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    Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

    Sujet :                                                     période archaïque

    Section :                                                 histoire générale

    Références extrait(s) :               tome 9, pp.1149-1212-1294-96, tome 30, p. 27

    Sources générales :                          tomes 9,28 à 31, 75

    Annexe(s) :                                          histoire théorique et des civilisations (11)

     

     

    …/…  qui recouvre en fait tous les âges ayant précédé la Révolution de Cristal dont la fin représente par définition l’an premier des temps actuels. Cette période ancienne s’étend sur près de soixante siècles si on la fait débuter à la première civilisation antique qui nous est relativement bien connue, la civilisation dite « du Nil », également appelée « Egyptienne Ancienne » : on trouvera tous approfondissements dans l’annexe au Codex spécialisée. Contentons nous d’affirmer que l’intérêt d’étudier ces diverses organisations socio-économiques, outre le fait qu’il s’agit indéniablement ici d’un héritage collectif qu’il serait déraisonnable d’ignorer, présente pour le spécialiste le grand avantage d’exposer une histoire de l’Humanité réduite à son seul domaine terrestre, une mise en perspective intéressante de nos jours où l’immensité de la Galaxie et l’éloignement des situations (en dépit du progrès constant des « communications instantanées ») rendent plus délicate la possibilité de gérer des vues d’ensemble et le souci d’appréhender des phénomènes immenses, qui sont par ailleurs de nature fortement volatile…/…

     

    …/… très bien connus en dépit de tous les aléas. La somme de renseignements et de témoignages que nous possédons sur la période archaïque est considérable. Il est, de plus, important de se souvenir que nombreux parmi les historiens sont ceux qui se sont intéressés à cette époque. En effet, dès le début des troubles inauguraux de la Révolution de Cristal, certains représentants des autorités encore en place à l’époque ont jugé bon de mettre à l’abri un grand nombre de documents et de…/…

     

    …/… pour des raisons d’abord commerciales. Rappelons que c’est essentiellement afin de promouvoir, dès la fin du quatrième siècle, la discipline des bater-baad[1] , dont le succès (du moins auprès des amateurs fortunés) ne s’est jamais démenti, que des myriades d’historiens en tous genres, notamment les spécialistes de civilisations comparées, se sont penchés sur l’étude et l’interprétation de ces temps révolus. En Prospective Générale même, il n’est pas rare…/…

     

    …/… car, contrairement à une idée communément admise, la Révolution de Cristal n’a pas été initiée brutalement à partir du néant. Au contraire, durant de nombreuses années, la civilisation dominante alors en place (souvent dénommée civilisation de l’Ouest par les spécialistes) a vu ses conditions d’existence se dégrader lentement. Là-aussi, l’idée qui persiste malgré tout dans l’esprit de l’homme du Xème siècle r.c est qu’une catastrophe naturelle ou une guerre a prématurément mis fin à cette domination : il n’en est rien. On sait depuis toujours que c’est de l’intérieur – par la présence de plus en plus prégnante d’éléments perturbateurs antisociaux – que cette société à été progressivement détruite. C’est au quanticien Frad Led Gouzelli, disciple d’Algenor Aldrix et lui-même brillant représentant de l’école de prospective de Mez-Antelor mais également historien, que nous devons la démonstration de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler la décadence de la civilisation de l’Ouest : « Il n’est que de comprendre que, comme souvent, cette civilisation qui fut brillante, tant du point de vue scientifique, technique que éthique, se lézarda progressivement, menacée qu’elle était par les éléments centrifuges et hostiles qui vivaient en son sein et dont elle était sensée protéger les intérêts : cette organisation humaine portait en elle les germes délétères de sa propre destruction. C’est en définitive un cas de décadence tout à fait classique…/… alors que la régression était manifeste dans certains domaines, comme celui, par exemple, des libertés publiques, l’Ouest  continuait à accumuler les succès technologiques ou de théorique fondamentale : décadence évidemment…./… mais sans elle – et les destructions massives qui marquèrent sa fin  – notre civilisation galactique n’aurait jamais pu se développer telle qu’en elle-même, ne serait-ce que d’un point de vue strictement historique. Il est donc inutile de regretter le cours de l’Histoire, d’abord parce que cela ne sert à rien, mais aussi parce que de la Mort naît la Vie, une vérité première qui plaira à tous les amateurs d’histoire contemporaine et de talides sentimentales… qui sont parfois les mêmes ! »…/…

     

     

     

     

    9

     

     

     

              - Ecoute, bahrein [2] , t’as pas l’air de comprendre la situation. Moi, je m’en cogne, de tes états d’âme. Je suis pas mandaté pour te tenir la main. Moi, j’suis là pour m’assurer que tu remplis ta part de contrat, c’est tout. Parce que t’as un contrat, tu t’en souviens de ça au moins ? Hein, dis-moi ? J’rêve pas : c’est bien toi qui la voulait, c’te mission ? Alors, réponds donc, bahrein, dis-le moi quand tu vas te décider à le faire !

