• Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

    Sujet :                                    hologrammes

    Section :    commerce galactique, histoire des sciences, droit galactique

    Références extrait(s) :   tome 181, pp.699-807 ; tome 204, pp. 1286-1327, tome 126

    Sources générales :              tomes 181, 203-205, 211, 126 et 131

    Annexe(s) :         stellologie (t.406, 26-409), 1012 (physique quantique)

     

     

    Bien que connus depuis les temps anciens, très antérieurs à la Révolution de Cristal, les procédés holographiques modernes n’ont été développés qu’à partir du deuxième siècle, sous l’impulsion de l’école de physique appliquée de Salmende, et notamment de son Directeur-Professeur Grenor Patris. Celui-ci a tracé les grandes lignes théoriques de l’holographie distale en établissant les principaux paramètres des lois qui portent son nom. Les lois de Patris permettent en effet d’envisager la réalisation pratique d’une approche holographique débarrassée de ce qui en représentait les limites : les récepteurs de lecture à distance. En dépit d’expériences relativement concluantes réalisées dès les années 125-130 rc, il a toutefois fallu attendre les progrès décisifs accomplis par l’informatique quantique pour que le procédé puisse donner naissance à des applications commercialement exploitables…/…

     

    …/… car la juxtaposition de l’onde lumineuse et de l’onde dite « de référence » en créant des franges d’interférence conduit à la réalisation de l’hologramme. Classiquement, pour décrypter l’image holographique, il fallait l’éclairer par une puissante onde laser, dite de lecture. Le problème à résoudre était donc double : d’une part posséder un appareil de lecture suffisamment puissant et précis et, d’autre part, intégrer les paramètres propres à l’éloignement géographique souhaité entre la source et l’hologramme proprement dit. Ce n’est qu’à partir de la réalisation d’ordinateurs quantiques performants que l’holographie put s’affranchir définitivement de ces deux limites…/…

     

    …/… A l’évidence, dès la mise en place des premières applications expérimentales de l’holographie quantique, il fut nécessaire d’en implémenter les conditions d’exploitation. Ce fut l’objet des lois de 204 rc (complétées par les articles dits de complexion de 206 rc) qui identifièrent le cadre juridique du procédé. Dès lors, il n’y eut plus de limitation à l’exploitation commerciale à grande échelle de l’holographie dont le succès fut immédiat…/…

     

    …/… On comprendra aisément que, bien que dénué de réelle possibilité d’action physique sur l’environnement où il se présente, la seule apparition d’un hologramme interagit avec le milieu concerné. Il devenait dès lors indispensable d’asseoir le cadre juridique de ces interactions potentielles, cadre défini par les lois de 204 rc (recentrées et complétées par les articles de 206 rc) que l’on peut résumer ainsi (pour approfondissement des données, se reporter au tome 204, lois de complexion holographiques) : 1. tout individu ayant recours au procédé holographique, que ce soit de manière volontaire ou non, est responsable des conséquences, partielles ou générales, immédiates ou à plus long terme, introduites par le phénomène. 2. Cette responsabilité recouvre les domaines tant de la vie publique que celle, privée, des citoyens et pourra donc être engagée devant les tribunaux compétents au même titre qu’une présence physique directe. Au plan commercial et/ou privé, une représentation holographique équivaut à la présence réelle de son utilisateur, avec les règles y afférent. 3. La présence sous forme d’hologramme de tout être vivant et/ou objet de quelque nature que ce soit et dans quelque milieu que ce soit, ne pourra se faire qu’après autorisation explicite des représentants légaux de la structure visitée…/…

     

    …/… Dans les réunions, notamment publiques, où la présence d’une représentation holographique est plus difficile à discerner, chaque hologramme est rendu aisément identifiable par une marque spécifique (empreinte circulaire de couleur rouge fluorescent sur la partie céphalique de tout individu vivant, humain ou non, et ligne fluorescente de couleur bleue à la base de toute représentation non vivante). Le manquement à cette règle de simple bon sens entraîne la comparution du ou des contrevenants devant les juridictions compétentes et leur condamnation quasi-automatique. Toute utilisation à des fins de tromperie, intimidation, agression de quelque nature que ce soit et, d’une manière plus générale, toute manœuvre entraînant un préjudice identifiable, expose le contrevenant à des poursuites judiciaires aboutissant chaque fois à des condamnations sévères pouvant aller jusqu’à la privation de liberté. Cette apparente limitation à l’utilisation du procédé n’a pourtant diminué en rien son expansion foudroyante dès la promulgation des lois le concernant. Dans l’Empire, on estime que plus de la moitié des échanges commerciaux se réalisent au moyen de ce procédé tandis que les personnes privées y ont recours de manière constante (sources : enquête du Département-Ministère des Relations Intérieures, Direction de la Logistique Appliquée,  933-935 rc)…/

     

     

     

     

     

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         Plusieurs centaines de milliers de personnes étaient attendues avait déclaré le commentateur de la Garg, la 7ème chaîne locale de stéréoviz. A quelques minutes de l’ouverture des festivités, on aurait pu croire cette prévision largement dépassée tant la foule était compacte. Les gens étaient partout : sur le parvis, dans les jardins, dans le parc environnant et même, pour certains privilégiés porteurs de dérogations tout à fait spéciales, dans les airs, à bord d’aéroglisseurs exceptionnellement autorisés à résider en position géostationnaire. On disait même que des aérocargos suivaient le spectacle depuis des orbites hautes grâce à leurs puissants amplificateurs quantiques.

         Dans cette partie de la Galaxie, au bord de ce que les astronomes appelaient son « bras extérieur » [1] et qui correspondait à l’ultime frontière du premier quadrant impérial avant le vide absolu, les Abyssales de Brevan étaient spécialement réputées pour la qualité de leurs jeux de lumière. La planète s’y prêtait tout particulièrement bien que située, contrairement à ce que l’on aurait pu supposer, dans un amas local particulièrement dense composé d’étoiles jeunes à la douce luminosité bleutée. Elles étaient évidemment trop lointaines, ces étoiles, pour apparaître, du moins à l’œil nu, selon leur couleur naturelle mais l’éclat doré de ces joyaux stellaires conservait une tonalité étrange et chaude au regard qui rappelait les saphirs de Mez-Antelor. Ce n’était pourtant pas la qualité exceptionnelle de cette couleur spectrale qui expliquait la renommée des festivités de Brevan mais l’incroyable richesse en objets stellaires de son ciel qui lui conférait une singularité rarement égalée dans le reste de la Galaxie. Ici, les étoiles par leur proximité relative donnaient à l’observateur profane la sensation d’un décor de théâtre. Brevan, à la limite de l’amas stellaire géant, juxtaposait cet incroyable nuage d’or fin à la vacuité du reste déshabité du ciel.

         Tous les deux ans depuis presque deux siècles, les Abyssales attiraient les foules, gagnant à chaque fois en réputation. Les touristes y venaient nombreux pour ce qui était souvent le clou de leur périple avant un retour vers des nuits plus ordinaires. Sous ce ciel nocturne d’exception, on s’émerveillait de la hardiesse poético-technique des humains qui associait dans des constructions changeantes et bigarrées, projections de lumières thématiques, lasers multiformes, faisceaux Gimeld [2], hologrammes complexes, jaillissements virtuels ou autres cascades de couleurs.

          L’antique château des Brabances – du nom d’une ancienne dynastie régnante depuis longtemps oubliée – étendait ses volumes de verre bruni et la grâce de ses passages aériens sur l‘arrière fond de la rivière Telk qui, à cet endroit choisi, accomplissait nonchalamment une large courbe du plus reposant effet. C’est dans et autour de ce château qu’avait lieu le spectacle des Abyssales, un soir sur deux durant les quarante quatre jours du mois de Lo [3]. Le statioparc central du dispositif était un des lieux privilégiés pour ne manquer aucune miette de la fête et c’était l’endroit qu’avait choisi Bered Valardi pour y rencontrer ses invités. Perdu au sein de la multitude, il s’y savait à l’abri d’une quelconque présence inopportune. Il s’était confortablement installé dans le siège avant de son aéroglisseur-salon de location et attendait patiemment. A vingt-six heures précises, heure de Brevan, la première nuit des Abyssales débuta et Valardi qui, à deux reprises déjà, avait assisté à ce spectacle, tomba à nouveau sous le charme. Autour de lui, l’agitation fébrile qui avait précédé s’était arrêtée d’un seul coup, comme si la planète entière retenait son souffle. On discernait parfaitement la cristalline musique d’accompagnement qui rehaussait la magie de ces images à nulles autres pareilles dans l’univers et dont on prétendait qu’elles en avaient rendu fous certains. Le temps semblait suspendu et Valardi, enchanté, appréciait chaque instant de la féerie. Pourtant, son ordiquant crépita doucement à son poignet et il soupira : ils arrivaient. Il se redressa lentement et se prépara à accueillir les autres participants à la réunion, au nombre de quatre, tous des personnages de la plus haute importance. Valardi d’un ordre bref ordonna l’occultation des vitres du glisseur et l’ouverture de la porte arrière. Un à un, les nouveaux venus montèrent dans le véhicule et, sur son invitation, s’assirent autour de la table de travail centrale. La plus importante réunion de la Galaxie depuis le traité des Trois Axes venait de commencer.

         Outre Valardi, quatre participants se faisaient face dans un silence extraordinairement complice : un homme, une femme et un biocyborg de chaque sexe. De parfaits représentants de l’Humanité de l’époque, ce qui n’était peut-être pas un hasard, pensa soudain Valardi. Ce fut la femme, grande, mince, aristocratique, qui parla la première :

              - Bered, je dois vous féliciter pour le choix judicieux et du lieu, et du moment. Au delà du spectacle qui est superbe et qui dédommage incontestablement de ce long voyage, il s’agit au plan de la confidentialité et de notre propre sécurité d’une idée très astucieuse.

            - Je vous remercie, Altesse, murmura Valardi. J’ai en effet pensé que c’était une manière d’expliquer aisément nos déplacements respectifs et le moyen de fondre dans l’anonymat nos propres gardes rapprochées.

         Du regard, Valardi qui était en quelque sorte l’organisateur, interrogea les autres participants mais, comme personne ne faisait mine d’aller plus avant, il reprit la parole.

            - Mes compagnons très chers, bien que chacun d’entre nous sache déjà exactement les raisons de notre présence ici et que ce que nous allons y faire relève strictement du domaine de la forme, je vais néanmoins introduire notre réunion.

         Valardi se pencha vers le centre de la table et passa la main sur le cercle vaguement luminescent qui s’incrustait dans le bois d’ébène afin d’ouvrir l’écran de confidentialité. Il sembla se recueillir un instant puis, se renfonçant dans son fauteuil, commença :

              - Nous voici à présent coupés du reste de la Galaxie. Puisque nous avons longuement discuté des modalités de notre action et que nous sommes déjà parvenus à un plein accord, il ne nous reste plus qu’à formaliser. Chacun à notre tour, nous allons apposer nos empreintes digitales sur le digiquant infalsifiable ici présent, commenta-t-il en désignant le cercle luminescent de la table, après que j’aurai rappelé pour la bonne forme les objectifs globaux que nous nous sommes fixés. Nous apposerons nos signatures en précisant les autorités que nous représentons ou les organisations qui nous ont mandatés ainsi que les fonctions que nous y occupons. Ensuite, il sera remis à chacun de nous un exemplaire de cet enregistrement. Nous nous séparerons alors et tout l’équipement qui aura permis cette réunion sera détruit. Est-ce bien ainsi que nous avons décidé d’agir ? Etes-vous bien en accord avec cette procédure ? Oui ? Dans ce cas, je me propose de commencer… La date universelle du jour est celle du 23 juin 975 rc et nous nous trouvons sur la planète Brevan, système de Gena, Premier Quadrant de l’Empire Galactique. Les participants à cette réunion sont au nombre de cinq, dont les noms et fonctions seront énumérés secondairement. Chacun d’entre eux admet s’être présenté ici-même sans aucune contrainte d’aucune sorte et s’engage à respecter la confidentialité absolue sur tout ce qui sera dit, décidé ou suggéré durant la dite réunion. Ils sont ce jour réunis pour formaliser leur action à venir qui repose sur les trois points suivants : en premier lieu, ils s’engagent à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour faire triompher les idéaux qui sont les leurs et qu’il est, j’imagine, inutile de préciser plus avant. Le deuxième point consiste à autoriser le début des opérations qu’ils ont précédemment arrêtées, et ce dans le but exclusif d’anticiper et de réduire les réactions d’éventuels opposants par la neutralisation des possibles calculs prévisionnels de leurs quanticiens prospectifs. Enfin, pour marquer le début des opérations sus-évoquées et d’un point de vue plus opérationnel, les participants à la réunion donnent, pour une première étape, leur accord formel à la prise de contrôle de la République de Vargas, et donc de la Confédération des Planètes Indépendantes, par les représentants dûment identifiés du projet arrêté et ce par tous moyens appropriés jugés utiles et nécessaires. Si quelqu’un souhaite modifier ou compléter ce que je viens d’énoncer, qu’il le fasse à présent. Dans le cas contraire et si tous les présents sont effectivement en accord avec les trois points que je viens de rappeler, je vous propose de sceller cette entente.

         Valardi se tut afin de laisser à chacun le temps de totalement apprécier ce qu’il venait de déclarer. L’un après l’autre, il observa ses interlocuteurs du regard et puisque nul d’entre eux ne fit la moindre réflexion, poursuivit.

              - Je commence, si vous le voulez bien.

         Valardi se leva, imité par les quatre autres. Il prit une inspiration profonde et posa sa main droite bien à plat au centre de la table de bois noir.

           - Je me nomme Bered Valardi et, en tant que Princeps du Triumvirat effectif de la Compagnie du Fret stellaire, je donne mon accord formel et irrévocable à ce qui vient d’être rappelé.

           - Je me nomme Gara Altéor, murmura la femme, princesse impériale en cinquième rang de succession de l’Empire galactique, et je donne mon accord formel et irrévocable à ce qui vient d’être rappelé. J’ajoute que j’ai conscience d’agir au nom de Sa Majesté Impériale, le Premier Conseiller Baldur le Second, empêché de signer maintenant et ici, en raison de la désinformation générée par son entourage direct.

             - Je me nomme Planicte, théobalde de l’Eglise de la Refondation, et en vertu des pouvoirs qui m’ont été conférés dans le cadre de ma mission apostolique, conscient de représenter le courant majoritaire de la Confession à laquelle j’appartiens, je donne mon accord formel et irrévocable à ce qui vient d’être rappelé, déclara le deuxième homme d’une voix douce.

           - Je me nomme Larouel-Teli, enchaîna d’une voix claire le biocyborg féminin, administrateur civil honoraire et responsable en second des forces armées de la Confédération des Planètes Indépendantes. Je donne mon accord formel et irrévocable à tout ce qui vient d’être rappelé ici.

              - Je me nomme Krieg, Président de la l’Anonyme Corporation des Biocyborgs universalistes, conclut le biocyborg masculin, représentant ici même tous les biocyborgs partageant notre idéal quels que soient leurs lieux d’activité ou leurs fonctions. Je donne mon accord formel et irrévocable à ce qui vient d’être énoncé.

         Durant quelques secondes, le silence se fit, chacun des participants observant la table d’ébène, un meuble quelconque qui, désormais, représentait le point de départ d’une action qui allait bouleverser durablement l’avenir des Humains. Valardi se tourna enfin vers le tableau de bord du glisseur. Il passa sa main devant l’ordiquant pour en extraire cinq capsules et en tendit une à chacun des présents, avant d’ajouter :

              - A présent, notre cause entre dans sa phase de réalisation effective. Je suis certain que nous allons faire triompher nos idées et permettre à tous ceux qui nous font confiance, et d’une manière plus générale, à tous nos contemporains et aux générations futures, d’accéder à un univers plus équitable. Je me permets de vous remercier en leurs noms pour cet accord définitif et irrévocable. Comme nous nous y sommes engagés, nous ne devrons plus nous contacter que par l’intermédiaire de nos collaborateurs les plus directs. Aux temps nouveaux !

               - Aux temps nouveaux ! répétèrent les quatre autres avant de s’éclipser par la porte du glisseur dont Valardi venait de commander l’ouverture. La réunion universaliste qui venait de changer le cours de l’Histoire avait duré exactement seize minutes.

     

     

     

         Garven Garven, surnommé Groal [4], se renversa en arrière dans son planorbe [5], coupa le contact avec son environnement en battant deux fois des paupières en direction de la luciole de contrôle et se retourna vers son visiteur. Il était fatigué, de très mauvaise humeur et tenait à le faire savoir. Bien qu’il sut que cela n’impressionnerait pas son vis-à-vis, il demeura un long moment silencieux en détaillant avec méchanceté Luoi, sa collaboratrice qui s’était permise de s’asseoir sur le biodiv qui entourait le planorbe. Luoi était une belle femme brune au visage régulier et agréable auquel des yeux gris perçants donnaient un éclat lumineux qui tranchait sur sa peau sombre. Elle possédait un corps parfait – en tout cas selon les critères en vigueur – avec de longues jambes agréablement galbées. Mince sans être maigre, le ventre plat et la poitrine bien faite, elle donnait l’apparence d’avoir de trente à quarante ans. Souvent sa birta portée très court attirait des regards admiratifs dont elle se moquait comme d’une guigne. Mais plus que son apparence physique agréable, ce qui frappait au premier abord chez elle était son calme apparenté à une certaine forme de sérénité. Jamais elle n’aurait élevé la voix de colère ou de frustration et le sourire dont elle se départait rarement avait le don très particulier de mettre instantanément à l’aise ceux qui l’observaient. Luoi était un biocyborg sorti cent soixante deux ans plus tôt de la Maison du Père. Elle soutint en souriant le regard hostile et attendit patiemment que l’homme daigne enfin s’adresser à elle mais ce dernier ne se pressait pas. Face au silence qui avait soudain envahi le cube de loisirs, Groal se décida :

           - Alors, vous êtes satisfaite ? commença-t-il d’une voix doucereuse. J’imagine que vous pensez avoir fait le maximum. Que votre stratégie était la mieux adaptée ? Que vous allez me ressortir le manque de chance ? Ou la conjoncture qui n’était pas favorable ? Ou les manœuvres de dernière minute, évidemment imprévisibles, de la Légation de la Lune pourpre ? Ou quoi encore ?

              - Rien de tout cela, Groal, rien de tout cela, essaya Luoi.

          L’homme ne l’écoutait pas. Il marchait de long en large, effectuant de grands mouvements des bras pour ponctuer ce qu’il pensait être des arguments définitifs. Bien qu’il s’en défende avec véhémence, Groal aimait s’entendre parler. Parler, discourir était, il le savait, une de ses forces. Quand il s’adressait à un auditoire – et cela d’autant plus qu’il se trouvait dans un milieu hostile – il appréciait par dessus tout le fait de circonvenir les esprits, retourner les intelligences, convaincre les incrédules, persuader ceux-là même qui étaient venus pour le mettre en difficulté. Sa voix portait haut et fort, sans l’artifice d’un bergel, à la différence de certains imprécateurs pour lesquels il n’avait que mépris. Chez lui, c’était le verbe qui séduisait, c’était le message auquel on adhérait. Il savait merveilleusement s’adapter à ses nombreux et multiples publics, trouvant exactement la phrase, l’idée que tous étaient venus chercher. Il avait alors le sentiment d’exister dans un monde à part, un monde où il était l’entité dominante. Dans sa partie, c’était un incontestable spécialiste.

          Peu à peu la diction de Groal s’était faite plus facile alors que sa voix s’amplifiait. Les yeux tournés au delà du cube de vie, il semblait être en train de répéter une session de persuasion et s’animait d’une vie toute intérieure. Pourtant son regard croisa celui de la biocyborg et la mémoire un bref instant enfuie lui revint. Sans cesser de parler, il obliqua son discours qui se fit plus précis, plus violent, et il s’adressa de nouveau directement à Luoi.

              - Jurisprudence ! C’est ça ce que ce jugement va faire ! Jurisprudence ! Dorden gel avel [6] ! Trois ! Trois jugements défavorables en moins d’un an… Et celui-ci couvre tout le troisième quadrant ! Une défaite, une défaite considérable, pire : un désastre. Et vous n’avez pas su l’éviter !

        Groal s’arrêta comme frappé d’une idée subite et le silence retomba. L’homme, presque absent, contemplait, yeux écarquillés et souffle coupé, sa main droite qu’il tendait à bout de bras. Lentement il la ferma, la dirigea doucement vers Luoi et en sortit un index accusateur que la biocyborg regarda nullement impressionnée. Elle l’avait déjà vu faire ce type de prestations.

              - Qui me dit que vous n’êtes pas là pour saboter les desseins du Tout-Puissant ? Qui me le dit ? Le Tout-Puissant nous l’a enseigné et m’a désigné pour porter Son message : les droïdes sont l’incarnation du néant, la ruine de l’Homme. Et des Biocyborgs tout aussi bien. Vous le savez, je le sais, Il nous l’a dit : il nous faut revenir aux temps anciens. Le temps où les robots funestes n’existaient pas. Le temps d’avant les machines qui pensent. Il l’a enseigné. Il l’a crié dans Sa colère et dans Sa tristesse. Et vous, vous n’avez pas su réaliser votre mission, vous, qui comme nous, êtes menacés par la racaille mécanique. Qu’avez-vous à répondre à cela ? Comment expliquer votre faillite ?

              - De plusieurs façons, indéniablement, répondit Luoi qui pouvait enfin espérer interrompre la logorrhée de son chef. D’abord, il y a précisément les deux précédents jugements dont je vous rappelle que le premier émane du Très Haut Tribunal de la Confédération et le second de la Cour Impériale Suprême. Ensuite, concernant l’arrêt récent, l’approche droïdophobe que nous avons développée a été considérée comme inadéquate par les juges qui ont déclaré que soit les droïdes sont des machines et donc à considérer comme telles – de simples outils -, soit qu’ils sont doués d’une certaine raison et donc des êtres pensants à traiter en proportion. Notre argumentation repose, vous le savez bien, sur le fait que les… robots ne peuvent avoir d’âme, à l’inverse des humains. Or les juges, dans leur délibéré, affirment que l’âme est une notion éminemment religieuse. Puisque, dans leurs attendus préliminaires, il est spécifié qu’il ne peut y avoir aucun aspect religieux dans le problème qui leur était soumis car…

              - Hérésie ! hurla Groal. Hérésie ! La Religion est au centre de ce débat ! La Vie est la Religion et la Religion est la Vie car Le Tout-Puissant est partout, dans chaque parcelle de poussière qui compose ce monde impie. Et la Religion exprime le message du Tout-Puissant. Je le sais, nous le savons. L’attitude irresponsable de ces incroyants, attitude sacrilège et blasphématoire, est une insulte au Tout-Puissant lui-même. Il s’agit en vérité d’une Conspiration contre la présence même du Tout-Puissant. Un complot galactique dont le but ultime est le remplacement des Humains par des robots. L’Humanité mécanique comme ils disent. Nous devons faire annuler ce procès hérétique, faire appel, protester… et même, si besoin est, refuser purement et simplement l’application de ce jugement scandaleux et antihumain ! Je suis totalement convaincu que, dans Sa Sagesse, Il nous aidera. Regroupons nos fidèles, massons nos troupes… Il faut réagir immédiatement, utiliser tous les supports médiatiques ; il est indispensable que j’intervienne au plus vite à la stéréoviz, que nous envahissions les ordiquants du GRG, que nous fassions connaître à l’ensemble de la Galaxie notre opposition formelle et notre détermination surnaturelle à…

         Groal était reparti dans sa diatribe. La biocyborg, en réalité enchantée du tour pris par la conversation, regardait avec placidité les gesticulations de son employeur. En perdant contre toute attente son calme, l’homme donnait peu l’impression de pouvoir convaincre ces foules immenses qui l’écoutaient et, souvent, l’approuvaient. Mais Luoi n’était pas dupe : « l’Ange » hurlait, invectivait, éructait, vilipendait les uns et les autres et, par dessus tout, s’écoutait parler. Parce qu’il était seul avec elle. Demain ou plus tard, devant un public conquis, il redeviendrait le messager féroce et tranquille qui, par l’ironie, le mépris ou la menace, retournait les foules d’autant mieux qu’il aurait déversé sa bile dans des séances comme celle à laquelle elle assistait… Elle décida de prendre son mal en patience et de ne perdre aucun des gestes ou arguments de l’homme. Un biocyborg a le temps pour lui et surtout une prodigieuse mémoire lui permettant parfois de réutiliser tous ces minuscules éléments apparemment insignifiants.

         Le Prédicateur baissa progressivement de ton pour s’interrompre tout à fait, afin de plonger dans une de ses brillantes introspections dont il avait seul le secret. C’était le moment qu’attendait Luoi. Le calme revenu, elle entreprit de délivrer, méfiante et vigilante, le message qu’elle détenait. Elle toussota légèrement, comme pour s’éclaircir la voix à la façon très particulière des humains quand ils s’apprêtent à dire quelque chose d’important.

                  - Il y a peut-être un moyen… hasarda-t-elle.

         Groal reporta sur son assistante son regard noir de colère mais sans prononcer la moindre parole.

             - Il y a peut-être un moyen, reprit la biocyborg. Notre problème, vous le savez mieux que moi, Groal, ce sont les juges. Leur avis a force de loi, même – et c’est le cas – lorsque le jugement rendu s’oppose à la volonté populaire. Toutefois, ces mêmes juges n’aiment pas aller à l’encontre des revendications légitimes du peuple. On peut avancer que c’est cela leur faiblesse. Alors… Peut-être le moment est-il venu de, comment dire ?, leur forcer un peu la main…

               - Où voulez-vous en venir ? grogna Groal, intéressé tout à coup.

              - Au simple fait qu’il paraît possible de passer outre à cet avis scandaleux. Au fait que le temps est peut-être venu pour nous, pour Vous, de démontrer combien la Justice des gouvernants, quels qu’ils soient, est dans l’erreur…

         Le Prédicateur, soudain calmé, s’assit dans son planorbe et, les coudes posés sur son plan de travail, le menton reposant sur ses deux mains, se mit à observer avec attention son biocyborg, dans son attitude préférée pour témoigner d’une concentration soutenue.

              - Toutes nos analyses, toutes nos enquêtes d’orientation et de dynamique de masses nous le confirment : le moment est idéal pour appeler nos concitoyens à la contestation de ces honteuses décisions, poursuivit Luoi. Grâce à la révolte des Indigents ! La Révolte des Indigents peut nous servir de creuset à l’information du plus grand nombre. C’est l’outil idéal pour faire aboutir nos revendications, pour asseoir – en grandeur nature – la force de nos convictions. La Révolte – ou la Guerre comme vous voulez – des Indigents est un très fort moment de désobéissance civique. A nous d’en profiter, nous semble-t-il.

               - Et vous voyez cela comment ? demanda Groal, immédiatement séduit.

              - Eh bien, si vous en êtes toujours d’accord, il nous paraît tout à fait opportun d’envisager cette intervention à la stéréoviz et sur le GRG que vous évoquiez il y a quelques minutes. Mais cette action doit se concevoir comme le premier stade d’une mobilisation qui devrait aller plus loin, bien plus loin… Pour tout dire, le moment paraît venu de lancer Vos fidèles sur le chemin de la Reconquête… Dans un deuxième temps…

         Le Prédicateur s’était à nouveau levé ce qui témoignait de son puissant intérêt. Il marchait de long en large, découvrant de temps à autre des yeux fiévreux qui contrastaient avec le regard clair et impassible de la biocyborg. Celle-ci parla près d’une demi-heure, une demi-heure entrecoupée de proche en proche d’interruptions choisies avec soin afin de donner la possibilité à Groal de converser à voix basse avec lui-même, afin de lui permettre de se convaincre de la faisabilité du projet en apparence un peu fou. Quand elle eut avancé tous ses arguments, Luoi se tut. Le Prédicateur, appuyé depuis plusieurs minutes contre une des parois du cube de vie, s’anima d’un coup. Il frappa dans ses mains et, d’un ton comminatoire, s’adressa à sa collaboratrice.

            - Divin ! Vous m’apportez les derniers éléments qui me manquaient ! Mon idée de passer enfin à l’offensive, de porter le message au plus grand nombre, de servir le Tout-Puissant de manière réellement efficace est donc à présent possible. Je le savais. J’en avais le pressentiment. Je vous demande de me communiquer au plus vite les conditions exactes qui autoriseront la réalisation de mon projet… De Son projet, car c’est le Tout-Puissant lui-même qui, dans Son immense Sagesse, permettra cette avancée décisive pour l’ensemble de l’Humanité… Il me faut sur le champ…

         Lorsque Luoi regagna son propre cube de vie, les oreilles encore bourdonnantes de l’enthousiasme de son chef mais l’esprit tout aussi aiguisé qu’à l’habitude, la première chose qu’elle décida de faire fut d’activer son ordiquant sécurisé. La liaison fut instantanée. Elle parlait en clair dans la petite machine mais, sans le décodeur de réception, un auditeur indélicat n’aurait pu entendre qu’un embrouillamini informe, de la bouillie pour grajanes.

              - Luoi, 12-324, murmura-t-elle

              - J’écoute, répondit une voix.

             - 10h66 sur la location, continua-t-elle. Troisième adressage. Je confirme que l’attitude de Garven est adéquate. Il a décidé d’entreprendre une action immédiate. J’attends confirmation de l’objet et la chronologie des décisions à mettre en œuvre.

             - Reçu. Terminé, conclut la voix.

     

     

     

         Le retournement avait été mené de main de maître. Nul n’en avait rien su et, si tout se passait à l’agrément des différents partis, nul n’en saurait jamais rien. A l’issue d’un bref contact holographique protégé et dûment certifié, la femme avait été transférée en grand secret dans un vaisseau anonyme de la flotte impériale, quelque part à proximité du navire-amiral du Prince Alzetto, où sa sécurité pouvait être assurée avec le plus de rigueur possible. Pour les quelques subalternes présents, la femme n’était qu’une spécialiste militaire de plus, comme on en rencontrait par dizaines en ce milieu, une technicienne du contre-espionnage dont l’unique fonction était de travailler avec les services de renseignements concernés sur la faisabilité d’opérations aussi confidentielles que floues.

         Elle avait été  brutalement soustraite à son milieu habituel où la plupart de ceux qu’elle côtoyait la pensaient encore affectée à quelque mission lointaine, peut-être même en vacances. Dans quelques jours, on commencerait à s’inquiéter et à trouver étrange cette disparition que personne ne pouvait expliquer mais il serait trop tard et les meilleurs investigateurs de la Galaxie n’y pourraient plus rien. Si ce n’avait été la qualité des informations dont elle disposait, on se serait probablement résigné à cette absence imprévue, la mettant éventuellement sur le compte d’un grand accès de dépression l’ayant peut-être conduite à se détruire. Des aventures de ce genre, on le savait bien, étaient loin d’être exceptionnelles en cette époque difficile. Seuls les initiés – ceux qui connaissaient l’importance de la femme - allaient s’alarmer et lancer des recherches dont l’inefficacité les amènerait certainement à modifier les projets dont elle était partie prenante. On n’en était pas encore là.

         À l’ouverture du sas, la femme se leva et porta le poing droit à son cœur, dans un geste qui ne lui était certainement pas coutumier. Alzetto lui rendit son salut et se tourna vers la jeune femme qui l’escortait.

                - Voici notre troisième Assistante, la Citoyenne Garzelino-Gradzel qui représentera ici les autorités civiles de l’Empire, commença-t-il.

         Les deux femmes, sans prononcer la moindre parole, se saluèrent d’un bref mouvement de la tête.

               - Êtes-vous à votre aise ? s’enquit immédiatement Alzetto, avez vous besoin de quelque chose ?

         N’obtenant qu’un signe de dénégation de la femme, il indiqua le biodiv du coin-salon où les trois protagonistes prirent place en silence.

         La femme paraissait fragile et fatiguée. Portant les habits civils de son transfert, elle ne payait pas de mine et serait passée inaperçue au sein de n’importe quelle foule, ce qui, assurément, était bien le but recherché. Vliclina savait qu’elle avait soixante-neuf ans mais elle lui en aurait donné bien plus tant la femme semblait perdue et misérable, comme dépassée par le geste incroyable qu’elle était en train d’accomplir. Pourtant, l’Impériale ne s’y trompait pas : il s’agissait là d’un personnage important, un personnage de haut rang chez les Universalistes. C’était la raison pour laquelle elle comprenait tout le courage qu’il avait fallu à cette femme pour les approcher, pour se retrouver avec ceux qu’elle combattait très certainement depuis longtemps. Au fond d’elle même, en dépit de l’indifférence obligatoire qui allait de pair avec ses fonctions, Vliclina admirait ce courage qui avait fait abandonner à cette dirigeante probablement paisible le confort vraisemblable qui était le sien jusqu’alors. D’une certaine manière, elle souffrait presque de la détresse et de l’embarras perceptibles de la femme. En fin stratège rompu à ce type d’entretiens délicats, Alzetto ne pressa pas son interlocutrice afin de lui laisser le temps de se reprendre. Son regard était clair, apparemment dénué d’arrière-pensées, et il arborait un sourire bienveillant, conversant paisiblement comme s’il venait de retrouver quelqu’un perdu de vue depuis longtemps et qu’il convenait de mettre en confiance. Après un long silence, la femme se décida.

              - Altesse, une fois encore, me donnez-vous l’assurance que… que…

               - Je puis vous certifier, Citoyenne, que tout ce que vous nous direz restera strictement confidentiel. Pour exprimer la vérité, nous ne sommes que cinq à connaître les raisons de votre présence ici : la Troisième Assistante et son supérieur immédiat, moi-même et mon chef d’État-major, dont évidemment je réponds totalement, et le Citoyen Procureur Général qui vous recevra tout à l’heure afin d’organiser votre… venue parmi nous. Cinq personnes seulement, toutes, au plus haut niveau, au service de l’Etat. C’est peu pour un dossier de cette importance, vous en conviendrez. Plus tard, quand nous aurons arrêté et mis en place les modalités définitives de votre protection, nous aviserons mais cela ne vous concernera alors plus. Bien entendu, les… intermédiaires que vous avez été amenés à côtoyer ne savent rien des raisons de notre entretien. J’ajoute que même sa Majesté ignore encore votre geste que je tiens d’ailleurs à saluer.

         Comme la femme restait silencieuse, Alzetto poursuivit.

              - Si cela vous agrée, voilà comment nous pourrions organiser les choses. Je souhaite vous demander de demeurer quelques jours avec nous afin que nous puissions procéder à certaines vérifications, certains recoupements. Je vous rassure immédiatement : cette tâche sera confiée à du personnel droïde totalement spécialisé pour ce genre d’interventions et qui, en aucun cas, ne saurait trahir en quoi que ce soit la confidentialité de votre présence. Durant ces quelques heures qu’il vous faudra passer ici, nous aurons, à votre convenance et selon votre rythme, les conversations nécessaires. Ensuite, très vite, il sera procédé à votre exfiltration définitive : remodelage biologique et psychique – nos droïdes font cela très bien -, nouvelle identité, nouvelle affectation loin d’ici et de l’endroit d’où vous venez, nouvelle vie en somme. Je crois savoir que votre seule parente est votre mère : comme nous en étions convenus, nos services l’ont prise en charge et elle vous attend dans votre future villégiature. Aucun souci, je vous en donne ma parole…

              - Eh bien, murmura la femme, Altesse, je vous fais totalement confiance. Je… Bon. Voilà.

         Son regard se porta fugitivement sur Alzetto puis sur Vliclina qu’elle parut détailler avec attention comme pour se faire une idée plus précise de celle qui représentait le monde des civils. Elle se lança.

              - Bien que Citoyenne de Ranval, j’ai toujours appartenu à la Compagnie du Fret Stellaire. Parce que mon père avant moi… Depuis des générations, ma famille fait partie de la Compagnie. C’est une espèce de tradition, vous savez. J’ai été formée par la Compagnie et j’ai toujours travaillé pour elle. C’est comme cela. Une fidèle parmi les fidèles. C’est la raison pour laquelle je voudrais que vous compreniez bien que, en aucun cas, je n’ai l’impression de trahir la confiance qui m’a été accordée. En tout état de cause, je ne suis pas quelqu’un qui trahit, cela n’est certainement pas dans ma nature. Je ne suis intéressée ni par l’argent, ni par les honneurs ou le pouvoir, qui bien souvent sont la même chose. Non, j’ai toujours la volonté d’agir pour le bien de la Compagnie et même aujourd’hui… mais cela n’a pas d’importance.

         La femme s’était penchée en avant et sa voix s’était raffermie. On pouvait deviner à certaines de ses intonations, à l’assurance de sa diction transparaissant à certains moments dans ses propos, la femme de pouvoir qu’elle avait incontestablement été.

              - Depuis maintenant près de quinze ans, poursuivit-elle, je suis en charge de la gestion des effectifs à la Mission 3, c’est à dire que je supervise la gestion de la plus grande partie des personnels stellaires des différentes Missions des Premier et Deuxième Quadrants, puisque – mais vous le savez sans doute - c’est à la Mission 3 que chez nous cette tâche est dévolue. Cela veut dire que passe… passait entre mes mains la distribution en humains, hommes et biocyborgs confondus, d’une grande partie de la Compagnie. Une activité difficile mais passionnante. Et il est vrai que, au cours de toutes ces années, je n’ai pratiquement vécu que pour elle.

         La femme s’arrêta de parler. Elle observait ses mains qu’elle serrait fortement l’une contre l’autre et donnait à présent l’impression d’être plongée dans ses pensées, comme si elle revivait une fois encore son existence jusqu’à ce jour, comme si elle dressait plus ou moins consciemment le bilan de ses années passées à la Direction des personnels stellaires. Ses interlocuteurs se gardèrent bien de la pousser plus avant. Quand elle releva les yeux, elle parut s’adresser à Vliclina qui se tenait immobile, fascinée par ce qu’elle entendait.

              - C’est la raison pour laquelle – mes responsabilités je veux dire – j’ai été assez tôt approchée par les Universalistes. Il y a plus de dix ans déjà. J’occupais un poste clé, vous comprenez. Approchée mais pas d’un coup, bien sûr. Très progressivement au contraire. Et, je dois bien vous le dire, au début j’ai été séduite par ce que j’entendais. J’ai longtemps cru à ces idées. Longtemps. Et c’est sans doute la raison pour laquelle, peu à peu, j’ai progressé dans la hiérarchie de l’Organisation. Au point d’en avoir une vision certainement plus approfondie que la plus grande part de ses membres, fussent-ils influents, ce qui est quelque chose d’assez rare dans notre système très compartimenté. Et puis… Et puis… Je me suis mise à douter. À réfléchir, à m’interroger et, c’est vrai, à douter. Je ne remets pourtant pas en cause le bien-fondé des idéaux que j’ai longtemps défendus corps et âme. Non. Pas du tout, même. Je comprends bien que cela doit vous surprendre. Vous vous demandez : alors pourquoi ? C’est que, en réalité, ce que je ne peux plus partager, ce à quoi je ne peux adhérer, c’est la méthode. Les moyens. Et tout ce que cela va entraîner. Je ne suis plus sûre de… Au fond de moi, je suis certaine qu’il existe d’autres façons de procéder, une approche plus… plus démocratique. Non, je ne peux pas approuver la guerre civile qui est, de fait, programmée. Les désordres. Le malheur des plus humbles. Car, c’est bien de cela qu’il s’agit. La misère des plus faibles. Tous ces innocents… Cela m’a pris du temps pour me décider. Deux ans… au moins ! Non, je ne peux pas approuver… Il faut arrêter cette folie alors qu’il est encore temps…

              - Je comprends, murmura Alzetto, et c’est tout à votre honneur…

              - Altesse, s’empressa d’ajouter la femme, il me faut être claire : je ne cherche nullement, sauf votre respect, à défendre les privilèges ou les intérêts de ceux qui sont en place. Ce n’est certainement pas cela. Ce qui me fait aujourd’hui horreur, c’est la misère à venir si on laisse faire… Voilà pourquoi je suis venue vous avertir. Je… Afin d’empêcher la Galaxie de courir à sa perte, j’ai décidé de vous informer de ce que je sais… les actions qui ont été arrêtées, du moins celles qui ont été portées à ma connaissance… les noms des responsables que j’ai rencontrés ou que j’ai pu identifier… Même si cela me coûte terriblement… Terriblement. Vous pouvez comprendre : des compagnons de route… de charmants amis, parfois… mais il le faut. Il le faut !

