélangeant science balbutiante et mystique incertaine, toutes les grandes civilisations du passé ont accordé aux étoiles une place prépondérante dans l’avancée de leurs destinées et, afin de les mieux repérer, les ont répertoriées selon des critères qui, tous, faisaient appel à des constructions théoriques. C’est ainsi que, traçant des lignes imaginaires reliant ces soleils dont ils ne comprenaient pas encore la nature, leurs savants ont édifié de subtiles constructions géocentriques : les constellations. Que ces lignes abstraites, unissant des étoiles sans lien aucun, ne soient identifiables que de la Terre seule n’avait aucune importance aux yeux des habitants de ce temps-là puisque leur unique univers était leur planète. Ces repères servaient essentiellement aux voyageurs de la Terre des origines – les caravanes traversant les étendues désertiques puis les marins s’aventurant sur des mers inconnues – ainsi qu’à quelques astronomes des Religions et c’était bien ainsi.

          La science progressant et la connaissance des cieux profonds avec elle, on garda quand même cette approche finalement bien commode. Ce n’est qu’avec la dissémination des humains dans la Galaxie que cette pratique ancestrale fut progressivement oubliée. On chercha bien à récréer, depuis des points d’observation fort divers, de nouvelles constructions virtuelles mais qui, chaque fois, étaient forcément différentes ce qui en limitait l’intérêt.

         En 975 rc, seuls quelques érudits ou quelques autodidactes passionnés cultivaient encore cette discipline ancienne. De Terra, toutefois, cela n’était plus guère possible en raison de la luminosité artificielle distillée sur toute sa surface par la planète-ville et les rares spécialistes des constellations ne les observaient plus que de Mars ou Vénus, seuls endroits suffisamment habités du système solaire recelant encore des lieux d’observation acceptables. Ceux-là, pour peu qu’ils en ressentent l’envie, pouvaient encore distinguer l’antique constellation du Scorpion.

           Le Scorpion est une superbe constellation, peut-être une des plus remarquables qu’il soit donné d’observer par une belle nuit sans lune. Il est dominé par la géante rouge Antarès, une immense étoile incandescente, surveillée de près par les scientifiques redoutant sa transformation possible en supernova. Antarès unit la tête de l’arachnide à son corps et par sa magnificence éclipse tous ses autres partenaires imaginaires. C’est ainsi que l’œil même averti n’accorde guère d’attention aux derniers astres de la constellation, ceux qui composent la queue recourbée du prédateur céleste, notamment Shaula, l’ultime soleil du groupe, la pointe du dard dans le bestiaire cosmique des anciens.

           C’était autour de cette étoile que gravitait Belar 3, une planète depuis longtemps terraformée qui présentait la singularité de n’abriter qu’un seul et immense continent qu’on visitait essentiellement pour la beauté de ses reliefs montagneux et la majesté de ses gigantesques cascades. Située quelque part vers le milieu du deuxième quadrant impérial, elle n’avait de réputation que localement et, pour ceux – mais ils étaient rares – qui sur Terra connaissaient son existence, elle représentait le parangon de la vie de province, c’est-à-dire rien. Loin de tout, notamment d’Antarès dont elle ne partageait que l’attachement à une structure virtuelle visible uniquement du système solaire, elle subsistait chichement d’un tourisme intermittent. Et c’était à n’en pas douter cette insignifiance qui avait retenu l’attention d’un certain Bered Valardi, un homme dans la force de l’âge, un homme quelconque qui s’était précocement retiré de l’encadrement d’une société de transit pour administrer les revenus d’un héritage certes modeste mais suffisant néanmoins pour lui assurer l’indépendance matérielle qu’il avait toujours recherchée. Sur Belar 3, Valardi semblait occuper la plus grande partie de son temps à réfléchir paisiblement aux destinées parfois tumultueuses de ses contemporains et à observer d’un œil concerné son environnement bucolique puisqu’il possédait là une sorte de petite maison de repos, perdue au sein d’une forêt luxuriante quoique composée d’essences végétales assez uniformes. Il disparaissait parfois pour de mystérieux voyages touristiques dont il revenait toujours souriant et détendu, en plein accord avec sa condition discrète d’oisif insouciant. Il était connu uniquement de quelques très rares intimes pour présider d’une main de fer aux destinées de la Compagnie du Fret Stellaire.

         S’approchant de la porte-fenêtre de sa farla [1] en bois de clapitte, Valardi examina longuement la terrasse herbue qui descendait en pente douce jusqu’à la remise enfouie sous la végétation où dormait son aéroglisseur. Au-delà, prolongeant la pente sur des kilomètres, s’étendait imperturbable la forêt de baldyomores et de lycantris dont les cimes rouges et ocres ne dissimulaient jamais la perspective vers la montagne lointaine. Cette immensité silencieuse et austère, par sa proximité rassurante, apaisait son esprit tourmenté. En hiver, certaines années, les feuilles persistantes des grands arbres se couvraient d’une pellicule neigeuse dont l’étrangeté soudaine lui donnait l’impression d’être projeté dans un monde qui s’ouvrait pour lui seul. Puisque cette saison durait peu sur Belar, il lui restait alors la vision parfois féerique des jeux de lumière aux deux extrémités des jours, lorsque le petit soleil jaune venait caresser la forêt pour y déposer d’invraisemblables couleurs. Entre deux éprouvantes séances de stéréovision dans sa salle souterraine, il aimait retrouver là sa forêt, compagnon fidèle et désintéressé, qui, l’espace de quelques fabuleuses minutes, l’arrachait à ses soucis.

         D’un mouvement presque brutal, il se retourna vers le biocyborg qui l’observait en silence, patiemment assis sur le biodiv de l’aire de vie.