         Drago, à l’agonie, battit des paupières à plusieurs reprises avant de baisser les yeux. Que pouvait-il répondre ? Évidemment que l’albinos commençait à s’impatienter ! Cela faisait à présent presque trois semaines que l’homme avait contacté le quanticien afin de lui rappeler ce sur quoi il s’était engagé : débaucher Bristica au profit de l’Universalité, ou plutôt, pour être tout à fait exact, la Compagnie du Fret Stellaire. Mais, à la suite de la révélation de Drago, les officiers des Services de Sécurité de l’Armée en charge de son cas avaient été formels : il fallait attendre que le réseau universaliste introduit au sein même de l’État-major soit démantelé. L’opportunité ne devant probablement pas se représenter, on devait être patient et raisonnable. On devait attendre. Faire durer. Difficile pour un homme comme Drago, simple civil égaré dans un monde de soldats ! A peine un civil, d’ailleurs, si l’on songeait qu’il n’était en réalité qu’un scientifique, un chercheur. Un être maladroit dès lors qu’il abandonnait l’univers quasi-utérin de ses ordis critériaux et de ses masques de congruence, tous éléments qui ne pouvaient signifier quelque chose qu’à un quanticien comme lui. Attendre. Faire patienter. C’était de plus en plus dur, évidemment.

              - Écoute, bahrein, j’ai pas toute la vie moi. Et les amis encore moins. Alors, faut que tu te décides. Quoi, tu la vois à longueur de temps cette salope, cette zarkanne violette ! Par le grand Zald, tu vas pas me dire que t’arrives pas à savoir ce qu’elle pense, cette conne de Farbérienne ! Hein ? Alors ? Tu te décides ? Hein ? Oui ? Oh, et puis après tout  j’en ai rien à foutre de tout ça : c’est ton boulot, bahrein. T’es payé pour ça ! Un conseil quand même : fais pas trop durer le plaisir. Les amis s’impatientent et avec eux… J’te rappelle en effet que j’suis pas tout seul ici. Y a d’autres mecs bien moins sympas qui demandent qu’à faire accélérer les choses. Alors, c’est toi qui vois. En tout cas, un mot de notre petite conversation à qui que ce soit et t’es mort. Une seule flicaille militaire qui s’intéresse de trop près à moi, t’es mort. Un seul truc qui va de travers, t’es mort. Si t’arrives pas à décider la zarkanne violette de mes deux ou si tu me ramènes pas son ordi perso, son programme de travail ou j’sais pas moi, queq chose d’intéressant – c’est toi le spécialiste, c’est toi qui décides – bref si j’ai qu’des nèfles, t’es mort. Pigé ? Alors, salut. C’est moi qui t’fais signe… J’espère qu’la prochaine fois, t’auras de bonnes nouvelles.

         Sur un dernier regard qui se voulait persuasif, Delo Honger - l’albinos - quitta la sarmiv du 73ème niveau où il avait fixé rendez-vous à son agent exécutant. Si l’on exceptait le jour d’arrivée du quanticien dans le vaisseau impérial, c’était la quatrième fois que les deux hommes se rencontraient. Jamais deux fois au même endroit ni à la même heure. Même les procédures de prises de rendez-vous étaient différentes. C’était cette variété de comportements qui faisait dire au contre-espionnage qu’on avait affaire à des professionnels disposant de très importantes complicités internes, ici même, au sein du vaisseau-amiral de la flotte impériale. Hallucinant et inquiétant. D’où la nécessité certaine de ne pas brusquer les choses… Drago sortit à son tour de la sarmiv et se dirigea vers les PAMA qui le conduiraient à la salle de restauration perso du laboratoire de Prospective. Bristica l’attendait et il ne voulait plus savoir que ça. Que la jeune femme ne l’ait pas renvoyé après son aveu tardif, qu’elle n’ait pas décidé de ne plus le voir, lui qui lui avait tant menti, le comblait. Son amour pour elle n’en était que plus grand, plus fort, plus absolu. Il avait assurément peur du petit jeu qu’on lui faisait jouer, de cette sorte de chasse du tournier et de la strappe. Mais, chaque fois que l’épouvante de sa situation l’envahissait, il se rappelait : c’était pour elle qu’il acceptait tout ça. Pour elle seule, pour la sauver, parce qu’il le lui devait bien ! Cette pensée le consolait et, d’une certaine manière, de lui offrir sa fidélité au risque de sa vie rendait Drago presque heureux.