         À présent qu’elle pensait s’être suffisamment expliquée, la femme fut plus précise. Malgré sa connaissance forcément partielle de l’organisation universaliste, elle livra à ses deux interlocuteurs une première approximation de ce dont elle avait connaissance. Les actions à venir – et surtout leur rythme d’exécution -, des noms dont certains firent intérieurement frémir les deux Impériaux, des moyens, des locaux, toutes informations de première importance pour Alzetto et Vliclina qui se rendaient compte combien ils savaient peu jusque là. Ces révélations ne concernaient que les deux quadrants dont la femme avait la charge pour la CFS mais c’était assurément un formidable point de départ pour eux. Ils ne cherchèrent pas à l’interrompre pour obtenir des précisions : ce serait pour plus tard. À deux mètres en retrait du biodiv, le droïde personnel d’Alzetto, sans qu’un seul mouvement le trahisse jamais, enregistrait tout : témoin dévoué et incorruptible, il pourrait rappeler le moindre détail du monologue de la femme, à supposer que les Impériaux, captivés par ce qu’ils apprenaient, aient oublié quelque chose. Finalement, Alzetto reprit la parole.

              - Citoyenne, tout cela est très intéressant. Très intéressant. Et je ne saurais dire combien votre collaboration nous est précieuse… Toutefois, je vois que vous êtes fatiguée ce que je peux aisément comprendre… Après ce premier et instructif tour d’horizon, je vous propose donc de vous rendre comme nous en sommes convenus à l’audience du Citoyen Procureur Général – le cinquième personnage, vous vous rappelez ? – qu’il convient que vous rencontriez au plus vite afin d’organiser votre protection légale. La Troisième Assistante vous assistera. Ensuite, vous pourrez vous reposer. Nous aurons dès demain l’occasion de vous revoir pour toutes les questions que, vous vous en doutez, nous ne manquerons pas de vous poser. Mais vous serez rapidement déchargée de votre contrainte actuelle, je vous en donne ma parole d’officier.

     

     

     

         Le bureau improvisé du Procureur Général Arv Galtor était en réalité celui qu’avait prêté pour cette entrevue très secrète un des Généraux d’Intendance d’Alzetto, au huitième niveau du même vaisseau spatial. Vliclina n’avait rencontré qu’une seule fois le Procureur, d’après ses souvenirs un homme âgé aux cheveux blancs et au visage austère. Galtor avait fait toute sa carrière dans l’Administration impériale et on disait de lui qu’il aurait donné sa vie pour l’Empereur dont il avait été un des condisciples à l’Académie militaire longtemps auparavant. Il avait fallu toute la persuasion du Prince Alzetto pour que le vieil homme accepte de venir en personne se perdre au sein de la flotte, lui qui ne quittait plus que rarement les lambris de son Ministère de Iorque. Le Haut Fonctionnaire avait bien argué du fait qu’une rencontre holographique était probablement suffisante mais, face à l’importance de l’entretien que le vieil homme ne pouvait à l’évidence pas encore apprécier, Alzetto avait été intraitable.

         Était-ce dû à un accès de mauvaise humeur devant ce voyage obligé dont il ne comprenait pas l’utilité ou bien le Procureur avait-il décidé que sa haute fonction devait être absolument reconnue dans cet univers de soldats, quoiqu’il en soit il se faisait attendre. Vliclina ne présentait comme à son habitude aucun signe particulier d’impatience mais elle s’inquiétait pour sa protégée dont la fatigue paraissait extrême. Pour la mettre à l’aise, l’Impériale chercha à engager un semblant de conversation mais ses tentatives tournèrent court. Elle reporta donc son regard sur le bureau du Général d’Intendance, une pièce agréable et claire à défaut d’être luxueuse, qui présentait la singularité d’être stéréovisée aux trois-quarts. De son fauteuil situé face à la table de travail de synchron, elle tournait le dos au sas par lequel elle était entrée et de chaque côté duquel les deux soldats de l’escorte accordée par Alzetto avaient pris place. Les trois autres parois présentaient une vue animée d’une ville qu’elle n’arrivait pas à identifier mais dont la beauté était surprenante. Les constructions à l’architecture gracile étaient conçues en une sorte de verre violet qui reflétait en permanence les variations du ciel changeant. Les formes des véhicules qui sillonnaient l’artère principale lui étaient inconnues mais les nombreux passants étaient incontestablement humains. Cela ne paraissait pas être un décor inventé sorti de l’imagination débridée d’un quelconque artiste mais donnait au contraire une indéniable sensation de vérité. Cette ville vivait réellement et Vliclina s’étonnait de la trouver ici, au sein d’un vaisseau de guerre. Décidément, se fit-elle la réflexion, il n’y a qu’Alzetto pour posséder un bureau des plus conventionnels, il faudra que je lui en fasse la remarque.

         La partie basse du panneau qui leur faisait face se mit à trembler imperceptiblement et Vliclina distingua une silhouette qui en émergeait. Enfin, pensa-t-elle, et elle se tourna vers la femme qui s’était redressée à son tour.

               - Voilà le Cit… commença-t-elle avant de suspendre sa phrase en voyant les yeux de la femme s’écarquiller de surprise.

                - Bernade ! hurla la femme.

         Avant que l’Impériale puisse réagir, la femme se leva d’un bond, repoussant son fauteuil qui se renversa. Elle se précipita vers les soldats qui n’avaient pas bougé. Le procureur était peut-être un civil âgé mais il savait parfaitement bien se servir d’une arme. Il tira à l’incandescent sur la femme dont la tête se consuma instantanément. Un flot de sang éclaboussa Vliclina qui voulut se jeter sur l’homme mais celui-ci avait déjà retourné l’arme contre lui. Le tout avait duré moins de deux secondes. Les soldats se précipitèrent, horrifiés, pour constater qu’il n’y avait plus rien à faire.

        Alzetto arriva cinq minutes plus tard. Se frayant un chemin parmi les soldats du service de sécurité, les ordimédics et les nombreux droïdes, il s’approcha rapidement de Vliclina qui, parce qu’il lui fallait bien faire quelque chose, avait entrepris de fouiller ce qui restait du cadavre du Procureur et il lui tapota l’épaule droite.

              - Vous n’avez rien ? demanda-t-il.

              - Moi non, chuchota la jeune femme.

              - J’ai fait cerner la pièce mais il était manifestement tout seul, poursuivit Alzetto. Puis, amplifiant sa voix : tout le monde sort d’ici. Je reste avec la Troisième Assistante.

         Vliclina s’était relevée et, redressant son fauteuil, elle s’y laissa tomber.

              - Tenez, lui adressa Alzetto en lui tendant un braev [7]. Essuyez-vous : on vous dirait sortie tout droit d’une talide d’horreur.

         Le Prince se mit à marcher de long en large avant de se tourner vers Vliclina.

                 - Bergaël pourri de Bergaël pourri ! C’est incroyable, ils sont partout ! Celui-là, elle ne le connaissait pas sinon elle nous aurait avertis…

             - Elle le connaissait mais sous un autre nom, répondit l’Impériale.

         Alzetto se dirigea vers le cadavre du Procureur qu’il retourna de sa botte puis revint se planter vers Vliclina, les mains derrière le dos, les yeux d’un bleu glacé, le visage blême de colère.

                  - Nous en avons certes appris plus aujourd’hui qu’en des mois d’enquêtes inutiles. Mais je rage de savoir qu’elle avait encore tant à nous dire…

         Vliclina qui se remettait à peine de sa frayeur ne lui répondit pas. Elle pensait à la femme qui leur avait fait confiance. D’une certaine manière, ils n’avaient pas su la protéger et elle s’en voulait terriblement.

                  - Comment ? murmura-t-elle. Comment a-t-il pu savoir ? Nous n’étions que quatre à être dans la confidence : vous, moi, votre  aide de camp et Dar-Aver. Comment, mais comment ?

         Alzetto se planta sans répondre devant l’image de la ville. Après un long silence, il se retourna vers la jeune femme.

               - Il ne savait pas. Il s’est méfié de cet entretien par trop inhabituel et sans doute aussi parce que les autres s’étaient déjà inquiétés de la disparition de notre informatrice. Il ne pouvait pas savoir. Pour lui, c’était un coup de pacdole : soit il ne faisait rien si ses craintes n’étaient pas fondées, soit il attendait d’être sûr s’il ne la connaissait pas, soit…

                - Soit il la connaissait et il agissait tout de suite.

                - Exact.

               - Ces gens sont vraiment déterminés, continua la jeune femme. Il n’a pas hésité, lui, un fonctionnaire de toujours, un homme qui avait la confiance de tous, à se neutraliser pour ne pas avoir à répondre de ses actes…

              - Et risquer de nous apprendre ce qu’il ne voulait pas que nous sachions, conclut Alzetto. Allez, Vliclina, reprit-il d’une voix adoucie, nous en verrons d’autres. Pour l’heure, ce qui compte, c’est que nous ne sommes pas totalement bredouilles. Et ça, les autres ne peuvent pas le savoir avec certitude. C’est un atout certain.

     

     

     

         La foule grossissait à vue d’œil : plusieurs dizaines de milliers de personnes déjà. Très impressionnant. D’où venaient donc ces gens ? Probablement sortis de tous les recoins de la ville ainsi que des colonies parsemant la planète mais surtout arrivés les semaines précédentes des planètes voisines afin de se fondre dans les entrailles de Lommis Gamma, épicentre de la contestation. De plus, contrairement aux habituels rassemblements de grogne populaire, cette foule était bien réelle et ne comportait que très peu d’hologrammes. Même sur l’écran géant de l’ordiquant central, on pouvait presque palper cette densité physique, la réalité de cette population.

              - Par Bergaël, s’exclama le sous-gouverneur de la Sécurité Dan-Leb, ils sont de plus en plus nombreux et cela ne me dit rien qui vaille… Et les autres qui risquent d’arriver ! Pour faire la jonction, à n’en pas douter !

         Il se pencha vers l’écran pour saisir des détails, des attitudes, des singularités qui auraient pu le renseigner sur l’état d’esprit de tous ces gens. Mais il ne voyait qu’une foule bon enfant, calme et détendue. Si ce n’avait été le contexte, on aurait presque pu croire qu’il s’agissait là d’une réunion festive, un rassemblement de braves citoyens venus se détendre à l’occasion d’un quelconque anniversaire. Le sous-gouverneur n’était pas dupe. Très inquiet, il se retourna vers ses proches collaborateurs à deux pas derrière lui.

              - Vous êtes certains d’avoir parfaitement localisés les meneurs, n’est-ce pas ? Nous avons bien le contrôle de tout ça ?

         Un des officiers de sécurité s’avança d’un pas ;

          - Totalement, Citoyen Gouverneur. Nous avons infiltré de nombreux fonctionnaires de sécurité dans la manifestation et nos troupes de réserve sont en alerte maximale aux différents points stratégiques du périmètre. Les responsables d’unités attendent vos ordres.

              - Montrez-moi les autres, ordonna le sous-gouverneur.

         L’écran changea instantanément. Même image de foule compacte mais au comportement totalement dissemblable. Ici, il s’agissait à l’évidence d’un meeting. Des milliers de personnes entouraient une estrade virtuelle sur laquelle s’agitait l’hologramme d’un homme entièrement vêtu de blanc. L’homme haranguait la foule qui reprenait en chœur ses slogans. Des centaines de panneaux de contestation en 3D lui faisaient comme une garde d’honneur. L’atmosphère était électrique, passionnée, belliqueuse, bien différente de la manifestation des Indigents que le Sous-gouverneur venait d’observer.

            - Les deux rassemblements ne doivent en aucun cas se regrouper ! reprit-il. Il faut tout faire pour empêcher une éventuelle jonction sinon… Nous devons tenir les ponts coûte que coûte ! C’est par là que viendra le danger… Quel malheur de ne pouvoir disposer des droïdes de sécurité ! Quel grand malheur ! Mais les ordres sont formels.

         Aucun des officiers présents ne fit la moindre remarque. Consterné, le sous-gouverneur regagna son poste d’observation au centre de la pièce. Il se laissa tomber en soupirant sur son tab et ferma les yeux. Un moment si difficile ! Si difficile ! Dire qu’il s’était tellement réjoui lors de sa nomination sur Lommis Gamma. Une villégiature de rêve, presque une semi-retraite, avait-il à l’époque pensé. La véritable vie de province comme on la rencontre en périphérie, loin de l’agitation de Terra et de ses pièges. Après toutes ces années de luttes d’influence, de coteries, de fausses amitiés, de missions empoisonnées, Lommis était apparu pour Dan-Leb comme le havre de paix qu’il avait toujours souhaité pour une fin de carrière heureuse. Seulement voilà, il était écrit qu’il ne serait jamais tranquille : à peine trois ans – le temps de prendre quelques repères – et tout à coup cette affaire des Indigents qui venait tout bouleverser, une histoire qui attirait l’attention de la lointaine métropole et focalisait la méfiance de l’Administration sur lui. Un désastre… Tout ça parce que cet abruti de Lessen, le Gouverneur en titre, avait subitement décidé d’augmenter les impositions des habitats constructibles sur les conseils pour le moins mal avisés de sa délégation à la Prospective. Puis l’enchaînement inévitable, les deux ou trois meneurs qu’on traduit en justice, augmentant d’autant la rancœur de leurs partisans, les manifestations de soutien qui tournent à la confrontation, la répression peut-être trop brutale. Un désastre, un vrai… Ensuite, pour ajouter à la confusion - comme si cela ne suffisait pas - il y avait à présent, regroupés autour de leur leader soi-disant charismatique, les Fondamentalistes anti-droïdes qui amplifiaient tout ce désordre. De fait, c’est peut-être cela le plus préoccupant, pensa Dan-Leb, parce que s’il est possible de dialoguer avec les Indigents dont les meneurs sont à peu près connus et relativement accessibles à la raison, les autres… Non sans angoisse, le sous-gouverneur revit son entrevue, trois jours auparavant, avec l’hologramme de Groal, dit l’ange, une dénomination aussi ridicule que l’individu. Il avait d’abord cru avoir affaire à un misérable illuminé, une âme perdue qui menait un combat d’un autre âge. Il s’était vite aperçu que l’Ange était loin d’être un simple bougre qu’on peut intimider en faisant la grosse voix. Au contraire, l’autre poursuivait un plan bien établi qui consistait ni plus ni moins qu’à remettre complètement en cause l’ordre en place. C’était un homme sûr de son droit, insensible à la moindre critique, à la plus petite tentative de conciliation. Un fanatique qui avait décidé de faire le bonheur du peuple malgré lui et peut-être même contre lui. Qui s’adressait en même temps à ses partisans - et, hélas, il y en avait beaucoup – sur au moins treize des planètes du système local avec la même fougue haineuse… et les mêmes conséquences inquiétantes. Que faire avec ce genre d’individus ? Immédiatement contactés par Dan-Leb, ses supérieurs sur Terra n’avaient semblait-il pas pris toute la mesure du danger : « Laissez-le manifester sa hargne, avaient-ils dit, laissez-le s’épuiser dans des discours stériles mais, surtout, aucune provocation de notre part, c’est pour cela qu’il faut retirer tous les droïdes de sa vue … ». Comme si cela pouvait être suffisant !

              - Citoyen Gouverneur !

         Dan-Leb ouvrit immédiatement les yeux et se dressa d’un bond. L’écran montrait à nouveau la manifestation des Indigents mais quelque chose de presque imperceptible y avait changé. On sentait maintenant que la foule jusque là turbulente et joyeuse s’était figée, attentiste, prête à s’élancer vers un but inconnu.

             - Multiples ! Multiples ! ordonna Dan-Leb.

         L’écran se scinda en une trentaine de vues plus petites renvoyées par les capteurs disséminés sur le périmètre. Les miliciens se penchèrent pour décrypter les visions réduites qu’ils avaient à présent de la foule.

              - La baie 28, demanda Dan-Leb. En demi-grandeur circulaire.

        La voix du Sous-gouverneur s’était faite soudainement calme. Toute fatigue dissipée, il scrutait avidement l’image affichée.

             - Là, murmura un des officiers de la Milice. C’est là que sera la tête du cortège. Vous voyez… Ils vont sortir du périmètre. Malgré les accords formels.

             - Ils commencent à casser le mobilier urbain… Ca va dégénérer, reprit un autre.

         Pendant plusieurs minutes, les officiers de l’État-major de la Sécurité observèrent avec attention le développement du mouvement. Les manifestants avançaient lentement mais inexorablement en direction du fleuve, jetant sur leur passage de multiples objets dont certains, par les dégâts qu’ils occasionnaient, avaient été évidemment amenés là pour un tel usage. Les zooms des capteurs permettaient de les distinguer plus en détail et, d’après ce qu’on pouvait en juger à leur combis de dissimulation, les individus les plus agressifs semblaient plutôt jeunes et particulièrement décidés, bien loin des habituels participants aux précédentes manifestations des Indigents.

              - Regardez, Citoyen Gouverneur, ils ont l’air bien organisés et…

              - Je vois tout cela, Andros, je le vois bien. Bon. C’est à peu près ce à quoi nos indicateurs nous avaient préparés. Ils se dirigent vers le pont Jalk. Nous les stopperons avant. Faites avancer les unités anti-émeute et surtout veillez à ce que nos glisseurs à eau et nos Soylent [8] soient bien en vue. Que nos réserves soient placées immédiatement en arrière de nos lignes.

              - Citoyen Gouverneur, s’exclama un des miliciens, ça bouge aussi du côté des Fondamentalistes…

         Le meeting qu’on pouvait à nouveau apercevoir sur l’autre partie de l’écran était terminé mais aucun ordre de dispersion n’avait été donné. Bien au contraire puisque là aussi un imposant cortège était en voie de formation, un cortège dense et massif à la tête duquel on pouvait distinguer l’hologramme de « l’Ange » qui exhortait ses fidèles à le suivre.

              - Un minutage parfait, commenta le sous-gouverneur. Ces gens ont à l’évidence coordonné leurs actions. Citoyens, adressa-t-il à ses collaborateurs, la nuit va être pénible pour tous car, à présent nous ne pouvons plus en douter, nous avons affaire à une véritable émeute organisée. Je vais sur le champ en référer à l’Administration centrale et me mettre en rapport avec les autorités militaires. J’évalue le contact avec nos troupes dans environ dix à quinze minutes, le temps que les émeutiers regroupent leurs forces. Ensuite ce sera dur. Réunion dans exactement dix minutes : je veux les rapports de nos observateurs, de nos chefs de section et responsables d’unités, avec des contacts visuels permanents. Andros, et Larfi, je vous demande d’ordonner le déploiement immédiat des unités droïdes et leur mise en position en périphérie. Pour l’instant, Citoyens, ce sera tout.

     

     

     

         En dépit de tous les efforts des miliciens chargés du maintien de l’ordre et peut-être en raison de la non affectation des droïdes dont l’autorisation de participation tardait à venir, la jonction entre Indigents et Fondamentalistes, tant redoutée par le sous-gouverneur, se produisit au petit matin. Après des heures d’âpres combats de rue. Des heures de combats inédits opposant une police impuissante, dépassée par une stratégie à laquelle elle avait été mal préparée, à des émeutiers bien organisés et maniant à ravir les stratégies de harcèlement d’une authentique guérilla urbaine. Dès lors la physionomie de l’émeute changea du tout au tout : il ne s’agissait plus d’empêcher quelques individus de saccager la ville sur leur passage mais bien d’éviter une prise de pouvoir par des forces hostiles et relativement mal connues. Les unités droïdes tardivement sollicitées ne purent que contenir momentanément la colère populaire, ou plutôt ce qui se cachait derrière elle.

              - A chaque fois, trop peu et trop tard ! hurla Dan-Leb à ses officiers. Nous avons toujours une voiture de retard sur ces gens…

         Il voyait progressivement ses pires craintes se réaliser et, la rage au cœur, il se décida finalement à demander l’aide de l’Autorité centrale, sur Terra, dont les fonctionnaires n’ignoraient rien de l’évolution de la situation. Les responsables du Septième Assistanat, compétents en la matière, hésitèrent un temps à engager leurs forces spéciales d’intervention avant d’autoriser le recours aux militaires tant l’affaire leur semblait compromise : il était vrai que depuis les attentats meurtriers sur la planète-ville quelques mois auparavant, les possibilités d'ingérence directe de l’armée dans le domaine civil avaient été officiellement autorisées par décret impérial extraordinaire. Les militaires qui piaffaient d’impatience ne se privèrent pas. L’état-major de la 4ème armée ordonna une reprise en main brutale dès le deuxième jour des émeutes de Lommis et ce d’autant que des signes avant-coureurs de désordre se manifestaient dans tout le système stellaire voisin. La seule inquiétude, jamais véritablement exprimée par les responsables concernés, tombait pourtant sous le sens : affectés à des tâches somme toute subalternes de maintien de l’ordre, ces milliers de soldats n’étaient dès lors plus disponibles pour d’autres théâtres d’opération et on pouvait légitimement se demander si cela n’était pas le but final des commanditaires de tout ce remue-ménage.

    suite ICI

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    [1] bras  correspondant à la partie de la Galaxie explorée par les humains et dont le Soleil dans sa révolution autour du centre de la Voie lactée se trouve le plus près

    [2]  faisceaux Gimeld : jeux de lumière quantiques

    [3]  mois de Lo (planète Brevan) : à peu près juin-juillet sur Terra

    [4]  Groal : en Fried, « l’Ange » ; prononcer groâle (NdT)

    [5] Planorbe : équipement d’informatique bioquantique complexe qui autorise de nombreuses fonctions multimédia, notamment ludiques.

    [6]  Dorden gel avel = approximativement : « Putains de droïdes »

    [7]  braev : sorte de mouchoir décoratif en matière synthétique qui présente la particularité d’être extraordinairement absorbant.

    [8]  Soylent : chars aéroglisseurs à armement léger de la police, affectés au maintien de l’ordre en zone urbaine.


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  • Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

    Sujet :                                    médias

    Section :                                histoire générale, histoires des techniques, art et culture

    Références extrait(s) :         t.14, pp.123-325, t .15, pp.16-44 ; t.209, pp.352-405, t.281, pp.2111-2132

    Sources générales :                  tomes 14 à 19, 24, 207, 218, 294-99, 287 à 298

    Annexe(s) :                                          

     

     

    …/… présents depuis que la civilisation existe. Y compris dans les périodes de conflits violents et/ou de régression, les médias ont généralement toujours cherché à informer leur public même si cette action s’est parfois exprimée dans des termes approchant la banale propagande. D’une manière générale, bien qu’essentiellement représentatifs d’un type de société, d’un régime politico-économique ou d’une époque, les médias ont le plus souvent cherché à éviter une inféodation trop contraignante. Dans l’Empire des débuts, certains dirigeants ont souhaité les réduire (Kresp le Fat,  Oréal II Rougepassion par exemple) mais ces époques de cohabitation difficile ont dans l’ensemble été plutôt rares …/…

     

    …/… tout dépendant, évidemment, de l’approche faite par le politique en question. Par exemple, pour certains fondamentalistes (notamment religieux) ou pour les opposants irréductibles au type de société en place (« caste des Opposants Inconstitutionnels », par exemple), les médias dès lors qu’ils interviennent au sein d’une société humaine donnée, deviennent ipso facto les thuriféraires du régime en place et nécessitent donc d’être neutralisés. C’est ainsi que lors des « Evènements dits du Trassar, en 889 rc, une campagne d’intimidation systématique fut entreprise à l’encontre des médias – quelles que soient leur nature, leur domaine d’action ou leur localisation géographique -, campagne qui, par sa violence et son caractère difficilement compréhensible par le public, aboutit à la destruction de…/…

     

    …/… parce qu’ils sont aussi nombreux qu’il y a de communautés humaines. Pour la clarté de notre exposé introductif, nous avons choisi de délimiter une frontière entre ce que nous appellerons les « médias proprement dits » et ceux que nous nommerons « collatéraux » ce qui, bien entendu, ne veut pas dire secondaires. Dans le premier groupe, par exemple, on pourra inclure la stéréoviz et ses grandes chaînes de diffusion galactique ou les talides animées ; dans l’autre, on retrouvera plutôt des initiatives localisées comme le théâtre multimédia ou la musique dérovantienne dont le caractère plus exclusif n’hypothèque nullement l’impact sur les populations…/…

     

    …/… historiquement premiers. Les talides, notamment animées, ont par leur caractère universel et la facilité de leur fabrication et de leur distribution contribué à disséminer dans l’ensemble de la Galaxie une forme de pensée universelle. Pour beaucoup, l’accès à une Culture aisément accessible permit…/…

     

    …/… C’est surtout par la concurrence – pour ne pas dire la rivalité – existant entre elles que les grandes chaînes de diffusion (stéréoviz mais aussi trivmaki et autres vardas [1]) ont acquis leur relatif esprit d’indépendance. Il ne faudrait toutefois pas tomber dans un angélisme naïf en prétendant qu’aucune pression n’a jamais été exercée à leur égard par les politiques ou les galactico-économiques et que, de plus, elles n’y succombèrent jamais…./… Demeure également le problème de ce que Vrigen Belair, le célèbre historien néoparien du 7ème siècle, nomme le « galactico-bienséant » dont on sait les ravages qu’il peut entraîner à certaines époques, lorsque l’appauvrissement des idées est vécu comme le règne de la Vérité absolue et que l’autocensure de tous les intervenants conduit à l’uniformisation des concepts…/…

     

    …/… qui a toujours représenté une forme d’information particulière. Le Kha (aussi appelé GRG ou Grand Réseau Galactique), depuis l’avènement de l’informatique quantique, permet à tout ressortissant des grandes puissances galactico-politiques d’être informé à chaque instant de l’état de la Galaxie, et ce quel que soit sa localisation géographique, sa situation personnelle ou son activité professionnelle. Il va de soi que le GRG n’empêche nullement les autorités légales d’intervenir de façon plus ou moins répressive – on peut même se demander au contraire si l’immensité et la complexité du Réseau ne sert pas parfois les pouvoirs en place en leur permettant de regrouper leurs informations - ; il n’en reste pas moins que les échanges d’idées ou de documents transitant par le GRG représentent une des activités principales de l’Humanité biologique, voire mécanique, en ce milieu de dixième siècle…/…

     

     

     

    5

     

     

     

     

       Le soldat, impeccablement sanglé dans son uniforme bleu-nuit des Sections de Sécurité, se mit au garde-à-vous dès qu’elle eut franchi le seuil de la verso [2]. Il n’avait pas beaucoup plus de vingt ans mais, en dépit de sa jeunesse, Bristica était certaine de sa totale compétence. Elle lui rendit brièvement son salut et se dirigea lentement vers son espace de réception, petite pièce remarquablement aménagée (elle en avait supervisé personnellement l’agencement) attenante à son laboratoire. Le soldat lui emboîta le pas silencieusement. Sur Farber – ou même sur Terra – une telle garde rapprochée lui aurait pesé mais ce n’était pas le cas dans cet univers essentiellement militaire où les civils comme elle étaient aussi rares que des sial-val [3] à Carresville. Peut-être finissait-elle par s’habituer à cette surveillance de tous les instants ? Cette éventualité ne laissait pas de l’étonner, elle qui se demandait souvent où était passée la Bristica si indépendante et presque sauvage de Tressgloss. L’approche de la maturité ou le souvenir plus ou moins conscient de toutes les agressions dont elle avait été récemment victime ?

         L’homme l’attendait. Il s’était déjà présenté à elle par hologramme et c’était leur premier contact réel. Il se leva à son arrivée et, d’un geste à peine ébauché, elle lui demanda de se rasseoir sur le biodiv. Bristica se tourna vers le droïde qui, raide comme un cierge-laser, se dressait près de la porte magnétique.

              - Vous pouvez nous laisser, Bersam, je m’occupe de ce citoyen. Ainsi, vous êtes le Citoyen Velstar Drago, commença-t-elle en se tournant vers son visiteur. Savez-vous que j’ai entendu parler de vos remarquables travaux et que je suis enchantée de vous savoir avec nous ?

              - L’honneur est pour moi, Citoyenne Glovenal, entièrement pour moi. Je… Ce que j’ai eu l’occasion de faire jusqu’à présent est totalement insignifiant comparé aux avancées tout à fait extraordinaires qui…

         Bristica l’interrompit d’un petit signe de la main et l’homme se réfugia dans un mutisme déférent. La quanticienne redoutait toujours ces prises de contact, d’autant plus que sa nouvelle et involontaire notoriété la tourmentait. Elle fit semblant de se plonger dans le magnet perso de son vis-à-vis qu’elle connaissait déjà presque par cœur. Un homme de qualité à ce qu’elle avait découvert, un quanticien chevronné dont l’apport risquait d’être enrichissant. Toutefois, son équipe était au complet, du moins pour les tâches immédiates, et elle s’était étonnée que ce nom, jusque là peu connu d’elle, lui soit imposé. Par la hiérarchie militaire qui plus est alors que le quanticien était un authentique Confédéré. Étrange mais après tout pourquoi pas ? Elle releva les yeux et sourit gentiment à l’homme dont elle devinait qu’il devait être encore plus intimidé qu’elle. Elle l’étudia en silence quelques secondes, le temps pour lui de s’agiter sur son biodiv, mal à l’aise. Elle décida de mettre fin à son anxiété.

              - Eh bien, Citoyen Drago, je vois que vous semblez être un homme précieux et que vous avez déjà longuement travaillé sur le type de projets qui nous occupe ici. Je vous remercie tout d’abord d’avoir accepté de rejoindre notre équipe. Je vous propose de faire avec moi le tour de nos équipements, disons, demain, lorsque vous vous serez installé, et j’en profiterai pour vous présenter les différentes personnes qui travaillent dans ce service. Vous serez vite à votre aise, j’en suis certaine, car, qu’on le veuille ou non, la prospective, c’est toujours un peu la même chose, n’est-ce pas ? Auriez-vous des remarques particulières à formuler ? Des souhaits ? N’hésitez pas…

     

     

     

         Drago rejoignit son sarmiv [4], trois niveaux au dessus du bureau de Bristica, sans difficulté particulière bien qu’il ne s’y soit rendu qu’une seule fois depuis son arrivée et que sa préoccupation soit extrême. Il présenta sa main droite à la porte de l’appartement, en réalité un simple bouclier magnétique de couleur sombre qui s’éclaircît instantanément. La pièce était relativement spacieuse mais il devait la partager avec deux autres civils inconnus ce qui, en définitive, lui laissait un volume de vie plutôt réduit : on était bien loin de la vaste maison individuelle qu’il venait d’abandonner et surtout du jardin aux essences rares qui, jadis, faisait sa fierté. Plus tard, lorsque l’importance de sa collaboration serait reconnue, peut-être aurait-il l’envieux privilège, en ces lieux où chaque mètre était compté, de disposer d’un appartement privé ? Pour l’heure il se moquait totalement de cette éventualité certainement lointaine. Il observa distraitement l’endroit pour l’instant vide de toute présence et se dirigea vers son coin de vie pour se laisser tomber sur son biodiv. Lentement, il étendit ses longues jambes comme au sortir d’une épreuve physique difficile et, renversé en arrière, il ferma les yeux. Depuis le départ de Clar, sa compagne de toujours, il appréciait de telles minutes de détente glanées sur son emploi du temps. Il pouvait alors chercher à la retrouver telle qu’il l’aimait, ses gestes, ses phrases, sa présence imperceptible. Aujourd’hui, toutefois, c’était difficile. Ce n’était pourtant pas l’environnement nouveau, les visages inattendus, la difficulté de sa position… Un bref instant, il pensa au morceau de stéréoviz qui ne le quittait pas et qu’il aurait été facile d’activer mais il ne put s’y résoudre. Pas maintenant. Pas déjà.

         Bien qu’il se soit psychologiquement préparé à sa rencontre avec la quanticienne, il était bouleversé. Ou, pour être plus exact, il continuait à se trouver dans cet état étrange, presque second, un état qu’il n’arrivait pas à analyser. Une disposition d’esprit, cyclique dans ses paroxysmes, qui perdurait depuis plusieurs semaines, précisément depuis la venue du biocyborg, chez lui, dans son monde protégé, et la remise de cette photo 3D qui avait remué en lui tant de sentiments enfouis. Pourtant la quanticienne ne ressemblait pas réellement à Clar : plus active et plus volontaire sans doute, moins douce peut-être. Aurait-il présenté cette femme à un de ses amis d’avant, un de ceux qui avaient bien connu sa disparue, que celui-ci n’aurait pas hésité une seule seconde : les deux femmes étaient très différentes ! La peau ardoisée, les yeux violets, les longs et lourds  cheveux noirs : non, Bristica Glovenal ne ressemblait pas à son amie perdue. Et pourtant si ! C’était cela qu’il n’arrivait pas à s’expliquer. A ce qu’il pressentait, les deux femmes avaient beaucoup en commun, même et surtout si cela n’apparaissait pas de prime abord. Beaucoup ! Drago avait retrouvé chez la quanticienne une silhouette, une gestuelle, cette présence magnétique si particulière qui l’avaient tant ému. Mais vivante. Incroyablement vivante ! D’avoir vécu si longtemps dans ses souvenirs ne l’avait pas préparé à affronter cette évidence : l’apparente imprévisibilité des attitudes et du comportement de la quanticienne. Néanmoins, dans sa manière de l’observer, de lui présenter sommairement ce que devrait être leur travail commun, la jeune femme l’avait renvoyé à ces mêmes attitudes, à cette même approche de la vie que, jadis, il avait tellement appréciés chez Clar. De fait, à certains détails, une hésitation, une réserve à peine esquissée, dans sa façon de regarder parfois rêveusement par dessus son épaule à lui ou de serrer presque anxieuse ses mains, il avait retrouvé avec une émotion mêlée de crainte les gestes de sa compagne, ces mêmes gestes qu’il avait dénaturés à force d’avoir voulu se les remémorer à sa manière. Il fallait avoir constamment et totalement aimé Clar – et c’était bien son cas - pour percevoir chez l’autre femme tout ce qu’elles avaient en commun. Et puis il y avait ce sourire. Ce sourire si bien rendu par la photo 3D que, à lui seul, il avait d’un coup fait basculer toutes ses certitudes. Un sourire tout juste ébauché mais incroyablement doux et concerné, rehaussé comme chez Clar par le regard vaguement interrogatif, sourcils à peine relevés, à la limite du perceptible. Un sourire léger et fragile capable de combler l’espace pour venir à sa rencontre avant de disparaître pour plus tard. D’une certaine façon, c’était bien Clar qu’il revivait au delà du temps perdu. C’était bien elle.

         Alors, comment trahir sa confiance ? Comment accomplir sans se désespérer la délicate mission qui justifiait sa présence si loin de ses habitudes ? Drago n’oubliait pas ce pour quoi on l’avait mandaté : convaincre la quanticienne de se joindre à une opération que lui-même cernait mal. A défaut, en cas de non-réponse, il lui fallait espionner celle qui avait décidé de lui faire confiance. L’espionner, l’épier, la surveiller pour comprendre ce qu’elle créait et appréhender sa manière d’aborder la prospective, cette science qu’il pratiquait depuis si longtemps qu’il l’avait crue endormie sur sa gloire passée. C’était un travail de mercenaire qui l’écœurait profondément. C’était malheureusement aussi la seule justification à cette rencontre autrement improbable. Que décider au bout du compte ? Trahir celle qui l’attirait si intensément ? La décevoir, s’en faire une ennemie, abandonner à jamais et dans la confusion sa recherche du passé recréé ? Sans compter – mais cela ne l’inquiétait guère pour le moment – la colère et la vengeance des Impériaux légitimistes… A l’inverse, les Autres qui étaient partout, qui le surveillaient sans doute étroitement et à qui il fallait rendre des comptes réguliers ne lui pardonneraient pas le moindre écart : on ne le lui avait pas dit explicitement mais l’importance des enjeux rendrait son échec synonyme de sa neutralisation définitive.

         Drago comprenait – mais il l’avait su depuis le tout début – qu’il était englué dans un piège dont il ne savait pas comment sortir. Il n’avait quand même pas hésité, décidant sur un coup de tête, à la simple vue d’un document figé dans le passé, qu’il lui fallait franchir le pas. De ne pas le faire aurait été trop difficile et aurait de toute façon pesé sur les années lui restant à vivre sous la forme d’un remord permanent qui l’aurait tué bien plus certainement. Parfois on se sent disparaître au sein de sables mouvants sans avoir jamais eu la possibilité de les éviter. Ne restent alors que le temps présent et l’espoir insensé de ressusciter un passé que l’on sait détruit mais dont on ne peut pas ne pas tenter l’aventure.

         Drago, petit à petit, se sentit envahi par cette étrange langueur qui trop souvent le saisissait depuis des jours et contre laquelle il n’avait pas le courage de lutter. La fatigue et la peur sans doute, ses pesantes compagnes d’infortune. Il se savait toujours à bord du vaisseau étranger, dans le petit périmètre qu’on lui avait octroyé, mais son âme lasse l’entraînait bien au delà de ce monde trop réel. Paupières baissées sur son trouble, il retrouva son jardin aux multiples senteurs. Il se sentait glisser le long d’un chemin irréel, peut-être tout droit sorti de son imagination, mais pouvait admirer les plantes et les arbres dont il connaissait chaque nuance, les rocailles agencées avec tant de soin et la terre bleuie par endroits qui adhérait toujours imperceptiblement à ses semelles, comme pour le retenir encore. Au loin, presque hors de portée dans la nuit naissante du crépuscule, il distinguait le contour d’une tonnelle, celle de ses rendez-vous avec la mélancolie, et, près d’elle, une silhouette frémissante qui paraissait l’appeler. Par un effort extrême de sa volonté il chercha à s’en approcher. L’ombre prenait des contours fuyants mais ne s’effarouchait pas de sa venue. Clar, qui d’autre ? Il tendit les mains vers elle dans un mouvement pathétique et désespéré. Elle souriait, Clar, comme au temps d’avant. Quelques pas encore et il pourrait la saisir dans ses bras, l’embrasser, lui dire tous les mots retenus depuis si longtemps. La silhouette demeurait immobile, attentive et prévenante, puis elle secoua la tête doucement et rejeta en arrière ses longs cheveux noirs dans un geste mille fois observé. Ses cheveux noirs ? C’est que la jeune femme avait pris l’apparence de la quanticienne et cela lui allait bien. Drago, le cœur battant à se rompre, s’élança vers elle qui l’attendait en silence. Le bourdonnement du bouclier magnétique le fit sursauter. Il ouvrit les yeux. Un homme venait d’entrer dans son espace et s’approchait de lui.

               - Mon pardon, Citoyen, murmura-t-il, je vous ai réveillé ?

         Puisque Drago encore à ses visions ne répondait pas, il poursuivit :

              - Honger. Delo Honger. Je suis un de ceux qui ont le privilège de partager avec vous ce modeste espace de vie. Avez-vous fait bon voyage ?