              - Résumons, si vous le voulez bien, mon cher Gilto. Nous sommes donc à présent raisonnablement assurés que nos adversaires ont entrepris de réagir. Cela n’est pas une surprise : nos actions récentes – c’était ainsi que nous l’avions décidé – leur ont mis la puce à l’oreille et c’était bien le but recherché. Ce qui est moins satisfaisant, c’est que les quanticiens impériaux aient réussi à proposer un explicatif et surtout un prévisionnel assez précis des événements. C’est assez dommage dans la mesure où tout avait été pensé et étudié pour que l’illogisme apparent des opérations entreprises les égare plus longtemps. Soit. Il nous faudra faire avec. De ce fait, je ne vois guère d’autre solution que de proposer à nos amis une accélération de nos mouvements mais en en comprenant tous les risques : ceux de révéler précocement certaines de nos positions alors que nous savons, vous et moi, que nous ne sommes pas encore totalement prêts. De plus, une telle approche comporte un effet pervers : si les quanticiens impériaux sont aussi performants qu’ils en donnent l’impression, cela veut dire qu’ils rectifieront et affineront leurs chiffres en conséquence. Dans une partie d’échecs – et c’en est une - aussi délicate que celle-ci, il n’est jamais bon de fournir à son adversaire le moyen d’anticiper les mouvements de ses pièces… Mais comment procéder autrement ? Je comprends donc l’angoisse du Troisième Membre Garendi… et son obsession à vous confier cette mission. Êtes-vous absolument certain, je répète encore une fois ma question, que la, disons, soudaine perspicacité de nos adversaires soit à rapporter aux travaux de cette femme, de cette Farbérienne ? Car, de deux choses l’une : ou les impériaux possèdent réellement une nouvelle manière de procéder et je m’interroge sur notre impéritie – je pèse mes mots – et il faudra en tirer toutes les conséquences… Ou bien, il s’agit de l’intervention totalement accidentelle, donc imprévisible, d’un individu isolé et, dans ce dernier cas, il doit être possible de le neutraliser. N’est-ce pas votre avis ?

         Le biocyborg se pencha légèrement en avant, le temps de rassembler les mots qu’il avait depuis longtemps préparés puis, fixant sans jamais sourciller Valardi, commença :

                - Vous vous en doutez, Monsieur, ce n’est certainement pas à la légère que nous avons entrepris, le Troisième Membre et moi, d’envisager une si périlleuse approche. Nous n’ignorons pas la… difficulté de cette opération. Pour répondre à votre question, oui, nous pensons que la quanticienne de Farber a mis en place une stratégie analytique nouvelle de la Prospective générale dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle est originale et surtout terriblement plus efficace que la méthode classique. Éliminer cette scientifique – l’éliminer physiquement je veux dire – nous paraît relever de la maladresse et cela pour au moins deux raisons. La première tombe sous le sens : sa disparition serait nous priver d’une méthodologie qui nous fait actuellement défaut. Il nous semble infiniment plus profitable de partager cette nouvelle source de connaissance, de nous l’approprier si vous préférez. Mais il nous faut aussi tenir compte d’un autre facteur : cette quanticienne a peut-être eu le temps de faire bénéficier de son expérience certains éléments de son entourage auquel cas son élimination ne servirait strictement à rien. Dans cette optique, l’avoir avec nous nous permettrait au moins d’égaliser les chances… J’ajoute que, dans le domaine qui est le sien, comme d’ailleurs dans celui de la Science en général, il est rare que des découvertes de cette importance soient isolées : de telles avancées sont en quelque sorte dans l’air du temps. Je parierais volontiers sur le fait que, quelque part dans la Galaxie, d’autres scientifiques sont sur le point d’arriver à mettre au point une méthodologie similaire. Si cette hypothèse est juste, il suffirait d’attendre quelque temps pour… Mais du temps, précisément, c’est ce dont nous avons le moins d’où l’idée que, oui, il nous paraît indispensable que cette femme travaille pour nous… ou qu’elle nous explique ce qui a échappé jusqu’à maintenant à nos propres quanticiens. Comme vous pouvez le constater, Monsieur, nous n’avons guère le choix…

         Le biocyborg, soucieux peut-être d’avoir trop longuement parlé, se tut. Valardi, les yeux plissés par l’attention, paraissait peser chacune de ses paroles mais il ne se décidait pas à demander plus. Encouragé par le silence de son puissant interlocuteur, Gilto poursuivit.

              - Nous pensons donc que nous devons approcher cette femme. L’approcher, la tester et, d’une manière ou d’une autre, la convaincre. Pour cela, Monsieur, comme vous le savez, nous avons besoin de votre aide. Ensuite, voilà ce que nous avons pensé : il nous faudra d’abord…

         D’un geste impératif de la main, Valardi le fit taire.

              - Non, mon cher Gilto, non, déclara-t-il. Je ne veux pas en savoir plus. Les détails tactiques m’importent peu. Seuls les résultats ont à mes yeux de l’importance. J’ai décidé de vous faire confiance. Si vous m’assurez qu’on ne peut pas faire autrement, je vous crois. Je vous propose donc dès à présent de descendre.

         Sans se soucier de la réponse du biocyborg, Valardi s’approcha d’une armoire murale dont les battants coulissèrent dans un léger chuintement. Il se pencha vers un ordiquant de contrôle auquel il présenta chacun de ses doigts puis son empreinte rétinienne. Instantanément, une partie du plancher s’ouvrit et, d’un hochement de tête, il fit signe au biocyborg de le suivre dans le mini-PAMA.

         La salle souterraine était bien plus importante que ne l’aurait laissé supposer la modeste farla qui la surplombait. C’était la deuxième fois de son existence que Gilto était admis dans ce qui était un des endroits les plus discrets et probablement aussi un des mieux protégés de la Galaxie. En dépit de l’impassibilité proverbiale des êtres de son espèce, le biocyborg en ressentit un indéniable frisson. La salle, toute en longueur, ne paraissait pas à première vue particulièrement impressionnante. On y aurait plutôt reconnu un salon, un espace de vie comme il en existait dans la plupart des résidences de luxe, si ce n’étaient l’appareillage compliqué qui décorait une partie des murs et les quatre étranges fauteuils blancs qui occupaient en se faisant face le centre de la pièce. En observant plus attentivement ces derniers, on pouvait se rendre compte qu’il s’agissait en réalité de quatre droïdes captifs spécialement agencés pour recevoir des humains. Dès que Valardi s’approcha d’eux, la lumière de la salle vira au mauve tandis qu’une sphère de la même couleur se mettait à palpiter entre les machines. L’homme s’installa dans l’un des fauteuils et signifia à Gilto de l’imiter. Le biocyborg se sentit s’enfoncer progressivement dans la matière douce et tiède de son siège. Un léger et fugace vertige s’empara de lui. Déjà, l’environnement avait changé.