         À quelques étages de là, Delo Honger, colonel d’éclairage militaire, pénétrait dans le bureau réservé aux éléments détachés de la 1ère armée. L’homme avait abandonné sa gouaille et son air menaçant. Très calme, il avait redressé sa grande silhouette et si Drago avait pu le surprendre ainsi, il aurait eu de la peine à reconnaître en ce soldat distingué les traits haïs de son tortionnaire. Honger se savait surveillé par les services de sécurité locaux mais il s’en moquait complètement. Lorsque la mission qui motivait sa venue sur le vaisseau-amiral serait menée à bien, il regagnerait ses quartiers de la 1ère armée avant de plonger dans une semi-clandestinité discrète où on aurait bien du mal à le retrouver. Pour l’heure, il lui incombait de prévenir ses supérieurs de la stagnation de la mission. La prochaine fois, peut-être, aurait-il enfin du neuf ? Il haussa les épaules. Avant de retrouver la couleur naturellement brune de ses cheveux et de ses téguments grâce au vapo de Treitz [3] qui ne le quittait jamais, il entreprit de délivrer son message – court et codé – à l’ordiquant perso de l’agent intermédiaire que ce dernier avait volontairement abandonné dans sa filaire de rangement. Par un circuit complexe et fortement diversifié qui excluait toute fuite, le message arriverait rapidement au seul destinataire auquel le faux albinos rendait des comptes : le commodore Graven, responsable en second de la 1ère armée impériale et, à ce titre, souvent en rapport direct avec le Généralissime des Armées dont on prétendait même qu’il bénéficiait auprès de lui d’une écoute bienveillante.

     

     

     

         L'avenue s'étendait, immense et déserte, jusqu'aux grands bâtiments de son extrémité sud qui scintillaient au soleil. C'était quelque part derrière eux que se trouvait la base. Le Salut. Mais tellement difficile à atteindre. L'avenue semblait tranquille malgré les carcasses de véhicules incendiés, les réverbères et feux de signalisation arrachés, les pans de murs écroulés sur la chaussée, tous les multiples débris traduisant l'intensité des combats des jours passés. Mais Prist savait que ce n'était qu'une apparence trompeuse. Ce petit monde de l'horreur qui s'étalait complaisamment sous ses yeux grouillait de vie. D'une vie impitoyable. Il avait repéré le sniper, presque par hasard, lorsque, passant de maison en maison par l'arrière, celui-ci s'était, une fraction de seconde, découvert en regagnant son poste de guet. Trahi par son uniforme noir, si commode la nuit mais si dangereux sous le soleil. Un sniper impérial, évidemment. Prist s'était renfoncé derrière le pan de mur pour réfléchir. Il devait le contourner, ce sniper. Et vite. Pendant qu'il faisait jour. La nuit, avec leurs lunettes infrarouges couplées à des radiants hautement performants, ces tueurs étaient encore plus dangereux. Mais cela l'obligeait à faire à nouveau un détour. Un de plus. D'où son hésitation. C'est en reculant vers l'arrière de l'immeuble qu'il la découvrit. Tout d'abord, il avait simplement eu l'impression d'une présence proche quelque part dans l'obscurité. Une impression complètement irrationnelle, inexplicable. Mais c'était à des sensations de ce type qu'il devait d'être encore en vie et il les prenait toujours très au sérieux. Il avait levé son incandescent, allumé sa torche-laser et avancé lentement. Le mince rayon de lumière bleutée avait balayé les murs du couloir, relevant au passage des affiches 3D, des noms, des chiffres, vestiges oubliés du temps où la ville était encore vivante. Elle était accroupie sous les restes de l'escalier aux trois-quarts effondré, devant le bouclier magnétique encore activé d’un local de maintenance ou d’une cave. Un obstacle infranchissable pour elle, un cul-de-sac. Quand elle se vit découverte, elle ne cria pas mais porta son poing à sa bouche en un signe de désespoir absolu. Il distingua sa jambe droite qui avait tressauté comme si elle avait voulu s'enfuir mais son mouvement s'était suspendu devant l'absurdité du geste. Prist était aussi surpris qu'elle. Rencontrer un civil dans cette dévastation, ce n'était pas banal. Il remarqua les yeux agrandis par la terreur. Elle ne devait apercevoir de lui que cette lumière sourde, comprit-il, et il baissa sa torche, s'accroupissant lentement près d'elle. Elle s'écrasa un peu plus contre le mur, comme pour mettre entre eux quelques centimètres supplémentaires. Malgré lui, il sourit.