         L’apparence de l’homme était très particulière : il était mince, très grand, et d’âge impossible à déterminer, du moins pour quelqu’un comme Drago qui, il est vrai, ne rencontrait plus beaucoup de visages nouveaux depuis des mois. Mais c’était la chevelure de l’homme qui retenait l’attention : blanche et immaculée comme celle de certaines très vieilles personnes. Un albinos, se fit soudain la remarque le quanticien. C’était la première fois qu’il en rencontrait. Un albinos, une caractéristique très inhabituelle en cette époque de génie génétique omniprésent. Drago se redressa, toute conscience revenue. Il était temps de faire connaissance avec tous ceux qui allaient, de près ou de loin, partager son univers immédiat.

     

     

     

     

    Commandement Général des Armées Impériales / CGAI

    Etat-major Interarmes du Premier Quadrant

    Directorat du Généralissime des Armées

     

    Rapport classifié 000

    Dépositaire du rapport : droïde de 1ère classe 1C4, VRAB 942-1Q-001

    Accès : limité sans dérogation

    Accréditations identifiées : deux

    Codes d’accès uniques : accr. 1 : ALZETTO Valer

                                                                                    accr. 2 : DAR-AVER Carisma

     

     

     

    Compte-rendu de la séance de travail du Groupe Spécial Mixte  en date du 22 août 975

     

    intervenants :      

    • Prince Valer ALZETTO, Généralissime des Armées
    • / Citoyenne Carisma DAR-AVER, Premier Assistant (Forces de Sécurité Civile, division Théorie et Prospective)
    • / Citoyen Zandène CARTILE, Deuxième conseiller (Direction des Personnels Civils de Sécurité)
    • Commodore Tris TAURA, (Chef d’Etat-major général)
    • Citoyenne Vliclina GARZELIVO-GRADZEL, Troisième Assistant (Forces de Sécurité Civile, division opérationnelle)
    • / Citoyen-biocyborg VUI-LUI, Ministre plénipotentiaire ( Département-Ministère des Relations Extérieures)

     

    Observateurs :

    • Droïde VRAB, dépositaire indivisible (Etat-major Interarmes)
    • / Droïde NEVUS, observateur neutralisé (Forces de Sécurité Civile, division Théorie et Prospective)

     

    Confidentialité :

    concernant l’avancement des travaux du Groupe : ses seuls membres à l’exclusion de toute autre personne

    concernant l’existence des séances de travail du Groupe : Sa Majesté Impériale, le Premier Conseiller Baldur II

     

    Objet de la présente séance : identification et désinsertion d’éléments hostiles présents dans l’Administration générale

     

    Origine des informations : débriefing du transfuge universaliste codé sous le nom de Darga (rapport CGAI-MC-201-423)

     

    Matériel retenu : 34 personnels suspects identifiés

     

    Positivation : après enquêtes de certification, 31 de ces personnels sont positivés et 3 restent douteux.

     

    Classification (rapport GCAI-MC-201-427) : tous les personnels identifiés sont classés sensibles. Pour 9 d’entre eux, leur accréditation relève d’un accès de type 1 (autonomie décisionnelle partielle), tous les autres d’un accès de type 2 (autonomie décisionnelle partielle avec contrôle a posteriori).

     

    Répartition (rapport GCAI-MC-201-427) : sur les 31 positivés : 17 militaires, 14 civils

                                           sur les 3 douteux : tous civils

     

    Approche décisionnelle : il est décidé de procéder comme suit :

    • Tous les personnels hostiles seront traités de manière identique quelle que soit leur origine
    • Concernant les 31 personnels positivés (cf. paragr. Approche stratégique) :

    23 seront désinsérés dont 14 placés en détention confidentielle pour complément d’information, les 9 autres étant neutralisés

    8 seront placés sous surveillance de type A

    • Concernant les 3 cas douteux : ils seront tous les trois placés sous surveillance de type A

     

    Approche stratégique : compte-tenu de l’incertitude portant sur le nombre de personnels potentiellement hostiles non identifiés, il est décidé les éléments suivants :

    • Les 8 neutralisations et les 14 détentions confidentielles ont pour objet de faire croire aux éléments hostiles que les renseignements communiqués par le transfuge ont eu une portée limitée
    • Les 8 neutralisations seront effectuées sous 30 jours par tous moyens appropriés
    • Les 14 détentions confidentielles donneront lieu à des interrogatoires poussés avant neutralisation définitive
    • Les 11 personnels sous surveillance de type A seront libres de leurs gestes jusqu’à avis contraire émanant du groupe de Travail qui statuera alors sur la suite à donner

     

    Compléments d’information stratégique : suite à l’enquête de positivation introduite ci-dessus, il a été procédé à une estimation des personnels sensibles placés en contact hiérarchique et/ou fonctionnel avec les suspects déjà mentionnés et pouvant faire l’objet d’une contamination. Dans une approche qui demande à être rapidement affinée, cette réévaluation a permis de distinguer 14644 noms (951 militaires, 13693 civils) potentiellement suspects se répartissant en 321 probables (101 militaires, 220 civils) et 14323 possibles (850 militaires, 13473 civils). Ces personnels à risque feront l’objet d’une mise sous surveillance immédiate par les services concernés.

     

    Evaluation prospective : un état d’avancement du dossier sera présenté à chacune des réunions du groupe de Travail par le Prince Valer ALZETTO

     

    Rapport adopté à l’unanimité des membres du groupe de Travail et confié en dépôt unique au droïde de 1ère classe 1C4, VRAB 942-1Q-001 (CGAI/DGA)

     

     

     

     

         L’interminable nuit bleutée touchait à sa fin. Le froid, intense, parsemait chaque objet d’une fine pellicule de glace qui réverbérait par endroit la lumière duale des lunes. Bientôt, dans une noze au plus, les astres de la nuit iraient également se coucher alors que la chaleur aveuglante du soleil ferait fugitivement monter vers le ciel immaculé de longues volutes de condensation qui, durant quelques instants, effaceraient le monde. On était à ce moment précis qui précédait celui où, sur Vargas, tout semblait toujours disparaître avant de renaître immuablement.

         Lena était une prostituée. En apparence désœuvrée, elle arpentait l’avenue Président Walk et ses bottes, comme étouffées par le silence, résonnaient étrangement dans l’obscurité imparfaite. Elle s’approcha d’une zargue éteinte [5] dont les contours indécis jetaient sur la lumière tamisée de l’avenue une tache d’ombre. Elle vérifia machinalement l’absence de vie de la vitrine puis rebroussa chemin vers l’endroit d’où elle venait. Elle se posta contre la façade d’un restaurant depuis longtemps fermé et, malgré sa chaude pelisse, frissonna. Après avoir une fois encore vérifié l’heure sur son ordiquant de manche – quatre nozes douze – elle s’immobilisa définitivement. Elle attendait.

         Dans le quartier de Lans, réputé pour la liberté de ses mœurs, il n’était pas difficile pour une professionnelle de séduire une clientèle variée car on venait de toute la Confédération pour y trouver ce frisson de plaisir et de débauche qui faisait le charme de l’endroit. Cependant, Lena n’était pas une prostituée tout à fait comme les autres. Comme les autres, femelles ou mâles, elle racolait les clients de tous ordres, parfois dans sa zargue préférée, le plus souvent à pied ou en glisseur. Comme les autres, elle souffrait du froid persistant, de la pluie ou de la neige, de l’indifférence et de l’ennui. Comme les autres, Lena n’était pas regardante sur le genre de ses clients des deux sexes, à la condition qu’ils payent bien et qu’ils puissent produire l’indispensable habilitation des Services de Santé. Elle travaillait ainsi, dur le plus souvent, depuis près de six ans et personne ne l’avait jamais entendue se plaindre.

         Toutefois, Lena possédait une particularité qui la distinguait de tous les autres prostitués et la maintenait à l’écart de ses collègues de travail : c’était une biocyborg. Et de mémoire de Confédéré, elle était probablement la seule biocyborg connue pour se livrer à ce genre d’activité. En tout cas, la seule à être identifiée des Services de Sécurité. Au début, cela n’avait pas été facile pour elle. On s’était énormément méfié de cette âme étrange qui transgressait la coutume. Et les autres biocyborgs, ses frères et sœurs, n’étaient pas les derniers à l’éviter. On avait cherché à la dissuader, à la décourager, à la convaincre de renoncer, parfois de manière menaçante. Mais elle avait tenu bon, suivant en cela une logique bien à elle qu’on ne comprenait pas. Peu à peu, le temps s’écoulant lentement, on avait fini par s’habituer à sa silhouette longiligne, à sa beauté étrange, à ses longs cheveux noirs qu’elle portait toujours dénoués quels que soient le temps et la saison. Elle était même devenue une sorte de petite célébrité locale et puisque ses clients, rares au début mais progressivement de plus en plus nombreux en raison de sa singularité, étaient plutôt satisfaits de ses services, on avait fini par la laisser en paix. Nul n’aurait pu dire ce qu’elle ressentait et quels étaient ses espoirs ou ses pensées secrètes. Peut-être après tout n’était-elle qu’une biocyborg au psychisme dérangé ? Les rares proxénètes qui avaient espéré profiter de ses talents avaient rapidement appris qu’il valait mieux la laisser tranquille. En conséquence de quoi, Lena ne faisait pas partie des innombrables réseaux rivaux qui régentaient le petit monde de la prostitution sur Vargas. Lena était une indépendante, une vraie.

         À quatre nozes trente, comme cela était prévu, un semblant de mouvement se manifesta. Des ombres, d’abord incertaines, apparurent, sorties de nulle part. Lena avança de deux pas et, telle une statue de glace, s’immobilisa patiemment. Deux silhouettes s’approchèrent d’elle et lui présentèrent une furtive identification. Sans leur répondre, Lena se mit en marche. Bientôt, une petite troupe lui emboîta le pas. Aucun bruit. Aucune hésitation. On aurait pu penser à un bataillon de fantômes explorant la nuit.

         Lena savait exactement ce qu’elle avait à faire. Depuis six ans, depuis son arrivée discutée sur les trottoirs de Lans, elle n’avait en réalité vécu que pour ce moment particulier, le moment de sa réactivation. Les nuits de souffrance et d’ennui, le froid, la pluie cruelle, l’indifférence des autres, le mépris et la haine se trouvaient d’un seul coup effacés. Elle ne se retourna pas pour savoir si on la suivait : elle savait qu’il ne pouvait en être autrement. En ce petit matin banal, c’était elle qui commandait. Rasant les murs des bâtiments réservés en d’autres heures au seul plaisir, attentive au moindre signe inhabituel pouvant émaner de ce quartier qu’elle connaissait par cœur, elle conduisit ses fantômes jusqu’à l’entrée de l’égout principal situé à l’extrémité de l’avenue Président Walk. Elle s’y arrêta et, toujours silencieuse, observa le regroupement des siens. Sur un signe de l’officier qui l’avait le premier abordée, elle sortit un magnet spécialisé et obtint instantanément l’ouverture du sas. Tout en guettant un mouvement anormal de la ville, elle regarda les soldats, les deux sexes confondus dans le même anonymat, pénétrer un à un dans le conduit. Rien ne bougeait. Les Forces de Sécurité brillaient par leur absence, ce qui était prévu, et il n’y avait même pas le moindre stacker [6] à l’horizon : tous ces braves gens dormaient tranquillement dans leurs abris plus ou moins improvisés des sous-sols. Au loin, de l’autre côté de l’avenue, les projecteurs d’un glisseur raccompagnant une quelconque clientèle attardée, illuminèrent brièvement une façade. Aucune importance. Cela en était presque trop facile. La dernière, Lena pénétra dans l’égout en prenant bien soin de refermer derrière elle. Un peu plus loin, la petite troupe l’attendait et elle en reprit la tête, toujours sans un mot.

         Durant ses nuits de solitude, Lena était souvent venue identifier le parcours qu’elle connaissait à présent parfaitement. Comme d’ailleurs la plus grande partie de Vargas-la-Ville. Elle marchait rapidement mais sans hâte excessive, parcourant sans effort, grâce au faisceau de sa torche-laser, les dizaines de couloirs, de boyaux, de salles de maintenance, d’escaliers qu’ils empruntaient. Les soldats la suivaient en toute confiance, dans le bruit léger des respirations et le raclement intermittent des bottes. Au bout d’une quinzaine de minutes, ils arrivèrent devant une grande dalle d’acier et Lena leva le bras pour signifier la fin de leur périple. Se retournant vers l’officier qui la suivait, pour la première fois, elle chuchota :

                - C’est ici.

         L’homme claqua dans ses doigts et, immédiatement, les soldats enfilèrent leurs tenues de combat. L’une d’elle avait été apportée pour Lena qui s’en revêtit comme si ce geste lui avait été connu de toujours. De l’index de la main droite, l’officier appela ses responsables de section qui firent cercle autour d’eux.

             - 122 et 123, à vous, murmura-t-il. Les autres attendent. Je veux un silence total.

         Tous observèrent les deux spécialistes de la Neutralisation qui manipulaient de curieux instruments extraits d’une caissette d’acier. Détecteurs à infrarouge, palpeurs de chaleur et de mouvements, neutraliseurs quantiques, décérébreurs antidroïdes, rien ne manquait aux soldats pour paralyser les éventuelles défenses de leur cible. Ils travaillaient dans un calme parfait, sans se presser mais sans un geste superflu, sûrs de leur compétence. De vrais professionnels, pensa Lena qui n’en avait plus vus depuis longtemps, tout à fait dans la lignée des Sections d’Assaut de l’Escadron noir.

         Leurs contrôles effectués, les deux spécialistes s’écartèrent. Aussitôt, l’officier fit signe à chacun de se tenir prêt. Il se tourna vers Lena et lui chuchota : « Vous venez avec moi. Ne vous servez de votre paralysant que sur mon ordre ». Il inspecta une dernière fois sa troupe puis adressa un signe de tête à la biocyborg. Celle-ci s’approcha de la dalle et y apposa son magnet. Avec un crissement agaçant après tant de silence, la dalle pivota de quelques centimètres. Tous retinrent leur souffle mais, comme aucune réaction perceptible ne se manifestait, Lena poursuivit l’ouverture de la dalle. Un à un les soldats la franchirent et, ombres parmi les ombres, se dispersèrent sans un bruit vers les points stratégiques qui leur avaient été assignés. D’autres commandos, tout aussi déterminés attendaient que les premiers dans la place leur autorisent la pénétration. L’infiltration du palais présidentiel de Vargas entrait dans sa phase finale.

     

     

     

         Vliclina se pencha vers la paroi de la sphère et, faisant le vide dans son esprit, se laissa porter par la beauté de ce qu’elle voyait. Plus tard les soucis et l’angoisse. Elle avait du temps devant elle, au moins quelques heures, et elle avait décidé d’en profiter. La sphère transparente du salon-bar panoramique dérivait lentement le long de la baie, à quelques dizaines de mètres au dessus de la surface de l’océan, dans une sorte de demi-cercle la ramenant chaque heure à son point de départ. Elle était également animée d’un doux mouvement de rotation qui permettait à ses clients d’observer le port et la ville avant de lentement conduire leurs regards vers le grand large. Ce double mouvement désynchronisé donnait au spectateur la sublime illusion de découvrir presque à chaque instant un panorama différent et pourtant semblable. La jeune femme avait l’impression – mais ce n’était pas qu’une impression - de flotter entre ciel et eau. Au loin, le double soleil orange de Valteri était sur le point de disparaître derrière l’horizon liquide en lançant ses derniers feux. Ce n’était que fusion de pourpre mordorée et de naissante noirceur bleutée. Un unique et lointain nuage, presque au ras de l’eau, s’effilochait lentement en autant de formes étranges aux couleurs changeantes. L’océan était particulièrement calme, une étendue ardoisée pacifique et silencieuse qui attendait la nuit. C’était le seul regret de Vliclina à qui on avait vanté l’indescriptible spectacle de ses colères lorsque de brutales tempêtes l’agitaient sous un ciel presque toujours clair. On pouvait alors observer, montant à l’assaut de la sphère, de gigantesques vagues dont les apparences multiples caricaturaient toutes les créatures d’un enfer hypothétique. Une autre fois, peut-être? Elle soupira. Dans quelques minutes, la rotation de la paroi lumineuse dévoilerait le port minuscule et les plages derrière lesquels se dissimulait la ville de Krasnoa dont les éclairages publics rouge-orangé devaient être en train de s’allumer pour se mélanger à ceux des multiples glisseurs et des tours de vie. Ce crépuscule de toutes les teintes, comme toujours, ferait place à la nuit étoilée et légère qui tombait tôt sur cette terre.

         La majeure partie des clients – essentiellement des touristes - s’était levée et se dirigeait lentement vers les sas des PAMA de sortie. Vliclina ne bougea pas, bien décidée à s’offrir une nouvelle rotation puisqu’elle n’avait aucune envie de regagner son hôtel pour une longue soirée triste. Autant rester ici où elle pouvait réfléchir à son aise. Repenser une fois encore – la centième peut-être – à ce qu’elle allait devoir faire et qui lui pesait terriblement. Mais elle l’avait bien voulu : c’était son devoir, elle n’en démordait pas.

         Son devoir. Une obligation morale qu’elle ne pouvait pas ne pas assurer elle-même, au grand dam de Carisma Dar-Aver qui ne pouvait admettre qu’elle puisse mettre sa vie et sa fonction en danger pour une opération somme toute de basse police. La Première Assistante n’avait cédé que face à l’intransigeance de sa collaboratrice dont elle devinait toute l’implication psychologique. Car il s’agissait du Professeur Callixte et, pour rien au monde, Vliclina n’aurait laissé à quelqu’un d’autre le soin de régler ce problème. Son problème. Lorsque la transfuge de la CFS avait pour la première fois évoqué ce nom, comme jeté au hasard, elle n’avait été que moyennement surprise. Dans le fond, elle s’attendait à quelque chose de ce genre. Alzetto qui était à ses côtés lors de l’interrogatoire n’avait pas sourcillé : il ne connaissait pas l’existence du vieil homme et, d’ailleurs, d’autres noms, bien plus éminents, bien plus prestigieux, avaient rapidement détourné son attention. Impassible, l’Impériale avait laissé filer la révélation, attendant des compléments d’information dont elle savait à l’avance qu’ils ne feraient que confirmer ses craintes. Le Groupe Spécial Mixte dont elle faisait partie avait évidemment décidé la neutralisation de son vieux professeur, un civil d’importance très certainement réduite qui n’intéressait pas grand monde. Ce n’est qu’à ce moment que la jeune femme avait demandé – et obtenu du Prince – que ce dossier lui soit réservé.

         Une opération de simple police, avait affirmé Carisma, dont jamais elle n’aurait dû se charger personnellement. Et il était exact que, depuis les premières années de sa formation, l’Impériale ne pratiquait plus ce type d’activités, banales et dangereuses, qu’on réservait aux subalternes. Cette mission, c’était pour elle un retour aux sources qui la renvoyait bien des années en arrière. Or, en dépit de sa jeunesse, elle occupait à présent, un poste trop important pour se risquer de cette manière. Quelquefois, quand sa charge lui paraissait trop lourde, Vliclina se rappelait avec nostalgie, cette époque mélangée où son seul souci était d’obéir aux ordres et d’accomplir des opérations dont elle ne comprenait souvent pas la teneur. Puis était venu le temps des responsabilités. Parce qu’elle était brillante, décidée, efficace, lui avait-on affirmé, mais également parce qu’elle avait été remarquée par la Première Assistante qui, d’ailleurs, n’occupait pas encore son poste actuel. A cette époque pas si lointaine, Vliclina avait eu une brève et orageuse liaison avec Dar-Aver. Un fiasco qui lui avait fait craindre le pire pour sa carrière. Tant pis ! s’était-elle alors juré. Je ne peux pas vivre dans le mensonge et l’approximation. Mais Carisma ne lui en avait pas tenu rigueur : alors qu’elle s’apprêtait à subir, sa supérieure l’avait promue. Une réaction surprenante qui traduisait tout le professionnalisme de la femme. C’était cette confiance, accordée en dépit du ressentiment, qui avait attaché Vliclina à la Première Assistante, et cela bien plus qu’elle ne l’aurait supposé. Tout cela c’était le passé. Preuve, toutefois, qu’on n’avait jamais ce qu’on désirait, elle ne se réjouissait certainement pas de revenir à ses premières activités puisque l’objet de son retour avait un nom : Callixte.

         Curieusement, en dépit de ce qu’il fallait bien appeler sa trahison, la jeune femme n’éprouvait aucun ressentiment contre son vieil ami. De la tristesse plutôt, mélangée à beaucoup de curiosité. Elle repensa à son étrange entretien avec le vieillard à l’Institut de Linguistique et aux efforts qu’il avait déployé pour lui faire comprendre tout le mal qu’il pensait de l’Universalité. Ce jour là, il avait su être si convaincant qu’elle en était repartie réconfortée. Un comble. C’était bien là un tour à sa manière. Si la situation n’avait pas été aussi dramatique, Vliclina aurait pu en sourire. Le professeur avait-il été prévenu de possibles fuites le mettant en cause ? Toujours est-il que lorsque la jeune femme avait demandé à le rencontrer à nouveau, il n’était plus à son laboratoire de Iorque. Peut-être en repensant à la visite de son ancienne étudiante s’était-il dit qu’il était temps pour lui de s’effacer ? C’était sans compter avec l’extrême efficacité des forces opérationnelles du Troisième Assistanat qui eurent tôt fait de retrouver sa trace. En ce monde de communications ultradéveloppées, où les déplacements dans l’immense volume administré par l’Empire étaient pourtant tellement facilités par la technologie moderne, il n’était pas facile d’échapper à la vigilance de bureaucraties s’appuyant sur des millions de droïdes infiniment patients. Après quelques errements vite corrigés, l’enquête diligentée par Vliclina l’avait amenée à Krasnoa, la ville principale de Valteri, une planète de catégorie B située quelque part près du centre du Deuxième Quadrant. Krasnoa aux si beaux crépuscules, soupira la jeune femme, des crépuscules qui par un saisissant raccourci rappelaient le destin de celui qu’elle avait tant admiré par le passé.

         S’il avait été facile de retrouver le vieil homme, ce qui s’annonçait maintenant serait beaucoup plus éprouvant. Vliclina qui savait tout des habitudes nouvellement acquises de sa cible se proposait de rencontrer le professeur au petit matin, un instant propice pour un interrogatoire impromptu, quand la douceur d’une nuit de sommeil pèse encore sur la conscience et que la vigilance des êtres n’a pas eu le temps de monter en puissance. Elle comprenait par tout son être qu’il s’agirait là d’un moment difficile. La jeune femme savait qu’elle aurait dû regagner le coin de vie qu’elle avait fait réserver à l’hôtel afin d’y prendre des forces mais elle n’en avait pas le courage. Elle observa l’extérieur de la sphère qui, sur le côté présenté, ne délivrait plus que la vision d’une immense toile obscure puis se retourna vers les biodiv qui entouraient le sien. Elle distingua la silhouette discrète de son ordonnance rapprochée, Claver, un fonctionnaire à l’efficience redoutable et à la loyauté à toute épreuve. Les autres n’étaient pas visibles. Quelque part dans la ville, Vals, son droïde attaché, attendait un ordre de sa part dont elle espérait qu’elle n’aurait jamais à le donner. Elle se retourna vers le droïde-serveur et, d’un sourire, lui commanda une nouvelle boisson rafraîchissante. Le temps passait lentement. Elle reprit sa contemplation indifférente de la nuit. Elle n’avait décidément pas sommeil.

     

     

     

         A six heures trente deux, Vliclina montra l’empreinte de son index droit au visioguetteur du cube de vie ou plutôt, pour reprendre l’expression qu’elle avait entendu employée sur Valteri, de la villa du Professeur Callixte. Sans attendre de réponse immédiate, elle se retourna vers la voie piétonne par laquelle elle était venue sans se hâter. A l’exception d’un glisseur qui stationnait à son extrémité, probablement dans l’attente de touristes matinaux désireux de s’aventurer dans les environs de la ville, il n’y avait apparemment personne mais elle savait que sa garde rapprochée n’était pas loin, attentive, immédiatement disponible. L’air était doux et humide, rapportant par moments les effluves caractéristiques du port situé à quelques centaines de mètres de là. Il faisait encore nuit noire et, outre les éclairages publics plutôt rares, seules les dalles luminescentes de la voie piétonne renvoyait cette vague luminosité rougeâtre qui lui plaisait bien par la tonalité reposante qu’elle suggérait. Elle reporta son regard vers la porte fermée. Se pourrait-il que Callixte ? La porte s’entrouvrit dans un léger chuintement. Callixte. Identique à la dernière image qu’elle avait de lui. Il ne paraissait pas surpris de son apparition inattendue. Comme l’Impériale restait silencieuse, ce fut lui qui parla le premier.

                       - Entre, Vlic, viens t’asseoir avec moi. Tu m’expliqueras ce qui t’amène.

         La jeune femme suivit silencieusement son vieux professeur. Ce n’est qu’une fois assise face à lui qu’elle se rendit compte qu’elle ne l’avait pas salué comme elle en avait l’habitude. Mais il était trop tard.

                   - Vous ne savez vraiment pas ce qui m’amène ? demanda-t-elle.

         Le vieil homme haussa imperceptiblement les épaules. Il savait.

               - On t’a envoyée pour en savoir un peu plus sur mon engagement, murmura-t-il. Sois tranquille, tu vois, je ne nie rien. Comprends-moi, Vlic, je suis trop vieux et je t’aime trop pour jouer avec toi je ne sais quelle comédie, pour faire semblant, pour simuler la surprise…

                   - Mais pourquoi, Callixte, pourquoi ? Après tout ce que vous m’avez dit, l’autre jour, à Iorque. C’est vous qui m’avez expliqué que… qui m’avez presque convaincue… à un moment où je me posais tant de questions… Et, durant tout ce temps…

                - Je sais, je sais, mais que pouvais-je faire d’autre ? Qu’aurais tu compris si… qu’aurais tu fait ? C’était un peu ma manière à moi de te protéger, de t’éviter de… Évidemment, à présent, je me rends compte de l’absurdité… Mais je ne t’ai pas totalement menti, tu sais, Vlic. C’est vrai que j’ai longtemps hésité. Longtemps. Bien sûr, je me suis finalement rangé aux arguments de… des… Mais ça n’a pas été facile, crois-le ou non.

         Callixte décroisa ses jambes et fit mine de se lever puis décida de ne pas bouger. Il releva les yeux vers son ancienne étudiante. Vliclina pouvait y lire de la sincérité et peut-être même du regret pour cette conversation dont il devinait sans aucun doute combien elle était pénible pour elle. Il soupira.

              - Oui, j’ai longtemps hésité, reprit-il. Vois-tu, il y a des êtres qui se posent peu de questions. Qui sont convaincus d’emblée, qui adhèrent totalement à une cause. Je ne suis pas comme ça. Moi, même aujourd’hui je doute souvent… La différence entre deux engagements est parfois ténue : elle tient à si peu de choses. Contrairement à ce qu’on veut souvent nous faire croire, ce n’est pas simple de prendre parti. Ce n’est pas facile de choisir. Il n’y a pas d’un côté ceux qui ont raison et de l’autre ceux qui ont tort. D’un côté le Bien et de l’autre le Mal. Non, le plus souvent il nous faut choisir entre un Bien et un autre Bien. Et cela ne va pas sans souffrance. Oui, j’ai fait ce que je crois être juste. Sans certitude mais parce qu’il le fallait. Oh, je sais ce que tu penses : que puisque je n’étais sûr de rien, il aurait été plus simple pour moi de ne pas prendre ouvertement parti, de me cantonner à une facile neutralité. Facile. C’est ce mot là qui ne me convenait pas, tu vois… Tu me connais, Vlic, je suis un homme de devoir. En dépit de toutes ces années passées à me battre pour des idées, ici ou là, je n’ai pas renoncé. Comme au premier jour, je suis quelqu’un de passionné, d’intransigeant avec ce que je crois être ma morale. Alors voilà… D’ailleurs, toi aussi, Vlic, tu es comme ça, même si tu ne t’en rends pas toujours compte. Toi aussi, il te faut croire à ce que tu fais. Je le sais. Nous sommes pareils mais, cette fois-ci, le malheur veut que nous ne soyons pas du même côté du mur. C’est triste mais nous n’y pouvons rien.

         Vliclina ne chercha pas à rompre le silence qui s’installait. Son regard erra sur les murs, le mobilier du petit cube de vie. Une structure neutre comme on en construit des millions pour le seul bénéfice des touristes – les migrants comme on disait en langage administratif. Elle se rendait compte combien il avait dû être difficile pour le vieil homme d’abandonner son laboratoire et ses chères talides afin de venir se réfugier ici dans cet univers anonyme. Peut-être même lui avait-on forcé la main ? Elle lissa machinalement la jambe de sa combi multicolore, le déguisement qu’elle avait adopté pour venir jusqu’ici. La voix de Callixte la fit presque sursauter.

              - Tu as pu constater que je ne cherche pas à te convaincre du bien-fondé de mon choix. Je n’essaierai même pas parce que je sais combien ta fidélité à l’actuel Ranval est profonde, combien elle compte pour toi. Tes interrogations de l’autre jour ne reposaient sur rien, je l’ai compris tout de suite, et c’est aussi un peu pour ça que j’ai alors cherché à te conforter dans ton choix. Il n’en reste pas moins que nous sommes aujourd’hui de chaque côté du mur. Un mur infranchissable. Je te pose donc une simple question : que va-t-il se passer maintenant ? Car tu ne peux pas me laisser en liberté, n’est-ce pas ?

         Sans répondre, Vliclina se leva et se dirigea vers la baie métallisée principale de la pièce qu’elle désobscurcit d’un rapide mouvement du poignet. Dehors la nuit était presque toujours aussi noire : à peine si l’on pouvait deviner par une infime clarté vers l’est le début de l’aube sur Valteri. Cette clarté prendrait lentement de l’assurance au fur et à mesure que la lente rotation de la planète découvrirait l’incandescence lointaine du soleil double. Un jour nouveau. Encore à venir. L’Impériale se tourna vers Callixte et, d’une voix forte qui traduisait toute l’étendue de sa souffrance, déclara :

              - La procédure, Callixte, veut que je m’assure de votre personne afin de vous déférer devant les personnels compétents aux fins d’interrogatoire. J’ai ici, avec moi, sur Valteri, les fonctionnaires chargés de votre interpellation. Il est difficile de les abuser, vous vous en doutez. Y arriveriez-vous que je doute que vous puissiez échapper aux unités spéciales de mon Assistanat, fussiez-vous appuyé par des forces hostiles et bien organisées. Viendra ensuite un procès public au terme duquel, compte-tenu des charges qui sont retenues contre vous, il sera assurément procédé à votre neutralisation. A moins – mais c’est l’enquête qui le déterminera – que pour des raisons de sécurité-défense, votre neutralisation soit décidée directement. Vous le savez, Callixte, ce sont les militaires qui sont actuellement en charge de la justice impériale en ce domaine et je ne sais pas ce qu’ils décideront. Mais, Callixte, je ne suivrai pas cette procédure. Non, je ne vais pas la suivre. J’ai trop d’estime pour vous. De plus, mes renseignements me donnent à penser que votre activité séditieuse n’est que théorique, à l’exclusion de toutes prérogatives opérationnelles. Alors, des interrogatoires, un procès… Je ne veux pas que vous soyez jeté en pâture aux médias, que vous soyez rudoyé par d’obscurs petits fonctionnaires qui ne vous arrivent pas à la cheville, que vous soyez traîné dans la boue par des juges incompréhensifs ou à la botte. Je souhaite vous épargner ça, Callixte. Vous ne méritez pas cette infamie. Je veux procéder autrement. Je vous le dois bien… Alors, j’ai pensé…

         Vliclina s’approcha du vieillard toujours assis et silencieux. Elle dézippa sa ventrale de combi pour en extraire une simple capsule qu’elle exposa dans sa main tendue.

              - Voilà, Callixte, pour le cas improbable ou vous n’auriez pas déjà prévu cette éventualité. Je sais que cette… drogue est à effet immédiat et qu’elle n’entraîne aucune souffrance. C’est malheureusement tout ce que je peux faire…

         La voix de la jeune femme s’était adoucie pour aboutir à un simple murmure et, pour la première fois depuis longtemps, ses yeux s’étaient progressivement embués. Callixte se leva lentement et s’empara de la capsule pour la glisser dans une de ses poches. Il posa ses mains sur les épaules de Vliclina.

              - Je ferai ce que je dois faire, je te le promets, Vlic, mais ne pleure pas, je t’en supplie. Ne pleure pas. Je veux conserver de toi l’image de cette jeune femme courageuse et décidée qui a tant fait ma fierté. Je le sais bien que tu n’es pour rien dans tout cela. Tu n’es pas responsable. Rien n’est de ta faute. Nous ne sommes que les victimes d’intérêts qui nous dépassent, c’est tout. Je te remercie de ton geste. Si, si, je le pense. Allez, va t’en maintenant. Tu n’auras pas à rougir de l’attitude de ton vieux professeur. Tu peux rappeler tes fonctionnaires. Ou plutôt qu’ils restent encore quelque temps : ils verront bien. Pars à présent, s’il te plaît.

         Vliclina embrassa furtivement le vieil homme et se dirigea vers la porte. Alors qu’elle s’apprêtait à sortir, elle entendit le vieillard lui crier :

              - Je t’aime, Vlic, je t‘aime, sois en certaine.

              - Moi aussi, chuchota-t-elle en s’enfuyant.

         Lorsqu’elle retrouva l’allée piétonne dont la rougeoyante luminosité s’estompait dans la pâleur du jour naissant, elle pleurait à chaudes larmes.

     

     

     

         La destitution du gouvernement légitime de Vargas retentit dans toute la Galaxie comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. L’opération qui avait été fort bien préparée – et depuis longtemps – associait en fait deux principes d’apparence contradictoire : un coup de force associé à un semblant de légitimité démocratique.

         La part violente de l’opération, c’est à dire la déposition par la force du Président et de son entourage immédiat par des éléments assez mal précisés de l’armée régulière, visait deux buts : le premier était à l’intention des autres membres, forcément moins puissants, de la Confédération, afin de bien leur faire entendre qu’il fallait dorénavant compter avec un ordre différent dont certains des représentants se trouvaient déjà parmi eux. Le deuxième était à usage plus externe et destiné essentiellement aux dirigeants de l’Empire afin que ces derniers – qu’on appelait déjà les légitimistes – se préoccupent avant tout de leur propre sphère d’influence, laissant ainsi aux nouveaux maîtres de la Confédération le temps d’asseoir leur pouvoir évidemment fragile dans ses prémices.

         Le deuxième aspect des événements de Vargas revêtit un aspect plus démocratique par le biais d’une réunion extraordinaire de la Chambre des Maximes [7] convoquée le jour même de la chute du Palais présidentiel. A l’issue d’une séance houleuse et ininterrompue de près de vingt nozes, il fut procédé à l’élection d’un gouvernement provisoire dont les militaires semblaient écartés. Un nom, jusque là ignoré, revint à plusieurs reprises au cours des débats : celui de Krilik Zor. L’homme n’était pas à proprement parlé un inconnu, du moins des politiques, puisqu’il s’agissait d’un parlementaire chevronné ayant fait partie de l’entourage du Président déchu – ce qui rassurait les tenants du légalisme tranquille – mais qui avait su s’opposer à lui en plusieurs occasions, ce qui assurément plaisait aux représentants affichés du nouveau pouvoir. En dépit – ou en raison – de sa grande expérience politique, ce fut avec des larmes dans la voix et l’apparence d’une émotion sincère que Krilik Zor jura solennellement fidélité à la Confédération et, sous les cris et les sifflets d’une foule de Maximes euphoriques[8], promit « qu’il veillerait à ce que Vargas, et ses planètes-sœurs si elles le souhaitaient, se tournent vers le peuple souverain dont il convenait de prendre enfin en compte les aspirations légitimes ». Descendant de l’estrade majestueuse de la Présidence des Maximes, Krilik Zor, encore profondément ému, tomba dans les bras de Berlico, Quatrième Membre de la Compagnie du Fret Stellaire qui avait fait le voyage pour l’occasion.

         La victoire universaliste semblait totale et, en dépit de pronostics vraisemblablement trop pessimistes, n’avait coûté que très peu de vies humaines : cent douze morts lors de l’assaut du Palais auxquels il convenait d’ajouter quelques dizaines d’autres en périphérie, essentiellement à la suite d’ordres ou d’informations trop tardifs, de tirs « amicaux », de malentendus divers et de quelques accidents stupides comme il en existe toujours en des temps troublés. Depuis le sous-sol de sa farla, Valardi observait avec intérêt et en temps réel l’évolution de la situation sur Vargas. Il savait que ses amis et lui venaient de pousser un pion. Pour ce faire, il leur avait fallu se découvrir, au risque d’hypothéquer ailleurs, plus loin, une action future. A présent, les légitimistes qui – Valardi le savait bien – tenaient encore fermement les rênes de l’Empire, étaient en quelque sorte au pied du mur. Pour eux, les événements récents étaient l’équivalent d’une déclaration de guerre. Du choix du lieu, du moment et de la forme de leur réaction dépendait tout le reste. Valardi était impatient de connaître leur réponse. Humectant sa lèvre supérieure de la pointe de sa langue ce qui traduisait chez lui un sommet d’agitation, il se pencha vers ses ordiquants afin d’y réétudier les différents scénarios concoctés à son intention par ses conseillers. Mais, bientôt, d’un geste vif il se rejeta en arrière et s’autorisa, dans le vide de sa farla, à exprimer tout haut ses préoccupations : « Par Bergaël, murmura-t-il, c’est de toute façon bien trop tôt ! Laissons aux quanticiens le soin de mathématiser tout ça. En définitive, l’avenir n’est peut-être pas aussi prévisible qu’on veut bien nous le faire croire ! ».

         La suite des événements lui prouva combien il avait raison.

     

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    [1]  Trivmaki : stéréoviz spéciales au cours desquelles sont récrées pour le spectateur désigné des scènes qui, tenant compte de ses informations personnelles, aboutissent à une action totalement individualisée : le spectateur est lors immergé dans l’action aux côtés de ses acteurs préférés (ou plus précisément de leurs hologrammes programmés)

    Vardas : émissions interactives - culturelles, d’information, de vulgarisation scientifique ou, plus souvent encore, ludiques -  mettant en jeu des communautés entières.  Ces émissions, totalement interactives, durent parfois plusieurs jours.

    [2]  Verso : base de loisirs associant en fait plusieurs équipements : outre une section de détente classique basée sur l’audiovisuel, on y trouve également des salles de gymnastique et de remise en forme ainsi que des unités de détente personnalisées, voire des salles de conférence et des salons privés. Il en existe, plus ou moins bien aménagés, sur tous les vaisseaux spatiaux opérationnels. Leur agencement est calqué sur les équipements similaires du domaine civil.

    [3]  Sial-val : sorte de petit mammifère très agressif des montagnes de Farber, à mi-chemin entre la fouine et le coyote, dont l’espèce est d’ailleurs en voie de disparition.

    [4]  Sarmiv : appartement collectif

    [5]  zargue : sorte de cube-vitrine situé sur le trottoir central des voies de communication du quartier réservé de Lans,  dédié à la vie nocturne de Vargas. C’est dans un endroit de ce type que les  prostituées officielles y exposent leurs charmes.

    [6]  Stacker : SDF, clochards, vagabonds.