         Gilto se trouvait à présent sur une immense plage de sable mauve. Derrière lui, à moins d’une cinquantaine de mètres, une rangée de ce qui ressemblait à des balontuviers d’un vert intense mélangée à d’autres essences qu’il ne pouvait identifier, se balançait doucement au rythme d’une brise irréelle. Pourtant, c’était l’océan lui faisant face qui le fascinait extraordinairement. L’eau dont les vagues venaient mourir à quelques encablures de ses pieds était rouge émeraude et, sur l’horizon, tranchait brutalement avec le bleu profond et immaculé du ciel. Presque au zénith, on pouvait apercevoir une étoile triple, trois soleils – rouge, bleu et or - dont la chaleur apparente n’était tempérée que par leur éloignement. De toutes parts provenaient des parfums enivrants et, de temps à autre, les silhouettes argentées d’oiseaux inconnus venaient animer l’atmosphère légère. Sans savoir pourquoi, Gilto sut qu’on se trouvait en début d’après-midi et il pressentit que les nuits de ce monde devaient également se révéler d’une beauté incomparable, de cette sorte de beauté qui confine quelquefois à la douleur. Il sursauta en entendant la voix toute proche de Valardi.

              - C’est un endroit que j’aime tout particulièrement, murmura ce dernier. J’espère que vous l’appréciez aussi, mon cher Gilto. Les gens qui m’ont fourni ce programme m’ont affirmé qu’il n’était en aucune façon imaginaire mais qu’il appartient bel et bien à une planète de la périphérie… Peut-être d’un autre temps, ajouta-t-il.

         Gilto se retourna vers Valardi mais l’homme, lui aussi, observait l’étrange océan. Le biocyborg avait du mal à se convaincre, tellement l’illusion était prenante, qu’il se trouvait toujours assis dans un fauteuil piloté par un droïde captif. Cette promenade insolite lui rappelait les voyages qu’il appréciait tant dans les structures du passé recomposé.

                 - Voilà notre ami, reprit Valardi. Exact au rendez-vous comme à son habitude.

         Du côté gauche de la plage, une silhouette s’approchait. Il s’agissait d’un homme aux cheveux gris et au visage sévère qui se porta bientôt à leur hauteur. Sans perdre de temps, Valardi s’adressa à l’inconnu.

            - Excellence, je vous remercie d’avoir pu vous libérer. Permettez-moi de vous présenter monsieur Gilto. Mon cher Gilto, je vous présente le Commodore Graven, de la Première Armée impériale qui pourra peut-être nous aider dans notre entreprise…

         Les deux humains se saluèrent d’un bref signe de la tête avant de suivre Valardi qui s’était mis à avancer tranquillement le long de la grève.

               - Messieurs, commença le chef de la CFS en se tournant fugitivement vers eux, je vous remercie d’avoir accepté de participer à ma petite promenade mais, le temps de chacun de nous étant compté, je vous propose d’en venir au fait…

         Sans attendre de réponse, il s’arrêta et, regardant toujours la mer chatoyante, il poursuivit :

                 -  L’objectif que nous nous sommes fixé est, semble-t-il, en bonne voie de réalisation. Toutefois, afin de mettre tous les atouts de notre côté, il nous paraît nécessaire de prendre quelques précautions. Et c’est là, Excellence, que nous avons besoin de votre appui.

         Valardi se retourna vers l’officier impérial qui, silencieux, soutenait son regard.

              - En effet, monsieur Gilto, sur les conseils de sa hiérarchie, souhaite vous demander un service qui, je l’espère, ne vous posera pas problème. Expliquez, je vous prie, Gilto…

            Le biocyborg de tourna vers l’officier impérial.

              - Vous savez, Monsieur, qu’il est très important pour la cause qui est la notre que nous arrivions, durant encore un certain temps, à laisser nos adversaires dans l’incertitude. Or il s’avère que cet objectif se révèle  d’autant plus difficile à tenir pour nous que la partie adverse est aidée dans ses recherches  - surtout dans son approche prévisionnelle - par un élément inattendu qui risque de nous gêner : je fais allusion à la nouvelle manière dont jouiraient nos adversaires d’utiliser la Prospective générale. Or, et c’est là que réside la difficulté…

            Le général Graven s’était figé et faisait face à son interlocuteur avec la raideur et la retenue propres aux militaires, surtout quand ils savent devoir donner leur avis par la suite. Il écouta avec attention ce qui pour lui devait relever d’un domaine bien différent de sa pratique quotidienne mais il ne chercha jamais à couper la parole au biocyborg. Valardi, que cette nouvelle redite ennuyait sans doute à moins qu’il n’ait tout simplement pas souhaité donner l’impression à l’Impérial d’exercer une pression directe sur lui, s’était éloigné de quelques mètres et humait  les senteurs marines d’un air détaché.

              - … ce qui est notre préoccupation. Et cette femme, Bristica Glovenal, nous paraît être précisément à la croisée des chemins d’où notre souci de la rencontrer mais comment faire ? conclut Gilto.

               - C’est la raison pour laquelle nous avons pensé à vous, enchaîna Valardi qui n’avait rien perdu de la conversation. Croyez-vous que cela soit possible ?

            Le militaire se détourna quelques secondes, traçant sur le sable mauve avec la pointe de sa botte droite des signes connus de lui seul. Il soupira profondément avant de répondre.

              - C’est effectivement quelque chose d’apparemment difficile. La… personne que vous souhaitez rencontrer est sous la protection de l’État-major. Ce qui veut dire qu’elle ne quitte jamais le vaisseau du Prince Alzetto, notre commandant suprême. Impossible par conséquent de la faire venir jusqu’à vous… En revanche, ajouta-t-il après un petit silence, l’inverse me semble réalisable si… Un scientifique de sa partie, oui, pourquoi pas ? Encore que cela demande du doigté, beaucoup de doigté et donc une excellente préparation… Il faut que je réfléchisse au problème… Mais je peux peut-être m’arranger pour organiser cela… Toutefois, j’attire votre attention, Monsieur, adressa-t-il à Valardi, sur les risques considérables – et pas seulement pour moi – qu’une telle opération comporte… Inutile de préciser que…

                - C’est parfait, Excellence, le coupa Valardi. Je savais que nous pouvions compter sur vous… Notre ami Gilto sera à votre entière disposition pour convenir avec vous des modalités…

     

     

     