              - Chut. N'ayez pas peur. Je ne vous ferai aucun mal. Vous êtes confédérée, n'est-ce pas ?

         La question était stupide, il s'en rendit compte immédiatement : comment aurait-il pu y avoir des civils de l’Empire dans cette ville ?

              - Bien. Vous allez venir avec moi, poursuivit-il. On va essayer de rejoindre nos lignes, d'accord ?

         Incapable de prononcer la moindre parole, elle hocha la tête. Elle avait toujours son poing contre sa bouche et, gentiment, Prist lui prit la main pour l'aider à se relever. Elle tremblait de tous ses membres et, plus que la chaleur de sa peau, si inhabituelle pour lui, si particulière à cet instant précis, ce fut cette peur extrême qui émut Prist. Il chercha à la mettre à l'aise.

              - Je suis un Blouda, chuchota-t-il. Vous savez peut-être, ce sont les gens des forces spéciales qui récupèrent les soldats égarés  derrière les lignes ennemies. Et qui servent aussi d'observateurs, bien sûr. Je... J'ai aussi la mission de prendre en charge les civils. Enfin, quand j'en trouve, ce qui est plutôt rare par ici. Bon, voilà ce qu'on... Et d'abord, vous vous appelez comment ? Moi, c'est Prist. P.R.I.S.T. et vous, votre nom, c'est quoi ?

                 - Régaël. Mais on dit Reg, murmura-t-elle en baissant la tête.

         Sa peur paraissait s'être estompée un peu et elle se laissa reprendre la main pour être guidée dans l'obscurité. Pour Prist, cette présence inattendue compliquait les choses. Cela se révélerait à présent d'autant plus périlleux de franchir ce no man's land fourmillant d'Impériaux mais il n'y avait pas d'alternative. Les Impériaux voyaient des espions partout en territoire ennemi et tiraient sur tout ce qui bougeait avant même d'identifier leurs cibles avec certitude. Impossible d'abandonner la jeune femme à une mort certaine. Tant pis pour lui. D'ailleurs, comme il venait de lui dire, c'était aussi une des tâches des Bloudas que d'exfiltrer les civils piégés dans les combats de rue.

              - Alors voilà, reprit-il. On va contourner le quartier par l'ouest. Vous devrez marcher juste derrière moi, sans faire aucun bruit. On n'a pas énormément de kilomètres à faire pour arriver à nos lignes mais je puis vous certifier que ce ne sera pas facile. Vous faites exactement comme moi et surtout vous ne parlez pas. Si vous voulez me dire quelque chose, vous me touchez le coude droit - ici – et je m'arrêterai. Allez, courage, on y va. Tout de suite. On parlera plus tard. D'accord ?

         Elle acquiesça d'un petit hochement de tête et se mit aussitôt à le suivre mais Prist pouvait deviner que sa peur était revenue.

        Si Prist avait eu un temps le projet de rejoindre la base avant la nuit, il avait dû déchanter. Leur progression était rendue extrêmement lente par les nombreuses patrouilles impériales qu'ils trouvaient sur leur chemin. Chaque fois, il jugeait plus sûr d'éviter les endroits où ils avaient repéré et vu disparaître des soldats ennemis. Plus sûr mais tellement plus long. Seul, il aurait peut-être raccourci sa marche mais avec la jeune femme il ne voulait rien tenter. Celle-ci le suivait docilement, sans se plaindre. De temps à autre, il se retournait vers elle. Elle le regardait alors en lui souriant misérablement. Apparemment, elle s'en remettait entièrement à lui et, d'une certaine manière, cette confiance aveugle le réconfortait. Grande et mince, elle pouvait avoir une trentaine d'années. Habillée d'une combi marron qui lui montait jusqu'au cou, elle portait une curieuse casquette à longue visière d'où s'échappaient quelques mèches brunes. Prist lui trouvait du charme et, en d'autres circonstances, il croyait qu'il aurait été attiré par une femme de ce genre. Parfois, alors qu'elle franchissait un des obstacles qu'il venait de dépasser, il l'observait à la dérobée. Même dans cet univers de mort, elle conservait une souplesse, une légèreté des mouvements, une grâce en somme, qui plaisaient à Prist. Mais les yeux gris de la femme allaient vers lui comme pour lui demander si elle se comportait bien, si elle ne le gênait pas trop, et il détournait son regard.