    [7]  Maxime : au nombre d’environ 300, les Maximes de Vargas sont les représentants élus au suffrage indirect des grandes congrégations commerciales, militaro-industrielles, religieuses et, pour un tiers, d’élus directs du Peuple

    [8]  Sur Vargas, l’enthousiasme populaire se manifeste plus par des sifflets et des cris que par des applaudissements


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  • ­Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

    Sujet :                                    Émulation (l’)

    Section :           histoire générale, droit galactique, commerce galactique

    Références extrait(s) :   tome 3, pp. 3-239 ; tomes 139 pp. 5-989, tome 175, pp. 16-2454

    Sources générales :         tomes 3 à 112, tomes 139, tomes 174 à 177

    Annexe(s) :                        

     

     

    …/… Egalement référencée sous l’appellation de « l’Organisation » ou de « Société Galactique d’Entraide et de Développement », l’Émulation, de l’aveu même de ses membres identifiés et traduits devant les tribunaux de diverses puissances galactiques, justifie son existence par un triple objectif : 1. organiser de manière professionnelle l’ensemble des activités déclarées illicites par les autorités des systèmes politico-économiques où elle est implantée ; 2. tirer un maximum de profit des dites opérations, les bénéfices dégagés étant immédiatement réinvestis, le plus souvent dans le circuit économique classique ; 3. ne dépendre d’aucune autre autorité que la sienne propre, cette dernière étant représentée par un cercle de responsables dont l’anonymat est jalousement préservé. On comprendra à la lecture de ce qu’il faut bien nommer des « statuts » non négociables, la menace majeure qu’une telle organisation peut faire courir aux systèmes institutionnels quels qu’ils soient. Au delà de la remise en cause de l’autorité légale, de l’indéniable inversion des valeurs propres à toute société humaine qu’elle représente et, d’une manière générale, des éventuelles ramifications dont elle pourrait disposer dans les circuits traditionnels de tous ordres, l’impact économique des intérêts énormes qu’elle administre - et qui échappe en conséquence aux tiers habilités – peut, selon certains analystes, se révéler comme…/…

     

     

    …/… On connaît l’intrication existant entre représentants de l’Émulation et certains cadres parfois haut placés de sphères dirigeantes : on peut, par exemple, évoquer l’affaire dite « Garmel et associés contre la République de Carsus » qui, de 721 à 724 rc, ébranla l’ensemble de la Confédération des Planètes Indépendantes. Dans l’Empire, les exemples  de ce type sont également nombreux : on se contentera de citer pour référence le scandale politico-financier qui, en 798 et 799, assombrit la fin du règne de l’Empereur Ambrose VIII…/… Il est toujours très difficile d’instruire contre l’Émulation tant les relais dont elle dispose dans les juridictions civiles arrivent souvent  à ralentir suffisamment longtemps le bon déroulement d’une instruction, voire à l’arrêter purement et simplement. Plusieurs Empereurs ou hommes politiques de grande notoriété ont fait leur cheval de bataille de la lutte impitoyable qu’il convient de mener contre ce que certains appellent le « côté obscur » de la société galactique mais, il faut le reconnaître, avec des succès divers…/…

     

     

    …/… pour laisser la parole à Lansois VREDA (822-937), juge suprême de la  « républicaine haute cour » de la République de Farber, spécialiste réputé de l’Émulation qui, dans les conclusions de « ses attendus inattendus » écrit notamment : « L’Émulation est un animal mais un animal intelligent. Telle l’aragne géante de Brega, elle enserre de ses tentacules multiples sa proie, lui arrachant l’essentiel de sa force mais en prenant bien garde de lui laisser suffisamment de substance pour qu’elle ne meure point et lui serve encore longtemps de victime. Mais nous évoquons à présent un animal mythique car, à la différence de l’aragne, si on lui coupe un tentacule, l’Émulation saura en faire pousser un autre, plusieurs autres peut-être. Quelle que soit l’entreprise voulue par le conquérant, le législateur ou le politique, un émulateur est près de lui qui, déjà, cherche à concevoir la meilleure manière de servir son organisation…/… Cette organisation criminelle est un monstre : un monstre d’autant plus pernicieux qu’il agit par l’intermédiaire de voies d’apparence légale, qu’il sait corrompre - et quand il ne le peut, éliminer – et que, parfois, ses têtes pensantes sont ceux-là même chargés de le combattre. Seuls les régimes ouvertement autoritaires ont – quelquefois – réussi à contenir ce monstre, à le faire reculer même, mais au prix d’une aliénation certaine des libertés républicaines qui représentent pour le Farbérien que je suis… »…/…

     

     

     

     

     

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          C’est très précisément à cause de son surcroît de travail et parce qu’elle se savait sous pression et anxieuse d’aboutir (ce qu’elle reconnaissait d’ailleurs volontiers), que la Farbérienne s’aperçut rapidement de l’attention très particulière que semblait lui vouer Drago, son nouveau collaborateur.

        Elle s’en aperçut, en effet, en raison d’une caractéristique intime qu’elle avait depuis longtemps bien identifiée chez elle : la dimension délétère de son ennui. Chaque fois que sa situation personnelle devenait délicate à gérer, qu’il s’agisse du monde extérieur qui attendait d’elle plus qu’elle ne pouvait donner, ou parce qu’une soif de liberté soudaine l’envahissait, lui faisant inexorablement comprendre tout ce qu’elle sacrifiait à son présent, Bristica sentait son esprit machinalement se détourner de son activité quelques minuscules fractions d’instants, en autant de piqûres inconscientes aussitôt oubliées mais dont l’intensité et la fréquence des répétitions finissaient par l’alarmer. Elle ne se départait pourtant ni de son calme apparent ni de sa volonté d’aboutir, si bien qu’un observateur extérieur n’aurait pu identifier le trouble qui s’était emparé d’elle et qui, peu à peu, finirait par remettre en cause les fondements mêmes de son engagement. Plus tard, à distance de ce qu’elle identifiait comme une de ces crises existentielles qui, de temps à autre, la secouait, elle comparait alors sa situation passée à celle d’un verdoïa [1] miné par la témumescence mauve [2] : l’arbre était encore solide, fier et dominateur mais ses racines se délitaient progressivement sous la menace sourde du prédateur qui, des années plus tard, le ferait tomber à la surprise générale. Pour l’heure, Bristica n’avait pas encore pris conscience de sa fatigue ; son travail la passionnait et son activité était intense, oscillant perpétuellement entre les réunions, les synthèses, la vérification des orientations conceptuelles de ses collaborateurs, l’avancement d’une méta-analyse sans cesse réalimentée par les multiples critères tertiaires dont le nombre paraissait s‘accroître à mesure que s’avançait la date probable du point de convergence, sans oublier toute une part théorique qu’elle explorait le soir sur son ordiquant perso puisqu’elle était certaine que la nouvelle approche de la Prospective qu’elle développait avec son équipe n’en était qu’à ses balbutiements.

         Bristica comprit donc assez vite que la présence de Drago, son nouveau coéquipier, risquait de lui poser problème. La toute première fois, elle surprit le regard du quanticien par hasard quand, se retournant vers l’ordi critérial de second masque, elle aperçut sur l’écran doré le reflet de l’homme qui l’observait attentivement. Elle baissa machinalement les yeux avant de les relever immédiatement. Drago détourna la tête mais elle avait eu le temps de saisir son regard fiévreux, presque halluciné. Elle avait pratiquement oublié l’incident lorsque, l’après-midi du même jour, revenant d’une réunion informelle avec Alzetto – une de plus ! – elle s’interrogea à nouveau. Elle essayait alors d’expliquer aux autres des modifications somme toute mineures à introduire dans leur agenda lorsqu’elle s’interrompit au milieu de ses explications, gênée tout à coup. A l’évidence, Drago n’écoutait rien de ce qu’elle disait mais, en revanche, paraissait fasciné par les mains que Bristica, selon une coutume typiquement farbérienne, projetait dans l’espace pour ponctuer ses affirmations. Il avait à nouveau ce regard étrange et suivait chacun de ses mouvements, chacun de ses gestes, comme s’il avait cherché à y décrypter une signification cachée. Face à son silence soudain, il releva les yeux presque immédiatement et essaya un sourire que Bristica ne lui rendit pas. Le reste de l’équipe ne s’étant apparemment rendu compte de rien, elle reprit son discours, décontenancée.

         Elle crut enfin comprendre le surlendemain lorsqu’elle remarqua le regard intéressé du quanticien une fois encore posé sur elle : presque en déséquilibre, elle tentait alors désespérément de récupérer un passe de saisie qu’elle avait malencontreusement laissé glisser entre deux filaires de rangement, répugnant à appeler à la rescousse un droïde d’entretien pour si peu. Elle spécula immédiatement que Drago appréciait les formes de son corps que rehaussaient sa combi fluo et sa position inhabituelle, sans doute involontairement provocante. Bristica n’était pas choquée d’une telle attitude, tout au contraire. Elle était plutôt flattée d’attirer l’attention d’un partenaire potentiel, notamment dans cette ambiance militaire où l’on n’arrivait jamais à saisir les regards puisque les règles de service obligeaient chaque personne à fixer une hypothétique ligne de fuite, quelque part au dessus de l’épaule droite de l’interlocuteur désigné. L’homme n’était pas antipathique et la Farbérienne s’interrogea sur l’attitude qu’elle devait adopter, d’autant que depuis sa liaison avec Revlani qui remontait, il est vrai, à des siècles, elle s’était juré de ne plus mélanger plaisir et travail.  Mais, par une sorte d’intuition, une certitude irrationnelle bien difficile à cerner, elle arriva à se persuader que ce n’était pas cela. Que ce n’était pas que cela. Il y avait autre chose. Il y avait certainement plus. Faute d’une explication satisfaisante, elle haussa intérieurement les épaules et se reconcentra sur son travail mais l’affaire l’intriguait, presque l’amusait.

         À présent que son attention était en éveil, elle se surprit à surveiller à son tour le quanticien étranger. Elle ne pouvait effectivement pas prétendre que l’homme la poursuivait de son attention dans une espèce de harcèlement sexuel muet qui, à défaut d’être agréable, aurait pu fournir au moins un début d’explication. Chaque fois qu’elle croisait son regard, elle avait le sentiment que celui-ci trahissait quelque chose d’autre, une sorte de secret qu’elle aurait dû deviner, un appel peut-être. Ailleurs, il paraissait l’éviter comme si sa seule présence à elle près de lui avait été menaçante ou douloureuse. Mais quand elle avait fini par oublier l’existence même de l’homme, souvent, elle le retrouvait près d’elle, attendant une indication, un renseignement lui permettant de poursuivre sa tâche. Il est vrai qu’elle lui avait confié un travail volontairement fastidieux dans son exécution car elle croyait que cette première mission pourrait révéler les qualités propres de ce spécialiste imposé par les militaires. Elle avait assez vite compris qu’elle avait affaire à un professionnel de haut niveau, à l’esprit structuré et lucide, dont elle risquait d’apprendre plus qu’elle n’aurait pensé. Jugeant que toute personne confrontée à une situation nouvelle dans un environnement neuf a besoin d’un temps d’adaptation raisonnable, elle l’avait volontairement délaissé, remettant à plus tard le souci d’en savoir davantage sur son compte. Intriguée à présent, elle se fit communiquer les compléments d’informations écartés dans un premier temps. Laissant de côté sur ses indications l’aspect professionnel, l’ordiquant central lui adressa des renseignements d’ordre privé qui ne lui apprirent pas grand chose. Il y avait peu d’éléments marquants dans sa biographie si ce n’était le fait que Drago avait subi dans un passé récent un choc important à la suite de la mort de sa femme d’une maladie de Lapeld, sorte de cancer aussi rare que mystérieux touchant le système lymphatique. Rien d’autre ne transparaissait du dossier d’un homme qui avait consacré sa vie à la recherche en prospective générale, obtenant de ci, de là, des distinctions et des succès enviables. Pas de vices ou de passions identifiés, pas d’engagement politique, peu d’amis, des goûts relativement communs : rien de remarquable à se mettre sous la dent. La Farbérienne explora plus avant le dossier ordi et resta un long moment à observer la silhouette 3D de la compagne de Drago avant d’en demander l’agrandissement du visage. La femme était jolie, son regard gris respirait la joie de vivre et ses cheveux blonds presque blancs lui conféraient paradoxalement une allure juvénile. J’aurais certainement aimé la rencontrer, lui parler, la connaître, pensa Bristica. Au lieu de ça, ce destin si brutal… Elle frissonna et, d’un mouvement du poignet, éteignit l’ordiquant. Inutile de poursuivre cette investigation presque indélicate à défaut d’être illégitime. S’il y avait là quelque chose, elle le saurait toujours assez tôt.

     

     

         Sa situation était compliquée. Compliquée car s’il était bien un Stenek, c’est-à-dire un militaire ce qu’il avait toujours souhaité être, il avait vu peu à peu sa sphère d’activité se modifier au gré de son immersion progressive dans le monde très fermé du Renseignement. Le Renseignement militaire au début, cela va de soi. Puis le Renseignement élargi, c’est-à-dire comportant aussi des prolongements civils. Progressivement on l’avait risqué à des missions plus pointues qui lui avaient valu, à défaut de la reconnaissance de ses supérieurs, du moins une certaine estime de leur part. Enfin, à l’occasion d’une profonde et brutale réorganisation des services « d’Éclairage » des Armées (c’était l’appellation consacrée), sans jamais l’avoir formellement recherché, il avait été conduit à exercer son activité sous l’autorité du Troisième Assistanat auprès duquel ses supérieurs l’avaient détaché. C’est comme cela que les carrières bifurquent et que, sans que vous vous en rendiez vraiment compte, on vous éloigne des certitudes que vous pensiez être les vôtres. Néanmoins, jamais il n’avait regretté le fait d’être transplanté dans un monde auquel il n’appartenait pas et qui, souvent, le lui faisait bien comprendre. Dans ce qui lui tenait lieu de métier il se définissait lui-même comme une sorte d’étranger, quelqu’un de certainement différent, dont on se méfiait toujours un peu, qui n’inspirait confiance que par intermittence, mais quelqu’un que l’on craignait. La rançon de ce statut particulier, c’était qu’il se retrouvait le plus souvent solitaire ce qui lui allait parfaitement, lui qui n’aimait guère se lier. A y bien réfléchir, militaire chez les civils mais récupéré par les autorités civiles aux yeux de ses anciens compagnons, il n’était plus de nulle part.

         Quand il regardait en arrière, Rogue ne ressentait aucune nostalgie. De la même manière, son avenir ne lui inspirait pas d’inquiétude particulière. A la différence de tant d’autres rencontrés au hasard de ses missions, il ne se posait jamais la question de savoir ce qu’il serait dans vingt ou quarante ans. Pour lui, le passé était passé et l’avenir à venir. Il vivait de plain-pied dans le moment présent et gérait du mieux qu’il le pouvait son quotidien. C’était peut-être pour cela qu’il était si apprécié comme spécialiste de l’Éclairage militaire. Parce que, au cours d’une mission par nature fixée dans le présent, aucun souvenir parasite ne venait le tourmenter. En tout cas, pas fréquemment.

         Quelquefois, lors d’une des périodes de repos obligatoire que lui octroyait sa hiérarchie, il lui arrivait de repenser à sa toute première enfance, sur la Lune, satellite de l’Armée où demeuraient alors ses parents. Étrangement ces premières années-là semblaient davantage compter pour lui que les suivantes passées à Neopar, sur Terra, comme Cadet de l’Empire. Ce qu’il revivait le mieux étaient les longs couloirs et les salles austères de la base dans laquelle il avait fait ses premiers pas. Il en avait connu chaque recoin, chaque détail, chaque moulure d’acier. C’était son monde. C’était le Monde. Ensuite il y avait eu l’accident de ses parents, soldats du Génie colonial détachés sur la Lune, morts ensembles dans un accident de glisseur sur une lointaine planète du Quatrième Quadrant. C’était il y a longtemps et s’il revoyait bien le doux sourire de sa mère quand elle l’observait à la dérobée et qu’elle pensait qu’il ne s’en apercevait pas, sa présence ne lui manquait plus tant elle faisait à présent partie d’un monde abandonné, presque oublié, une autre vie dont il n’était plus certain de l’avoir vécue.

         Depuis près de vingt ans, Rogue était un Stenek, un Stenek d’un genre très spécial. D’abord cantonné, à sa sortie de l’Académie, à l’Eclairage Militaire de proximité – mais il s’agissait de son choix – il avait très vite été affecté à des engagements ponctuels sur des théâtres d’opérations aussi lointains que divers, cela a déjà été dit. Des interventions de durée et d’intensité variables mais qui chacune, par leur répétition identique, les êtres rencontrés toujours semblables, les situations itératives, lui avaient donné le sentiment de pénétrer des talides de démonstration ou des hologrammes multimédias. Trop d’amis intéressés ou aussitôt disparus, de brèves liaisons inutiles avec des femmes indifférentes, trop de situations convenues d’avance. Au total, un univers déréalisant et suprêmement ennuyeux. Aurait-il été l’ombre de quelque chose dans la vie civile qu’il aurait fini par donner sa démission… Puis il y avait eu la réorganisation des armées impériales par le Prince Alzetto et ses amis. Et la proposition qu’on lui avait faite d’être détaché auprès des autorités civiles, une proposition sans conteste choquante pour un véritable soldat. Mais pas pour lui qui, au sein de l’Armée, s’ennuyait tellement sans le savoir. Il avait d’abord hésité : dépendre d’un technocrate borné pour des opérations de basse police n’avait rien d’exaltant. Pis encore, peut-être serait-il affecté auprès d’un vieux barbe, sous-conseiller de quelque obscure subdivision, qui finirait par le démotiver complètement, à moins que le médiocre fonctionnaire ne cherche à régler des comptes personnels avec l’Armée dont à ses yeux il serait par force la pauvre incarnation. Mais la jeune femme qui le reçut – qui le reçut personnellement en dépit des hautes fonctions qu’elle occupait – était rayonnante. Avant même qu’elle n’ait commencé à s’expliquer sur le fond, Rogue avait su qu’il accepterait sa mutation. Ne doutant ni de ses capacités, ni de sa motivation, la femme avait expliqué ce qu’elle attendait de lui : des affectations très particulières, toujours volontaires, uniquement imposées par l’urgence des situations, s’appuyant sur un maximum de liberté dans les choix opérationnels et un seul intermédiaire – factuel - entre elle et lui. Pour la première fois peut-être de toute sa vie, Rogue qui n’était concerné ni par les idéologies politiques ou philosophiques, ni par les professions de foi religieuses, dont l’engagement au service de l’Etat n’était rien moins que raisonné, qui se moquait de toutes les formes de Pouvoir comme de sa première combi et qui ne voyait dans la plénitude d’une fiduce que le moyen de ne pas dépendre des autres, sentit ses certitudes vaciller. Il s’aperçut enfin que jusqu’à la proposition inespérée de la femme il n’avait fait que végéter. Surtout, au delà du tour différent que venait de prendre son existence, Rogue avait trouvé quelqu’un en qui croire, en qui espérer. En quelques minutes d’un entretien apparemment improvisé, la jeune femme s’était attachée pour longtemps les services d’un collaborateur inconditionnel : grâce à son incontestable charisme, Vliclina Garzelino-Gradzel, Troisième Assistante impériale, avait su réaliser un tel retournement.

         À aucun moment les années qui suivirent ne firent regretter au Stenek l’inflexion donnée à sa carrière. Il avait trouvé auprès de son nouveau chef ce qui lui avait jusque là fait défaut : une motivation ou, mieux encore, une inspiration. Évidemment, il ne rencontrait que de façon tout à fait exceptionnelle la Troisième Assistante dont la tâche certainement complexe l’attirait ailleurs mais Rogue comprenait de façon certaine qu’elle n’était jamais loin de lui. Il avait sa confiance et elle lui déléguait la réalisation d’opérations parfois difficiles dont il s’acquittait au mieux de ses possibilités, qui étaient certaines. En somme, une excellente et fructueuse collaboration.

         Rogue n’avait pas d’état d’âme. Il était au service de l’Etat, complètement et indéfectiblement, et cela le satisfaisait parfaitement. C’est la raison pour laquelle, à son retour de Virge 7, il s’interrogea honnêtement, convaincu de n’avoir été cette fois-là que modestement performant. D’abord, il n’avait pas su empêcher l’anéantissement de l’équipe de prospection qui l’avait accueilli pour une mission de routine des plus classiques. Ensuite, alors que le sort des armes avait paru pencher en sa faveur, par un relâchement coupable, il avait laissé échapper la Confédérée dont on aurait pu tant apprendre et, en premier lieu, les raisons de l’action assez mystérieuse de son commando. Cela ne lui ressemblait guère. Vieillissait-il ? Trop d’opérations trop faciles avaient-elles abouti à le priver de sa clairvoyance légendaire ? Il se jugeait trop professionnel pour ne pas chercher à comprendre.

         Il y avait aussi quelque chose de plus. Peu après sa récupération sur Virge, il s’était surpris à repenser aux yeux si bleus de la Confédérée. Il revivait ce regard direct qui l’observait sans juger et la mince silhouette qui s’était éloignée, méfiante, vers son oubli. Elle l’avait laissé vivre. Elle l’avait épargné, par un brusque mouvement d’humeur qu’il n’arrivait pas à comprendre. Elle avait sans doute eu raison : là-bas, à quoi aurait servi son élimination à lui ? Pourtant, ses ordres étaient certainement aussi implacables que les siens. Elle s’était montrée incontestablement généreuse. Qu’aurait-il fait, lui, à sa place ? Cette question sans réponse, cette aventure inachevée le chagrinaient.

         Une nuit, alors que fatigué de sa journée par un entraînement éprouvant il avait déjà eu du mal à trouver le sommeil ce qui ne lui était pas coutumier, il se réveilla en sursaut, certain d’une présence indésirable dans son alcôve. Quelqu’un était près de lui qui l’observait. Il avança lentement la main sous l’oreiller de son biodiv afin de sentir la forme rassurante du paralysant dont il ne se séparait jamais. Couvert d’une sueur subite, il s’évertua à garder le rythme de sa respiration et, tous ses sens en éveil, il chercha à repérer l’intrus. Mais il n’y avait personne. Il ne pouvait y avoir personne dans cet endroit surprotégé par de multiples guetteurs électroniques, au sein d’un des lieux les mieux gardés du Directorat de l’Armée. D’un geste rapide vers la console qui lui servait de table de chevet, il ordonna l’éclairage de son alcôve. La douce et progressive lumière bleutée lui confirma sa solitude. Toutefois, l’espace d’un court instant, du coin de l’œil, il avait saisi la forme grise d’une silhouette aussitôt enfuie à la manière de ces fantômes intemporels dont on parle dans les talides enfantines. A cet instant précis il comprit ce qu’il soupçonnait déjà : le souvenir de la Confédérée, celle qui avait été le témoin et la raison de ses insuffisances, l’avait inconsciemment poursuivi. Comme un remord, l’absence de Velti était venue le hanter. Ce fut cette nuit-là qu’il décida de la revoir.

         La chance – mais était-ce réellement de la chance ? – était avec lui. Ce fut Fryzer, la biocyborg qui lui servait d’intermédiaire avec la Troisième Assistante, qui lui apporta sans le savoir la solution. A l’issue de son séminaire de récupération, Fryzer le contacta en effet pour lui signifier le cadre de sa prochaine mission. Dans l’Empire, on était encore sous le choc du changement de pouvoir sur Vargas. Bien que l’affaire eut été présentée par les nouveaux dirigeants confédérés comme une simple révolution de palais, un de ces coups d’état dont étaient friands les Vargassiens, on savait bien qu’il ne s’agissait pas uniquement d’une opération mineure, d’une simple affaire de politique intérieure comme cela était obligeamment exposé dans les médias. On était bel et bien confronté, et pour la première fois, à l’arrivée aux affaires de milieux proches de l’Universalité. Un événement considérable et un bouleversement galactopolitique majeur. Les esprits chagrins – mais également bien d’autres – percevaient déjà des bruits de bottes. Car le coup d’état ne passait pas aussi facilement que ça : chez les Confédérés eux-mêmes, on s’interrogeait. Le Troisième Assistanat se proposait d’aller y voir de plus près, souhaitait évaluer les résistances locales, intervenir directement, peut-être, s’il était encore temps et, de toute façon, avait pour but avoué de soutenir les éventuels opposants au nouveau régime. Tous les militaires détachés – et singulièrement les Steneks dont c’était une spécialité – étaient concernés. Sans hésiter, Rogue proposa Alba-Malto, la troisième planète de la Confédération, dont il connaissait quelques éléments de la 7ème Sarde. Cette approche devait se concevoir comme un début. La biocyborg ne sourcilla pas en prenant connaissance de la destination choisie par Rogue. Peut-être n’avait-elle pas fait le rapprochement avec son aventure sur Virge 7 ? Comme à l’accoutumée, elle lui donna carte blanche et le Stenek qui avait déjà préparé d’éventuels éléments d’explication resta silencieux. Une fois seul, Rogue se demanda s’il ne commettait pas une folie, la première de son existence de soldat d’élite. Et si Velti était une Universaliste ou du moins et comme elle l’avait laissé entendre sur Virge, une légaliste fidèle à son gouvernement à présent constitutionnel ? Mais cela importait-il vraiment ? Avait-il décidé de la revoir pour des raisons politico-militaires ? Il se convainquit aisément qu’aller jeter un œil sur Alba-Malto – si elle y était - ne tirait guère à conséquence : il avait géré des situations plus confuses. Et puis, il fallait qu’il le fasse. Il le fallait absolument. Il n’avait pas le choix. Il aurait trop regretté, le temps passant, de ne pas tenter cette carte.

     

     

         Radokar baissa les yeux vers le sol inégal. Mélange de sable et de boue. Un mélange collant et redoutable pour qui n’y prenait garde. Il assura les semelles de ses strappes [3], courba légèrement le dos et, écartant les bras comme pour une embrassade mortelle, fixa des yeux son ennemi. Acquisition de la cible, se murmura-t-il. Maintenant il ne reste plus qu’à attendre. De fait, le droïde s’approchait lentement de lui. Il était immense et sa silhouette métallique bleutée se détachait sur le mur blanc comme une image de stéréovision. Tels des rubis incandescents, ses énormes yeux - ou ce qui en tenait lieu - irradiaient des ondes maléfiques. Il s’élança brusquement mais Radokar avait anticipé. Il se jeta de côté et, la seconde suivante, par une pirouette extraordinaire dont il avait seul le secret, il projeta de toutes ses forces ses pieds sur la surface latérale du droïde et la heurta avec un bruit mat, le choc lui envoyant une puissante décharge électrique dans tout le corps. Cela ne fut pas suffisant. La machine arrêta bien son mouvement afin de récupérer son équilibre compromis mais ne chuta pas. Au contraire, d’un mouvement incroyablement rapide pour une masse de cette importance, elle se retourna vers Radokar qui se relevait et se jeta sur lui. L’homme retomba en arrière sous le poids de son adversaire qui, sans le blesser le moins du monde, se coucha sur lui en l’immobilisant totalement. Radokar hurla de rage. Du coin de l’œil, par le peu de visibilité que lui autorisait la masse de la machine qui le recouvrait, il se rendit compte que les spectateurs des premiers rangs s’étaient levés et agitaient leurs bras dans tous les sens pour authentifier la victoire du droïde. Donc sa défaite à lui. Grazder voler ! éructa Radokar. 116 ! Cà suffit ! Repos. La machine relâcha instantanément sa prise et, tel un serviteur servile, s’immobilisa deux pas en arrière dans l’attente des ordres. Epoussetant machinalement sa combi de sport, Radokar jeta un regard méprisant sur la foule qui l’entourait. Il se releva lentement, fit un pas vers le public qui continuait à acclamer la stupide machine, leva le genou droit qu’il frappa deux fois de son poing fermé dans un geste d’insulte définitif et hurla d’une voix encore rauque de l’effort fourni:

              - Bande de sales cons ! Sous-merdes cosmiques ! Je vous encule à sec ! Et avec du stermire [4] encore !

         Il se tourna vers le robot qui, immobile, l’observait. Radokar, sa colère soudain retombée, se mit à rire. Il avait beau faire : il n’arrivait pas à détester 116, ce gros tas de ferraille, de rouages et de processeurs compliqués. D’une certaine manière, son droïde, une simple machine comme il en existait des milliards, était bien plus proche de lui que la quasi-totalité de ses contemporains qu’il méprisait souverainement. D’une voix redevenue douce, à la limite de l’audible, il murmura :

               - Allez, 116, mon vieux pote, retour. Tout de suite !

         Comme par enchantement, l’arène et ses spectateurs vociférants disparut pour laisser place à l’habituelle base de sport de Radokar. L’homme se dirigea vers son salon de toilette et d’un simple claquement de doigt devant le repère ouvrit la douche avant de délivrer ses consignes : débit fort, jet dispersé et 1200 vars ! [5]. Il s’apprêtait à entrer dans le sas étroit quand suspendant son mouvement, il se retourna vers le droïde et hocha la tête.

           - 0uais, 116, c’était pas trop mal, déclara-t-il d’une voix volontairement neutre, mais la prochaine fois, tu verras, j’t’éclate la gueule !

         Après être passé au séchage et à la toilette magnétique dentaire, Radokar choisit un embaumage léger (santal-vétiver de Chrysyl et eau de roche de Pilgar). Négligeant le combiné de rasage (il avait eu recours à l’épilation microchirurgicale définitive dès son vingt-troisième anniversaire), il s’avança dans la pièce principale, à la fois vivoir et salon de travail. Il se sentait un autre homme et avait balayé la légère contrariété de sa contre-performance sportive. Il s’approcha de la baie vitrée sud de son appartement. Nu, mais évidemment invisible de l’extérieur, il observa le mouvement des aéroglisseurs le long des voies virtuelles serpentant entre les tours. L’appartement se situait au dernier étage d’un des plus hauts bâtiments de Terra, si haut que, parfois, en plongeant le regard vers le bas, il pouvait apercevoir des lambeaux de nuages s’effilocher au gré des vents et des surfaces. Mais ce que d’aucuns auraient pu considérer comme un privilège lui était indifférent. Cette partie de la planète-ville était très résidentielle et particulièrement recherchée par tout ce que l’Empire comptait de gens qui se croyaient importants (jadis, mais qui s’en souciait ?, cet endroit s’appelait Neobomb, un nom à présent oublié contrairement à York, Berl ou Néopar). Toutes ces considérations n’avaient aucune importance pour lui ; il aurait très bien pu être n’importe où ailleurs sur la planète-ville ou dans quelque grande autre métropole d’une quelconque planète. D’ailleurs, pour être sincère, cet endroit ne lui plaisait pas plus que cela. Ni cet appartement : certainement confortable et doté des plus récentes avancées techniques mais, en définitive, froid et terne, oui, terne. Terne à en devenir impersonnel. Ce qui n’était pas étonnant s’agissant d’un appartement de fonction. Miroir, murmura-t-il. La fenêtre s’effaça instantanément pour laisser place à son propre reflet plaqué sur fond de sa salle de vie. Il s’observa et, comme à l’accoutumée, il aima l’image qui lui était renvoyée, sa peau noire sans la moindre irrégularité ou cicatrice, ses cheveux noir-corbeau, ses yeux bruns mobiles au point d’en paraître parfois inquiets. Il appréciait son visage avenant qui inspirait d’emblée confiance, les bonnes proportions de son corps ce qui n‘était pas si courant et même la longueur de son sexe qu’il jugeait imposante pour sa taille. Sa taille ! Hélas, sa taille ! L’enfer de ses nuits, son regret de tous les instants : à peine un mètre soixante-douze ! Un nain dans un monde de géants… Dégoûté, il s’empressa de chasser le miroir pour une scène anodine d’arbres vert-bleu oscillant sous le vent d’un désert qu’on devinait en arrière-plan tandis qu’un soleil double parfaitement anonyme jetait sur l’ensemble une lumière dorée. Un parfait chromo, insipide et mille fois rebattu.

         Se saisissant d’un vêtement d’intérieur propre que lui tendait un droïde-valet, il se dirigea en soupirant vers son espace de travail et se laissa pesamment tomber sur son tab ergo. Son ordiquant l’attendait, serviteur fidèle et désintéressé, sur la table basse de travail. Il le déplia, organisa en quelques secondes les connexions avec la table, en réalité une station d’accueil très performante (3D temps réel, accès privilégié au GRG, gestion simultanée des hologrammes distants, faisceau de contre-mesures de protection, etc.) mais ne lança pas la machine. Il se renversa en arrière, commanda d’un ordre bref une liqueur de malt, un de ses rares vices, et ferma les yeux.

         Deux jours ! Dans deux jours aurait lieu la réunion dont dépendait l’avenir de toute l’Émulation. Deux jours encore à attendre. Deux jours pour peaufiner son exposé des faits et son argumentation finale, tous éléments que, depuis longtemps, il connaissait par cœur. Les trois dernières fois, il avait été confronté au Rapporteur Flixed et il avait été surpris de constater combien, concernant, il est vrai, des problèmes certainement mineurs, leurs conclusions avaient été proches, permettant ainsi au Comité Restreint de statuer. Radokar était fier d’être l’un des quatre Rapporteurs Spéciaux du Comité Restreint de l’Émulation et il aurait donné sa vie pour le rester. On parlait de Comité Restreint parce que les cinq membres cooptés (mais l’étaient-ils vraiment ?) qui le composaient  représentaient en vérité plusieurs milliers de commandants éparpillés dans la Galaxie, eux-mêmes dirigeant d’autres maillons de la hiérarchie qui eux-mêmes… La pyramide paraissait sans fin. Ses seules limites étaient l’expansion humaine et l’importance commerciale des planètes colonisées. Radokar qui occupait pourtant le poste rêvé pour avoir une idée sur la question n’était jamais parvenu à évaluer l’importance de l’Émulation. Il faut dire que l’organisation était de taille, s’étendant sur des centaines et des centaines de planètes pour y fédérer tout ce dont la Société des humains ne voulait pas entendre parler, tout ce que cette grande hypocrite déclarait être illégal : prostitution, drogues, armes toutes catégories, pseudohologrammes, jeux et paris clandestins, neutralisations illégitimes, exploitation de disgraciés ou de marginaux, trafics et falsification de droïdes, en réalité tout ce que les braves gens ne voulaient pas connaître mais qui était totalement indispensable à la bonne marche d’une société humaine bien organisée. D’une certaine manière, Radokar avait l’idée qu’à défaut d’être reconnus par les diverses instances officielles, l’Émulation et tous ceux qui y participaient, autorisaient la permanence de la civilisation ou, plus encore, qu’ils en étaient un élément indispensable, indissociable, consubstantiel en somme. L’Émulation, pour lui, c’était LE contrepouvoir, l’instance qui rectifiait les injustices de la société officielle et gommait les disparités de toutes sortes. Qui essayait en tout cas. Et quel mal que de profiter de cette cause finalement noble, oui noble !, pour prélever au passage la dîme nécessaire au bon fonctionnement de l’organisation et à l’intérêt bien compris de ses correspondants. Que reprocher à l’Émulation ? La prostitution ? Une entreprise de salut public élevant le plaisir au rang d’institution enfin convenablement organisée. Les armes, les neutralisations illégales ? Le moyen de donner à tous la possibilité de se défendre, d’effacer certains dénis de justice. Les jeux, les paris clandestins ? Du bonheur assuré pour ceux qui souffraient sous le carcan des institutions officielles. Les drogues ? Encore et toujours du plaisir et, quand il évoquait les dépendances mortelles, les déchéances terminales, il se répondait : sélection naturelle, élimination des plus faibles, espace libéré pour les autres. De quelque côté que l’on se tourne, l’Émulation faisait peut-être le mal (terme officiel) mais pour le bien (terme réel) de tous. D’ailleurs, les représentants des autorités plus ou moins légales qui la combattaient – mollement le plus souvent – étaient parfois les mêmes et habituellement animés d’une neutralité bienveillante. Et donc, par voie de conséquence, complices, associés, comparses, amis choisis ou obligés, ce que vous voudrez !

           Ce qui motivait cette fois-encore la réunion du CR, ce n’était pas l’Émulation elle-même dont les principes et la nécessité restaient constants mais la société officielle. C’était elle qui allait mal, elle qui posait un problème… Et non des moindres ! Universalistes, légitimistes, un dur combat se préparait indéniablement. C’était cela la mauvaise nouvelle. Depuis des mois, les Émulateurs regardaient d’un œil inquiet cette bifurcation inattendue de l’histoire des humains, cette promesse à peine voilée de troubles, d’escarmouches militaires, de guerres, pire encore peut-être. Au bout du compte, on ne savait pas vraiment vers quoi on allait et ça, c’était terriblement mauvais pour les affaires. Le pire cauchemar des dirigeants de l’Émulation – et la terreur de Radokar – était le saut vers l’inconnu. C’et la raison pour laquelle, au début et avec persévérance, on avait cherché à rectifier, rapprocher, intercéder. Insuffisant, malheureusement, complètement insuffisant. Du coup, maintenant, il fallait choisir.

         Radokar, désigné pour une mission de clarification, avait rencontré, directement ou holographiquement, des centaines de dirigeants émulateurs, des conseillers, des orientateurs, des spécialistes d’économie macro-galactique, des militaires associés, etc. Tous des professionnels qui, comme lui, n’avaient qu’un souci : préserver le marché, ses bénéfices et ses possibilités d’expansion. Car, jamais, jamais, il ne fallait perdre cela de vue : ce qui comptait avant toutes choses, c’était la bonne marche des affaires, la préservation de l’acquis, la recherche du meilleur profit. Il était arrivé à une conclusion catégorique : il fallait choisir… de ne pas choisir. Lui, il aurait plutôt penché pour les légitimistes, question d’approche personnelle : les autres, c’était quand même une certaine forme d’imprévisibilité. Mais Radokar était un professionnel, un authentique professionnel. Ses sentiments personnels n’importaient pas. Seul comptait ce qui ressortait de ses contacts multiples, à savoir qu’il était impossible d’anticiper la victoire de l’un ou l’autre bloc. Conséquence logique : l’Émulation ne devait pas choisir ; elle devait financer largement – aussi largement que possible - les deux parties. Aussi simple que cela. C’est la position qu’il défendrait dans deux jours devant le Comité. Aux conseillers restreints, ensuite, la mission d’arrêter une position définitive. Radokar s’enorgueillissait de sa position de rapporteur spécial – alors qu’il venait tout juste de fêter ses soixante ans ! - mais il n’était pas dupe : les conseillers avaient tellement d’autres sources d’information…

        Il activa d’un claquement de doigt l’ordiquant afin de relire quelques paramètres, quelques chiffres de plus puis il ferma les yeux et étendit les bras, rêveur. Il n’empêche : il aurait bien aimé connaître les conclusions du Rapporteur Flixed.

     

     

         Rogue n’hésita pas longtemps. Pour d’autres missions du genre, il aurait certainement choisi de modifier son apparence : il lui aurait été facile d’avoir recours à la chirurgie reconstructrice réversible, discipline médicale qu’on appelait Gresa dans l’Empire. Cette technique assez répandue permettait à tout un chacun de changer de visage et même de silhouette pour peu, évidemment, qu’on ne demande pas l’impossible. Il était toujours surprenant de constater combien, avec peu de moyens et un minimum d’artifices, les droïdes grésiques (les médecins humains ou biocyborgs étant rarement intéressés par cette technique assez peu gratifiante) étaient capables de transformer quelqu’un. Les services d’éclairage, militaires ou non, avaient forcément recours à ce type de dissimulation, en particulier lors d’opérations d’infiltration. Il restait à leur charge de veiller à la cohérence psychologique de la transformation ce qui était plus délicat, d’où l’importance de la formation des agents concernés par les ateliers spécialisés.

         Pour une pure mission d’espionnage dans un endroit qu’il ne connaissait pas et alors que les autorités locales venaient de changer ce qui devait forcément se traduire par une plus grande méfiance de tous, Rogue aurait dû avoir recours à la Gresa, un moyen de parfaire sans conteste sa couverture. Il s’était brièvement posé la question avant de rejeter l’idée : lors de sa présence sur Virge 7, puisqu’il s’agissait d’une mission de pure routine qu’il avait acceptée pour des raisons essentiellement administratives, il s’était présenté sous son apparence physique véritable, le Rogue de toujours, celui de la réalité, car comment aurait-il pu alors deviner le tour que prendrait son expédition ? Velti – la cible inavouée de son affectation présente - le connaissait ainsi… Choisir une transformation grésique pour l’approcher risquait certainement de compliquer les choses, voire de les rendre irréalisables. En fait, il n’avait pas le choix. Comme chaque fois, il se chercha des rationalisations a posteriori et décida que son image authentique était certainement non répertoriée et, quand bien même l’aurait-elle été, qui aurait l’idée d’interroger les bases de données s’il n’était pas identifié ? A défaut d’être très professionnel, le raisonnement se tenait.