          Le milicien jouait les modestes. Le regard fuyant, les gestes lents ou au contraire trop fébriles, le discours haché et volontiers complaisant, parfois à la limite de la subordination outrancière, il attribuait les bons résultats de son enquête à la chance. La chance, le pur hasard, répétait-il en hochant la tête. Vliclina n’était pas dupe. Par deux fois, elle avait réussi à croiser le regard de l’homme, un regard qui rayonnait d’une intelligence indiscutable, et elle avait compris qu’elle avait affaire à un esprit brillant, peut-être un des meilleurs éléments de sa discipline, un de ceux qu’elle aurait aimé intégrer dans son entourage. Cette éventualité n’était toutefois guère envisageable car à l’évidence, le milicien se méfiait d’elle et de ce qu’elle représentait. Pour lui, elle n’était qu’une politique - ou pire encore un membre de la police politique - c’est-à-dire responsable de ce qu’il devait haïr au plus haut point : les arrangements, les passe-droits, la raison d’état et son cortège d’injustices criantes et de vrais coupables innocentés sur d’obscurs et scandaleux critères. Elle surprit le regard du policier qui s’attarda une brève seconde sur ses longues jambes que dévoilait sa birta jaune. Mais ce n’était certainement pas du désir qu’il devait alors ressentir. Ne se disait-il pas plutôt qu’elle devait essentiellement ses hautes responsabilités à sa beauté, voire à sa complaisance vis-à-vis de personnages haut-placés dans la hiérarchie de l’Etat ? La jeune femme, souvent confrontée à ce type d’attitudes rétrogrades, ne s’en émouvait pas. Elle pensait même parfois qu’il pouvait lui être utile qu’on la juge ainsi puisque, en somme, on la sous-estimait, on oubliait ce qu’elle était vraiment et, le plus souvent, quand la compréhension de l’erreur venait, il était trop tard. Dévoilant ses dents parfaites, elle s’arma de son plus amical sourire.

                - Dans ce type d’investigation, déclara-t-elle paisiblement, je ne crois guère à la seule intervention du hasard. Le travail, le travail minutieux, appliqué, persévérant, voilà l’explication des plus beaux succès. Mais, si vous me racontiez plutôt où vous en êtes…

         Deneb toussota et se pencha vers l’écran mural de son ordiquant avant de se retourner vers son interlocutrice.

               - Comme je vous l’expliquais, Citoyenne, nous sommes à peu près certains que ce mystérieux ecclésiastique est un membre de la Triade concernée, peut-être même son chef. Mais il a disparu. Totalement disparu. On ne trouve plus trace de lui nulle part et, bien entendu, nos contacts à la Refondation ne savent rien. Malgré tous nos efforts, les multiples requêtes, les recoupements : rien. J’ai donc pensé qu’il ne pouvait exister que deux éventualités : soit qu’il avait déjà quitté Terra, soit qu’il avait, comment dire ?, changé de peau, qu’il se dissimulait à présent sous un autre déguisement. Mais comment savoir ? Et c’est là, Citoyenne, que, comme je vous le disais, nous avons eu de la chance : il en faut toujours un peu dans notre métier. J’ai cherché à retracer exactement les allées et venues de cet individu, enfin du moins celles que nous pouvons connaître. Nous savions que, pour monter à bord de la stratofuz qui l’a amené sur Terra, il lui a fallu présenter ses éléments d’identification personnelle : empreintes rétiniennes, vocales et digitales notamment. Nous les avons à notre disposition. Jusque là, rien de percutant d’autant que, bien entendu, tous ces éléments ont été évidemment falsifiés par l’individu. Par acquit de conscience, j’ai cherché à en savoir un peu plus sur les conditions de son vol. J’ai gratté un peu nos bases de données à la recherche de tous éléments, disons, inhabituels et c’est là que je suis tombé sur quelque chose de troublant : dans la navette pour Salmende, la Vildalor, la compagnie de transport chargée du vol, a fait procéder à une sorte de sondage comme cela se fait parfois. Vous comprenez, cela leur permet de constituer des fichiers spécialisés permettant de relancer leurs clients par différents moyens informatiques. Ce jour-là – et c’est là qu’intervient le facteur chance – ils ont confidentiellement enregistré et codé les voix de tous leurs passagers, ou pour être précis leurs empreintes vocales. Et surprise, aucune trace de celle de notre suspect. Pourtant, il était bien à bord !

         Deneb se renversa en arrière dans son tab et croisa les mains, certain d’avoir capté l’attention de la jeune femme.

                - Il était à bord mais pas avec l’empreinte vocale présentée aux douanes, lors de l’embarquement sur Mars ! Mon explication est la suivante : il n’avait pas imaginé ce contrôle totalement fortuit et donc pas activé son module de transformation vocale, forcément mal pratique car peu naturel, ce qui veut dire…

             - Que vous avez maintenant son vrai profil vocal, conclut Vliclina.

                - Exactement, Citoyenne. Exactement. Il suffisait en effet de procéder par élimination… Ou cela devient vraiment très intéressant, c’est que cette empreinte vocale a été repérée ici-même sur Terra. Dans une succursale Iorquaise de la banque centrale où notre suspect est venu retirer quelques sols.

                - Avec sa vraie empreinte vocale ? s’étonna Vliclina.

               - Eh oui, Citoyenne, car il ne pouvait pas savoir que sa véritable empreinte avait été enregistrée sous sa fausse identité… Il désirait certainement ne prendre aucun risque supplémentaire… En revenant à son identité réelle, il pensait que c’était le moyen le plus sûr d’être à l’abri d’un éventuel contrôle. Comment aurait-il pu prévoir ?

              - Et ?

              - L’homme que nous recherchons s’appelle Drag Sileste. C’est un ingénieur droïdien qui est effectivement en mission sur Terra. Une mission programmée de longue date qui consiste – c’est le plus drôle – à vérifier les chaînes de maintenance droïde de la subdivision de Iorque du Département-Ministère de l’Agronomie comparée. Bref, il travaille pour nous ! Il nous aide à être plus performants… Tenez, je vais vous montrer son apparence actuelle.

         Le milicien activa son ordiquant et l’image d’un homme parfaitement inconnu apparut à l’écran : seule la haute taille rappelait le dignitaire religieux de la Grande Salle des agréments de Salmende. Pour le reste, son déguisement était parfait ou plutôt le déguisement qu’il avait alors abordé car, pour l’heure, son apparence était bien la sienne : l’homme semblait plus jeune, sans l’embonpoint et le vaste bassin aux hanches larges du religieux en fasuble, le visage transformé dans un sens plus longiligne, le regard clair, la chevelure abondante et d’un noir de geai, la peau légèrement plus bronzée de cette nuance imperceptible qui faisait toute la différence ; même ses gestes enregistrés par la stéréoviz de la banque étaient modifiés.