         Ils laissèrent les grands bâtiments de verre sur leur gauche. De près, les immeubles, autrefois gloire de la ville, accusaient les coups des combats. Leurs façades étaient, par endroits, éventrées et de longues traînées noircies couraient entre les fenêtres aveugles. Quelques vitres encore intactes réfléchissaient les teintes pourpres du soleil couchant et leur rappelaient que la nuit approchait.

              - Je pense que la petite maison devant nous fera l'affaire, chuchota Prist.

         Il s'était arrêté à l'angle d'un mur bas et la jeune femme était venue se blottir contre lui. Si elle accusait la fatigue, elle ne le montrait pas. Ils investirent l’habitation par l'arrière, s'arrêtant dans les ruines d'une aire de restauration (ou plutôt d’une cuisine selon le terme confédéré), un endroit à la fois protégé et ouvert qui offrait l'inestimable avantage de présenter deux entrées - et donc deux possibilités de fuite - distinctes. La femme se laissa tomber en soupirant contre les restes d'un meuble renversé à l'origine indéterminée.

              - Par le Grand Zald, je n'en pouvais plus, murmura-t-elle en étirant ses bras vers le haut, prenant bien garde à ne pas être visible de l'extérieur.

         Prist, qui venait d'effectuer une inspection rapide de la maison, vint s'asseoir près d'elle. Après avoir posé ses armes à portée immédiate de main, il ouvrit sa veste. Il faisait chaud et il était encore couvert de sueur à la suite de leur marche forcée. Se tournant vers elle, il décida de remettre à plus tard ce qu'il voulait lui demander. La jeune femme avait posé sa tête sur la paroi du meuble, et les yeux fermés, elle cherchait à reprendre des forces. A présent, elle semblait éprouvée par leur dernière progression. Il remarqua la perle de sueur qui coulait le long de sa tempe et l'humidité de ses cheveux. Le silence était total, seulement entrecoupé par le bruissement des feuillages du grand arbre qui se dressait dans le jardinet qu'ils venaient de traverser, un des rares arbres encore intacts au sein de ce grand cimetière. Il agitait ses feuilles, majestueux et indifférent, loin de la guerre, loin de la mort. Ce fut elle qui rompit le silence.

            - Prist, vous devez vous demander ce que je pouvais bien fabriquer là-bas, tout à l'heure ?

              - Je dois dire que vous devez être le dernier civil dans toute cette zone...

              - Eh bien, c'est à cause de... mon frère. Enfin, c'est-à-dire... Quand nos troupes se sont repliées de cette partie de la ville, il y a quatre jours, mon frère... a perdu son fils... je veux dire, l'enfant - il a onze ans - s'est perdu. Ils étaient en groupe, avec les soldats et, à un moment... il n'était plus là. C'est aussi bête que ça.

         Sa voix, par moments, se cassait. Elle ne pleurait pas mais une larme coulait, solitaire, sur sa joue. Elle fixait le mur qui lui faisait face. Ses yeux, comme hallucinés, paraissaient revivre ces instants pénibles. Prist soupira. Des histoires comme ça, il en avait entendu si souvent.

              - Alors, reprit-elle, mon frère et moi, on a juré de le retrouver. Nous sommes retournés à l'endroit... Là, on s'est séparés. Mais où chercher ? Hein ? Où ? Peut-être est-il seulement à quelques mètres de nous, caché dans un sous-sol... Mais, moi, je ne l'ai pas trouvé. Et puis, il y avait les Impériaux... J'ai été repoussée de plus en plus loin. C'est moi qui me suis perdue à la fin. Quand vous êtes arrivé, j'étais sur le point de me rendre. Qui sait ? J'aurais peut-être été conduite dans un endroit, je sais pas, moi, un camp, où j'aurais retrouvé Vassar. C'est son nom. Le nom de l'enfant. J'espère seulement qu'il a été capturé, vous comprenez ?

         Prist garda le silence. Ce n'était pas dans les habitudes des Impériaux de prendre des gants avec les civils capturés dans les zones de combats – toujours cette paranoïa - mais il n'avait pas le cœur de le dire à la jeune femme. Et puis, pourquoi pas, un enfant après tout ? Mais non, il n'arrivait pas à le croire. Il décida de changer de conversation.

              - Vous avez faim ? demanda-t-il à voix basse. Puis un plus fort : dites-moi, Reg, vous avez faim ?

         La jeune femme sursauta, arrachée à ses pensées douloureuses.

              - Il y a combien de temps que vous n'avez rien mangé ? Un jour, deux jours, c'est ça ? continua-t-il.