         Son assistant d’infiltrat [6] lui communiqua les renseignements demandés : oui, Velti était bien sur Alba-Malto mais, non, elle n’était pas en affectation active : depuis son retour qui remontait à trente-sept jours, elle était encore en disponibilité, probablement en raison des événements fâcheux vécus par elle sur Virge (Il ne semblait pas que sa responsabilité dans la neutralisation de son commando ait été retenue). Elle occupait son temps entre son entraînement de base, un stage de perfectionnement imposé par son service d’active (on savait même que cela avait trait à l’aspect juridique du maintien de l’ordre en milieu hostile) et son loisir préféré, l’étude du Gaétane, qui se révéla être pour Rogue, qui n’en avait jamais entendu parler, l’art architectural développé quelques siècles plus tôt par les premiers immigrants sur Alba-Malto. Ce dernier point était une excellente ouverture et le Stenek se fit immédiatement imprimer psychiquement un module de Gaétane. Il décida d’aller au plus simple : il n’accepta aucune des couvertures compliquées, une de ces personnalités sophistiquées, choisies de manière aléatoire mais orientée par le Central Garsdavel. Il désirait tout bêtement être un touriste – mais oui, un simple touriste indépendant, une couverture si banale, si utilisée par le passé, qu’elle en devenait totalement crédible – en quête du Gaétane de ses ancêtres. L’objet de son intérêt lui assurait de surcroît la certitude d’échapper aux expéditions de groupe, inévitables quand on est si loin de ses bases, et dont on reste fâcheusement dépendant. Le droïde Assistant d’Infiltrat lui communiqua l’identité de l’agent dormant – un parmi des milliers - qu’on avait « réveillé » pour lui sur Alba mais qui, précisa Rogue, n’aurait probablement pas à intervenir. Moins de deux jours plus tard, le Stenek embarquait sur un vaisseau de ligne régulier en partance pour Strator (alpha Leptis, 5ème quadrant) d’où s’envolait quelques heures plus tard – mais la correspondance était assurée- le vaisseau de transit le plus direct pour Vargas. Ensuite, une navette pour Alba, après une nuit passée dans un hôtel à touristes de la capitale confédérée. C’était rapide et Rogue n’en avait pas espéré autant. Il est vrai qu’on était officiellement en état de paix civile.

     

     

         Si Vargas-la-ville aurait aisément pu passer pour une des capitales régionales de l’Empire, ce n’était absolument pas le cas de Caraime, la principale cité d’Alba-Malto, ou, pour emprunter un terme plus appropriée, son agglomération principale. L’ordiquant de Rogue l’avait évidemment renseigné sur l’endroit et il ne s’attendait sans doute pas à se retrouver sur Genesis [7]. Il fut néanmoins surpris par la modestie du site. Sortant de l’astroport, après les formalités d’usage, il se rendit immédiatement sur le parking aérien afin d’y retirer son glisseur, le moyen de transport banal compris dans son forfait touristique. Il jeta distraitement l’adresse de son hôtel au droïde conducteur qui lança la machine sans un mot de bienvenue, ce dont, au demeurant, Rogue n’avait que faire. Mais, à peine avait-il eu le temps de se renfoncer dans son fauteuil ergo que le véhicule s’immobilisait. Incrédule, il demanda l’éclaircissement des vitres latérales pour constater qu’il était effectivement arrivé à destination. L’hôtel choisi depuis Terra – une pension de famille plutôt au vu de la taille – lui faisait face. Il se reprocha immédiatement de ne pas avoir exigé de valider personnellement chaque détail de son profil de mission comme il le faisait souvent. Lui qui avait demandé une résidence en centre ville se retrouvait en grande périphérie, dans le quartier de l’astroport ! Le droïde du glisseur, toujours silencieux, ne lui fut d’aucun secours et, presque en colère, ce qui n’était guère dans ses habitudes, il l’abandonna à son mutisme. C’est le droïde-réceptionniste de l’hôtel qui lui expliqua sa méprise. On était bien au centre de la ville de Caraime ! Ou plutôt quelque part autour de l’astroport qui en était un point central. Une ville ? A peine un bourg, tout au plus un gros village, pensa le Stenek en souriant intérieurement de sa candeur. Mais cela compliquait son approche de Velti car comment s’en faire reconnaître sans se faire remarquer par d’éventuels éléments hostiles ? A propos, s’il y avait très certainement l’équivalent d’une milice sur Alba-Malto, les services de renseignements et/ou d’éclairage étaient-ils opérationnels ici ? Probablement que oui. Cela prouvait-il pour autant que les changements initiés sur Vargas étaient parvenus jusque dans cette province éloignée ? Mais non, pas si éloignée en fait : Alba-Malto était une des principales planètes de la Confédération ! Décidément, en dépit de son expérience, Rogue se rendait compte que, hors de Ranval, il avait parfois du mal à penser juste…

         Ses bagages étaient dans sa chambre qui, elle, selon les critères en vigueur sur Terra, à défaut de posséder l’équipement le plus moderne, était immense. Midi trente, heure locale (Sur Alba-Malto, le jour était également découpé en 24 tranches horaires, comme quoi tout ne peut pas toujours être différent). Restauration rapide puis premier vrai contact avec le monde de celle qui l’intriguait tant.

         Contrairement à son préjugé initial, il apprécia la petite ville qui, en réalité, n’était pas si minuscule qu’il l’avait craint. En effet, à l’inverse d’une tradition bien établie un peu partout dans l’Empire, la capitale d’Alba-Malto était totalement décentralisée ce qui lui conférait ce caractère de villégiature de vacances. Elle s’étendait à perte de vue dans une oasis de verdure. Hormis l’astroport qui dominait l’ensemble, les bâtiments et les habitations, presque toujours de couleur blanche, étaient pour la plupart assez bas, dépassant rarement le sommet des grands arbres omniprésents, une variété de frangipaniers terrestres. L’ensemble ne manquait pas d’allure et Rogue en fut agréablement surpris. Il s’installa à la terrasse – en plein air et sous les arbres, un plaisir rare sur Terra – d’une sorte de restaurant collectif et passa deux longues heures à observer. Des droïdes comme partout, encore que ceux-ci fussent souvent à dominante rouge, une couleur assez rare dans l’Empire, beaucoup de biocyborgs – Rogue ne pouvait être absolument affirmatif mais il se trompait rarement en ce domaine – et des bionats plutôt jeunes, ce dont témoignait le nombre élevé d’enfants. Bien que l’on trouva comme partout toutes les nuances de carnation, les peaux claires dominaient ici et, singulièrement, les chevelures blondes. Cette répartition était peu en accord avec le climat – plutôt exotique et tropical selon les normes de Néopar – et la prédominance des cheveux foncés dans le reste de la Galaxie. L’explication tenait peut-être à la première vague d’immigration locale ? En tout cas, si, comme la plupart des femmes qu’il voyait, Velti avait des yeux clairs, elle s’en différenciait par l’obscurité de ses cheveux, parmi les plus sombres qu’il lui ait été donné de rencontrer.

         Puisqu’il était pour l’instant hors de question d’entrer en liaison avec son contact local, Rogue devait se renseigner par ses propres moyens. Impossible d’approcher Velti chez les militaires. Restait le Gaétane. Comme prévu depuis le début. Il savait que des fouilles attirant tous les spécialistes de la question (pas uniquement des chercheurs locaux au demeurant) et donc aussi les passionnés du sujet, avaient été entreprises à quelques minutes de Caraime (son ordiquant branché sur le GRG le lui avait facilement appris) ; toutefois, rendu sur place, au vu de l’étendue de la ville, cela paraissait moins simple. Il peaufina son personnage de touriste en se rendant immédiatement au bureau droïde spécialisé. On lui confirma qu’une partie du site était accessible aux étrangers comme lui. Excellent.

          La deuxième partie de son approche consistait à localiser Velti. Si la jeune femme était toujours sur la planète, il lui resterait à initier la partie finale : l'aborder sans l’effrayer à défaut de la surprendre. Cela, Rogue le construirait plus tard. En revanche, si pour une raison ou une autre, Velti n’était pas joignable immédiatement, il lui faudrait prendre son mal en patience, exactement durant dix-neuf jours, la durée de son séjour de Gaétane. Après… après, il faudrait improviser.

        Obtenir l’adresse de Velti fut assez facile : au Centre d’Orientation Gaétane d’Alba, une femme blonde d’environ quatre-vingt dix ans mais encore séduisante, le renseigna. La femme était une authentique bionat comme lui et, devant son étonnement perceptible, elle crut bon de lui expliquer que les étrangers s’intéressant au Gaétane, une discipline exclusivement malto-albienne, étant par nature fort rares, elle se faisait un devoir de les recevoir personnellement. D’ailleurs comment se faisait-il que lui même… ? Rogue attendait évidemment la question.

              - Vous allez comprendre, expliqua-t-il. De tout temps, dans ma famille, dans sa branche maternelle pour être précis, nous nous sommes intéressés au Gaétane. Chez nous, on disait le Gaétane d’Alba. Parce qu’une partie des nôtres venait d’Alba. Il y a longtemps évidemment. Toute mon enfance, j’ai baigné dans ça : les roumires de troisième génération, la flexitude ascendante, la recherche du meilleur grabbar, [8] tout ça quoi ! Bien sûr, il est facile par le GRG, la stéréoviz ou des talides spécialisées de s’initier à l’actualité récente, de se tenir au courant, mais rien ne vaut la présence physique, voir de ses yeux, sentir, toucher, méditer… Enfin, vous savez bien… Et si l’éloignement entre Alba et Maldragor – c’est là où je vis et où je travaille, la Maldragor du Sixième quadrant – si la distance n’était pas aussi importante, il y a longtemps que je serais venu. Sûrement précédé par des membres plus anciens de la famille mais… Enfin, me voilà… Et c’est moi qui d’une certaine manière réalise le vieux rêve familial ! Et donc aussi mon vieux rêve d’enfant, vous l’avez compris…Il faut dire…, ajouta Rogue après un temps de silence.

             - Oui, fit la femme, se penchant en avant, les mains jointes sous le menton, attentive.

             - Il faut dire que, au début de l’année dernière, j’ai été remotivé sur le sujet, « réactivé» comme je dis souvent pour plaisanter. Oui. Et par quelqu’un d’ici, quelqu’un d’Alba-Malto… Que j’ai eu la chance de rencontrer sur Maldragor, lors d’une conférence militaro-politique ou quelque chose de ce genre, je ne saurais vous dire exactement… Parce que ma partie, c’est la maintenance administrative, donc exclusivement technique. Je travaille dans une délégation du Département-Ministère impérial de… mais je m’égare, excusez-moi. Enfin, bref, j’ai rencontré là-bas une malto-albienne spécialiste du Gaétane. Très sympathique. On a discuté longuement et c’est elle qui m’a convaincu de venir sur place… Notez que j’aurais peut-être fini par venir quand même mais c’est bien elle qui… En tout cas me voilà… Vous voyez, pas très original. A propos, j’aimerais bien revoir cette femme si elle est en ce moment sur Alba ; ça me ferait plaisir parce que c’est un peu, et même beaucoup, grâce à elle que…

         C’est de cette façon volontairement directe que Rogue avait pu se procurer l’adresse actuelle de Velti. La blonde – elle eut du mal à comprendre pourquoi la jeune femme n’avait pas elle-même donné son adresse à Rogue mais elle finit par admettre que les soldats bougent beaucoup - avait appelé un droïde-archiviste qui identifia immédiatement la demande.

            - Quelle chance, remarqua la blonde, ma compatriote est actuellement en semi-disponibilité dans notre ville même ! Elle habite un cologement de l’armée, dans une ravine [9] réservée à certains militaires.

          Sûrement, comme elle, des soldats d’une unité d’élite, pensa Rogue. De ce côté là, il n’y avait apparemment rien à faire. En revanche, il apprit par la femme blonde qu’elle déjeunait souvent au ksar [10] Vared’ard, pas si loin de son hôtel, et qu’il pouvait également la rencontrer sur le lieu des fouilles où elle travaillait dans l’identification et la mise en conservation des agrégats signatifs de Gaétane seconde période. Bien entendu, la femme proposa de signaler à Velti sa visite ce que Rogue ne pouvait refuser sous peine de paraître suspect mais il comptait bien prendre de vitesse sa si serviable interlocutrice, pesanteurs administratives obligent !

         Regagnant son glisseur, le Stenek arriva facilement à se convaincre que, pour sa première demi-journée sur la planète, il n’avait en définitive pas perdu son temps. Satisfait, il ordonna au droïde-conducteur de le ramener à son hôtel. Sur l’aéroparc, il opta pour une promenade qui l’amena dans un des nombreux jardins de la ville où il prit son temps pour examiner les espèces végétales locales. Détendu, il avançait à petit pas, sifflotant par instant, avant de s’immobiliser longuement sous un arbre dont il observait minutieusement le feuillage ou l’écorce, reprenant sa marche tranquille pour une halte devant une fleur ou un arbuste qui avaient attiré son regard. En réalité, son esprit était bien loin de ses motifs d’observation : il organisait méticuleusement sa future rencontre avec Velti. Il imaginait une fois de plus toutes les situations possibles et cherchait à intégrer les réactions prévisibles de la jeune femme : surprise, colère, hostilité ou satisfaction – pourquoi pas ? - de revoir dans de meilleures conditions son ennemi d’hier. S’il se rappelait bien leur brève mais intense rencontre sur Virge 7, la Confédérée était une femme intelligente et curieuse qui lui laisserait vraisemblablement le temps de s’expliquer, qui ne chercherait pas à le rejeter avant de comprendre ce qui motivait sa présence. C’est après que ce serait plus compliqué. Comment allait-elle interpréter sa démarche ? Irait-elle jusqu’à le dénoncer aux autorités dont elle dépendait ? Rogue était également curieux de savoir ce qu’elle pensait des événements de Vargas. Saurait-il la mettre suffisamment en confiance pour qu’elle lui livre sa pensée ? Tant de questions sans réponses qui nécessitaient l’impeccable mise en scène de leur rencontre.

         En regagnant son hôtel, il constata que le droïde-réceptionniste avait laissé sa place à un biocyborg qui le gratifia d’un sourire timide tandis qu’il s’engageait dans l’escalier (compte-tenu de la hauteur réduite des bâtiments caraimiens, les PAMA étaient ici presque aussi rares que des baobabs sur la Lune). Pour un étranger comme lui, ce qui aurait semblé bizarre à York ou à Néopar pouvait paraître naturel sur cette planète. Le fait qu’un biocyborg occupe un poste traditionnellement réservé à un homme mécanique n’induisait probablement rien de particulier, pourtant, Rogue eut soudain l’impression que quelque chose n’allait pas. Il percevait comme une tension dans l’air, vieille méfiance de bourlingueur. Il s’engagea en sifflotant dans l’escalier pour ralentir son pas afin de tester la présence du mini-incandescent dans sa poche intérieure de combi, seule arme reconnue à un touriste par les accords intergalactiques. Il atteignait le niveau supérieur lorsque le rideau-porte magnétique qu’il s’apprêtait à libérer s’ouvrit sur un homme jeune qui s’avança avant de reculer d’un pas pour le laisser passer.

              - Vous m’obligeriez, Monsieur… murmura en souriant le jeune homme. Priorité aux entrants, tradition locale.

         Terriblement vigilant, Rogue s’avança. L’homme l’observait en souriant puis, une fois le Stenek passé, sans perdre son sourire, il haussa imperceptiblement les épaules dans un geste de complicité malicieuse. Ce fut un infime mouvement perçu du coin de l’œil, à peine une ombre, une variation de la lumière plutôt, qui alerta Rogue. Il se jeta en avant tandis que l’homme qu’il venait de dépasser poussa un juron de dépit de ne pouvoir le saisir. L’ombre se démasqua. Un deuxième homme lui barrait la route. Il tenait un paralysant à bout de bras mais hésita à l’utiliser en apercevant le mini-incandescent de sa victime. Cette demi-seconde permit à Rogue de tenter une manœuvre. Sans lâcher son arme, il se laissa tomber en avant puis engagea un roulé-boulé qu’il termina en projetant ses jambes en plein dans l’estomac de son vis-à-vis qui fut si violemment projeté contre le mur du couloir qu’il en lâcha son paralysant. Rogue entendit l’arme rebondir sur le sol de métal-céramique mais, déjà, il se retournait pour frapper violemment de son coude droit le premier agresseur qui se jetait sur lui. L’homme encaissa le coup en pleine figure et sa tête fut projetée en arrière, comme percutée par un rayon laser invisible. Rogue n’attendit pas que ses deux assaillants reprennent leurs esprits. Il se précipita vers le fond du couloir, ne cherchant pas à ralentir en se portant à la hauteur de sa chambre. Il courait vers le rideau-porte de l’autre extrémité. Son seul souci était de sortir de l’hôtel. Il diminua sa vitesse le temps de démagnétiser la porte, puis s’engagea sur le palier de l’escalier. Il ne fit qu’un seul pas. Une main ferme s’empara de son bras gauche tandis qu’il sentit contre ses vertèbres lombaires l’inimitable chaleur sèche d’un couteau-tremble. Un seul mouvement maladroit et l’arme lui perforerait la moelle épinière. Sans même qu’on le lui demande, il laissa tomber le mini-incandescent. Il était pris et il le savait.

              - On attend mes amis et on va discuter ailleurs, chuchota une voix de femme à son oreille.

         On entendait la galopade des deux autres.

            - Bravo, jeta la femme en les voyant apparaître. On peut vraiment vous faire confiance…

         Les deux hommes étaient à bout de souffle et dans un état assez pitoyable. Le plus jeune saignait abondamment du nez tandis que l’autre se tenait les côtes à la recherche d’un souffle qui ne venait pas. Si ce n’avait été sa situation assurément délicate, Rogue aurait souri de voir les mines déconfites de ceux dont la mission, à l’évidence, avait été son interception. La femme qui ne s’était jamais suffisamment approchée de lui pour lui permettre d’envisager une quelconque défense de dégagement affermit son couteau-tremble et posa sa main sur son épaule gauche.

              - Bien, mon ami, vous venez avec nous : on va s’expliquer un peu plus loin…

         Elle le poussa sans ménagement vers l’escalier. Mais elle avait parlé presque à voix haute. Dans le même temps il reconnut le parfum subtil, à la fois sucré et épicé, qui la caractérisait.

              - Velti ! s’exclama le Stenek. Velti Rav-Den ! C’est moi ! C’est moi !

         Il sentit la main sur son épaule se relâcher imperceptiblement avant de l’abandonner mais il ne tenta aucun mouvement qui aurait pu inquiéter la jeune femme. Sur un signe d’elle qu’il ne put voir, ses deux compagnons l’encadrèrent, armes levées.

             - Vous vous tournez lentement vers moi, murmura la Confédérée. Lentement. Au moindre geste douteux, vous êtes neutralisé. C’est bien compris ?

         Après avoir acquiescé de la tête, Rogue se retourna très progressivement. Velti était bien comme dans ses souvenirs. Elle portait ses longs cheveux noirs en une sorte de chignon double, sans doute comme à chaque fois qu’elle entreprenait une intervention très physique. Sa combi noire moulante faisait ressortir sa minceur et la blancheur de sa peau. L’éclairage atténué de la cage d’escalier assombrissait le bleu de ses yeux et lui conférait un regard mauvais. Elle était superbement séduisante. Sans se départir de sa méfiance, le couteau-tremble bien en main, elle s’avança de quelques centimètres pour l’observer plus attentivement. Elle plissa les yeux dans un effort d’identification avant de rejeter la tête en arrière.

              - Non, je ne vous ai jamais vu. Je ne vous connais pas mais pourquoi…

         Le Stenek ne bougea pas, ne prononça aucune parole bien qu’il ait senti les deux hommes qui l’encadraient se raidir un peu plus. Il ne quittait pas du regard le visage de Velti et, tout à coup, il vit ses yeux s’élargir de stupéfaction.

               - Rogue ! murmura-t-elle enfin, encore incrédule. Rogue ! Mais que faites-vous donc à Caraime ?

                - Je suis venu pour vous parler, déclara-t-il soulagé.

         Pour prouver sa bonne volonté, du bout du pied, il repoussa précautionneusement vers elle le mini-incandescent qu’aucun des deux hommes qui l’encadraient n’avait jugé bon de ramasser.

             - Me parler, voyez-vous ça ! répondit-elle, toujours sur la défensive.

         Elle fit signe à ses deux acolytes de s’écarter mais le couteau-tremble était toujours dirigé vers lui. Sans faire le moindre mouvement qui aurait pu être mal interprété, le Stenek ajouta :

                - Oui, vous parler. En fait, c’est une longue histoire…

         Velti abaissa son arme. Sa curiosité l’emportait progressivement sur son hostilité.

               - Vous allez m’expliquer tout ça, conclut-elle en faisant signe à ses deux compagnons de ne pas baisser leur garde. Mais pas ici. Venez, je vous prie…

         On pouvait percevoir combien tout à coup elle était intriguée.

     

     suite ICI

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    [1]  verdoïa : arbre majestueux, présent sur de nombreuses planètes terraformées de la Galaxie en raison de sa croissance rapide. Sur Farber, il est le symbole de la ville de Carresville.

    [2]  Témumescence mauve : nom donné à des colonies d’insectes sociaux se nourrissant principalement des racines des grands végétaux qu’ils envahissent progressivement. Les premiers signes (tardifs) de la maladie sont de petites excroissances apparaissant sur le tronc et les branches et/ou tiges principales du végétal, et dont la couleur mauve est pathognomonique.

    [3]  Strappe : toute chaussure ayant la particularité de pouvoir adhérer à la surface sur laquelle elle repose. Les bottes magnétiques utilisées par les spationautes pour marcher en apesanteur sont des strappes, comme celles des commandants de droïdes-pompiers qui arpentent les surfaces aspergées de détergents anticombustion, etc. Une strappe est également une souris mutante (cf index) dont l’origine du nom provient peut-être du fait que ces animaux, souvent de taille plus volumineuse que leurs ancêtres terrestres, sont très difficiles à détacher de la surface où ils se trouvent.

    [4]  stermire : mélange rugueux de sable d’Osselti et de granite pilé parfois utilisé dans la composition de certains revêtements fixes des villes.

    [5]  Environ 25° Celsius (NdT)

    [6]  Carsdavel (Fried) peut être approximativement traduit ainsi. Il s’agit d’une structure spéciale en charge du suivi des agents et/ou fonctionnaires en mission spéciale, notamment hors des limites de l’Empire. Le fonctionnaire (civil) ou le soldat détaché pour ce type de mission est suivi en temps réel, grâce à un ordimplant spécial, par une section droïde affectée, supervisée à son tour par des humains (plus souvent biocyborgs dont c’est une spécialité). Le matériel  implanté renseigne le service mandataire sur la localisation et l’état de l’agent détaché et peut recevoir un certain nombre d’informations venant de lui. En revanche, tout échange dans l’autre sens est, pour d’évidentes raisons de sécurité, totalement prohibé. Si nécessaire, le matériel implanté peut être détruit par l’agent, notamment avant que l’ennemi n’entreprenne d’éventuelles contre-mesures.

    [7]  Genesis : tentaculaire et unique ville de Arooha, deuxième planète d’alpha du Mirage, sixième quadrant, elle est exclusivement consacrée au jeu et aux loisirs multidimensionnels. Rivale de Soulika, autre « planète des jeux », Genesis est célèbre dans la Galaxie pour la richesse de sa technologie et la qualité de son architecture alliant jusqu’au vertige styles et époques multiples. Selon les accords intergalactiques en vigueur, Arooha est considérée comme une zone franche et son extraterritorialité reconnue de tous.

    [8]  Tous termes propres à la discipline très spéciale qu’est le Gaétane et complètement intraduisibles. On peut seulement avancer qu’il s’agit de concepts architecturaux « revisités » du point de vue religieux de l’époque. Les dernières constructions édifiées selon les préceptes (plus ou moins édulcorés) du Gaétane datent du quatrième siècle (NdT)

    [9]  ravine : résidence civile comprenant une partie dédiée au repos de certains militaires. Ce type de structure est propre aux forces confédérées.

    [10]  ksar : sur Alba-Malto, un lieu de restauration rapide uniquement ouvert le midi.


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  • Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

    Sujet :                           Alcyon B (géographie et histoire)

    Section :                       histoire générale ; droit galactique ; stellologie

    Références extrait(s) : tome 104, pp. 97-212 ; tomes 122-126 ; tomes 401-407

    Sources générales :  tome 104, pp. 941-1604; tome 123, pp. 258-285 et 312-409 ; tome 403, p.605

    Annexe(s) : syst. stellaires.périphér. ( 27) ; xénogéologie (958) ; xénozoologie (102)

     

     

    Située sur le bord extérieur du quatrième quadrant de l’Empire galactique, la planète Alcyon B est, comme son appellation l’indique, la deuxième planète du système solaire d’Alcyon qui en compte neuf. Elle est la seule de ce système - avec son homologue Alcyon A - à avoir été partiellement terraformée lors de la GES (Grande Expansion Scientifico-économique) des 2ème et 3ème siècles. Toutefois, si les deux premières phases de cette terraformation ont bien été entreprises, la troisième, la mise en condition définitive de la planète, n’a jamais été réalisée, les xénogéologues mandatés ayant finalement conclu au peu d’intérêt du lieu. Alcyon B, d’une taille comparable à Terra ou à Vargas, gravite en 410 jours autour d’Alcyon, une binaire composée d’une naine rouge et d’une étoile moyenne orangée de classe II, toutes deux situées à mi-parcours sur l’axe de Dipendis [1]. Alcyon B est suffisamment éloignée de sa binaire pour n’en recevoir qu’un jour ténu, jour d’ailleurs divisé en quarante-deux heures (de Terra) en raison de sa rotation assez lente…/ …

     

     …/… riche surtout en métaux lourds mais d’extraction difficile. En dépit de quelques tentatives d’exploitation industrielle (Zelna Union en 421-422 rc, la CFS au début du 5ème siècle et, plus près de nous, le Consortium Mercantile de Développement de 750 à 761 rc), la planète est restée à l’écart des circuits de prospection. Signalons toutefois que la République de Farber souhaite exploiter la terraformation de la planète (de même que pour son homologue Alcyon A) afin d’y installer des missions permanentes dont l’intérêt principal reposerait sur le tourisme (mais, étant donné les caractéristiques locales, on comprend difficilement comment un tel projet pourrait être mené à bien). Quoi qu’il en soit, la RLF a récemment déposé (27 avril 954 rc) une requête d’exploitation auprès du CIS [2], requête encore en cours d’examen et qui…/…

     

    …/… Historiquement parlant, Alcyon B, depuis sa découverte et sa terraformation par l’expédition scientifique Brem (3ème Armée, 127ème cohorte, quadrant 4) en 249 rc, n’a attiré l’attention que brièvement lors de la guerre d’indépendance qui opposa de 574 à 579 les colons révoltés de la colonie impériale 705HB1 (Cette colonie devait, après l’accession au pouvoir du jeune empereur Maltus V, en 579 rc, devenir la République Logique de Farber,). Encore faut-il signaler que les insurgés, quittant, sous la menace d’éléments avancés de la 2ème armée impériale du Général Larken (quadrant 4), leurs installations du Trident, se réfugièrent essentiellement sur Alcyon A. C’est néanmoins sur Alcyon B que fut signé le traité entre les insurgés et les autorités impériales (cf. annexe 1 et 2 de Droit Galactique : accords et traités, pp. 12845 et suivantes) mettant fin au conflit. C’est à partir de cette date que la République Logique de Farber…/…

     

    …/… du système HW4 voisin. En effet, ce système – le plus proche de celui d’Alcyon puisque à mi-chemin entre lui et le système dit du Trident qui abrite la République de Farber – regroupe onze planètes tournant autour d’une géante rouge. Toutes impropres à la colonisation, elles n’offrent qu’un intérêt purement stratégique par leur proximité du Trident. On y compte deux bases militaires de la République de Farber (sur les quatrième et cinquième planètes), une mission militaire permanente de la Confédération des Planètes Indépendantes (planète six) et une importante base militaro-industrielle de l’Empire (planète neuf). De plus, la Guilde s’est depuis toujours intéressée à cette région en raison…/…

     

     

     

     

    7

     

     

         Longtemps Vliclina avait décidé d’ignorer son avenir. Soit qu’elle ne crut pas encore avoir à l’envisager puisque des dizaines d’années de vie potentielle s’offraient à elle, soit parce qu’elle avait peur, en se retournant sur elle-même, d’être confrontée à ce qu’elle redoutait le plus : la vacuité d’une existence toute entière consacrée au service de l’Etat, autant dire sacrificielle.

         Sacrifice. Abnégation de chaque instant. Ce pour quoi elle avait été sans l’ombre d’un doute formée. Le service de l’Empire, but et occupation de toute une vie. Une mission, un sacerdoce ou, plus encore, un destin. Forcément sans état d’âme, du moins l’avait-elle pensé au début.

         Elle avait rapidement gravi les marches du Pouvoir pour en occuper une des toutes premières, une de celles où l’on décidait pour les autres, un endroit où l’exercer, ce Pouvoir, signifiait réellement quelque chose. Un endroit où l’on pouvait espérer laisser durablement son empreinte, une place où, en somme, on participait à l’élaboration de l’Histoire en marche. L’Histoire ! L’histoire de milliards d’êtres, d’un monde, de la Galaxie toute entière ! Ce n’était pas rien, cela… Et elle n’avait que trente-sept ans ! Parfois quand elle réfléchissait au chemin parcouru en si peu de temps, son esprit était comme étourdi, comme embrumé. Elle n’aurait jamais pensé… Et pourtant… pourtant – c’est cela qui était incompréhensible – elle ne se sentait pas totalement satisfaite. Sa vie, si courte, si jeune, était déjà plus remplie que celle de la plupart des gens que, dans l’ombre de son Département-Ministère, elle administrait. Et néanmoins pas satisfaite ! Vraiment ? Qu’attendait-elle d’autre ? Qu’est-ce qui pouvait donc bien lui manquer, à elle qui avait tout ? Elle ne parvenait pas à le cerner. Elle le percevait, c’était tout.

         Mais l’Histoire s’emballait. Les événements se bousculaient, s’enchevêtraient, s’embrouillaient, avec leur lot d’incertitude, de décisions à prendre, d’ordres à intégrer et à transmettre. Elle devait se convaincre qu’elle n’avait pas de temps à consacrer à de telles interrogations intérieures. Maintenant moins que jamais. Plus tard, un autre jour peut-être, dans un avenir qu’elle arrivait mal à anticiper… L’heure était à l’action. Elle savait qu’elle effectuerait ce qu’on attendait d’elle, qu’elle accomplirait la tâche qui lui avait été confiée, qu’elle ferait comme toujours ce qu’elle croyait être juste. Rien d’autre.

            En soupirant, d’un bref mouvement de la main droite, elle ouvrit le bouclier de son appartement mais n’avança pas dans le couloir. Elle resta deux à trois secondes devant le sas d’entrée avant de reculer dans l’ombre. Dehors, tout était normal. Les fonctionnaires habituels du Département-Ministère se dirigeaient tranquillement vers leurs services respectifs ; les droïdes d’entretien ou de maintenance déambulaient comme à l’accoutumée et les personnels de jour des magasins intermédiaires prenaient leurs postes. Six heures trente. Une journée comme les autres. C’était étrange. Elle sentit son cœur s’accélérer tandis que son sang se glaçait. Elle était pourtant en pleine possession de ses moyens physiques. Alors, encore des angoisses existentielles ? Non, c’était autre chose. Ses années d’active lui avaient appris à se fier à son intuition. Elle referma le bouclier magnétique du sas et déploya son ordiquant. Elle en appliqua le kemar [3] contre sa gorge et murmura :

              - Vals, tu m’entends ? Quelque chose de particulier, d’inhabituel ?

         Mais son droïde n’avait rien à lui apprendre. Elle rangea soigneusement son ordiquant dans la ventrale de sa combi en haussant les épaules devant sa stupidité. Elle lissa machinalement le synthex du vêtement, secoua ses cheveux blonds dans un geste d’agacement et s’avança à découvert. L’impression d’étrangeté était toujours là.

          Marchant d’un pas vif vers la place centrale du vingt-sixième niveau, les yeux baissés, elle paraissait plongée dans ses pensées, ne répondant que par un bref signe de tête aux fonctionnaires qui la reconnaissaient. En réalité, chaque parcelle de son corps était aux aguets, cherchant à décrypter l’intégralité de son environnement et à isoler le plus petit avertissement, le moindre signal susceptible d’expliquer son trouble. Tout était désespérément normal. Elle avait une réunion importante avec l’État-major, une entrevue holographique prévue exactement à sept heures douze et il n’était pas question d’arriver en retard au centre de relais tant ce type de réunion en direct avec le vaisseau-amiral du Prince Alzetto était difficile à organiser. A peine quelque dizaines d’étages et de couloirs-avenues à franchir mais le parcours archi-connu lui semblait immense. Arrivée sur la grande place des PAMA, de façon complètement inhabituelle, elle s’arrêta à l’ombre du platane centenaire et, une fois de plus, elle scruta son entourage. Allons, je deviens définitivement paranoïaque, chercha-t-elle à se convaincre et elle se jeta dans un des PAMA ascensionnels. Elle sentit le fluide d’antigravité l’entourer mollement et elle se laissa porter. Au dernier moment, par un réflexe qu’elle ne comprit pas, elle laissa filer le sas du quarante et unième niveau, son objectif initial, et ne sortit qu’à la plate-forme du dernier étage, celle de l’aire de détente immédiatement située sous l’aéroparc. Elle cligna des yeux sous la lumière brutale d’un soleil de midi. Devant elle s’étendait une immense plage de sable d’un blanc aveuglant, entourée de palmiers multipliants et d’arborescents. Les vagues bleutées de l’océan léchaient la grève à quelques dizaines de mètres d’elle. Illusion d’un lieu de repos, bien sûr, mais si parfaite qu’on pouvait douter. Peu de monde en cette heure précoce de la journée mais au moins une silhouette connue : Jarsid, la responsable du quatorzième district régional. La femme s’avança vers elle, le poing droit sur la poitrine. Vliclina lui rendit son salut.

                 - Mais, Vliclina, je croyais que vous aviez…

             - Bonjour, Jarsid. Non, c’est vrai… mais j’ai pensé que je pourrais venir avaler rapidement un léger salko. Vous savez, j’ai quelques minutes devant moi. Voulez-vous que…

         Jarsid s’avançait vers elle en souriant. C’était une petite femme d’une cinquantaine d’année, de type asiatique, que Vliclina appréciait tout particulièrement bien qu’elle ne la connut pas vraiment. L’Impériale s’apprêtait à lui proposer de lui tenir compagnie quand elle la vit plisser les yeux dans une tentative de reconnaissance. Puis les pupilles de Jarsid s’élargirent soudain, obligeant Vliclina à se retourner brusquement. Une femme aux cheveux violets se dirigeait rapidement vers elles. Plus que l’étrangeté de la présence de l’inconnue en pareil lieu, ce fut sa démarche résolue qui alerta Vliclina. Elle sut instantanément qu’on venait pour elle. Hurlant un avertissement, elle se jeta à terre et rampa précipitamment vers la terrasse la plus proche. Jarsid, pétrifiée de stupeur n’avait pas bougé et Vliclina vit un arc bleuté s’échapper de la main de l’inconnue pour venir de plein fouet frapper la femme dont la tête explosa avec un bruit sourd. Presque dans le même moment, un deuxième éclair d’incandescent coupa pratiquement en deux le corps de la malheureuse. Le coup venait de plus loin sur la droite et l’Impériale sut qu’elle était en grande difficulté. Couverte de sable et de sang, elle sortit son éclateur mais l’inconnue s’était aplatie sur le sol et était à présent invisible. Elle devait probablement ramper dans sa direction. Comme certainement son ou ses complices mais elle n’avait pas eu le temps d’en apprécier le nombre. Vliclina attrapa nerveusement son ordiquant. Neutralisé. Impossible de communiquer avec Vals. Et sa garde rapprochée, où était-elle ? Et les Jijors du Département qui soi-disant s’occupaient de sécuriser l’endroit ? Où étaient-ils tous ? Qu’étaient-ils devenus ? Alors elle était seule ? Seule sous la menace de ces fous ? Elle ne chercha pas davantage d’explication et, à la manière d’un pantin désarticulé, les bras tendus vers l’avant, les mains serrées sur son arme, elle entreprit de rouler sur elle-même le long de la pente légère de la terrasse. C’était assurément un coup de pacdole à l’aveugle car si elle se heurtait latéralement à l’un de ses assaillants… Mais elle savait qu’elle n’avait pas le choix. A l’issue de la roulade qui lui sembla durer des heures, elle s’immobilisa au bas du tumulus, dans ce qui paraissait être une sorte de rigole d’évacuation du sable qu’on devait probablement renouveler régulièrement. Elle s’obligea à regagner son calme et à reprendre une respiration régulière. Elle était nettement plus à l’aise. A présent, c’était aux autres de se montrer. Ils devaient savoir que leur temps était compté, que les Jijors ou quelque autre force de sécurité allaient intervenir. Cela ne pouvait être autrement. Déjà, il fallait comprendre comment cette agression avait été rendue possible ; il faudrait que certains s’expliquent sur ce laxisme et… trop tôt. Pour le moment, sortir du mauvais pas.

         Elle laissa le sable recouvrir progressivement sa combi maculée et déchirée par endroits. Sa main gauche lui faisait mal mais il lui était impossible de savoir si le sang qui la recouvrait était le sien ou celui de la pauvre Jarsid. Elle ne craignait pas de s’enfoncer car, de sa botte droite, elle avait pris appui sur le bord interne en dur de la rigole, sous le sable. Telle une bête sauvage à l’affût, elle décida d’attendre.

         Deux, trois minutes plus tard, elle perçut un mouvement, à la fois infime et proche. Elle vit l’inconnue avant d’être repérée. Elle laissa la femme encore progresser et lorsque celle-ci s’aperçut de son erreur, il était trop tard pour elle. L’éclateur de Vliclina lui emporta la moitié du visage. L’Impériale demeura totalement immobile sous son linceul de minuscules grains blancs. Le sang de l’inconnue s’infiltrait dans le sable sans venir jusqu’à elle mais elle pouvait en sentir la douceâtre odeur métallique, vaguement écœurante. Tant de morts, déjà… mais c’était la guerre, Vliclina n’en doutait plus un instant. Que faisaient les autres ? Allaient-ils chercher à la déloger de sa position ou bien s’étaient-ils déjà repliés ? Attendre encore. Sans bouger, sans se faire repérer, sans se départir de son calme.

         Plusieurs minutes d’un silence oppressant seulement troublé par le murmure monotone du ressac et des cris d’oiseaux, au loin, vers les arbres. Puis des voix qui n’étaient certainement pas artificielles, des ordres brefs et indéchiffrables, les chuintements alternés d’incandescents. Le silence à nouveau. Vliclina ne bougeait toujours pas et, le sable coulant lentement autour et sur elle, elle se savait pratiquement invisible. Seul un système infrarouge ou un radiant pourraient sans doute… Justement, ses assaillants avaient-ils… ? Elle n’eut pas le temps de se poser vraiment la question. Une voix toute proche l’interpella :

              - CG ? Vous allez bien ?