         Vliclina se tourna vers Deneb qu’elle observa avec attention. Elle ne lui demanda pas s’il était sûr de ses informations : elle en était totalement persuadée.

             - Votre travail est absolument remarquable, dit-elle. Absolument remarquable.

         Son admiration n’était pas feinte et Deneb qui le comprenait en fut particulièrement heureux.

               - A présent, il ne reste plus qu’à nous assurer de cette personne, déclara-t-il. Je vais transmettre tous ces renseignements au service opérationnel de votre Assistanat afin que soit donnée la meilleure suite…

               - Mais pas du tout, le coupa Vliclina. Je vous demande au contraire de vous charger personnellement de l’organisation de cette prise de contrôle. D’abord parce que vous êtes le mieux renseigné sur cette affaire, donc le plus compétent, ensuite parce qu’il n‘est pas dans mes habitudes de décharger un fonctionnaire de sécurité de son enquête, surtout quand il la conduit aussi bien que vous.

                - Mais, Citoyenne, cet humain est à présent du ressort de… J’avais cru comprendre qu’il s’agissait d’une opération… très politique, très sensible, et…

                - Et alors, vous êtes policier, n’est-ce pas ? Mes services et moi, nous vous faisons complètement confiance et nous travaillerons donc de concert. Vous avez parfaitement mené toute l’opération d’identification : à vous l’honneur de conclure !

         Pour la première fois, Deneb soutint le regard de Vliclina. La jeune femme décrypta dans les yeux de son adjoint occasionnel comme une ébauche de respect.

     

     

     

          La jeune femme paraissait perdue dans ses pensées. Elle faisait mine d’observer quelque chose par la fenêtre comme si la scène qu’elle regardait et qu’il ne pouvait deviner était pour elle d’une importance considérable. Il ne chercha pas à la distraire de sa réflexion. Elle se tourna  enfin vers lui, comme délivrée d’une interrogation, et se mit à lui sourire tendrement, de ce sourire irrésistible qui illuminait son visage et vous allait droit au cœur. Il lui sourit en retour puis, d’un geste à peine ébauché, il tapota le biodiv pour solliciter sa présence. Sans cesser de sourire, la jeune femme s’approcha de lui et vint s’asseoir à l’endroit proposé. Haussant imperceptiblement les épaules, elle inclina la tête du côté gauche et leva les sourcils, interrogative, dans un geste qui n’était vraiment qu’à elle. Elle attendait. Alors, il prononça quelques mots.

              - Eh bien, mon âme, comment vous sentez-vous aujourd’hui ? déclara-t-il d’une voix douce.

              - Parfaitement bien, veser don [2], parfaitement bien. Vous aussi, j’espère… Et, sans attendre sa réponse, elle enchaîna sans le quitter des yeux : en cet instant, je me sens en accord avec la Galaxie et la Vie me semble merveilleuse, tout bonnement merveilleuse…

                - Moi aussi, je me sens bien, chuchota-t-il en baissant la tête.

         C’était tout et c’était peu. Quelques secondes volées au passé et qui revenaient ainsi pour vous rappeler les heures enfuies. Quelques secondes de bonheur qui s’efforçaient de résumer toute une vie, qui ne pouvaient y parvenir mais c’était assurément mieux que rien. Il savait que, sans ce petit bout de stéréoviz, il serait certainement mort depuis longtemps car – il en était persuadé - il n’aurait pas accepté de la perdre complètement.

         Depuis un an qu’elle était partie, il ne s’était pas écoulé une seule journée sans qu’il n’active la scène, parfois plusieurs fois de suite. C’était tellement elle ! Elle, si belle, si vivante ! Les premiers jours, il lui avait parlé durant des heures, comme halluciné, comme persuadé qu’elle était toujours là. Il s’était traîné à ses pieds, l’avait suppliée et même chercher à la saisir. Mais l’image s’enfuyait sans cesse et sans cesse revenait, exactement comme son souvenir d’elle dans le fond de son esprit.

         Un an déjà. C’était hier et pourtant dans une autre vie. Il avait bien pensé désactiver la stéréoviz au moins jusqu’à ce qu’il se reprenne, qu’il se contrôle, et ce afin de ne pas abîmer les autres souvenirs qu’il avait d’elle et qui attendaient sagement rangés dans quelque recoin de sa mémoire qu’il veuille bien faire appel à eux. Il n’avait pas pu. La séquence était comme une drogue pour lui, un témoignage de ce qu’elle avait réellement existé et qu’il avait compté pour elle. Alors, il avait continué son pèlerinage virtuel. Parfois, il variait les paroles qu’il prononçait et qu’elle donnait l’impression d’attendre ; à d’autres moments, il l’imaginait habillée différemment ou croyait changer imperceptiblement ses mots, la tonalité de sa voix ou la profondeur de ses silences. Il arrivait presque à se convaincre de ces modifications subtiles et s’enivrait alors de l’avoir redécouverte. Il souffrait mais d’une souffrance pour lui indispensable.

         Il repensait souvent au jour où elle avait posé pour cette petite scène, en riant et en lui faisant promettre qu’ils détruiraient l’enregistrement s’il se révélait trop mauvais. Lui aussi riait ce jour là : comment aurait-il pu savoir l’importance de ce qu’ils accomplissaient alors? Elle n’était pas encore malade ou, en tout cas, elle ne le savait pas. Puis un soir, elle le lui avait dit et il n’était pas arrivé à la croire immédiatement : elle était si belle, si présente ! Et puis, avait-il immédiatement ajouté, c’est impossible !  Pas à notre époque ! On ne meurt plus des cancers, voyons ! Les médecins s’étaient trompés ou bien elle n’avait pas compris ! Mais elle ne souriait pas. Elle lui avait répété ce qu’avait déclaré le thérapeute spécialisé de l’Hôpital-Hospice : exceptionnels étaient les cancers qui échappaient aux traitements anticancéreux mais il en existait quand même. Surtout chez les gens jeunes comme elle. Avait-elle été exposée à quelque phénomène artificiel dont elle n’aurait pas parlé auparavant ? avait demandé le médecin. Non, elle ne voyait pas… Alors, on essaierait quand même mais l’espoir de réussite était mince… Pourquoi elle ? Personne ne comprenait et sans doute n’y avait-il rien à comprendre. Elle s’était jetée dans ses bras, identique en tous points à l’image qu’il avait d’elle puis avait chuchoté : j’ai peur. Si tu savais comme j’ai peur… C’est à ce moment là qu’il avait compris que c’était vrai, qu’elle allait partir.