              - C'est ça mais vraiment je n'ai pas...

         Il la força à partager quelques unes de ses rations militaires. Il ne lui restait pas beaucoup d'eau mais il possédait un leibel [4] de décontamination pour les eaux stagnantes qu'ils ne manqueraient pas de rencontrer lors de leur périple du lendemain. Il lui tendit sa gourde.

              - Qu'est-ce que vous en pensez ? reprit la jeune femme.

              - De quoi ?

              - De nos chances de passer...

            - Assez bonnes, je crois. Nous ne sommes pas très loin. A ce propos, il faut que je vous prévienne de... des pièges de par ici.

              - Vous voulez dire les patrouilles impériales ?

              - Plus que ça. Bien plus que ça.

         Devant son regard étonné, il se tourna vers elle et la fixa droit dans les yeux.

             - Il y a d'autres... d'autres ennuis possibles. Il faut que vous les connaissiez si nous devions être séparés... ou si j'avais, disons, un problème. Mais si, vous savez bien que ça peut arriver. Alors, d'abord, il y a les volants - des drones en terme plus technique - ces machines qui peuvent nous survoler sans bruit. Qu'on n'entend pas venir et qu'on repère trop tard. C'est pour ça qu'il faut le plus possible rester à couvert. Et aussi à cause des snipers évidemment. Vous savez, ces types peuvent rester des heures sans bouger, l’œil sur leur lunette de visée, immédiatement avertis d’une présence suspecte par leur radiant. En cas de doute sur un lieu ou si un immeuble semble hasardeux, il ne faut jamais hésiter à prendre le chemin le plus long. Avec toujours l'idée de revenir dans la direction qu'on s'est fixée, bien sûr. Bon, par ailleurs, il y a les bombes à fragmentation. Ce sont de petites saloperies que les Impériaux laissent derrière eux pour piéger des gens comme nous. Eux, ils savent où ils les mettent. Pas nous. D'où une règle absolue : toucher à un minimum de choses. Et seulement quand on ne peut pas faire autrement.

             - Et ça ressemble à quoi, ces bombes à…

             - À fragmentation. A n'importe quoi : un bout de bois, une boite, une pierre... Certaines explosent au contact, d'autres au déplacement d'air quand on passe près d'elles, d'autres à la chaleur du corps. C'est petit mais quand ça saute, ça vous emporte les jambes. Ou la tête. Sans bruit.

             - C'est horrible, horrible. Comment on fait...

             - Quand on sait, on arrive à les reconnaître. Et puis, il faut aussi de la chance. Ca vous explique également pourquoi on contourne les Impériaux mais sans trop s'éloigner quand même de l'endroit où ils passent parce que... ils nous servent un peu de guides, vous voyez. Je crois qu'il n'y en a pas beaucoup, de ces bombes, par ici : ils ont trop de troupes. Puis il y a aussi les RIFU.

             - Et c'est quoi, ça encore ?

            - D’après ce que j’ai pu savoir, c’est un genre de robots - mais pas des droïdes -, des sortes de machines qui réagissent à la chaleur humaine mais pas aux petits animaux. Je ne peux pas bien vous en parler parce que je n'en ai jamais vu mais je crois savoir que ce sont de petites horreurs rampantes, très rapides et très silencieuses. Les Impériaux ont un truc sur leurs uniformes ou dans leurs ordiquants perso qui permet aux RIFU de les identifier à ce qu'on dit. Je sais même pas ce que ça veut dire RIFU mais…

              - J’ai pas envie de savoir, le coupa Regaël.

           - Ni moi… répondit le Blouda. Et puis, il y aussi les pièges d'images virtuelles. Difficile d'en sortir quand on tombe dessus mais... Allez, allez, ne vous alarmez pas trop. Tous ces trucs on sait que ça existe mais on ne les rencontre pas à chaque instant, quand même. Vous savez, des gens comme nous, il ne doit pas y en avoir beaucoup par ici : ça veut dire que l’ennemi n’est pas tant que ça sur ses gardes. Non, l'essentiel, c'est d'éviter les patrouilles, je crois. Allez, Reg, ne faites pas cette tête-là. Je ne voulais pas vous effrayer. Ayez confiance. Nous touchons au but.