              - Vals ! Enfin !

             - Ne sortez pas encore de votre cachette. Il en reste un. Nous sommes en train de le neutraliser. Attendez, je m’approche.

         La silhouette d’un homme grand et mince, en uniforme de Stenek, émergea du sommet de la dune et se laissa glisser vers elle. Un hologramme créé par Vals évidemment.

            - Est-ce qu’on sait déjà ? demanda-t-elle avidement.

            - Apparemment quatre, murmura le simulacre. La femme que vous avez tuée, un autre et deux biocyborgs. C’est un de ces deux-là qui nous donne du fil à retordre mais…

            - Non, pas ça mais comment ils ont pu… comment ils ont franchi…

        - Obligatoirement avec la complicité de personnels du Département. Forcément haut placés parce que, voyez-vous, CG, non seulement les droïdes de surveillance ont été désactivés mais les humains de la sécurité et certains Jijors ont été désaffectés de sorte que…

            - Incroyable, s’exclama l’Impériale. Et ce qu’ils voulaient…

            - C’était indéniablement vous éliminer de façon définitive. Ils ont payé cher pour cela. Très cher. Je ne parle pas que de l’équipe d’exécution mais surtout du fait qu’ils ont obligé certains de leurs agents infiltrés à se découvrir, des agents de haut niveau. Ceux-là, on s’occupe de les identifier. Vous aurez un rapport dans votre ordiquant dans moins d’une heure. CG, attendez. On me signale que c’est fini. Le périmètre est complètement sécurisé. Je vous attends en sas de sortie.

         L’hologramme disparut encore plus subitement qu’il était apparu. Vliclina se retrouva seule et elle entreprit de se débarrasser de son carcan sablonneux. En dépit des assurances de son droïde, elle hésitait presque à se lever tant elle restait secouée par son épreuve. Pour la première fois, elle put consulter l’heure à son ordiquant de combi : 6 heures 51. Si l’on soustrayait le temps passé à venir jusqu’ici, toute l’affaire avait duré moins d’un quart d’heure. Elle se redressa complètement et, respectant à la lettre la procédure, elle demeura debout sans bouger, dans l’attente des ordimédics dont elle apercevait les silhouettes maladroites se dirigeant vers elle. Sa main était coupée mais apparemment pas sérieusement. Pour l’essentiel le sang qui la maculait venait bien de… Elle refusa de se tourner vers le cadavre de son amie qui gisait à quelques mètres derrière elle. Jarsid avait payé pour elle. C’était aussi injuste qu’inattendu. La colère de la Troisième Assistante était profonde. Rien ne transparaissait sur son visage dont les yeux verts brillaient encore des scènes éprouvantes qu’elle venait de vivre mais sa colère n’en était que plus dangereuse. Dans quelques minutes, elle connaîtrait les noms des traîtres qui avaient préparé le traquenard, qui avaient organisé son assassinat. Elle leur souhaitait sincèrement d’avoir une foi profonde en leur cause car elle ne prendrait pas de gants avec eux ; ça, au moins, elle pouvait le jurer à la mémoire de Jarsid.

         Après le passage obligé des ordimédics qui, comme toujours en pareil cas, une fois désinfectée et cicatrisée la blessure superficielle de sa main, lui avaient ordonné un repos complet de trois jours avec recours obligé à l’ordipsy ce qui était totalement illusoire, elle retrouva son droïde spécial et la Sécurité à l’entrée de l’aire de repos. La silhouette bleutée de Vals se détachait de la foule des droïdes auxquels il distribuait ses ordres. Vliclina, une fois de plus, fut frappée de constater l’efficience de Vals que même biocyborgs et bionats écoutaient avec attention, peut-être même avec respect. Dans quelques minutes, tout le périmètre de l’agression grouillerait d’une vie affairée et besogneuse. Elle s’approcha.

             - CG, il est nécessaire d’aller vous changer et de vous reposer avant que… essaya Vals en l’apercevant près de lui.

              - Les noms, le coupa brutalement la jeune femme. Vous avez les noms ?

              - Nous avons une première estimation de la situation et déjà un certain nombre d’éléments pour…

              - Alors, réunion des responsables de la Sécurité dans une demi-heure à mon bureau. Vals, vous serez évidemment présent, ajouta-t-elle.

         L’Impériale prenait la direction des PAMA lorsqu’elle se retourna vers son droïde qui l’avait suivie. Suspendant sa marche, elle jeta :

              - Oui, Vals ?

              - CG, pardonnez mon indiscrétion mais… comment avez vous su ? Pourquoi vous êtes vous doutée… ?

         Sans répondre, la jeune femme enveloppa le droïde de son regard clair. Ne se sentant pas désavoué dans son indiscrétion, Vals poursuivit.

              - Parce que vous savez, d’après mes premières estimations, si le plan de vos agresseurs a échoué, c’est certainement parce que vous ne vous êtes pas arrêtée au 41ème niveau où ils vous attendaient. Au contraire, compte-tenu de la situation, le fait de les entraîner vers l’aire de repos était particulièrement astucieux… Aviez-vous eu accès à des renseignements ?

         Le regard de Vliclina s’était adouci. Silencieusement, elle observait avec intérêt le grand droïde. Enfin, contrastant son bronzage, un large sourire illumina son visage. Elle murmura :

             - Je n’avais aucune certitude sinon j’aurais à l’évidence demandé à ce qu’on intervienne. Toutefois, mon cher Vals, je doute qu’une quelconque explication de ma part puisse convenir à votre logique cognitive très particulière. Je le pressentais, c’est tout, s’exclama-t-elle avant de tourner les talons.

         Avant de retourner à ses occupations, le droïde spécial la regarda s’éloigner durant quelques secondes ce qui, chez un être de son espèce, traduisait incontestablement quelque chose ressemblant à de la perplexité.

     

     

         Ce même jour, dans cette même tranche horaire forcément variable selon les endroits, traduisant chez leurs auteurs une maîtrise certaine des opérations simultanées de groupe, trois cent soixante seize tentatives d’assassinat furent perpétrées dont environ un tiers d’entre elles fut couronné de succès. Plus que la disparition de membres importants de l’Autorité centrale, ce fut l’incroyable audace de l’opération qui frappa les esprits. Sortis de nulle part mais intervenant dans l’ensemble des quadrants, des dizaines d’exécuteurs, aidés par des personnels émanant des services mêmes où se trouvaient les victimes désignées, prirent pour cibles des responsables soigneusement choisis dans divers secteurs de l’Administration. Qu’une telle opération ait pu être préparée et menée à bien sans que la Milice ou les divers services de sécurité en aient été avertis confrontait les responsables survivants à une interrogation redoutable sur l’infiltration des services de l’Etat. Sur Terra, par force l’épicentre de l’action, l’Empereur et son proche entourage n’avaient été victimes d’aucune tentative de quelque ordre que ce soit, renforçant chez tous l’idée que l’opération n’était qu’un avertissement, un moyen d’informer la Galaxie que l’insaisissable ennemi pouvait frapper quand et où il le désirait.

         Les médias, dans un premier temps muets de stupéfaction d’autant que certains de leurs hauts dirigeants étaient au nombre des victimes, se lancèrent à corps perdu dans l’exploitation de la piste d’une organisation criminelle (ils y avaient été fortement incités par le sous-département de l’Information dépendant directement de la Direction des Opérations Civiles, c’est à dire des Premier et Troisième Assistanats). stéréoviz, talides en ligne, journaux, GRG évoquaient sans cesse les attentats, revenant parfois assez complaisamment sur leur organisation, la méticulosité de leur préparation, l’inaction des services de sécurité, l’absence de pistes véritables, le tout sur fond d’images souvent insoutenables des massacres. Ce dernier point avait été autorisé par la Première Assistante Dar-Aver en personne (elle-même avait échappé de peu à une agression organisée par un de ses propres assistants que, presque par miracle, elle avait pu personnellement neutraliser). Dar-Aver souhaitait donner l’impression d’une importante désorganisation de l’Administration, un « flottement » comme elle disait, qui amènerait peut-être les Universalistes de l’Empire à lever un peu trop tôt leurs masques. Elle n’y croyait pas réellement mais si le battage médiatique ne trompait personne, il permettait de gagner du temps.

         Au delà de la réaction prévisible (et probablement prévue) des services de police impériaux qui multipliaient enquêtes et arrestations, les dirigeants légitimistes comprirent qu’il leur fallait repasser à l’offensive. Dès le lendemain soir fut organisée au palais une réunion exceptionnelle sous l’autorité de l’Empereur Baldur II lui même. Il s’agissait d’un Comité Restreint où les militaires, plus que discrets depuis le début de la crise, étaient omniprésents. Le Prince Alzetto, représenté par son hologramme, et la Première Assistante impériale intervinrent à tour de rôle. Chacun pouvait comprendre qu’ils s’étaient déjà concertés et qu’ils étaient en total accord.

              - Il faut comprendre, Votre Majesté, Citoyens, il faut bien comprendre ce que l’on veut, déclara Carisma Dar-Aver. Ce que l’on veut, j’insiste, et non pas seulement ce que l’on peut. Et ce que l’on veut, c’est porter les coups chez l’ennemi. Maintenant. Tout de suite. Avant qu’il ne paralyse notre action. Or, où est-il cet ennemi ? Partout, allez-vous me dire. Même chez nous où nous ne pouvons semble-t-il plus nous fier à personne… Faux. Indéniablement faux. Certes, il existe des Universalistes infiltrés en nombre dans Ranval. Parfois des dirigeants de très haut niveau, nous aurons l’occasion d’y revenir. Toutefois, l’essentiel des décisions n’est certainement pas pris ici. Trop dangereux, trop aléatoire, trop proche. Pas assez de recul. Alors, hors les quadrants ? Oui, bien sûr, puisque la prise de contrôle de la CPI par les Universalistes n’est plus un secret pour personne. Mais aussi – et je dirais avant tout - dans des organisations, des sociétés, des compagnies que je qualifierais de « transversales » et tous ici comprendront que j’évoque le Fret Stellaire, la Mercantile et d’autres encore. Parce que c’est la logique qui veut que ces gens-là soient contre nous. Pas tous évidemment mais suffisamment sans doute pour que nous ne puissions plus faire pleinement confiance à ces organisations. Gardons également à l’esprit que le point critique identifié par nos quanticiens prospectifs est maintenant tout proche. Alors, comment intervenir ?  Où ? Quand ? Nous allons le déterminer. C’est l’objet de notre entrevue. Mais j’insiste, car j’en suis convaincue, sur le fait qu’il nous faut agir maintenant. Très vite. C’est la raison qui le veut ! Grâce en soit rendue à Bergaël, nous avons déjà longuement réfléchi sur le sujet… Je crois en conséquence…

         L’hologramme d’Alzetto était soucieux. Peut-être le Chef des Armées avait-il le sentiment qu’il était loin de Terra, aux marches d’un Empire dont l’avenir se situait ailleurs. Il avait multiplié les réunions avec les administrateurs civils, les hauts-fonctionnaires, les responsables des forces de sécurité ou de maintien de l’ordre comme s’il avait pressenti que, après leur succès sur Vargas, les Universalistes prépareraient une offensive d’envergure qui ne pouvait évidemment pas être militaire. Comme tous, il avait été relativement pris au dépourvu. Depuis l’instauration du régime d’exception voté quelques mois plus tôt, il se considérait en charge de la sécurité de l’Etat et c’était la raison pour laquelle il avait vécu les derniers événements comme un échec personnel.

         Il présenta un visage sombre et préoccupé aux membres particulièrement attentifs du Conseil. Toutefois, dès qu’il succéda à Dar-Aver, il afficha son hologramme dans une sorte de garde-à-vous devant l’Empereur qu’il ne quitta plus des yeux, à la manière très formelle en usage lors des importantes réunions officielles. Il entendait probablement ainsi appuyer la gravité des propos qu’il allait tenir et l’absolue nécessité d’arrêter ici même une décision formelle.

              - Votre Majesté, commença-t-il, nous n’avons pas su prévoir l’offensive lancée hier par nos ennemis. Fort heureusement, si la disparition de beaucoup de fidèles serviteurs de l’Etat – souvent des amis personnels - nous attriste profondément, la continuité des services est assurée, preuve que les agressions perpétrées contre les nôtres relevaient plus d’un essai de démoralisation que d’une véritable tentative de subversion. Je profite d’ailleurs de mon intervention, Votre Majesté, pour aborder un fait qui n’a été que peu relevé jusqu’à maintenant, à savoir la bonne résistance de nos services de sécurité, civils ou militaires. Sans leurs promptes réactions, les dommages subis auraient été bien supérieurs. C’est un motif de relatif contentement que je tenais à souligner… Bien. Comme vient de nous le dire la Citoyenne Première Assistante, nous avions, Bergaël grand merci, – et cela depuis déjà longtemps – réfléchi à la suite qu’il convenait de donner aux bouleversements politico-galactiques en cours. Grâce à l’action conjuguée de nos quanticiens prospectifs, de nos services de renseignement et d’anticipation virtuelle, grâce aussi à l’excellente interface mise en place avec vos Conseillers et certains de leurs Assistants, nous ne sommes pas démunis face à un avenir qui semble imprévisible au profane mais qui, comme nous le savons tous, ne l’est pas tant que cela. Aujourd’hui, ce que je souhaite, Votre Majesté, c’est vous présenter – un peu plus tôt que prévu mais la situation commande – les grandes lignes d’une opération certes localisée mais dont les conséquences, si nous ne nous trompons pas, risquent de représenter un tournant dans le conflit qui nous oppose à nos ennemis. Je ne vous en présenterai bien sûr que l’essentiel, Votre Majesté, Citoyens, puisque les détails ressortent encore du domaine de la discussion. Aujourd’hui, nous devons arrêter une décision de principe et c’est la raison pour laquelle la présence ici même de Sa Majesté, Premier Conseiller de l’Empire, était indispensable, rien ne pouvant évidemment se faire sans son accord plein et entier.

         Pour la première fois, l’image d’Alzetto s’était détournée de l’Empereur et elle observait en silence la dizaine de hauts dignitaires présents. Ses yeux d’un bleu si intense qu’ils finissaient par mettre mal à l’aise se posaient sur chacun d’entre eux, comme pour s’assurer du soutien de certains et discerner chez les autres les éventuelles réticences. Il eut un bref sourire pour Dar-Aver qui, comme les autres, ne le quittait pas du regard, avant de revenir à Baldur, toujours immobile, pensif. Alzetto croisa ses mains derrière son dos et, se balançant très légèrement d’avant en arrière, poursuivit.

              - Réagir, nous recommande la Citoyenne Première Assistante, et le plus tôt possible. J’entends cet appel. Je l’entends et j’y souscris totalement. Je crois effectivement qu’il nous faut réagir pour de très nombreuses raisons dont la principale est d’ordre stratégique. Certes, le moral des nôtres, la nécessité de mobiliser les volontés, de tester nos personnels et leur matériel, le désir légitime de mettre au pas les fauteurs de désordre, et tant d’autres raisons encore, oui, certainement… Certainement ! Mais l’essentiel reste tout de même stratégique et c’est un impératif simple : il ne faut pas que nos ennemis nous entraînent là où ils le veulent, quand ils le veulent. C’est à nous de reprendre l’initiative des opérations, d’autant que nous possédons à mon sens les meilleurs atouts : l’Armée de Sa Majesté dont je réponds personnellement de la préparation, d’excellents services de Documentation et d’Éclairage ainsi que la meilleure approche théorique grâce aux avancées décisives de notre département de Prospective générale. Alors comment procéder ? D’abord, afin de décider une action en toute connaissance de cause, il nous faut comprendre où l’on veut nous conduire, comprendre ce que nos ennemis attendent de nous. Après avoir interrogé nos meilleurs spécialistes de stratégie politico-galactique, rencontré tous ceux dont je crois que les avis importent et avoir personnellement consulté Sa Majesté, j’ai longuement réfléchi et je suis arrivé à la conclusion que les Universalistes afin de renverser le régime impérial en place, veulent obligatoirement nous entraîner dans un conflit majeur. Oui, un conflit de première importance. Ils espèrent ainsi que l’état de désorganisation qu’ils pensent être le nôtre – et que, n’en doutons pas, ils s’efforceront d’amplifier de l’intérieur - fera tomber le gouvernement de Sa Majesté comme un fruit trop mûr. Ils sont toutefois suffisamment lucides pour concevoir que la situation générale est encore trop indécise et qu’il leur faut certainement attendre quelque temps – disons deux à trois ans, peut-être un peu moins – avant d’entreprendre leur ultime regroupement et leurs derniers mouvements. Mais la guerre est à mon sens leur but premier et celle-ci est par conséquent inévitable. Inévitable !

         Alzetto s’était à nouveau tourné vers Baldur. Autour de lui, chacun retenait son souffle tant ce à quoi le Prince les préparait était prévisible.

              - Ce n’est certainement pas de gaieté de cœur que, en plein accord avec les autorités civiles, mon état-major et moi-même sommes arrivés à la conclusion qu’il nous fallait prendre nos ennemis de vitesse, les battre en quelque sorte à leur propre jeu. Nous devons initier nous-mêmes et dès à présent cette confrontation vers laquelle ils ne manqueront pas de nous conduire… mais à notre convenance et selon nos propres règles.

         Afin de bien souligner l’importance de ses propos, le simulacre d’Alzetto se tourna une fois encore vers les membres du Conseil et marqua quelques secondes de silence. Devant l’absence de réaction des participants, il leva la main droite afin de déclencher la stéréoviz locale qui afficha instantanément la carte stellaire qu’il avait fait préparer.

    - Oui, reprit-il, je vois que mes propos ne vous surprennent pas. La plupart d’entre vous, Citoyens, savaient ce que j’allais proposer au Conseil et à Sa Majesté. Je vais donc approfondir notre projet et, si vous le voulez bien, nous discuterons plus tard, et de son opportunité, et de sa faisabilité… Voici, continua Alzetto en organisant la stéréoviz avec son ordiquant-relais. Après étude de nombreux scénarios, notre choix s’est porté sur une approche double : l’axe principal concerne Carsus, quatrième planète de la CPI, ou, pour être plus précis, une de ses dépendances directes, 04D1207, une planète administrée par la Confédération et plus connue sous le nom de Drefel 2. Cet endroit présente bien des avantages : il est assez éloigné de Vargas – vous voyez, ici et ici, environ 1,2 parsec [4] – mais assez proche de notre station militaire permanente de Grax, cinquième quadrant, d’où nous pourrions organiser notre opération. Drefel est un avant-poste confédéré de tout temps considéré par nos ennemis comme un important point stratégique et je doute qu’ils acceptent sans réagir que nos troupes interviennent là-bas. Vous voyez sur la 3D que c’est une planète peu peuplée, difficile – du moins dans un premier temps – à défendre. Enfin, et c’est sans doute le point le plus important, nous savons de source sûre que au moins une partie des forces confédérées stationnées sur place a assez mal accepté le changement de gouvernement sur Vargas. Une opportunité à saisir. Je vois cela de la manière suivante : une contestation locale, disons au moins certains mouvements de dissidence, appelant une remise au pas par des troupes régulières sans doute venues de Carsus, entraînant dans la foulée un appel à l’aide des contestataires et donc notre intervention directe. Nous avons sur Grax les unités suffisantes pour entreprendre le début de notre action. Ensuite… Ensuite, ce sera à nous de profiter de l’effet de surprise, de profiter d’une intervention générale de nos forces alors que la Confédération est en pleine réorganisation et que ses nouveaux dirigeants universalistes ne nous attendent certainement pas là… Mais ce n’est pas tout. J’évoquais un scénario double. Nous devons en effet profiter de ce que les observateurs seront focalisés sur Drefel pour aller plus avant. L’autre partie de ce plan concerne une planète située très loin de là et dont l’actualité nous a dernièrement rebattu les oreilles : je veux parler d’Alcyon B qui, comme vous le savez, semble renfermer d’intéressants gisements de Xantinum. Un élément qui, s’il est vraiment confirmé ce que je crois, peut modifier la donne des événements à venir. A mes yeux, il faut considérer cette partie de notre action comme une sorte de provision pour l’avenir. Deux axes simultanés, donc. Deux engagements complémentaires et pour moi indissociables. Voilà pour l’essentiel. Si le Conseil, et en dernier ressort Sa Majesté, considèrent que le plan d’action que je viens de soumettre est acceptable, nous pourrions intervenir dans les tous prochains jours car nous sommes quasiment prêts. Bien entendu, il va de soi qu’il nous faudra dans le même temps provoquer des diversions crédibles. J’ai eu l’occasion d’évoquer ce problème avec le Premier Assistanat : plusieurs options sont d’ores et déjà envisagées.

         Le Prince était sur le point de se rasseoir lorsqu’il reprit la parole.

              - Un dernier point important, si vous le permettez. Dès qu’un engagement si minime soit-il se sera produit, nous serons en état de guerre. Dès lors, vous le savez, la Loi Impériale d’Exception sera promulguée et nous pourrons intervenir – raison d’État oblige – sur ce que la Citoyenne Première Assistante appelait, si j’ai bonne mémoire, des « organisations transversales ». Ce sera peut-être là, j’en suis d’accord avec elle, l’impact principal de notre action. A présent, je vous cède la parole. N’hésitez surtout pas à critiquer ce projet. S’il doit y avoir des remarques, des objections, des réserves, des oppositions, c’est maintenant qu’il faut les manifester.

         Mais aucune objection majeure au plan proposé par Alzetto ne vint des fonctionnaires civils présents et, encore moins des militaires. Rapidement, les participants se tournèrent vers l’Empereur qui n’était jamais directement intervenu. Baldur II avait suivi avec attention les débats, les yeux brillant d’un intérêt soutenu et à aucun moment n’avait paru présenter le moindre signe de cette fatigue qui quelquefois l’accablait. Le silence revenu, tous les regards tournés vers lui, il se renversa légèrement en arrière, posa bien à plat ses mains sur le bureau de bois précieux et, d’une voix ferme, prononça un seul mot :

              - Faites !

     

     

         Le cube de vie, bien que relativement petit selon des critères strictement malto-albiens, était confortable, presque luxueux. Rogue, à la manière d’un familier venu visiter un ami, s’était avancé sans hésiter vers le centre de la pièce avant de s’y arrêter et de tourner vers Velti des yeux interrogatifs. La jeune femme ne le quittait pas du regard, méfiante. D’une voix douce, elle envoya ses soldats se faire soigner et, devant leur hésitation à la laisser seule avec cet étrange visiteur, elle eut de la main gauche un geste d’impatience définitif. Les deux hommes s’exécutèrent : on ne discutait pas longtemps avec elle. Ce ne fut qu’après avoir entendu le chuintement de la porte d’entrée du cube que Velti désigna de la pointe de son incandescent le biodiv de repos à Rogue.

              - Asseyez vous, murmura-t-elle de sa voix chantante avant de lui suggérer : vous pouvez vous servir en boissons si vous le désirez.

         Et, puisqu’il refusait d’un bref signe de tête, elle enchaîna : 

           - Bon, à présent, Rogue, vous allez m’expliquer tout… ça. M’expliquer ce qui me vaut l’honneur de vous revoir si vite après une rencontre récente qui ne m’a pas laissé un souvenir des plus plaisants. J’ajoute que je ne suis pas d’excellente humeur et que, contrairement à mes compagnons, moi, vous ne me sauterez pas dessus par surprise.

         Le Stenek n’était pas pressé de répondre. Il savait que ses premières phrases conditionneraient la suite de ses relations avec la jeune femme et qu’il devait trouver le ton juste. Il pouvait presque entendre les questions qu’elle se posait : à savoir qu’il n’était certainement pas venu pour la neutraliser – pour quel motif, par Bergaël ? puisque son rang dans l’armée de la CPI ne méritait pas tant d’honneur – mais que, en cette période d’incertitude, un tel voyage, un tel geste de sa part, ne pouvaient que dissimuler des raisons importantes. Si c’était bien le cas, pourquoi l’avait-il choisie elle ? Était-il en mission officielle ou agissait-il de sa propre initiative et, si oui, avec quelles arrière-pensées ? Rogue esquissa un sourire et la dévisagea avec aplomb. Évidemment, elle était restée debout. Bien campée sur ses jambes, son incandescent tenu d’une main ferme, elle contemplait avec curiosité celui qu’elle avait presque oublié et qui était brutalement revenu dans sa vie pour s’y constituer prisonnier.

              - Le temps, Velti, passe plus vite que nous croyons, commença Rogue, et ce qui était vrai il y a peu ne l’est plus aujourd’hui. Depuis que nous nous sommes rencontrés sur Virge, dans les conditions que vous savez, la distribution des rôles a été changée. Je veux dire que les événements récents… notamment le changement de dirigeants sur Vargas… et même certains troubles dans l’Empire, tout cela fait que nous nous posons des questions, que…

               - Nous ?

               - Les services auxquels j’appartiens et…

              - Fort bien mais qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ? Car c’est bien moi que vous cherchiez à rencontrer, je ne rêve pas ?

             - Absolument. C’est bien vous que je voulais contacter. Alors pourquoi vous ? Il faut d’abord que vous sachiez que j’ai effectivement été mandaté pour ce type de mission. Comme à bien d’autres, on m’a demandé de rencontrer certains représentants des forces confédérées afin de savoir ce qu’ils pensent de la situation actuelle. Voir s’il est possible d’envisager une coopération, ou disons plutôt, dans un premier temps, un échange de vue, avec des éléments qui comme nous s’interrogent sur, quel est le mot juste ?, sur la montée en puissance des Universalistes… Car, bien entendu, vous savez certainement que tout ce qui arrive en ce moment a un rapport direct avec ces gens qui… Bien sûr que vous le savez. Un échange de vue, donc, disais-je, et de préférence en terrain neutre, je vous l’accorde, mais, puisque dans votre cas cela était impossible, il me fallait bien venir m’expliquer ici…

         La jeune femme secoua la tête. D’un mouvement de la main gauche elle avait interrompu le discours de Rogue et, sans le quitter un instant du regard, elle s’était mise à marcher lentement de long en large dans la petite pièce. Elle secoua une nouvelle fois la tête et se décida à s’asseoir sur le biodiv face à son prisonnier. Elle avait abaissé le museau de son incandescent mais on sentait bien que le moindre mouvement suspect, la moindre parole menaçante redresserait instantanément l’arme en position de tir.

              - Désolé, mon ami, mais je ne comprends rien à ce que vous dîtes. Et comme Rogue souhaitait s’expliquer, elle l’en dissuada d’un regard excédé avant de poursuivre. Elle ne tient pas debout, votre histoire, mon ami ! Pourquoi venir ici vous jeter dans l’antre de l’aragne de Brega au risque de vous faire arrêter ou que je vous remette immédiatement aux autorités dont je dépends… Ce que, d’ailleurs, je ne manquerai évidemment pas de faire. Pourquoi prendre tant de risques ? Oui, pourquoi ? Pour moi ? Mais qu’est-ce que je suis, moi, sinon un maillon très ordinaire de nos forces spéciales ? Et même si vous aviez appris que je participais de près ou de loin à une quelconque forme de contestation des nouvelles autorités de la Confédération, les Universalistes pour ne pas les nommer, pourquoi, je le répète, me choisir moi… Non, permettez, je poursuis… Pourquoi me choisir moi, ici, si loin de vos bases ? Ce n’est pas vous qui parliez il y a un instant de terrain neutre ? Et vos supérieurs vous laissent – non, d’après vous, vous ordonnent – de me contacter ? Moi ? Velti Rav-Den ? Un des grands dirigeants de la CPI peut-être ? Grotesque ! Non, mon cher Rogue, tout cela est absurde et vous le savez aussi bien que moi… Ah, je vous en prie, permettez, je termine… Car je vais vous dire comment je vois les choses, moi ! En réalité, vous êtes à Caraime pour une seule et bonne raison, pour y pratiquer l’unique chose que vous savez faire : du renseignement. Du renseignement militaire. Un espion, voilà ce que vous êtes, mon cher officier stenek, un vulgaire espion ! Alors, êtes-vous tombé sur moi par hasard ou avez-vous décidé de vous servir plus ou moins directement de notre mésaventure sur Virge 7, je ne sais pas encore mais je vous promets que je trouverai !

               - Je vous assure…

            - C’est moi qui parle, Rogue ! Vous aurez le temps de vous expliquer, ça, je peux vous le promettre ! Mais en attendant…

            - Laissez-moi au moins vous dire… tenta une fois encore le Stenek mais la jeune femme ne semblait plus vouloir l’écouter. Elle s’était relevée et, le dos appuyé contre la paroi transparente occultée du cube, son arme à nouveau menaçante, elle observait méchamment son interlocuteur.

              - Le drame avec vous autres Impériaux, c’est que vous prenez tous les gens des Mondes Extérieurs pour des demeurés, pour des débiles. Je sais même que, chez vous, c’est ce que font les gens de Terra avec ceux des vôtres qui ont le malheur de résider dans une province éloignée. J’imagine aisément le mépris dans lequel vous devez tenir les gens comme moi, tous ces pauvres minables de la Confédération. Des ploucs. Des nuls.[5] Car vous, dans le prestigieux Empire galactique, qui a fait et fait encore l’histoire de l’Humanité, vous êtes la Civilisation n’est-ce pas ?, la Science, la Culture tandis que nous, nous sommes l’ignorance et la misère intellectuelle, voire la régression, pour ne pas dire la barbarie la plus vile. Mais si, mais si, ne protestez pas, je sais que c’est ce que vous pensez. Et, après tout, c’est votre droit : qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ce que vous croyez ou non, hein ? Mais il y a une chose que je vous conseille aimablement de ne pas faire : c’est de me prendre pour une conne ! Pour une conne ! Parce ce que c’est ce que vous faîtes avec vos contes à dormir debout ! Vous pensiez vraiment que j’allais gober votre fable ? Que j’allais croire que vous risquiez votre peau afin de vous enquérir de mes états d’âmes politiques ? C’est vrai que vous me prenez vraiment pour une conne !

         Velti avait progressivement élevé la voix au point de crier ses dernières phrases. Confuse soudain de s’être laissé emportée dans une diatribe qu’elle jugeait à présent bien peu professionnelle, elle décida de se rasseoir face à Rogue qui, le visage fermé, ne tentait plus de dire quoi que ce soit. Les yeux bleus de la Confédérée étincelaient d’une colère qu’elle cherchait à dominer et son visage d’habitude bronzé par ses activités de plein air était devenu presque aussi blanc que de la banquise boréale [6]. Puis elle afficha un sourire mélancolique tandis qu’elle reprenait son discours avec sa voix douce et chantante du début. On pouvait comprendre qu’elle n’en était que plus dangereuse.

              - Vous comprendrez aisément, Rogue, mon cher ami stenek tombé d’un ciel lointain, que je ne peux, et je suis certaine que vous me suivez parfaitement, que je ne peux pas donner beaucoup de crédit à vos affirmations. Que vos explications, confuses au demeurant, me semblent… pour le moins incomplètes. Je vais donc vous mettre en rapport avec le service de contre-espionnage de ma sarpe, service qui répond chez nous à la douce appellation de SP pour Section Particulière. Mais je m’égare, un homme comme vous sait tout cela, bien sûr. Je doute que mes correspondants à la SP mettent beaucoup de temps à vous faire avouer les raisons, les vraies raisons, de votre sympathique visite. Mais, puisque de toutes façons nous finirons par tout savoir, entre nous et en mémoire de notre si agréable séjour sur Virge, dîtes-moi donc ce que vous êtes venu chercher ici… Allez, dîtes-le. Je suis certaine qu’il vous en sera secondairement tenu compte…

         Velti, dans un geste totalement inattendu, d’un rapide double mouvement, libéra ses cheveux qui retombèrent, lourds et sombres, sur ses épaules. Sans lâcher son incandescent, elle se renfonça dans son biodiv, croisa les jambes et attendit. Pour un peu, on aurait presque pensé à une réunion d’amis appelés à déguster un verre de zolt avant une partie de pacdole. On devinait néanmoins combien son irritation restait profonde. Rogue, silencieux depuis le coup de colère de la jeune femme, toussota puis se pencha en avant. Il ne quittait pas des yeux le visage de Velti.

               - Eh bien, Velti, pour tout vous dire, je suis venu pour vous.

              - Ça, voyez-vous, mon cher Rogue, je l’avais compris. Ce que je veux savoir, c’est ce que vous me voulez…

             - Non, je veux dire que je suis vraiment venu pour vous. Pour vous voir. Pour vous parler. A titre privé. A titre personnel.

    La Confédérée se pencha en avant, surprise.

               - Je ne comprends pas vraiment…

             - Je… Depuis Virge, je me suis souvent demandé… Vous savez, j’ai cru que… Car, depuis tout ce temps, j’avais votre image à l’esprit… J’avais envie de vous revoir. De vous rencontrer à nouveau, c’est aussi bête que ça. Alors j’ai proposé d’orienter cette mission pour… vous revoir.

         Comme lorsqu’elle l’avait reconnu un peu plus tôt, Rogue vit les sourcils de Velti se lever de stupéfaction et ses pupilles s’écarquiller. Bientôt, la jeune femme se renversa en arrière dans le biodiv et éclata de rire. Lorsqu’elle eut regagné son calme, elle observa un instant son vis-à-vis, immobile et tendu, puis souriant de toutes ses dents, elle reprit :

              - Rogue, Rogue, mon ami, voyons ! Allons, restons sérieux ! Décidément, on pourra dire que vous m’aurez tout fait ! Et je vous accorde que c’est bien joué. Oui, excellente manœuvre de diversion ! Mais ça ne prend pas.

               - Pourtant, je vous assure… Il n’y a aucune autre raison à ma venue chez vous. Réfléchissez ! Vous même me le faisiez remarquer il y a peu : vous vous jugez d’importance stratégique fort modeste et ne compreniez pas pourquoi… C’est pourtant simple…

              - Mais oui. Mais oui… Tout s’explique : vous avez succombé à mon charme malto-albien typique sur Virge 7, au moment précis où vous alliez me neutraliser d’un méchant coup d’éclateur… Alors, du coup, voilà le grand professionnel du renseignement impérial, le technicien surentraîné et quasiment infaillible qui vient se livrer corps et âme à celle qu’il voulait tuer quelques semaines plus tôt… Et tout ça parce que soudain il découvre combien elle est importante pour lui ? Bergaël en soit remercié, comme c’est touchant ! Émouvant ! Et tellement inattendu ! Non, Rogue, votre nouvelle histoire est absolument stupide. Encore plus stupide que la précédente. Elle n’est même pas digne d’une talide de cinquième catégorie pour adolescente mal dans sa peau. Et néanmoins vous espériez que j’allais croire cette nouvelle fable ? C’est que vous me jugez en fait bien mal…

              - Eh bien, que vous la croyez ou non, je n’ai rien de mieux à vous offrir. C’est la vérité. J’avais envie de vous rencontrer à nouveau et j’ai saisi une occasion, c’est tout.

              - Fort bien, mon cher Rogue. Sachez que je ne crois pas un mot de toutes ces fariboles et qu’il vous sera nécessaire de trouver mieux. Je vous jure que vous finirez bien par nous révéler le véritable motif qui vous amène ici. En attendant, il va falloir gérer votre présence. Et si on s’accordait quelques minutes de tranquillité avant d’appeler la SP ? Histoire que je digère votre dernière et incroyable explication à votre si délicieuse présence en ma compagnie. Je boirais bien quelque chose, un peu de vin de Caraime, par exemple, il y en a dans le bar de la table basse. Mais c’est vous qui servez car, voyez-vous, moi je ne lâche pas mon arme…

         Velti ne pouvait s’empêcher de sourire face à l’incroyable audace de son prisonnier et une chose était sûre : sa colère était totalement retombée.

     

     

         Grimers était plus que mal à l’aise. Soudain couvert d’une sueur froide qui lui rappelait ses grands moments d’angoisse, il regarda autour de lui. Personne n’avait remarqué quoi que ce soit. Sauf l’Autre évidemment. Il en était quasi-certain. Il lui avait pourtant bien dit à cette gourde de Varan qu’il ne fallait en aucun cas donner l’impression de le connaître. Aucun signe, aucun mouvement, rien. Rien qui puisse les trahir. Surtout en présence de l’Autre ! Surtout en sa présence ! Et voilà que cette demeurée lui souriait en passant près de lui ! Pourquoi pas un signe de la main ou une bise sur le front pendant qu’elle y était ? Grimers avait vu l’imperceptible tressaillement de l’autre puis le mouvement des petits yeux méchants qui s’étaient enfin posés sur lui. Avait-il compris ? Grimers s’éloigna vers le cube de sourrat qui trônait à l’angle gauche de la salle. Du coup, il abandonnait définitivement son verre encore à moitié plein car il était certain qu’un droïde-serveur allait le faire disparaître : ils avaient des ordres pour ça. Mais ça valait mieux qu’une bagarre avec l’Autre.

         Le sourrat étincelait de tous ses feux et une petite vingtaine de personnes l’entourait. Grimers s’approcha, se fraya facilement un passage et se retrouva au premier rang, entre un biocyborg triste comme la mort et une femme déjà passablement éméchée. Il laissa son regard errer sur les parois translucides rehaussées d’une myriade de points brillants multicolores qui se bousculaient en un ballet sans fin. Les points s’alignaient en longues bandes chamarrées avant de se dissocier au bout de quelques dizaines de secondes en une poudre vaguement violette, une sorte de brouillard plutôt qui, presque immédiatement, laissait la place à de nouvelles constructions bariolées. Le cycle recommençait et c’était le moment des nouveaux paris : on plaquait la carte de crédit contre le palpeur qui vous faisait face à mi-hauteur du sourrat et il ne restait plus qu’à effleurer du doigt la portion de vitre en regard de la bande polychrome sur laquelle on voulait miser. Chacune des minuscules taches lumineuses représentait une partie de borqual se jouant quelque part dans la Galaxie : les résultats étaient affichés en temps réel dans le sourrat et un code de couleur traduisait les scores. Bien entendu, dès qu’une partie était terminée, son illustration était effacée des zones de paris, sinon cela aurait été trop facile. Le but du jeu – à l’origine du moins -  était d’anticiper les résultats en pariant sur une ligne de probabilité, ce qui, compte tenu du nombre considérable de parties affichées, était devenu complètement impossible. En réalité, il s’agissait à présent d’un jeu de pur hasard mais basé sur des événements réels. On prétendait que certains super-cerveaux, notamment des biocyborgs spécialement entraînés - les droïdes n’avaient évidemment pas le droit de jouer – arrivaient à anticiper quelques uns des résultats ce qui leur conférait l’avantage de pouvoir choisir plus facilement une des bandes. Grimers n’y croyait pas tant les choses allaient vite et tant les dispositifs de surveillance semblaient bien au point. Il avait toujours été fasciné par les sourrats, ces monuments de couleurs qui lui donnaient l’impression d’être presque des êtres vivants. Il était rare que, se trouvant dans une boîte de danse ou la salle d’un casino, il ne s’en approche pas, fasciné qu’il était par ce gigantesque cœur qui palpitait démesurément. En revanche, il ne jouait presque jamais par peur de devenir dépendant de son adrénaline ; d’ailleurs, il ne croyait guère aux feux d’artifice soudains qui ponctuaient un gain d’importance tandis qu’éclatait la fanfare du sourrat dont on connaissait la mélodie sur tous les mondes civilisés et peut-être même au delà : c’était forcément truqué, pensait-il, et le casino s’arrangeait pour reprendre rapidement les gains accordés sinon comment auraient-ils survécus ? Hein, comment ? Varan lui avait dit… Varan ! Cette gourde ! Il faillit tourner la tête vers l’endroit où elle devait se tenir avec l’Autre mais il réussit à s’en abstenir. Elle n’était pas si belle que ça, Varan, non pas si belle, mais elle produisait sur lui un effet qu’il ne pouvait expliquer. Peut-être l’avait-il déjà rencontrée dans une vie antérieure… ? Non, plus sérieusement, c’était vrai qu’il la trouvait très attirante. Elle… l’attirait, oui, mais de quelle manière l’expliquer, comment le faire comprendre ? Sans doute en raison de son sourire un peu triste (elle qui ne l’était pas souvent) ou de ses soupirs à peine perceptibles qui donnaient l’impression qu’elle subissait la loi d’un monde cruel qui la terrorisait alors que c’était bien plus souvent l’inverse. Triste au dehors et, quoi ?, terriblement vivante à l’intérieur ? Habitée en quelque sorte. Multiple. Evidemment, dès qu’on la connaissait un peu mieux, on se rendait compte combien la première impression était fausse. Et c’était incontestablement ça son charme : ce contraste, cette rupture… En tout cas, c’était cela qui l’avait attiré. Il l’avait approchée quelques semaines plus tôt, ici même, parce que ce regard attristé promettait tellement à un solitaire comme lui. Alors, après les inévitables préliminaires que la morale impose à défaut de les approuver, il avait couché avec elle. Peut-être trois fois. Non, quatre. Mais dès le début ils avaient su que cela ne pouvait pas déboucher sur quelque chose de sérieux. Lui, il avait son activité et elle… son compagnon. Jaloux à en mourir, le compagnon ! Au point qu’il avait déjà éclaté la tête de deux ou trois types qui s’étaient intéressés d’un peu trop près à celle qu’il avait choisie pour compagne. Et Grimers se disait que cela risquait d’être son tour… Alors pourquoi donc Varan avait-elle fait ça ? Pourquoi avoir bousculé leurs conventions ? Elle savait pourtant bien ce qu’elle risquait. Il lui avait dit qu’au moindre problème, il décrocherait. C’était le mot qu’il avait utilisé : décrocher. Alors quoi ? Perturbé, il valida sa mise d’un bref mouvement de sa carte de crédit et activa une ligne qui se mit à clignoter et à se tortiller, comme le ferait un grajane venant juste de reconnaître son maître. Il attendait le résultat lorsqu’il perçut une respiration sifflante derrière le biocyborg impassible sur sa droite. Il tourna la tête de quelques degrés. L’Autre était là qui lui souriait faiblement mais on pouvait deviner que ce sourire-là, un rictus plutôt, ne présumait rien de bon. Il haussa mentalement les épaules et retourna à ses jeux, calme tout à coup.