         Le reste, il ne voulait plus y penser. Très éprouvant pour elle – et pour lui par contrecoup – surtout vers la fin où elle voulait se cacher de tous tant elle avait honte de ce qu’elle était devenue. Non, ne plus penser à ça. La stéréoviz plutôt. Et son sourire.

         C’était cela, le secret de Drago, quanticien désespéré : le morceau de stéréoviz et le fait que, après une année, il n’était toujours pas guéri. Car l’ordimedic de l’Institut avait été formel : trois mois maximum, c’était la période de deuil acceptable au delà de laquelle on entrait dans le domaine du pathologique et donc de la thérapeutique. Un reconditionnement serait en pareil cas à prévoir. Simple et rapide mais demandant son accord au plus profond de lui-même, son acceptation psychologique avait déclaré la machine. Mais il ne pouvait le donner, cet accord. C’était impossible ! Il avait si peur de la perdre ! Si peur de sentir son chagrin – et donc son amour – progressivement s’estomper, se dissoudre, s’égarer. Souvent, il ne pouvait pas s’empêcher de pleurer en imaginant qu’un jour peut-être il pourrait regarder la stéréoviz d’une façon détachée, sans plus ressentir le moindre frisson. Comme si l’image visionnée ne serait alors plus que celle d’une inconnue, de quelqu’un qui lui serait indifférent. Si ça arrivait, Il savait bien comment appeler cela : une double trahison ! Pour elle et pour lui ! Jamais, jamais il ne l’accepterait !

         Puisqu’il ne voulait pas qu’on sache son secret, il avait donné le change à son entourage. Evidemment, on avait remarqué combien il avait changé mais c’était bien compréhensible : pensez ! Perdre sa compagne de cette manière ! Une femme si jeune et avec laquelle il s’entendait si bien. Mais ses changements étaient restés dans les limites de l’acceptable et on avait fini par s’accoutumer à sa nouvelle personnalité. Au début, on avait accepté sa douleur, à présent on respectait son recueillement. Même à l’Institut où il avait repris en apparence sans état d’âme ses recherches de prospective, on le laissait en paix.

         Drago fut donc plutôt étonné de l’appel qu’il reçut ce mercredi soir sur son ordiquant perso. Un biocyborg – dont il n’avait jamais vu le visage – souhaitait le rencontrer pour une affaire prétendument de la plus haute importance. Il ne répondit même pas à la sollicitation tant il se sentait peu concerné mais fut à peine surpris de voir le biocyborg l’attendre le vendredi matin suivant devant son bureau de l’Institut. Puisqu’il ne pouvait se dérober, il accepta de le recevoir. Ce que lui appris l’individu, un certain Laniel quelque chose, était surprenant, déroutant même. Après s’être assuré qu’il était bien au courant de l’existence des travaux assez originaux de la quanticienne Glovenal (comment un  spécialiste comme lui aurait-il pu ignorer que des gens étaient sur le point de transformer sa spécialité ?), on lui proposait tout simplement de la rencontrer ! Il comprenait bien qu’on vienne le chercher car il demeurait, en dépit de tous ses soucis, un des plus brillants quanticiens de la Confédération mais pour quoi faire ? La femme en question était inaccessible, perdue au fin fond de l’Empire galactique qui se gardait bien de faire partager au reste de la Galaxie les soi-disant extraordinaires découvertes… Justement, rétorqua le biocyborg, c’est toute la difficulté de la chose : il s’agirait d’être particulièrement discret et… De l’espionnage, en somme ! s’était exclamé Drago. Ce n’est pas mon genre ! Il décida de n’en pas démordre : rencontrer celle dont on disait qu’à elle seule elle redessinait les contours de leur discipline était assurément exaltant mais dans un symposium, une réunion scientifique ! Pas en cachette et qui plus est en la trompant elle-même sur ses motivations réelles… Non, c’est non, conclut-il, définitif. Prenant congé, le biocyborg Laniel dut s’y résoudre : il fallait trouver ailleurs quelqu’un d’autre alors que les candidats à ce type de mission ne pouvaient guère être nombreux. Sur le point de partir, il confia la photo 3D de Bristica – avec ses coordonnées à lui - pour le cas où… Drago s’en empara et, avant de la glisser dans son bureau, lui jeta un rapide coup d’œil. Son sang se glaça tandis qu’il suspendait son mouvement, comme frappé par la foudre. La quanticienne sur la photo ressemblait tellement à sa compagne disparue… Il pouvait bien sûr constater de nombreuses différences de détail mais, dans l’ensemble, c’était le même genre de femme, la même silhouette, presque le même sourire ! Sans réfléchir plus avant, il s‘exclama d’une voix rauque que le biocyborg ne remarqua pas : Revenez ! J’accepte !

         Laniel le biocyborg ne montra aucune marque d’étonnement devant ce revirement aussi inattendu que surprenant mais, au fond de lui, il se fit la réflexion qu’il ne comprendrait décidément jamais rien à la versatilité des hommes. Il ne se douta jamais, et ses mandataires avec lui, de ce qui avait réellement décidé le quanticien.

     

     

     

         Deneb organisa son piège de la manière méticuleuse qui était la sienne. Ce n’était pas la première fois qu’on lui confiait une mission de ce genre et il savait exactement comment il devait procéder. Toutefois, si cela était possible, il s’appliqua encore plus qu’à l’ordinaire tant il était convaincu de l’importance de son action et surtout parce qu’il ne voulait en aucun cas trahir la confiance que la blonde aux yeux verts lui accordait. Il saurait lui montrer que, dans la milice aussi, on savait travailler. Pour tisser sa toile, il fit appel à six collaborateurs, les meilleurs à ce qu’il croyait. Six policiers – ni trop, ni trop peu - parfaitement entraînés dont il supervisa en détail les déguisements et leurs emplacements. Satisfait, il choisit pour agir le moment du retour de Drag Sileste à son domicile occasionnel, un petit appartement de la périphérie de Iorque où l’homme avait apparemment ses habitudes quand il effectuait des missions au Département-Ministère de l’Agronomie. C’était certainement le meilleur moment et le meilleur endroit pour cueillir celui qui, s’il ne se trompait pas, devait vivre continuellement sur ses gardes. Il avait fait soigneusement superviser les lieux, conduire des enquêtes de voisinage discrètes mais les plus complètes possibles, prévenir les responsables des différentes autorités potentiellement concernées et placer en réserve une unité spéciale d’intervention pour le cas a priori improbable où les choses se révéleraient plus difficiles que prévu. Son petit monde une fois en place, il prit la décision de différer l’opération de vingt-quatre heures, effrayé par la tenue d’une fête d’anniversaire dans un appartement du niveau immédiatement inférieur à celui de l’appartement de Sileste.