         La jeune femme hocha la tête, peu convaincue. La nuit était tombée brutalement comme toujours dans cette ville à cette saison. Elle risquait d'être fraîche et Prist confia à sa compagne la mince couverture de molybdène micropressée dont il était pourvu. Dans l'obscurité, son souffle si proche était à peine perceptible. Le silence était oppressant. Parfois, on pouvait entendre dans le lointain le bruit de détonations. Essentiellement des armes légères qui rappelaient, s'il en était besoin, que les opérations étaient toujours en cours malgré la stabilisation des positions. Prist percevait la tension de la jeune femme, comme si elle cherchait à évaluer les distances. Il pensa à la journée qui les attendait. Qui serait dure. Peut-être davantage que celle qui venait de s'achever. Plus ils se rapprocheraient des lignes confédérées, plus les Impériaux seraient vigilants. Les passer serait difficile mais réalisable. Et puis, malgré tout, la femme est courageuse, pensa-t-il. Elle fait ce qu'on lui dit. Elle ne me créera pas d'ennuis. Ce qu'il nous faut, en réalité et avant tout, c'est avoir un peu de chance.

              - Prist ?

         Dans la nuit, sa voix était moins qu'un murmure.

              - Oui, Reg ?

           - Vous voulez bien venir contre moi ? Vous voulez bien me prendre dans vos bras ? chuchota-t-elle.

              - Mais...

              - C'est que j'ai vraiment peur, vous savez. J'ai trop peur... J'ai besoin de savoir que je ne suis pas toute seule, que vous êtes là, vous comprenez ?

         Il attira la jeune femme contre lui. Sa chaleur était certainement la bienvenue. Il pouvait sentir l'odeur de ses cheveux, douce et apaisante malgré la poussière. Déjà, elle s'était endormie. En dépit de l'environnement hostile et de sa fatigue, pour la première fois depuis longtemps, Prist se sentait bien.

     

     

     

         Rogue s’était penché sur le cadavre du biocyborg et l’examinait attentivement. Il se méfiait considérablement d’un piège éventuel : sur bien des théâtres d’opération, il avait pu constater les conséquences du manque de prudence de certains de ses collègues, trop impatients ou moins expérimentés. Il n’était pas si exceptionnel que des cadavres en apparence abandonnés lors d’une retraite soi-disant précipitée se révèlent piégés : grenade à mouvements, mini bombe à dispersion différée, voire piège à poison biologique ou bactérien d’action retardée ; en pareil cas la sanction était maximale et le premier entraînement que devait subir tout militaire de terrain était de se familiariser avec ces simples techniques de sauvegarde trop souvent dédaignées. Après s’être assuré que son APG – un outil hybride associant radiant pour la détection des ondes biologiques et quantar pour les ondes sonores, l’ensemble étant assez volumineux – ne lui renvoyait aucun signal suspect, il enfila ses gants de sterlane et entreprit de fouiller le biocyborg. Comme il s’y attendait, l’ordi perso du cadavre s’était déjà autodétruit. Il était sur le point de retourner le corps lorsqu’il entendit Velti s’exclamer : 

              - Par Bergaël, c’est l’unité 107 ! Qu’est-ce qu’ils peuvent bien foutre ici ? ».

         La jeune femme s’accroupit à ses côtés sans qu’il l’ait entendu venir.

                - Qu’est-ce que c’est que ça, l’unité 107 ? demanda-t-il.

             - C’est bizarre, on ne les voit jamais, poursuivit Velti sans répondre directement. Et encore moins morts… Je me demande…

                - Et vous êtes sûre que…

               - Absolument. Tenez, vous voyez, derrière le lobe de l’oreille, là, ce triangle bleu… Si il n’avait pas eu la tête à moitié explosée et du coup l’oreille décollée, jamais je n’aurais pensé à regarder…

         La Confédérée se plongea dans ses réflexions. Rogue ne chercha surtout pas à l’interrompre, il commençait trop à la connaître, et se contenta de l’observer en silence. Ses yeux d’azur profond fixés sur une réalité intérieure qui semblait lui échapper, la jeune femme, tout à coup immobile, se mordillait inconsciemment la lèvre inférieure. Les traits durs, elle se tourna enfin vers lui et, plutôt que de sourire fugitivement pour s’excuser de son mutisme, elle préféra répondre à la question préalablement posée.

              - L’unité 107, pour ce que j’en sais, est un groupe de militaires très particulier chez nous, je veux dire dans la Confédération ; ce sont des spécialistes du renseignement. Les forces spéciales des forces spéciales si vous voulez. Vous avez sans doute aussi ça chez vous… On dit que cette unité n’est constituée que de biocyborgs et qu’elle ne rend compte qu’au Triumvirat [5] et à lui seul. Alors, la question se pose : que fait ce type sur Drefel ?