              - Ben v’là donc à quoi ça ressemble une ractice [7], commença l’Autre, à voix haute afin d’attirer l’attention du public mais aussi celle du Directeur des Jeux du salon-danse. Moi, c’que j’vois c’est une espèce de crapule qui utilise une carte volée pour parier. Eh, ractice, tu pourrais m’regarder quand j’te cause…

         Prudemment le biocyborg s’était effacé pour laisser place à l’Autre qui s’empressa de saisir Grimers par le bras droit. C’en était trop pour celui-ci qui repoussa violemment le bras de l’importun. Le silence se fit parmi les joueurs qui commençaient à s’écarter. Même le sourrat, dans sa minéralité indifférente, semblait moins musical. Derrière l’Autre qui cherchait ses mots afin de trouver le prétexte de foncer, Grimers pouvait apercevoir Varan se tordant les mains de désespoir. Elle ne cherchait pas à intervenir tant elle savait combien une telle attitude de sa part n’aurait servi qu’à envenimer les choses.

         Il est dans l’existence des moments qui paraissent se détendre indéfiniment comme si le temps, d’un coup, s’était non pas totalement suspendu mais incroyablement déformé, allongé, étiré. Grimers était en train de vivre un moment de ce genre. A la vitesse d’un ordiquant, son cerveau captait les multiples stimuli, classait les informations, imprimait toutes choses. Sans réellement trouver de solution à son problème. Et comme toujours en pareil cas, le retour à la normale fut brutal, instantané. Les bruits refirent surface, les mouvements se complétèrent. Déjà l’Autre se penchait vers lui quand on put percevoir un mouvement de foule. Et cette fois-ci, ni lui, ni l’Autre n’en étaient le centre.

         En vérité, l’altercation dont était victime Grimers n’était pas si centrale que ça. C’était parce qu’il en était l’acteur captif que le monde actuel, pour lui, paraissait se cantonner au sourrat et à son immédiat environnement. Ailleurs, sur l’aire de danse, les jeunes poursuivaient leurs dandinements ; un peu partout on s’agitait, on discutait, on se restaurait et on consommait des boissons plus ou moins stupéfiantes (surtout exotiques puisque c’était la grande spécialité du lieu). Tout continuait donc comme avant. C’est la raison pour laquelle Grimers sut avant les autres qu’il se passait quelque chose d’anormal. À cause d’une sorte de mouvement presque imperceptible, une subtile différence de l’atmosphère, une altération infime dans la densité de la foule. Quand il aperçut les soldats, il était prêt. Il reporta son regard vers son interlocuteur. La scène, comme démultipliée, n’avait duré que deux ou trois secondes et l’Autre cherchait toujours le moyen de l’impliquer dans une rixe. Grimers leva brièvement sa main droite, index dressé vers le plafond de la salle, en un geste que l’Autre ne pouvait pas comprendre et il put distinguer les yeux méchants se rétrécir en une vaine tentative d’interprétation. Il n’hésita pas davantage et projeta violemment son genou droit dans le bas-ventre de l’homme. L’Autre eut comme un hoquet et se plia en deux sous l’effet conjugué de la douleur et de la surprise. Varan, décontenancée par le tour pris par les événements, s’approchait mais Grimers sans même paraître la reconnaître s’écarta en se dandinant mollement comme s’il allait rejoindre l’aire des danseurs. Il ne s’y arrêta pas et accéléra vers le PAMA. Il jeta un dernier regard à la salle avant de sauter. Un soldat, à l’autre extrémité, le montrait du doigt et d’autres s’élançaient. Il avait eu raison : sans doute n’étaient-ils pas venus que pour lui mais on l’avait identifié. C’était suffisant pour disparaître.

         Il reprit quelque peu ses esprits dans les sous-sols de l’édifice tandis qu’il courait vers les souterrains de maintenance. On se trouvait évidemment sur Drefel 2, une planète provinciale réellement occupée par la Civilisation que depuis peu, mais on savait y vivre : le « Volcan bleu et doré » était sans doute le seul établissement du genre par ici mais il était aussi vaste et moderne que n’importe quel autre lieu de plaisir du même acabit sur Carsus ou Vargas. Son réseau souterrain comprenait un lacis de couloirs et pièces diverses dévolues aux droïdes assurant la bonne marche de l’ensemble : il était aisé de s’y perdre et Grimers avait depuis longtemps anticipé son mouvement. Il marchait tranquillement, croisant une foule de droïdes indifférents. Il esquissa même un sourire : sa chance était intacte puisque c’était en somme l’autre demeuré, le compagnon jaloux de Varan qui, par sa seule présence, l’avait conduit vers l’aire de jeu, vers le sourrat d’où il avait vu arriver les soldats. Merci, l’abruti, murmura-t-il, j’espère que tu as apprécié mon geste de sympathie ! Restait qu’il fallait aussi expliquer l’intervention des militaires et, ça, c’était bien plus difficile. Grimers, depuis quelques temps, avait du mal, à saisir les implications politiques des derniers événements. Or, quand il ne comprenait pas ce qu’il se passait, ce qu’il se passait vraiment, il s’en tenait à un vieux et sain réflexe : la fidélité à ses autorités de tutelle et le respect des procédures. Donc, une seule option : approcher le plus rapidement possible son contact à la DDC [8], c’est-à-dire les services dont il dépendait. Il avançait paisiblement dans le conduit parallèle au couloir principal dont, tous les vingt mètres, il pouvait apercevoir la lumière aveuglante par de petits corridors de communication. Le silence était presque oppressant. Il choisit une des alcôves de pénétration et, après s’être une fois encore assuré, qu’il n’y avait pas âme qui vive, activa son ordiquant perso. Il essaya par trois fois une connexion – puisque c’était la procédure en pareille circonstance – mais sans succès. La communication ne passait pas : brouillée par un puissant faisceau. Il s’y attendait. C’étaient les méthodes habituelles des forces d’intervention militaire. Restait à expliquer toute cette pagaille. Que voulaient ces soldats ou, plutôt, quels étaient leurs ordres et sous l’autorité de qui agissaient-ils ? Aurait-il dû, lui, les approcher ? S’identifier ? Quelque chose lui avait soufflé que non ce qui avait provoqué sa réaction soudaine. Il était en effet bien placé pour savoir que certains éléments des garnisons en poste sur Drefel étaient sur le point de se rebeller, et donc de passer à l’adversaire. C’était même cela qui motivait sa présence ici. Alors ? Grimers soupira : il fallait se décider. Il connaissait, pour l’avoir longuement étudiée, la topographie des lieux. Quatre à cinq cents mètres plus loin, le tunnel de dégagement où il se trouvait rejoignait le conduit principal. Puis une enfilade de locaux techniques, la sous-station à hauteur de la Grande Bibliothèque et les escaliers vers l’anonymat, au moins provisoire, du centre ville. Il reprit sa marche, parcourut peut-être une centaine de mètres avant de distinguer au loin le raclement métallique caractéristique de plusieurs droïdes. Qui venaient indéniablement à sa rencontre. Ces droïdes n’avaient aucune raison de se trouver là. Grimers comprit que l’opération de police militaire avait été mieux organisée qu’il ne l’avait tout d’abord supposé. Ca allait être plus compliqué qu’il ne l’avait prévu.

         Plus que compliqué même car il ne voyait pas comment échapper au piège qui lentement se refermait sur lui. Les droïdes l’avaient certainement repéré et s’ils ne hâtaient pas leur intervention, c’est qu’ils attendaient probablement l’arrivée d’un bionat. Ce qui signifiait également qu’ils pensaient ou savaient qu’il n’avait aucune issue. Grimers rebroussa rapidement chemin : il n’avait vu aucune ouverture digne de ce nom en venant mais peut-être avait-il été négligent ? Quand il entendit, provenant de l’extrémité d’où il arrivait, le chuintement d’un véhicule léger, il comprit qu’il était fait comme un rat ou une strappe dans une nasse. Les autres n’avaient plus qu’à le cueillir. Restait à décider combien cela allait leur coûter. Détruire quelques droïdes avec son éclateur de poche était facile mais absolument inutile. Attendre l’arrivée d’un supérieur, homme ou biocyborg, et le neutraliser relevait du miracle. Attendre plus encore, c’était se livrer corps et biens sans possibilité de retour en arrière. Il ne lui restait plus que son épingle dont l’introduction sous-cutanée dans n’importe quelle partie de son corps provoquerait sa disparition immédiate. Sa neutralisation. Sa mort. Silencieuse et indolore. Il n’avait jamais sérieusement réfléchi à une telle éventualité. Oh, bien sûr que si, il y avait pensé sinon il ne serait pas ce qu’il était. On avait assez insisté sur cette éventualité lors de sa formation et même après. Pensé, oui, mais pas réfléchi. Parce qu’il croyait que cela ne pouvait pas lui arriver à lui ! Pas à lui ! Il se rendait compte qu’il avait été insouciant. Pire même pour un spécialiste comme lui : approximatif ! Il aurait dû depuis longtemps intégrer l’éventualité qui lui coûtait maintenant. Allez ! Ne plus penser, agir sinon… Il entrouvrit sa combi, fouilla vers son aine droite et, à la limite de la toison pubienne, il sentit la masse oblongue. De l’ongle du pouce il perça l’enveloppe de peau, sentit quelques gouttes de sang qui s’échappaient et sortit l’aiguille ou plutôt le réceptacle effilé qui la contenait. Une double torsion contraire sur un des hémicorps de la capsule et l’aiguille serait libérée, prête à servir. Mais Grimers n’arrivait pas à s’y résoudre. Il entendait les raclements qui se rapprochaient et, dans la lumière blafarde du conduit secondaire, contemplait la capsule qui brillait faiblement dans le creux de sa main. Dans quelques instants… Un tremblement incontrôlable s’était tout à coup emparé de lui. Il se sentait faible, au bord d’un malaise qui l’arrangerait bien mais non, ça, pas question. Il s’apprêta à rompre le fragile opercule mais suspendit son geste. Pourquoi se sacrifier ? A qui cela allait-il servir ? Quels étaient les renseignements si importants qu’il transportait avec lui ? D’ailleurs pour quelle cause allait-il mourir ? La Confédération subjuguée par une idéologie à laquelle il ne croyait pas ? S’il était pris, cela voulait-il dire qu’il se ralliait aux insurgés ? Bergaël pourri, tout ça c’était de la bouillie pour grajanes ! Il reprit quelques forces mais sentait de grosses larmes totalement involontaires qui coulaient sur ses joues et dans sa barbe de cinq jours, la mode sur Drefel. D’un geste vif, il décapsula l’aiguille, la porta à bout de bras et la dirigea vers lui lentement mais inéluctablement. Au dernier moment, alors que sa mort n’était plus qu’à quelques centimètres de sa peau, il poussa un hurlement et jeta l’aiguille vers le couloir principal, le plus loin possible. Il tomba à genoux et baissa la tête. Voilà, c’était aussi simple que cela de faillir, d’abandonner, de devenir un traître. Mais il ne regrettait rien. Médiocre et minable peut-être mais vivant. Lorsque les droïdes soldats l’entourèrent, il n’opposa évidemment aucune résistance. Il s’était en partie repris et commençait même à justifier son attitude que deux heures plus tôt il aurait qualifié d’impardonnable. Il cherchait à se convaincre qu’il avait fait le bon choix, qu’il pourrait ainsi, au beau milieu de l’ennemi, continuer sa mission d’information. Qui sait même si, plus tard… Les officiers confédérés devant lesquels il fut amené ne lui posèrent pas de questions mais il était évidemment exclu qu’ils aient pu penser un seul instant avoir affaire à un simple touriste égaré : l’aiguille et son réceptacle avaient été ramassés et scintillaient comme un remord dans la paume d’un droïde-soldat. Je n’ai rien à dire, murmura-t-il sans qu’on l’ait interrogé. Un des officiers eut un bref signe de tête vers une biocyborg, que Grimers n’avait pas encore remarquée et qui, silencieuse, se tenait, grande et mince, les vêtements banalisés, un peu en retrait du groupe. Elle s’approcha de lui qui relevait les yeux. N’ayez pas peur, chuchota-t-elle d’une voix douce, presque chaleureuse. Il ne vous sera fait aucun mal, je vous le jure, mais il faut bien que nous vous posions quelques élémentaires questions, n’est-ce pas ? Vous voulez bien me suivre, s’il vous plait ? Sans comprendre d’abord pourquoi, Grimers sentit son sang se glacer puis il sut de manière certaine qu’il faisait face à une biocyborg impériale. Ca allait être dur. Très dur.

     

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    [1]  Axe de Dipendis : c’est la courbe de vie et de répartition statistique des étoiles, connue chez nous sous le nom de diagramme de Hirschprung-Russel (NdT)

    [2]  CIS : Conseil Interstellaire de Sécurité, émanation du droit intergalactique, représentant toutes les composantes de la Galaxie, et seul à même (en temps de paix) à rendre ce type de décisions.

    [3]  Kemar : microphone auxiliaire d’un ordiquant permettant l’ouverture d’une conversation confidentielle et protégée par application directe sur le cou, contre les cordes vocales.

    [4]  En fried le parsec est appelé stovo (directement traduit dans le texte). Le stovo correspond effectivement à la distance d’une étoile d’où l’on voit la séparation Terre-Soleil sous un angle d’une seconde d’arc, ce qui correspond approximativement à 3,26 al. Héritage de l’Histoire ou incontournable notion scientifique, il est difficile de savoir à quoi est due cette identité conceptuelle.

    [5]  Traduction évidemment approximative à partir du fried

    [6]  la banquise boréale est la calotte de l’hémisphère nord d’Alba-Malto, connue (et réputée) pour sa blancheur presque surnaturelle, blancheur due à la conjonction d’une neige parfaitement pure et d’une lumière spéciale très spécifique à cet endroit de la planète.

    [7]  Ractice (fried) : terme méprisant pour désigner un joueur professionnel qui, souvent, préfère quitter subrepticement une planète lorsqu’il a attiré l’attention des Directeurs de Jeux

    [8]  DDC (Département de Documentation Complémentaire) : renseignement militaire confédéré


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  • Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

    Sujet :                                    Mez Antelor (Empire galactique)

    Section :                                 histoire générale

    Références extrait(s) :          tome 2, pp. 1201-1387

    Sources générales :               tomes  2, 54 et 55

    Annexe(s) :                                          

     

    /… Mez Antelor, surnommée aussi la Superbe ou le saphir de l’infini, est la principale cité de la planète Antelor (6ème quadrant). Elle s’étend sur plusieurs dizaines de kilomètres, le long d’une bande de terre d’environ trois km de large comprise entre la Grande Mer Intérieure et la rivière Sebain. Elle regroupe une population de près de six millions d’humains ce qui est considérable pour une planète de la périphérie. Ses habitants sont essentiellement des retraités (surtout fonctionnaires de l’Empire mais aussi de la CPI et d’autres mondes indépendants) attirés par la douceur du climat et la richesse écogéographique de la planète. Son soleil double, jaune et orangé, appelé « Grantel » par les locaux, lui assure une lumière…/…

     

    …/… lors de la Grande Expansion du deuxième siècle. C’est effectivement en 237 rc que fut terraformée Antelor et fondée à sa suite la cité de Mez, à l’origine simple poste frontière avant ce qu’on appelait alors « l’Inconnu ». Relevant à cette époque du septième quadrant impérial (dissous lors du traité des Trois Axes en 707 rc), Mez resta plusieurs décennies une ville de garnison lointaine puisque à la périphérie de la roue galactique centrée sur Terra. Ce n’est que depuis ce traité de 707 que Mez, devenue Mez Antelor, atteignit le développement qui fait sa réputation aujourd’hui. Elle fut et demeure probablement l’une des capitales régionales (Sixième Quadrant dans son cas) les plus prisées de la Galaxie, et ce d’autant que son attachement à Terra est intense. Signalons à ce sujet que la culture omniprésente de la ville est même fréquemment en avance sur celle de la capitale impériale au point que d’un point de vue artistique Mez Antelor est souvent appelée la « seconde Terra »…/…

     

    …/… que les habitants de la Confédération apprécient eux aussi tout particulièrement. Le commerce de Mez Antelor est d’ailleurs fortement dépendant (notamment en ce qui concerne le tourisme et la culture) des ressortissants de la CPI qui, selon Varenne l’ancien, prosateur confédéré réputé, « viennent sur Antelor essentiellement pour y goûter les effluves subtils et parfois empoisonnés de la civilisation d’origine ». Lors du recensement dynamique de 928 rc, près de 29% de la population présente dans la ville étaient des habitants de la Confédération ou des Mondes Indépendants résidant de manière quasi permanente sur le site. Ce chiffre particulièrement élevé fait d’Antelor la planète la plus ouverte de l’Empire et certainement de la Galaxie…/...

     

    ../… des « bannis de l’Empire» - en fait un conglomérat assez hétéroclite d’opposants, d’illuminés religieux ou d’authentiques délinquants de toutes sortes – qui constituèrent durant plusieurs siècles, avec leurs descendants, l’essentiel des représentants locaux. A la suite de la mise en place de l’exploitation intensive de germanium à partir de 591 et surtout l’arrivée des « retraités » vers le milieu du septième siècle, Mez Antelor est devenu un important centre de transit du commerce intergalactique, la présence de la planète Vargas et de la CPI  amplifiant encore le phénomène…/…

     

    …/… un urbanisme très particulier et pour tout dire relativement original. Cette approche architecturale spécifique au point qu’on parle de nos jours d’une « école » ou d’un « style » mézien se traduit par le contre-pied presque systématique choisi par les maîtres d’œuvre vis-à-vis de leurs homologues de Terra. Ici, en effet, pas de constructions gigantesques d’acier, de verre ou de polysalte s’élevant à l’assaut du ciel mais pas non plus de « monde souterrain » avec ses lacis de couloirs et salles de maintenance aveugles. Sur Mez Antelor, les constructions, à moitié enfouies au sein d’une végétation luxuriante, ne comportent que quelques niveaux de hauteur. En revanche, leur décoration est toujours très soignée, certains bâtiments publics se rattachant parfois plus à des monuments essentiellement décoratifs qu’à des constructions fonctionnelles. On prétend…/… Toutefois, cette apparente opposition avec Terra ne se retrouve absolument pas dès qu’on évoque l’organisation politique et culturelle d’Antelor : les Méziens se définissent eux-mêmes comme les plus « Impériaux des Impériaux » et leur attachement à la planète d’origine semble totalement indéfectible. Lors de la visite qu’il fit sur Antelor en 812, l’Empereur Nivel 2 fit la remarque que…/…

     

     

     

     

     

    8

     

     

        La translucide dragée mauve qu’il avait introduite sous sa langue deux minutes plus tôt commençait à faire son effet. Avec la drogue, il sentait se dissoudre l’atmosphère ouatée de l’aire de plaisir et les reliefs des matériaux s’effaçaient progressivement pour ne plus laisser place qu’à une sensation de bien-être presque irréelle qui le détachait du monde. Quelque part au fond de son esprit, il savait qu’il avait tort de ne pas oser affronter immédiatement le problème : il avait déjà tant tardé ! Et pourtant une fois de plus il se laissait aller au plaisir immédiat, à l’oubli sinon de sa vie, du moins de son actuelle complexité. Plus tard, il saurait agir. Plus tard, il lui dirait ; il lui avouerait tout, sans jamais rien dissimuler, sans jamais mentir. Parce qu’il le fallait. Pour elle évidemment, mais surtout pour lui, qui n’existait que pour elle. Mais encore quelques instants de pur bonheur. Qui sait si plus tard… ? Toutefois, penser à cela, même un peu, même de loin, même au travers de la brume diffuse qui l’avait envahi, n’était pas raisonnable. Cela projetait comme une tache sur l’instant, une ombre qui risquait d’en altérer la douloureuse beauté. Il secoua mentalement sa tête, à la manière d’un grajane mouillé par de l’eau de pluie, et son mouvement immobile le fit sourire. Un sourire aux frontières de la virtualité mais bien réel.

         Plus tard – mais il ne savait pas évaluer l’intervalle de temps – Drago sentit se recréer l’univers ambiant. Il conserverait du moment magique non pas des images précises mais un saupoudrage de pensées s’adressant en réalité à son cerveau affectif, à la manière de ces sensations que, au sortir d’un rêve particulièrement apprécié, on poursuit vainement et qui ne vous laisseront qu’une mélancolie floue et une grâce indécise. Il se tourna vers Bristica. Le corps dénudé de la jeune femme était étendu, encore langoureux de sa promenade virtuelle, mais il frémissait déjà imperceptiblement puisque, comme lui, elle revenait. Il fut frappé de cette similitude. Plus qu’une similitude, en vérité, presque une fusion des réactions et des comportements. Lentement car son atonie était encore intense, il tendit la main droite vers la cuisse gauche de sa compagne. De la pulpe des doigts, il retrouva l’élasticité si particulière de la peau violette, cette douceur qui lui évoquait chaque fois celle d’un tissu de velours vivant. La Farbérienne s’étira à son tour et tourna la tête vers lui. Elle secoua ses lourds cheveux noirs qui lui faisaient comme le casque d’une divinité exotique et illumina la carnation ardoisée de son visage d’un sourire éclatant. Si étrange, si différente de Clar, pensait Drago, mais si séduisante, si extraordinairement séduisante. Comment ne pas aimer une telle créature ? Car il l’aimait, il n’en doutait plus un seul moment. Il l’aimait sincèrement, profondément, totalement. Il l’aimait comme il avait aimé Clar. Deux femmes ! Dans sa vie, il avait aimé deux femmes ! Quelle chance il avait eu ! Il savait aussi sans la moindre hésitation qu’il n’y en aurait pas d’autre. Deux ! Si différentes et si semblables néanmoins. Mais ce second amour qui l’observait sans se douter, il avait tellement peur de le perdre ! Tellement peur ! Cette hantise de le voir se détruire comme le premier s’était autrefois détruit ! Sans n’y rien pouvoir. Ce n’était pourtant pas de sa faute puisque, chaque fois, il donnait tout ce qu’il pouvait. Alors quelle fatalité ? Inconfortable, il ébaucha un mouvement des épaules sur lequel Bristica se méprit

              - Non, on a encore plein de temps, vous savez [1], murmura–t-elle, s’étendant à nouveau sur le biodiv de sol. J’ai réservé jusqu’à demain six heures. Allez, on se repose encore un tout petit peu et on fait venir le droïde cuisinier…

                - Vous ne croyez pas que…

               - On sait où nous sommes, pas de panique : si jamais, le Prince me… nous cherche, il sait exactement où nous trouver. D’ailleurs, j’aimerais assez que vous m’expliquiez comment on pourrait disparaître d’un vaisseau de guerre comme le nôtre…

                - Ce n’est pas cela, Bri. C’est que… je dois vous parler. Evoquer avec vous un problème assez, heu, assez délicat.

         La jeune femme se leva sur un coude pour observer son compagnon mais comme il ne faisait pas mine de vouloir en dire plus, elle se laissa retomber en arrière.

              - Plus tard, finit-elle par soupirer. On a le temps. Même pour ça, et quoi que ce soit, on a le temps.

         Drago ne voyait plus d’elle que sa silhouette sombre et lumineuse dans la demi-obscurité de la Chambre de Repos. Chambre de Repos était l’appellation officielle de l’appartement où se retrouvaient les couples de militaires ne bénéficiant pas de l’attribution personnalisée d’un véritable cube de vie. L’Administration des armées impériales avait toujours cherché à favoriser l’union - le terme retenu était « regroupement » - de ses soldats, du moins à partir d’un certain échelon de hiérarchie. Cette apparente sollicitude ne relevait pas d’un comportement définitivement altruiste mais plutôt de la certitude que, dans une armée partagée (pour les bionats) par moitié entre les sexes, il valait mieux permettre un tel arrangement. Avantage immédiat pour l’Administration : séparer le moins possible les couples (et donc optimiser leur rendement militaire) tout en diminuant les risques de tensions potentielles lors de missions de longue haleine, notamment en cas de conflit. C’était la cinquième fois que Bristica et Drago se retrouvaient en pareil endroit et déjà une sorte de petite routine s’était installée entre eux : d’abord, ils faisaient l’amour, avides l’un de l’autre, avant de recourir aux effets euphorisants d’une dragée d’aucladienne de synthèse, seule drogue de ce type à peu près tolérée par les autorités militaires. Puis un repas léger et à nouveau l’amour, paisible, presque alangui. Le temps ainsi passait vite et donnait à Drago une illusion de bonheur.

          Il savait qu’elle ne l’aimait pas. Pas au sens que, lui, il donnait au mot aimer. Certainement, elle l’appréciait. Certainement. Peut-être même voyait-elle en lui plus qu’un simple compagnon de solitude partagée dans cet univers quasi carcéral. Un ami, qui sait ?, quelqu’un sur qui elle savait pouvoir quelquefois se reposer. Mais elle n’était pas amoureuse de lui. Drago le savait et en souffrait. Il se contentait de gérer l’instant, d’apprécier chaque seconde passée avec elle, de vivre en somme à ses côtés. Il ne pouvait rien d’autre. Mais le moins qu’il devait à celle qui comptait déjà tant pour lui était de ne pas la mettre en danger. De ne pas la trahir.

         Les minutes s’enfuyaient doucement dans la tranquillité d’une nuit languissante. Bientôt il faudrait retourner dans le monde des autres, celui de la suspicion et des intérêts opposés. D’autres journées identiques se profilaient, toutes remplies pour lui de cette pulsion taraudante de lui devoir la vérité mais sans s’y résoudre jamais. Ce fut elle qui, sans le savoir, lui tendit la perche. La voix de Bristica résonna doucement dans le silence de l’alcôve.

              - Alors, Drago, cet embarrassant problème qui semble tant vous préoccuper ?

         Le quanticien sursauta. Il hésita à nouveau – il n’avait fait que tester sa détermination sans avoir encore su décider le moment - mais l’ambiance de tranquillité dans laquelle il baignait à présent était propice aux confidences. Il se lança. Il s’était tant de fois répété ce qu’il devait lui dire que les mots lui vinrent sans effort. Sans la regarder il raconta. Il expliqua la photo qui l’avait soudainement décidé (mais pouvait-elle comprendre ?), la visite du biocyborg, ses engagements forcés auprès des Universalistes, ses tentatives incertaines pour ne pas donner suite, les exigences qui devenaient pressantes… Bristica qui, la minute précédente, contemplait rêveusement les limites du petit habitacle, s’était redressée et, immobile, les coudes appuyés sur le sol, le menton bien calé entre ses mains, elle écoutait avec attention. Son regard ne quittait pas la silhouette de son compagnon dont elle devinait la rigidité à contre lumière.

              - Il faut comprendre, Bri : je ne suis qu’un scientifique qu’on est venu chercher pour accomplir une sale besogne d’espionnage. C’est vrai : je n’ai pas su refuser tant cette photo 3 D, votre photo, m’appelait, tant elle a changé ma vie. Je n’avais pas le choix. En réalité, jamais je n’ai eu le choix. Je devais le faire, c’est tout. Alors, j’ai accepté mais j’ai toujours su, et depuis le début, que je vous en parlerai, que je vous expliquerai avant… avant que la situation ne devienne trop compliquée ou dommageable pour vous. J’espérais… Je ne sais pas ce que j’espérais mais… Aidez-moi, je vous en prie. Je vous en supplie, Bri.

         Le silence retomba. La Farbérienne ne bougeait pas, ne posait aucune question. Drago se laissa retomber en arrière, délivré mais un peu plus désespéré. La tension des semaines passées avait été trop forte et il sentit une larme couler sur sa joue sans que, heureusement, elle ne puisse la voir.

              - Je sais que vous devez m’en vouloir, que vous ne me pardonnerez pas cette trahison, reprit-il. Même si je suis certain que vous en comprenez la raison… D’ailleurs…

         Bristica avait étendu la main pour toucher le bras du quanticien. Doucement, comme une consolation. Il soupira.

               - Chut, murmura la jeune femme. Chut. Je comprends et j’apprécie votre franchise, croyez-le bien. Je devine combien tout cela a dû être pénible pour vous et… Mais on trouvera une solution, ami. Il existe forcément une solution et je vous promets qu’on la trouvera.

     

     

     

         Lors d’un conflit de grande ampleur, quand les intervenants sont multiples, les théâtres d’opérations presque innombrables et les intérêts intriqués, voire même contradictoires (si ces derniers ont pu – ce qui n’est pas souvent le cas – être clairement identifiés), il est tout spécialement difficile pour l’observateur impartial d'acquérir une vue d’ensemble. Il s’agit là d’un habituel manque de perspective, d’une absence de « recul » propre à ce genre d’événements et ce d’autant que le conflit est plus généralisé. Les dirigeants ne discernent que des impressions globales - donc réductrices - et des mouvements de masse ne traduisant qu’imparfaitement la réalité. A l’inverse, les unités engagées sur le terrain ne perçoivent qu’une fraction forcément limitée des situations, celle qui les concerne directement.

         Même en tenant compte des considérables moyens d’information en temps réel de cette époque, l’appréciation générale restait donc inévitablement confuse. Les observateurs – et avec eux les décideurs - en étaient souvent réduits à se concentrer sur des éléments paraissant capitaux sur le moment alors que les points décisifs demeuraient encore dans l’ombre de l’anonymat. Au demeurant, il s’agit là d’une notion bien identifiée depuis que l’Homme – et donc les guerres – existe, une notion qui expliquait tout l’intérêt que l’on pouvait trouver dans la Prospective générale, seule science susceptible de démêler (un peu) un écheveau passablement embrouillé. Le gigantisme de la Galaxie renforçait cette étrange illusion d’optique par l’immensité des territoires concernés, la démesure du potentiel humain intéressé et la profusion des actions des uns et des autres. De surcroît, les deux principaux blocs affrontés aggravaient cet état de fait par leurs faiblesses respectives : la colossale force d’inertie d’un Empire fortement centralisé et la relative désorganisation d’une Confédération dont la stabilisation était loin d’être accomplie.

         Plus tard, les hostilités achevées, les historiens chercheront à identifier de façon précise le véritable point de départ de la Guerre galactique, s’efforceront de cerner avec le plus d’exactitude possible « le jour » à partir duquel plus aucune marche en arrière ne parut possible, l’instant où les opérations militaires proprement dites prirent le dessus sur une diplomatie certainement défaillante. Ils ergoteront longuement sur tel ou tel événement marquant, telle avancée irrévocable, telle décision irréversible. Sans tomber formellement d’accord entre eux, la plus grande partie de ces chroniqueurs du futur fixeront cette date terrible au 22 juillet 975 rc, le jour de l’attaque confédérée sur Mez Antelor.

         Pourtant, autant dans la ville qu’on appelait encore la Superbe que dans ses immédiats environs, le lendemain de ce qui n’était pas encore une date historique, il était presque impossible de penser à un quelconque changement. L’air était toujours aussi lumineux, les commerçants affairés, les retraités exposés à la douceur ambiante. Pour un peu Balel – qui était un observateur avisé et à qui peu de choses échappait - aurait pu se croire au sein d’une journée comme les autres. Avec un peu moins de monde, sans doute. Une baisse d’activité qui lui rappelait un jour de krack [2] des fonctionnaires ou des commerciaux extérieurs. Sans plus. Un signe toutefois, une indication vague : les touristes n’étaient guère sortis de leurs cubes de vie, avertis avant les autres de possibles difficultés de rapatriement vers leurs mondes d’origine. Néanmoins, jamais on n’aurait pu croire que l’impossible s’était réalisé : jamais on n’aurait pu un seul instant imaginer que la ville (et avec elle, évidemment, la planète entière) était tombée. Qu’elle avait été purement et simplement annexée par des forces étrangères. Cela paraissait si incroyable à Balel qu’il devait parfois se retenir de se pincer le bras afin de s’assurer qu’il ne rêvait pas. Pour être totalement certain qu’il n’était pas dans un monde recréé où tout n’est qu’illusions et tromperies.

         Comme chaque jour en début d’après-midi, à ce moment si agréable où le temps est suspendu, il venait ici, précisément à cette terrasse, pour y siroter sa boisson glacée favorite. Comme chaque jour, il pouvait apercevoir autour de lui les habitués qui prenaient l’air et exposaient leurs vieilles carcasses aux caresses de Grantel [3]. Comme avant, les aérotaxis chargeaient leurs clients pour les salles de jeu et les aires de spectacle. On ne distinguait toutefois aucun milicien, en fait aucune autre espèce d’uniforme impérial, et ça, c’était nouveau.

         Et maintenant ? Eh bien, c’était à lui de jouer. Oh, il ne croyait pas un seul instant que sa contribution pourrait être décisive. Il ne se faisait aucune espèce d’illusion sur l’importance du rôle qu’il tenait dans cette situation pour laquelle il avait été préparé de longue date. Il laissa errer un regard indifférent, presque fatigué, sur la scène banale qui l’entourait. Un après-midi si tranquille…  Il était seul. D’autres certainement, comme lui, avaient été laissés en arrière par l’Administration, d’autres à qui, comme à lui, revenait la tâche de fourmi de se promener de ci, de là, le regard aiguisé et les oreilles aux aguets, afin d’avertir ultérieurement les autorités légales sur la manière dont les nouveaux maîtres d’Antelor digéraient leur conquête. D’autres… Pourtant il ne connaissait personne d’autre, c’était là la force et la faiblesse de sa position. Il était seul et parfaitement conscient de l’être. Prudence, donc. Ne pas se presser. Ne pas être démasqué en raison d’une curiosité suspecte ou d’une agitation soudain malvenue. Il lui fallait être excessivement attentif : bien sûr que les Confédérés, depuis certainement longtemps, avaient infiltré dans la place des agents chargés de repérer les éventuelles oppositions ; évidemment qu’ils avaient introduit sur le site des personnels dont la seule justification était de le débusquer lui et ses semblables. Mais il n’avait pas peur d’être identifié : ce qui l’aurait chagriné, c’était d’être pris trop tôt, avant qu’il ait pu accomplir ce à quoi on l’avait destiné. Il n’était pas vraiment effrayé. Essentiellement curieux. D’ailleurs, quand bien même serait-il identifié, que pourrait-on lui reprocher ? D’avoir observé pour le compte des siens ce qui se passait ici ? A peu près comme l’ensemble de la population, non ? Et s’il devait être démasqué, que lui ferait-on, à lui, à son âge ? Il ne serait certainement pas traité comme un espion parachuté sur le lieu pour s’enquérir des aménagements militaires des nouveaux patrons de la planète. Non, lui, il avait pratiquement toujours vécu ici. Et puis, les autres, les Confédérés, il les connaissait bien. Il y en avait toujours eu plein par ici, à déambuler de ci, de là, et il pouvait témoigner qu’ils n’étaient guère différents des gens comme lui. Non, guère différents. Ils relevaient d’une autre forme d’administration, certainement, mais ils parlaient la même langue, partageaient à quelques détails près les mêmes valeurs, consommaient les mêmes produits et, souvent, travaillaient pour des sociétés dont les activités se distribuaient de part et d’autre des frontières. Alors, qu’est-ce qu’on pourrait bien lui faire ?

         Il se leva tranquillement et, d’une démarche paisible, prit le chemin de sa résidence collective, avec au préalable l’inévitable détour par l’aire de spectacle. Comme chaque jour. Car il ne fallait bien sûr rien changer à ses habitudes… Et donc chercher naturellement à s’informer sur l’évolution des évènements, comme tous les résidents devaient ici le faire. Cela aurait été un comble que ce soit précisément un manque de curiosité apparente qui conduise à son repérage par les agents ennemis !

          Un homme l’attendait devant sa porte et sa longue silhouette s’anima lorsqu’il entendit les pas de Balel. Un bref instant, ce dernier eut l’impression que l’homme était animé de mauvaises intentions à son égard mais il reconnut Glaz (ou peut-être était-ce Glasse ?), le fils de son voisin. Le jeune homme s’avança vers lui, le poing sur le cœur et s’exclama d’une voix claire :

              - Citoyen Balel, enfin ! Comme vous voyez, j’espérais bien que ce serait vous…

             - Eh bien, eh bien, que me vaut cet honneur ? Vous m’attendiez ?

            - Ah, c’est mon père qui m’a chargé de guetter votre retour parce que, voilà, il faut que la résidence… à cause des événements… Vous êtes bien au courant, n’est-ce pas ? Vous savez qu’il y a eu des combats dans le sud et que…

            - Je sais, je sais, comment ignorer ce qui se passe ? Et les changements que cela va entraîner mais…

              - Mon père, reprit le jeune homme, a déjà organisé, chez nous, à l’improviste, une espèce de réunion… en ce moment-même. Avec les citoyens Grasquid, Versaft et…  d’autres, je n’sais plus trop. Pour décider ce qu’il faudra faire… Enfin, plutôt pour savoir… J’sais pas trop, c’est mon père qui… Alors moi, je guette le retour des résidents, enfin ceux qui comptent, et…

         De notoriété publique, le jeune Glaz n’était pas très malin et Balel que cette perspective de rencontre avec tout un tas de citoyens apeurés n’enchantait guère, haussa les épaules devant la relative imprécision des propos tenus. D’un autre côté, il pouvait comprendre la légitime inquiétude des résidents, des gens souvent modestes venus ici profiter d’une retraite paisible, des gens qui, parfois, avaient dépensé leurs derniers sols pour s’offrir le rêve de toute une vie. Lui-même après tout ne faisait-il pas partie de cette population-là ? Et voilà que tout risquait de partir en fumée. Il n’y avait pas eu, en tout cas, à Mez elle-même, de combat véritable mais Balel se disait bien qu’on n’en resterait certainement pas là. Les Impériaux allaient obligatoirement revenir et alors… Pour la première fois, il comprit tout ce qu’impliquait ce changement de situation, tous les risques, tous les dangers. Il soupira et suivit le jeune homme vers le cube de vie en bout de couloir. Le jeune parlait de manière volubile et embrouillée mais Balel ne l’écoutait pas. Il cherchait à anticiper sa propre attitude au sein de la réunion improvisée. De se voir confronté aux inévitables questions, l’inquiétude, l’angoisse peut-être de tous ces gens, l’ennuyait vraiment. Pourtant il les connaissait tous depuis longtemps et c’était pour cela qu’il ne pouvait pas se défiler : les autres n’auraient pas compris… Pourvu toutefois que cela ne dure pas trop longtemps ! Tandis que la porte magnétique de son voisin s’effaçait et que le jeune homme s’écartait pour le laisser s’avancer, il soupira profondément et décida de se concentrer. Il ne dirait rien, n’avait d’ailleurs rien à dire car qu’aurait-il bien pu leur apprendre qu’ils ne sachent déjà ? Bah, il tirerait peut-être quelque chose de tout ça, qui pouvait savoir ?