         Il avait décidé de se rendre lui-même chez le suspect, sans dissimuler en quoi que ce soit son apparence habituelle de façon à apparaître le plus naturel possible. A 21h14, le mardi 11 juillet 975 rc, il présenta sa fiduce à la porte du petit appartement de Sileste, au troisième étage d’une tour d’habitation exclusive qui en comportait cent-vingt cinq. Le contrôleur automatique enregistra son appel et le répercuta à l’occupant des lieux. Presque immédiatement la porte s’ouvrit et Deneb se trouva face à son suspect.

              - Citoyen Sileste, Drag Sileste ? demanda-t-il avant que l’autre n’ait pu dire quoi que ce soit. Et devant le signe affirmatif de l’homme qui lui faisait face, il s’exclama : Ah, tant mieux, tant mieux ! J’avais peur d’avoir une mauvaise adresse. Le Département-Ministère… oui, le DM est… Mais, bien entendu, je dois au préalable me présenter : je suis l’enquêteur de routine Bilzic, du DM de l’Agronomie. Je n’en aurai que pour quelques instants, ce qui est heureux vu l’heure tardive de ma visite… dont je m’excuse par ailleurs, Citoyen… J’ai besoin de votre accord pour permettre la prise en compte de l’exercice 107B3 de la mission de réappropriation droïde dont vous êtes en charge au DM…

              - Cela ne pouvait-il pas attendre demain ? s’étonna l’homme qui n’avait pas l’air content d’être ainsi importuné à l’issue de sa journée de travail.

              - Je puis vous assurer que non, Citoyen, sinon jamais je ne me serais permis… Vous comprenez, contrairement à ce qui a été primitivement annoncé, l’ordre de mise en œuvre doit parvenir au bureau des accréditations avant demain matin cinq heures sinon le DM se verra infliger une pénalité… Vous savez combien l’Administration est tatillonne… Voilà, continua Deneb, en sortant son ordiquant, Il faut présenter votre magnet DM ici et…

              - Je sais ce qu’il faut que je fasse, Citoyen. Une seconde, je vais le chercher…

         Le plan de Deneb était simple. Ses deux adjoints – un jeune couple – devait faire mine de regagner leur appartement un peu plus loin et, passant devant celui de Sileste, se joindre à lui pour immobiliser le suspect. Il entendait déjà leur approche à voix haute à l’entrée du couloir ce qui traduisait la parfaite précision du minutage. Cinq-six secondes peut-être et Sileste revint avec le document. Le policier tendit la main pour s’en saisir. C’est alors que Sileste laissa tomber le magnet et, s’emparant brutalement de la main tendue, projeta le milicien dans l’appartement où, la surprise et le déséquilibre aidant, celui-ci s’étala de tout son long. En se relevant, encore étourdi, Deneb entendit le bruissement d’un incandescent et des cris. Il s’élança vers l’extérieur pour se heurter aux corps étendus de ses auxiliaires. La jeune femme, la tête en bouillie, gisait dans une flaque de sang à demi carbonisé, le corps étrangement cassé dans un angle impossible. L’homme ne valait guère mieux qui, hurlant à pleins poumons, tenait à deux mains sa jambe droite sectionnée d’où le sang jaillissait pas saccades de moins en moins fournies. C’était horrible. Longtemps Deneb devait garder en mémoire le regard épouvanté et brûlant de souffrance de son jeune collaborateur. Sans perdre son calme, il activa comme convenu en cas de problème l’appel ordiquant d’urgence destiné à Vliclina puis hésita une infime seconde sur la direction à prendre. Le suspect avait disparu. Il misa sur la droite. A l’extrémité du couloir, le PAMA était à l’arrêt, vide. Le milicien revint lentement sur ses pas. Il était parti du mauvais côté mais la tour était cernée et l’homme n’irait pas loin. Il n’y avait qu’à attendre.

         Plusieurs portes d’appartements s’étaient ouvertes sur des visages étonnés et, l’œil mauvais, brandissant de la main gauche sa fiduce, Deneb leur ordonna de retourner à leurs légitimes occupations. Un à un les hommes que le milicien avait postés aux différents accès de la tour se montrèrent : aucun d’entre eux n’avaient croisé de mouvements suspects sur leurs chemins. Bientôt il fallut se rendre à l’évidence : l’homme dans un mouvement incompréhensible s’était soustrait à ses poursuivants. Deneb ordonna de ne lever sous aucun prétexte les barrages qu’il avait fait disposer afin de prolonger le bouclage total de l’endroit. Personne ne devait ni sortir, ni entrer avant que la situation ne soit éclaircie, précisa-t-il. L’individu était forcément terré dans un quelconque recoin, peut-être tout proche du lieu où il se trouvait. Fortement contrarié néanmoins, le policier hocha la tête de dépit et se dirigea tête basse vers l’appartement de Sileste. Les ordimédics de la Milice avaient déjà évacué les corps. Puisqu’il ne pouvait plus rien pour ses deux adjoints, Deneb ne demanda pas de nouvelles. On verrait plus tard. Aidé de son équipe droïde, il entreprit de fouiller l’endroit qui, à l’évidence, ne présentait pas d’intérêt particulier. Sileste était bien trop malin pour avoir laissé derrière lui le moindre élément susceptible d’aider ses poursuivants. Alors qu’il regardait un des droïdes sonder les murs, il se sentit observé et se retourna. La dirigeante impériale blonde se tenait tout près de lui, les mains derrière le dos. Elle ne lui posa pas de question et il se détourna sans rien dire.