         La chambre de réception était claire, identique à la sienne à quelques rares aménagements près. Plusieurs personnes étaient assises sur le biodiv central et, en le voyant, son voisin se leva, un sourire aux lèvres. Balel s’avança vers lui en lui rendant son sourire de bienvenue. Il sentit comme un souffle d’air derrière lui, le jeune homme probablement, et il s’apprêtait à se retourner lorsqu’il reçut un choc atroce dans la nuque. Eberlué, il sentit ses jambes se dérober sous lui et déjà le monde qui l’entourait s’obscurcissait. Dans un ultime effort, il voulut prononcer une parole, expliquer son malaise, mais c’était bien au delà de ses forces.

         Le jeune homme se pencha pour retirer son couteau-tremble et contempla quelques instants le corps de sa victime qui, à ses pieds, n’était plus animé que de pauvres soubresauts. Quelques secondes encore et Balel ne bougea plus.

              - Dommage, murmura le voisin, je l’aimais bien ce gars-là.

             - Pas de sensiblerie, je vous prie, rétorqua sèchement son fils ou celui qui en tenait le rôle. Je vous rappelle que nous sommes à présent en opération et que ce… gars-là, comme vous dites, est un vulgaire espion. Nous faisons ce que nous devons faire, un point c’est tout.

         Une grande femme s’était approchée et interrogea l’exécuteur du regard. Comme il ne faisait pas mine de vouloir parler, elle demanda :

                - Vous êtes certain, Milok, qu’il n’aurait rien pu nous apprendre sur la façon…

           - Les ordres du Commandement sont formels, rétorqua sèchement le jeune homme. Neutralisation immédiate. C’est ce qu’on nous demande. Rien d’autre. De toute façon, nous savons bien que ces gens sont isolés, compartimentés si vous préférez, et que leurs officiers traitants sont hors de portée. Allez, nous avons du travail en perspective, je vous le rappelle. On attend l’équipe spéciale de la DDC qui va nous débarrasser de… ça et on continue. A propos, c’est qui maintenant ?

             - Un certain Blaspherd, ici-même, au premier niveau. J’ai vérifié : il n’est pas encore chez lui…

             - Alors, même procédure, ordonna Milok. Allez, allez, en mouvement, on n’a pas toute la nuit.

         Le petit groupe s’anima soudain. A les voir si décidés, on pouvait comprendre que Balel n’avait jamais eu la moindre chance.

     

     

               - Parce que c’est de cette manière que…

        L’hologramme d’Alzetto n’écoutait plus celui de Bristica qui s’interrompit. Le soldat, tête baissée, marchait à son habitude de long en large dans le périmètre holographique qu’il s’était lui-même fixé. Il se tourna vers Dar-Aver.

              - C’est un pari incroyable ! s’exclama-t-il.

              - Pas un pari, Prince, mais de la science, de la science pure ou à tout le moins…

         Alzetto se campa devant Dar-Aver comme pour décrypter le sens de ses paroles et haussa les épaules.

              - Un pari incroyable, répéta-t-il en reprenant sa marche. Vous vous rendez compte : faire confiance à une théorie, à des ordiquants, à de simples machines alors que mes généraux, mon état-major et moi-même, ma conviction intime, tous, absolument tous, nous pensons, nous crions le contraire ! Je sais, je sais… C’est justement ce qui risque de tromper nos ennemis, vous me l’avez assez répété… Mais ne pas réagir ! Laisser en l’état ! Donner l’impression d’un flottement de notre part, d’une indécision coupable ! Tandis que justement nos soldats – et pas seulement eux, d’ailleurs, mais l’Opinion, les médias, les civils… - attendent, que dis-je, exigent que nous réagissions ! Que nous tranchions !

              - Mais nous allons réagir, Prince, nous allons réagir mais pas de la manière attendue, lui répondit doucement Dar-Aver. Nous allons réagir en fonction des données apportées par nos quanticiens. Même si cela nous apparaît dans un premier temps, disons, insuffisant ou peu adapté. Nous devons occulter les apparences parce que, une fois pour toutes, nous avons d’un commun accord décidé de faire confiance à cette approche, à cette nouvelle approche qui…

              - Je sais tout cela, la coupa Alzetto. Je le sais bien.

         Le silence retomba. Le soldat avait repris sa marche. Soudain, il vint se camper devant Bristica qui n’en menait pas large.

           - Vous ! s’exclama brutalement Alzetto, redîtes-moi pourquoi nous ne devons pas reprendre Antelor. Pourquoi je dois demander au Commandement de la Troisième Armée de laisser filer sur Alba-Malto. Pourquoi je ne dois pas occuper immédiatement Alcyon B, pourquoi je ne dois pas ordonner une contre-offensive générale de nos troupes… Oui, dîtes le moi. Répétez-le-moi encore et soyez convaincante. Parce que j’ai vraiment besoin d’être convaincu. Vraiment. Sans boniments ni ces trucs scientifiques auxquels je ne comprends rien. Les faits. Les conclusions.

         La Farbérienne – ou plutôt l’hologramme qu’elle contrôlait - s’avança d’un pas et, les mains derrière le dos, comme lors de certaines de ses interventions à l’Ecole de Logique Appliquée Harden, sur Farber, mais c’était dans un autre millénaire, rassembla son courage. Elle toussota et, sans quitter des yeux le Prince Alzetto, sans jamais regarder les quatre autres participants, recommença sa démonstration.

          - En fonction des nouveaux éléments que nous prenons constamment en compte et de ceux dont nous modifions les importances respectives, l’étude que vous nous avez demandé de développer se corrige en permanence ; elle s’affine si vous préférez. Toutefois, afin de pouvoir proposer une action constructive bien réelle, il est impératif d’en avoir une vision statique, d’obtenir ce que nous appelons une image ponctuelle. C’est à partir de cette image – ou plutôt de ces images – que nous pouvons suggérer une ligne de conduite plutôt qu’une autre. Cette image est forcément située dans le temps et, tandis que nous la mettons en forme, l’étude générale continue et…

               - Nous savons tout cela, l’interrompit Alzetto. Abrégez.

              - Veuillez m’excuser, Altesse, mais il est indispensable de bien rappeler ces points pour comprendre…

              - Ne soyez pas si impatient, Prince, intervint Dar-Aver, laissez la citoyenne Glovenal préciser sa pensée. Nous ne sommes pas à une heure près que je sache !

              - Je n’en suis pas si sûr, rétorqua Alzetto, mais soit ! Citoyenne, continuez comme il vous semblera…

              - Pour décider, reprit Bristica, il faut savoir quelle est, en l’état et selon les multiples simulations, l’image la plus positive, celle qui semble la plus conforme à nos intérêts. En intégrant les diverses projections de vos services mais aussi celles de certains départements civils, nous examinons des milliers de cas de figure différents. À charge pour nous d’identifier le mieux-disant. Deux éléments fondamentaux sont à prendre en compte pour décider : l’axe de convection principal et le point de convergence. L’axe de convection est, je vous le rappelle, la somme des instants où les événements s’orientent dans un sens plutôt qu’un autre mais sans que cette inflexion ne soit définitive. C’est fort différent du point de convergence qui détermine, lui, le moment à partir duquel l’essentiel est acquis, le moment où, selon toutes probabilités, il n’y a plus de retour en arrière envisageable. Afin d’apprécier tout cela, il faut à l’évidence, nous le savons tous, donner une orientation à la méta-analyse. Pour cela, il convient d’intégrer les millions d’éléments du monde réel sur lesquels nous ne pouvons agir que fort modestement – c’est la Prospective générale descriptive – et les éléments qui dépendent de nous, nos choix, nos actions supposées, etc. et il s’agit alors de la Prospective prévisionnelle. Les deux aspects associés nous suggèrent ce qu’il convient de faire… ou ne pas faire. Compte-tenu des modèles retenus, nous avons dès à présent des prévisions, des données, des résultats que nous jugeons fiables. En résumé et pour faire court, nous avons un axe de convection dans environ cinq à six mois et un point de convergence à environ un an et demi, le tout avec 99% de probabilité. Vous constaterez, Altesse, que les dates estimées des points se sont sensiblement rapprochées depuis notre dernière présentation : c’est cela la Prospective ; rien n’est jamais définitif, tout bouge en permanence. Et la plupart du temps, sans intervention spécifique de notre part évidemment, au fur et à mesure de l’intégration d’éléments plus précis, les échéances mathématisées se rapprochent toujours plus. C’est encore le cas dans la méta-analyse actuelle : les points se rapprochent. Surtout le point de convergence. Peut-être même sera-t-il plus proche encore si nous agissons dans le bon sens et si nos adversaires sont moins bons que nous le pensons. Pour cela, toutefois, les données sont formelles : pas d’attaque pour le moment sur Mez Antelor et pas d’acharnement sur Alba-Malto. Pour Alcyon B à laquelle vous faisiez allusion, Altesse, c’est plus compliqué et demande des développements qui…

              - Bien, bien ! l’interrompit Alzetto d’un geste impatient de la main.  Bien. Je veux…

         Le soldat s’interrompit et s’installa sur le biodiv de son bureau dont l’hologramme légèrement décalé pour la salle qui se trouvait sur Terra donnait une étrange image de superposition. Il paraissait plongé dans de profondes pensées dont nul ne voulait l’extraire car on sentait bien que c’était maintenant que se jouait le choix de la future stratégie impériale. La décision qui serait prise à l’issue de la réunion était d’importance. C’était à présent que se décidait l’avenir de milliards d’êtres humains, de leur cadre de vie, de leur société, en fait du futur de toute une civilisation. Même s’il restait encore envisageable de faire par la suite machine arrière ou de réorienter les actions, il était évident aux yeux de tous que, en cas d’erreur, le retard pris à choisir les bonnes solutions serait vraisemblablement irrattrapable. C’était assurément angoissant mais avait-on d’autre choix ? Comme le silence s’éternisait, Dar-Aver s’apprêtait à prendre la parole quand Alzetto secoua la tête comme s’il sortait d’une étrange méditation.

              - Donc vous êtes sûrs ? Définitivement sûrs ? Pour vous il n’y a pas d’alternative ? martela-t-il en regardant successivement le premier Assistant Dar-Aver, Vliclina silencieuse à ses côtés, le deuxième Conseiller Cartile qui représentait directement l’empereur et le biocyborg Ministre Vui-Lui. Son regard se porta enfin sur Bristica qui pouvait se demander si, à présent, le Prince ne voyait pas en elle la cause de tous ses soucis. Courageusement, elle soutint un temps le regard agressif, son visage ardoisé impénétrable. N’obtenant aucune indication négative, Alzetto poursuivit :

              - Fort bien ! Je vais donner les ordres… ou plutôt ne pas les donner dans le sens attendu. Je vais essayer d’expliquer notre point de vue à mon Etat-major, à charge pour eux de le répercuter tout au long de la hiérarchie. Ce ne sera sans doute pas simple : il faut nous attendre à une baisse de moral de nos troupes qui… mais, soit ! A propos, bien sûr, le moral des armées, c’est un élément que vous avez intégré, n’est-ce pas ? Oui, je le savais, il ne peut pas en être autrement. Je comprends… Je comprends. Toutefois, je ne suis pas de ceux – et vous le savez – qui parient au sourrat sur une ligne [4]. Alors, voilà ce que je décide. Je tiens absolument à ce que nous ne soyons pas pris au dépourvu pour le cas, hautement improbable me dîtes-vous, où… les lois de la Prospective générale seraient moins précises que prévu. Je vais faire étudier une stratégie offensive dont je demanderai à ce qu’elle soit modifiée constamment et en temps réel. Je nous accorde quatre-vingt dix jours pour voir, d’une manière ou d’une autre, commencer à se concrétiser tout ce que nous promet l’étude prospective. Je sais bien qu’il ne s’agira que d’orientations, peut-être difficiles à interpréter, mais trois mois de Terra, cela me semble suffisant pour que nous puissions nous faire une idée. Evidemment, si… des impondérables, des faits « hors prévision », devaient malgré tout survenir, nous nous réserverions le droit de réagir plus vite mais, soit… quatre-vingt dix jours ! Bien, c’est décidé ! Vous savez, citoyens, je suis essentiellement un militaire, un soldat de terrain et je ne fréquente guère les maisons de religion pourtant, aujourd’hui, je vous le dis, je vais prier Bergaël de toutes mes forces pour que nous ayons fait le bon choix. Avec mes civilités, citoyens.

         Le Prince Alzetto s’était levé en prononçant ces dernières paroles et sa longue silhouette parut tout à coup se fondre dans un curieux mouvement en apparence inachevé. Son hologramme s’était effacé, laissant celui de Bristica presque incongru dans le simple décor du bureau du Premier Assistant. La Farbérienne s’approcha des autres. Elle portait le poing à sa poitrine dans un geste d’adieu lorsque Dar-Aver l’interpella.

              - Attendez un instant, Citoyenne Glovenal. Ne partez pas encore : d’ailleurs cette liaison sécurisée est encore opérationnelle et le sera jusqu’à ce que j’en décide autrement. Je voudrais ajouter un mot, à présent que nous sommes loin des militaires car Son Altesse a déjà quitté la pièce où vous êtes, je ne me trompe pas ? Bien. D’abord, je me réjouis de ce que le Prince ait finalement accepté de se ranger à nos arguments. Je ne vous cache pas que j’étais loin de croire la partie d’emblée gagnée. Je connais trop la propension des soldats à vouloir toujours en découdre. Mais le Prince n’est pas un soldat comme les autres et c’est sans doute cela notre chance et j’ajouterai même la grande chance de notre cause. Et c’est tant mieux… Citoyenne Glovenal, pensez-vous que trois mois seront suffisants pour que… nous ayons… une idée, des impressions…

                - Je le pense, oui. Bien entendu, il ne faut pas s’attendre à des bouleversements immédiats puisque, précisément, les données de la dernière image nous poussent à attendre : ce sera donc une période de temps difficile à gérer, je veux dire d’un point de vue prospectif. Toutefois, Citoyenne Première Assistante, la Prospective a cela de réconfortant qu’elle évoque aussi – peut-être surtout - ce qui ne se produit pas… De ce point de vue, oui, nous aurons des éléments d’appréciation. Certainement.

           - Effectivement, les périodes d’attente ou de préparation fourmillent tout autant de faits indispensables à gérer, s’interposa Vliclina qui, pour la première fois prenait la parole. Ils sont seulement moins apparents, moins évidents. Seule leur prise en charge assure la bonne visibilité de ce qui suit. Ca veut dire que… ça veut dire que nous avons du pain sur la planche, je n’en doute pas un instant.

             - Et qu’il vous faut, qu’il nous faut rester absolument sur nos gardes, conclut Dar-Aver. Plus que jamais.

     

     

         Si on lui avait demandé comment elle se percevait, Velti n’aurait pas hésité : avant tout quelqu’un de logique, aurait-elle affirmé avec force, une femme de raison. Elle en était absolument persuadée. Depuis sa plus tendre enfance, elle détestait le flou et l’approximatif. Elle cherchait toujours à fuir les situations confuses et les êtres insaisissables car ce qu’elle appréciait avant tout, c’était la rigueur des situations, la franchise des hommes. On la disait entière voire carrée : elle se prétendait seulement cohérente. Toutefois, pour atteindre cette cohérence, Velti s’obligeait autant que faire se peut à refouler ses propres sentiments qui auraient pu tronquer les réalités et gauchir ses perceptions. Quelqu’un de logique, donc, ou mieux encore, de rationnel, mais d’une rationalité dont l’omniprésence la rendait méfiante, presque soupçonneuse. Pour elle toute chose avait son explication et donc son prix. Elle ne croyait pas à l’altruisme qu’elle expliquait par le désir inconscient de dominer l’autre par un moyen différent. Dans une même approche, l’amitié, comme d’ailleurs l’amour, lui semblait toujours reposer sur une recherche plus ou moins acceptée de bénéfices secondaires. Aurait-elle été moins enthousiaste, moins curieuse, moins vivante en somme, qu’on aurait pu la taxer de cynisme mais elle n’était que craintive.

         Pas un instant elle n’avait cru à la fable que lui avait proposée le Stenek. Il était totalement impossible que, comme il avait eu le front de le prétendre, il n’était venu que pour elle et parce qu’il avait une soi-disant amitié pour elle (Il n’avait heureusement pas osé parler d’attachement ou d’amour tant l’outrance de tels propos aurait été choquante). Pourtant, Velti n’arrivait pas à se convaincre qu’il était un danger et qu’il lui voulait du mal. De fait, elle ne savait pas comment interpréter cette situation douteuse et elle en était positivement furieuse.

         Elle décida d’attendre et se donna trois jours pour découvrir l’explication du mystère. Trois jours que, dans l’intimité relative de son cologement, elle occupa le plus de temps qu’elle put à assurer les contre-interrogatoires de l’Impérial. Elle savait pouvoir compter sur la discrétion de son commando [5] et ne se priva pas de passer ses heures de liberté à la recherche d’une vérité qui lui échappait. Les renseignements qu’elle fit prendre discrètement ne lui apprirent rien de particulier : Rogue semblait bien être venu de son plein gré en suivant les itinéraires qu’il lui avait confiés. Elle ne s’attendait guère à tomber sur des données significatives mais la banalité de ce qu’on lui apprenait confinait à de la désinformation et elle en était d’autant plus agacée. Le Stenek ne faisait par ailleurs pas preuve – du moins en apparence – de mauvaise volonté et répondait volontiers à ses questions, dans la mesure évidemment où celles-ci ne concernaient pas directement ses activités de Stenek. Après avoir obtenu la neutralisation de l’ordiquant perso de son prisonnier, Velti avait rapporté du matériel spécialisé, emprunté sous un prétexte quelconque à la sécurité de sa Ravine, et avait longuement recherché une hypothétique source de contact de l’homme avec ses supérieurs sans jamais rien découvrir : s’il en existait une, elle était particulièrement astucieuse et devrait être mise à jour par des spécialistes de la question. Sans trop de crainte, elle prit sur elle d’abandonner Rogue une partie de la journée dans son cube de vie, un endroit d’où il ne pouvait pas sortir sans ses empreintes rétiniennes à elle. A moins de mettre le feu volontairement au petit logement pour alerter la sécurité mais dans quel but ? Chaque fois, elle le retrouvait très détendu, comme si, en vérité, il passait des vacances ce qui, comble de l’ironie, était bien la raison officielle de sa présence sur Alba. Très détendu et presque ironique ! On aurait pu croire, pensait la jeune femme, que le Stenek lui posait une devinette : trouve donc, ma vieille, pourquoi je suis venu me jeter dans la gueule de l’araigne, comme tu dis. Allez, ce n’est pas si difficile, il suffit de voir les choses. C’est devant tes yeux : tu n’as qu’à réfléchir un peu ! Rogue aurait dû être inquiet, en tout cas mal à l’aise. Pas du tout ! Du coup, c’était elle qui en était verte de rage.

         Velti tournait en rond. Préoccupée qu’elle était par sa situation singulière, elle n’avait – ce qui était totalement étranger à son comportement – prêté que peu d’attention aux rumeurs parcourant depuis peu le petit monde fermé de sa colonie militaire. La nouvelle de la mise en alerte des troupes confédérées d’Alba la prit complètement au dépourvu. Elle se retrouva tout à coup mobilisée sur place par les autorités supérieures de sa sarpe : toutes les permissions étaient suspendues et les unités opérationnelles consignées. C’est seulement alors qu’elle comprit les implications de la « rébellion » des unités regroupées sur Drefel 2. L’événement lui avait paru de peu d’importance – on disait tant de choses ! – mais elle s’était apparemment lourdement trompée : l’opération engageait pleinement Alba-Malto… qui était à l’origine de tout cela. Déjà, sur Vargas, le gouvernement central confédéré expédiait des troupes depuis Carsus. On évoquait même une intervention impériale. La guerre civile semblait imminente. L’horreur. L’analyse de Velti fut simple : militaire professionnelle, elle ne relevait que de ses supérieurs immédiats. La perspective d’affronter physiquement une partie des siens l’épouvantait mais que faire ? Toutefois elle comprenait à présent au moins quelque chose : elle n’avait plus à s’interroger sur la raison de la présence de Rogue dans ses murs.

         Alarmée, elle regagna son cologement et s’installa confortablement face à l’Impérial. Le Stenek, conscient de son changement d’attitude, l’observait avec curiosité. Il restait silencieux, attendait la suite. La jeune femme ne se pressa pas. Elle se servit un gobelet de starkad, une liqueur de son pays, et vérifia l’incandescent dont elle ne se séparait jamais, plus pour se donner une contenance que par peur d’une réaction imprévisible de son hôte forcé. Depuis qu’il était enfermé chez elle, celui-ci n’avait plus aucun contact avec le monde extérieur mais il savait déjà, c’était certain.

              - Évidemment, vous allez me dire qu’il s’agit d’un pur hasard et que vous n’étiez au courant de rien ? commença-t-elle enfin.

                - Je ne comprends pas…

              - Ben voyons… Je fais allusion aux événements récents… Drefel 2…

             - C’est une planète près d’ici, n’est-ce pas ? hasarda Rogue. J’avoue que…

            - Que vous ne saviez pas que la garnison sur place allait contester l’autorité centrale de la Confédération… C’est bien çà ? Ni que cela engageait nos troupes ici ? En somme, votre présence sur Alba n’a rien à voir avec les… complications en cours !

                - Je vous jure, Velti, que…

               - Oh, ça va bien, Rogue ! Qu’est-ce que ça peut faire à présent, hein, qu’est-ce que ça peut faire ? Pourquoi continuer à nier ? Votre soi-disant ignorance de… tout ça est grotesque ! Absurde !

         Comme il ne lui répondait pas et qu’il la regardait avec cet air presque condescendant qui lui donnait envie de le frapper, Velti se leva d’un bond et s’abîma dans la contemplation de sa 3D murale. Elle aurait dû se mettre violemment en colère, tempêter, menacer. Mais rien de cela. Elle se sentait soudain fatiguée de cette partie de cache-cache. La haute stratégie de ces gens ne la concernait pas. Ne la concernait plus. Elle, elle était un simple soldat ! Et un soldat, c’est fait pour se battre, à visage découvert, contre des ennemis bien identifiés. Elle aurait dû depuis longtemps, depuis le début en réalité, déférer cet abruti devant les autorités compétentes. Elle avait voulu être la plus forte, jouer à la police spéciale : autant pour elle ! À ce jeu là, elle était battue d’avance. Bien fait pour sa gueule ! Elle se retourna vers l’Impérial qui s’était levé vers elle, concerné, le visage presque douloureux, le salopard ! Il chercha à lui saisir la main mais elle fit un bond en arrière, leva son arme.

              - Marre, mon ami ! Désormais, vous vous expliquerez avec les gens de la SP : ils sont comme vous, toujours à prendre les autres pour des cons ou des traîtres. Je suis sûr que vous allez bien vous entendre. Non, rien ! Je ne veux plus rien entendre de vous. A présent, vous me laissez sortir sans histoire et surtout VOUS-ME-FOUTEZ-LA-PAIX ! La paix, vous m’avez comprise ? Alors, c’est bien.

         Sans un regard pour son prisonnier, Velti présenta ses empreintes rétiniennes au bouclier d’entrée qui s’effaça en un chuintement presque inaudible. Elle regretta soudainement les portes à l’ancienne de la ferme familiale qu’elle claquait avec force quand on la contrariait.

     

     

          Vliclina soupira légèrement et, d’un geste las, congédia l’ordimedic qui s’éloigna en silence. Elle regarda la machine activer la confidentialité du sas d’accès avant de sortir et elle se laissa retomber en arrière dans le biodiv. Pourquoi cette fatigue ? Pourquoi maintenant ? Par le passé, elle avait souvent dû faire face à des situations de crise bien plus aiguës qui lui avaient demandé toutes ses ressources… sans efforts et sans conséquences… tandis qu’à présent… Elle haussa les épaules et se leva dans un geste presque brutal, inhabituel chez elle. Elle s’approcha du lieu de détente qui jouxtait toute la partie gauche du bureau qu’elle occupait ce jour-là. Elle écarta de la main gauche le droïde captif qui lui proposait ses services et activa simplement le miroir holographique. Voilà. Jeune (trop disaient certains), presque trente-huit ans, c’était elle cette jeune femme à la silhouette mince et élancée, au ventre plat et aux longues jambes. Son uniforme blanc d’apparat (elle avait dans quelques minutes une séance de présentation en présence de l’Empereur) ne dissimulait aucunement la féminité de sa poitrine et mettait en valeur la cambrure de ses reins, tout cela étant au demeurant parfaitement étudié. Encadrant son visage d’une clarté changeante qui répondait à l’émeraude de ses yeux, ses cheveux blonds faisaient ressortir la teinte cuivrée de sa peau, une couleur de peau dont Bari – qui la disait dorée -, prétendait jadis qu’elle lui rappelait une friandise de son enfance que son père distribuait avec parcimonie à ses deux filles les jours de grande joie. Vliclina ne se souvenait plus du nom de cette spécialité iorquaise (Bari était née sur Terra) mais elle se rappelait l’éclair du souvenir dans les yeux de son amie et la caresse de sa main sur sa joue. C’était si loin. Elle n’avait plus eu de contact avec elle depuis plusieurs mois, depuis que les événements s’étaient sans doute accélérés mais, toutes deux le savaient, cela n’avait rien à voir. Cela se serait passé à l’identique en d’autres temps. Et ailleurs. La Vie, c’est comme ça. Bari – qui dirigeait un service d’information dans le GRG – vivait à présent dans une sorte de communauté à la connotation vaguement religieuse. Elle ne cachait pas ses nouvelles amitiés, certaine que Vliclina pouvait être renseignée sur tout et sur tout le monde. Mais, au fond, est-ce que ça lui importait vraiment à Bari ce que pouvait penser d’elle son ancienne amie ? Probablement pas. L’Impériale, sans cesser de s’observer, recula d’un pas. Elle semblait totalement égale à elle-même mais elle ne s’y trompait pas : ce léger cerne sous les yeux, ces ridules accentuées, là, à la naissance de sa tempe gauche… Un temps de crise, une avancée vers l’inconnu, une période où les décisions prises hypothéquaient le futur probable, elle avait connu cela bien souvent. Alors, pourquoi maintenant ? Elle se sentait vieillie. A trente-huit ans ! Elle haussa les épaules et s’écarta du miroir. Une brève halte pour se recomposer une attitude. Un sourire quelque peu automatique qui revient. Rejetant ses cheveux en arrière dans un geste familier, elle s’avança vers la porte du bureau. Elle avait de travail en perspective. Pour le reste, elle verrait plus tard.

     

     

              - Décrocher ? Décrocher mais…

         Velti n’arrivait pas à en croire ses oreilles. Pourtant, dans la visière de son casque, superposé au paysage amplifié et balisé de cette partie de la ville, l’image de son chef était formelle : repli immédiat vers le spatiodrome Gled 2 encore tenu par les forces confédérées malto-albiennes. Pour ce qui paraissait bien être l’abandon définitif de la planète. Incroyable ! Tout bonnement inimaginable !

             - Mais, Parzell Kladi [6], ce n’est pas possible, essaya-t-elle, il doit forcément y avoir une erreur ! On ne peut pas… Les Rhésiens [7] vont en profiter… On leur livre Alba, on leur…

             - Aucun commentaire, exécution immédiate ! coupa sèchement l’officier avant d’effacer son image de la visière.

         Velti était médusée. Son commando – trois hommes, une femme – attendait, silencieux, sentant bien que quelque chose n’allait pas. La jeune femme se tourna vers eux et répercuta les consignes, sans autre forme d’explication. Elle ne se sentait pas le courage de commenter des ordres auxquels elle ne comprenait rien. Personne ne parla et c’est dans un silence contraint que le petit groupe regroupa son matériel avant de quitter le poste d’observation qu’il s’était choisi.

         Le commando abandonna l’espace d’exposition et, délaissant le mini-PAMA qui s’offrait à leurs regards, entreprit sa descente vers les sous-sols du bâtiment par les escaliers de décharge. Il s’engagea avec précaution dans l’étroit corridor qui sortait des salles de maintenance du musée. Par le sas d’entrée, on pouvait apercevoir à quelques mètres la végétation qui ondulait doucement au souffle d’un vent léger. La fin de l’après-midi. Deux jours de combats déjà mais des combats bizarres, avait pensé Velti, comme s’il s’agissait d’une répétition d’elle ne savait quoi, presque d’une visiocomédie dont on aurait compris à tout instant le caractère artificiel et sans danger. Mais ce n’était pas vrai : ici on ne jouait absolument pas au théâtre. Elle avait pu voir les destructions des bâtiments et des matériels ainsi que les corps éparpillés et souvent mutilés de militaires et même de quelques civils pris par surprise. Quelque chose, pourtant, sonnait faux. Au début, elle avait eu du mal à se convaincre que les autres en face étaient des Confédérés comme elle. Des gens dont elle avait jadis visité les installations, respecté l’organisation et les ordres de leur hiérarchie et même partagé les rations et les munitions. Un incroyable retournement de situation… Puis l’action, les combats contre l’ennemi quasi-invisible et certainement aussi désorienté qu’elle pouvait l’être. Elle les connaissait bien, ceux d’en face, puisque c’était en réalité presque contre elle-même qu’elle se battait. Elle avait anticipé l’arrivée des drones de reconnaissance, insectes silencieux et discrets, dont elle avait pu ordonner la destruction. Avec son commando, elle avait repéré et permis la neutralisation des droïdes de première ligne attaquant sur le flanc sud-sud-ouest de la ville. Enfin, comme on le lui avait appris, elle s’était laissée dépassée par les éléments lourds de la sarpe adverse qui annonçaient l’arrivée d’autres droïdes et des humains. Repérage, observation, neutralisation si possible de quelques éléments isolés puis repli avec les ordiquants bourrés d’information, non sans avoir abandonné sur le terrain quelques surprises pour les assaillants. Une mission bien ordinaire si l’on exceptait la nature de l’ennemi. Eh bien, non ! Tout avait marché de travers : son commando avait certainement accompli, du mieux possible, ce pour quoi il avait été créé. D’une certaine façon, c’était pour elle un immense motif de satisfaction car, à l’exception de la femme qu’elle avait connue à l’école militaire, les trois autres n’étaient avec elle que depuis peu. Ils étaient sensés remplacer les compagnons perdus sur Virge et avec lesquels elle se comprenait si bien que, en mission, elle ne leur parlait jamais, ne leur adressait même pas de gestes explicites : tout était dans les regards et dans les attitudes. Non, le commando ne posait aucun problème mais c’était derrière qu’on n’avait pas suivi. Comme si ce qu’elle – et sans doute bien d’autres chefs de groupes comme le sien - annonçait aux décisionnels n’avait pas vraiment d’importance. Une impression de flottement. Comme si tout était déjà joué ailleurs : un court instant, elle s’était même demandé si cette apparente indécision n’était pas le reflet de querelles internes, les symptômes d’une division de sa hiérarchie puis les tâches opérationnelles l’avaient reprise… jusqu’à cet ordre imbécile et à peine croyable. Velti n’avait jamais discuté un ordre mais cette fois il faudrait lui expliquer ce…

         Un éclair bleuté fusa à quelques mètres de la sortie. Tous s’aplatirent au sol. Grass, son éclaireur, avança son tubulaire [8] vers la lumière extérieure. Il le projeta lentement vers l’avant dans un silence sépulcral. L’engin semblait hésiter entre plusieurs directions comme le museau d’un tournier de chasse humant une piste dans le vent puis il s’immobilisa. Grass le retira lentement et, toujours à plat ventre mais sans se retourner vers le reste du commando, leva la main gauche et agita ses doigts. Le message était clair : une batterie droïde tenait le périmètre de sortie mais ne semblait pas les avoir repérés et son tir tenait plutôt de l’intimidation à l’aveugle. Velti n’hésita que quelques secondes : elle fit signe à ses guetteurs – un homme et la femme – d’installer le fusil lance-missiles dont il suffisait de réassembler les trois parties démontées pour le transport. Un travail de moins d’une minute en prenant toutes les précautions de silence d’usage. En revanche, l’engin n’aurait l’occasion de servir qu’une seule fois et devrait être abandonné sur place. Elle se porta à la hauteur de ses guetteurs qui avaient remplacé leur éclaireur dans un impeccable mouvement tournant au ras du sol et observa. L’angle de tir était parfait. Dans le feuillage des buissons de syllycopore qui entouraient cette partie du musée, on pouvait parfaitement distinguer la batterie droïde. Elle n’était située qu’à une cinquantaine de mètres, une distance suffisamment proche pour que les machines, si elles entendaient venir le missile, n’aient pas le temps de réagir. Ensuite, il faudrait faire vite car les Rhésiens rappliqueraient dans la minute : c’était aussi à cela que servaient ces combattants métalliques, le repérage des poches de résistance ennemies. Velti murmura : maintenant ! Le projectile fut si rapide qu’elle n’eut pas le temps d’en suivre la trajectoire. L’explosion immédiate de la batterie droïde, par son fracas gigantesque et l’énorme éclair orange qui le précéda, parut dominer toute la vie du périmètre. Des monceaux de ferraille et de pierres, d’impressionnantes retombées de matière végétale et un énorme rideau de fumée malodorante ponctuèrent l’explosion mais Velti et son commando étaient déjà loin du point d’impact.

         Le retour vers la position de regroupement ne fut pas facile. Afin de ne pas être repérés, il n’était pas question de se servir des ordiquants pour progresser et les communications avec leur base d’accueil étaient interrompues pour les mêmes raisons. Velti et ses soldats eurent du mal à remonter les lignes ennemies tant celles-ci s’étaient étirées de part et d’autre. Une avancée, une trouée même qui donnait à Velti des raisons de croire que la défense d’Alba-Malto n’avait pas été sérieusement organisée. Lorsque, à l’occasion d’un bref répit entre deux alertes, elle s’aplatissait contre un pan de mur, l’entrée d’un réduit ou l’un des quelconques végétaux omniprésents sur la planète, elle ne pouvait s’empêcher d’y penser. Toujours revenait dans son cerveau fatigué le même leitmotiv : quelque part, quelqu’un avait trahi. Trahi ou laissé faire, ce qui était pareil. Peut-être, dès le début, tout cela était-il déjà décidé ? Par Bergaël, elle pouvait comprendre qu’on ne veuille pas se déchirer entre ressortissants d’une même structure politico-militaire mais alors à quoi bon tout ce remue-ménage ? Qui avait imaginé de contester l’autorité centrale de Vargas ? Dans quel but imbécile avait-on lancé cette aventure ? Elle ne comprendrait décidément jamais rien aux arcanes de la mégapolitique, celle qui joue avec les grands principes mais qui oublie les petites gens et les soldats perdus comme elle et ses hommes. Cette colère qu’elle sentait bouillonner en elle décuplait son instinct de survie et son désir fou d’en savoir plus, peut-être même de réclamer des comptes, qui sait ? Le commando mit trois heures à transpercer les lignes ennemies qui s’étaient refermées sur son périmètre de départ. A part une formation rhésienne d’un type identique à la sienne (et commandée par un biocyborg, c’est du moins ce qu’elle avait cru voir) qui faillit la mettre en difficulté, Velti ne rencontra guère d’opposition puisqu’elle se contentait d’éviter l’adversaire. Elle ne se faisait néanmoins aucune illusion : si leur progression était si tranquille à défaut d’être rapide, c’est que les Rhésiens étaient les premiers surpris de leur prompte avance et qu’ils n’étaient pas encore organisés pour pacifier tant de territoire en si peu de temps.

         Velti abandonna ses soldats pour se présenter au rapport dès qu’ils eurent regagnés le périmètre de sécurité de Gled 2. Pourtant, même ici, on sentait une fébrilité qui ne cadrait pas avec ce qu’elle connaissait de l’armée malta-albienne. Le Parzell Kladi leva son nez de l’écran 3D de l’ordiquant de campagne et sourit en la voyant s’approcher. Il écouta silencieusement l’exposé que Velti, au garde à vous, débita d’une voix monocorde. La jeune femme s’était jurée de demander, sinon des explications, du moins quelques éléments susceptibles de l’éclairer sur la situation qu’elle devinait confuse mais son supérieur la prit de court.

            - Officier commando, je dois vous féliciter d’avoir pu mener à bien cette délicate mission de renseignement. Nous étudierons plus tard les éléments que vous avez rapportés. Pour l’heure, nous replions nos troupes. Je vous demande en conséquence de vous mettre à la disposition du 3ème district qui va vous indiquer votre transport d’affectation, à vous et votre commando. Toutefois, je dois vous signifier que le Haut Etat-Major vous a choisi – vous et quelques autres de nos meilleurs éléments - pour vous faire accompagner dans vos prochaines missions par un militaire extérieur à notre sarpe et qui, à ce titre n’interviendra qu’en tant que civil. Un civil associé si vous préférez…

             - Mais, Parzell, je ne comprends pas…

             - Je vous gênerai le moins possible, je vous en donne ma parole…

         Au son de la voix, Velti se retourna d’un bond, les yeux écarquillés par la surprise.

             - Vous ! s’exclama-t-elle en reconnaissant Rogue.

     

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    [1]  Le tutoiement, en fried, ne concerne que les rapports hiérarchiques, le plus titré tutoyant son inférieur hiérarchique (qui en revanche le vouvoie). Il est à noter  que, lorsque les positions sociales des différents intervenants sont connues, le vouvoiement d’un plus titré est toujours une marque de confiance respectueuse. La seule exception au tutoiement hiérarchique est le « tutoiement corporatiste », presque toujours pratiqué dans le cadre d’un exercice professionnel. Dans un couple, le vouvoiement est de rigueur (comme dans l’anglais actuel) et prend le pas sur un éventuel rapport de hiérarchie.

    [2]  krach : grève

    [3]  le soleil double de Mez-Antelor (NdT)

    [4]  parier au sourrat sur une ligne : mettre tous ses œufs dans le même panier

    [5]  certaines forces d’intervention spéciales de la Confédération sont organisées en effectifs fixes – essentiellement des groupes de cinq combattants – qui, sauf circonstances spéciales (blessure par exemple), ne se séparent que rarement, même en dehors d’une mission. Cette organisation particulière destinée à obtenir une cohésion maximale chez les intéressés existe également dans certaines unités impériales (mais pas chez les Steneks).

    [6]  Parzell : commandant d’unité de forces spéciales (Confédération)

    [7]  Rhésiens : habitants de Rhésis, troisième planète de la CPI, traditionnellement la plus hostile à Alba-Malto.

    [8]  Tubulaire : caméra de détection à sensibilité programmable, détectant à la fois le mouvement, la chaleur et certains sons.


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