         Deneb savait que le temps jouait contre eux. Chaque minute passée était un répit donné au fugitif pour trouver une faille dans le dispositif policier et, quoi qu’il lui en coûtât, le milicien savait bien également qu’il ne pourrait pas indéfiniment suspendre les allées et venues des habitants de la tour. Au delà de la gêne certaine pour leurs recherches, la reprise des mouvements naturels des locataires représentait, il en était persuadé, le moment qu’attendait Sileste pour se fondre par un artifice quelconque dans l’anonymat de la ville. Toutefois, plus son angoisse de ne pas aboutir montait, plus le calme de Deneb s’amplifiait. Pour lui, plus que jamais, il s’agissait d’une affaire personnelle et il entendait bien mettre tous les atouts de son côté.

              - Là, s’exclama soudain Vliclina. Elle désignait la partie basse du cube de commodités qu’explorait un droïde sondeur. La machine venait de mettre à jour un volume non répertorié dans les plans du bâtiment. Se tournant vers Deneb, elle ajouta : me permettez-vous de faire appel…

         Le milicien se serait bien gardé de s’opposer à la jeune femme. Moins de trois minutes plus tard, un droïde à l’aspect étrange faisait son apparition. Son corps de métal bleuté réfléchissait doucement les éclairages crus disposés par l’équipe d’exploration et sa démarche ondulante lui conférait une grâce presque féline, surprenante pour une machine de cette envergure. Deneb qui n’avait jamais vu de robot de ce genre le vit s’approcher de l’endroit suspect, diriger un doigt de la main droite vers la dalle et se tourner vers Vliclina. L’Impériale battit des paupières dans un signe d’acquiescement. Immédiatement, le doigt du droïde émit un faisceau d’un jaune vif qui vint percuter le plastique à armature d’acier de la dalle. Celle-ci se mit à fondre puis à se disloquer lorsque son dispositif de sécurité céda. Tous se penchèrent vers l’orifice ainsi dégagé. On pouvait deviner un petit réduit qui communiquait apparemment avec un puits latéral.

              - Il a eu le culot de revenir dans son appartement quand, après avoir éliminé mes deux agents, je suis parti à sa recherche. C’est ça qui l’intéressait… les gaines de maintenance, murmura Deneb. La crapule s’était aménagée un moyen d’accéder aux gaines de maintenance.

            - J’imagine que leurs issues sont toutes sous notre contrôle, demanda Vliclina.

            - Absolument. Il est impossible d’en sortir sans que nous le sachions. Reste à le déloger de là, ce qui ne sera pas facile, reprit Deneb.

             - Ca, je m’en charge, répondit Vliclina en se tournant vers le droïde bleuté. Vals, combien de drones avez-vous avec vous ?

               - Cinq, CG, ce qui devrait être suffisant.

         Le droïde ouvrit l’armature de sa cuisse droite. Cinq billes de couleurs différentes en jaillirent et elles s’enfoncèrent silencieusement dans le réduit. On pouvait suivre leur progression sur un écran de contrôle situé à l’endroit même d’où elles venaient.

             - Vals possède des drones sensibles aux mouvements et à la chaleur, crut bon de préciser Vliclina à l’adresse de Deneb. Dès que notre suspect sera localisé, vous ferez envoyer une équipe de récupération. Des droïdes, de préférence, car je soupçonne que notre ami doit être lourdement armé. Tenez, il est là, ajouta la jeune femme, en désignant l’écran. Pas si loin de nous en fait. Non, en définitive il n’était pas allé très loin. Bien, à vous de jouer, Citoyen Deneb.

              - Ce ne sera pas la peine, déclara une voix si proche qu’on aurait pu croire son propriétaire à un ou deux mètres de là. Sileste avait manifestement suivi leur progression et leurs conversations grâce à des capteurs parfaitement dissimulés et il se faisait entendre au moyen d’un classique bergel. [3] Je vais sortir. Je sais quand je suis battu, ajouta-t-il. Je laisse mes armes ici mais je demande à être traité avec respect.

             - Bien que vous n’ayez guère les moyens d’imposer quoi que ce soit, je vous le promets, approuva Vliclina, ce qui ne l’engageait guère.

         L’individu émergea peu après. Deneb observa l’homme qui avait failli lui échapper et compromettre sérieusement ce qu’il considérait comme son devoir impératif. En l’apercevant, Sileste éclata de rire en hurlant :

              - Enquêteur de routine ! Enquêteur, par Bergaël, voyez-vous ça… Il est vrai que vous ressemblez assez bien… J’ai presque failli vous croire ! Allons, c’était bien tenté…

         Le planificateur ne se tenait plus de rire et, dans un geste universel, se frappa la cuisse droite pour manifester son hilarité. Vliclina s’était jetée sur lui mais il était trop tard. L’homme se cambra comme frappé par une balle. Son visage se crispa et il s’inclina lentement vers l’avant avant de s’effondrer dans les bras de l’Impériale qui, dégoûtée, le relâcha. Elle retourna le corps avec sa botte gauche mais il n’y avait aucune erreur possible.

              - Il avait une microbille de neuroparalysant dans le ganglion inguinal, jeta-t-elle, et il l’a fait éclater en la frappant. C’est parfois comme ça avec certains confédérés. C’est entièrement de ma faute, je ne l’ai réalisé que trop tard…

               - Mais enfin, pourquoi pas avant ? grommela Deneb, avant, dans le conduit ? Il avait tout le temps…

            - Par bravade, j’imagine. Et puis, sait-on jamais, peut-être espérait-il quelque chose, un miracle… Quand il a vu que je risquais de l’empêcher d’utiliser sa dernière arme, c’est là que… Vous voyez, Citoyen Deneb, conclut Vliclina en se dirigeant vers la sortie de l’appartement, il était finalement écrit que cet homme-là parviendrait à nous échapper…

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    [1]  farla : résidence secondaire de petite taille, sorte de datcha souvent occupée par des retraités civils (NdT)

    [2]  intraduisible : en Fried, un veser est quelqu’un d’à la fois imaginaire et réel dont on se sent très proche. Les amoureux, souvent, s’appellent ainsi. (NdT)

    [3]  Bergel : amplificateur vocal qui permet à son propriétaire de projeter sa voix à une certaine distance. On s’en sert beaucoup lors de réunions publiques ou de compétitions sportives. La portée maximale des plus performants peut aller jusqu’à 80 mètres. (NdT)


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