         Sans attendre une réponse qu’il ne pouvait de toute façon pas lui donner, Velti se releva et le laissa seul devant le cadavre. Ce biocyborg n’augure rien de bon, pensa le stenek, mais sa présence inattendue lui aura au moins permis de m’adresser la parole ! La première fois, en réalité, depuis qu’il avait retrouvé la jeune femme dans son QG du spatiodrome Gled, deux jours auparavant. Depuis, en effet, outre un visage fermé, elle s’était à son égard contentée de quelques phrases de service et avait fui sa présence autant que faire se peut. Rogue ne s’en était pas formalisé : après tout, il pouvait la comprendre puisque, non seulement ses amis d’hier étaient devenus l’ennemi d’aujourd’hui, mais on lui imposait celui qui avait été sur le point de l’éliminer quelques semaines plus tôt. Un retournement de situation qui demandait à n’en pas douter quelques moments d’adaptation ! De plus, elle devait être assez affectée par ce qu’elle ne pouvait considérer – bien qu’elle s’en défende – que comme un mauvais choix de sa hiérarchie : le ralliement à l’Empire, un adversaire de toujours, dont on pouvait penser, au vu de l’évolution de la situation générale, que les premiers choix stratégiques et la qualité de ses armes étaient douteux. Du coin de l’œil, il sentit plutôt qu’il ne vit le mouvement sur sa gauche. Il tourna rapidement la tête mais, près du long mur d’acier qui longeait la voie déserte de l’aérotrain [6], tout paraissait tranquille. A quelques dizaines de mètres en avant de lui, Velti étudiait son ordiquant de groupe avec deux de ses soldats.

         Rogue se leva d’un bond et courut vers eux sans un mot. Cinq secondes, puis trois, puis une. Il se jeta sur la jeune femme qui poussa un cri en roulant avec lui dans la poussière. Les deux soldats n’eurent pas le temps de comprendre. Deux éclairs orange les avaient frappés à la tête et ils s’affaissèrent en silence. Le stenek, allongé sur le dos à quelques mètres d’eux avait réussi à se saisir de son éclateur et tirait au jugé dans la direction approximative d’où avaient surgi les rayons orangés. Durant quelques instants, on n’entendit que l'explosion de l’acier du mur d’enceinte de la sous station de l’aérotrain dont il arrosait le faîte. Après avoir déchargé son arme, Rogue attendit. La Confédérée, son propre éclateur à la main, le regardait interrogativement. Elle était également allongée dans la poussière, mais à plat-ventre, et cherchait à identifier les agresseurs. D’une plaie de son cuir chevelu, quelques gouttes de sang tombaient sur sa combinaison grise, salie et déchirée.

              - On se décale, lui murmura Rogue.

         Comme elle faisait mine de se diriger vers leur base de départ, il l’arrêta du bras et, sans la regarder, chuchota :

              - Certainement pas. Si on nous attend, ce sera là. Par ici, plutôt.

         Il désignait l’autre extrémité du mur. Elle acquiesça de la tête et ils se levèrent dans un même mouvement. Sans qu’ils se soient concertés, Velti avait choisi d’avancer contre le mur, surveillant les arrières du Stenek qui lui, quelques mètres plus à découvert, en observait le haut. Ils parcoururent environ trois cents mètres avant d’atteindre la fin du mur. Au delà, seul le rail central de l’aérotrain continuait vers les montagnes toutes proches. Avec précaution, ils s’assirent, côte à côte, dos contre l’extrémité de métal, pour faire le point.

              - Je dois vous dire merci, commença Velti, j’avoue que je n’ai rien vu venir. Bien entendu, c’étaient des drones-tueurs, n’est-ce pas ?

             - Oui, des drones-tueurs mais je ne m’en suis rendu compte qu’au dernier moment. Et encore je n’étais pas sûr…

               - Et vous pensez que vous les avez…

              - Honnêtement, ça m’étonnerait qu’en tirant au jugé, dans des conditions qui… Non, je ne pense pas les avoir détruits. Pour moi, on les aura rappelés, oui, certainement rappelés… sinon on l’aurait su très vite… Mais qui ? Ou plutôt pourquoi ? Que pouvaient bien vouloir les programmateurs de ces saloperies ? Que cherchaient-ils ? Ce n’est pas réellement une zone de combat par ici. Autre question : pourquoi nous ? Et d’abord, était-ce bien nous qui étions visés ? Où était-ce au hasard une équipe de repérage quelconque, comme ça, pour faire un exemple, pour montrer qu’il fallait compter avec eux… Comment savoir ? Impossible ! Impossible de savoir avec certitude !

         Velti avait repris sa respiration. Elle était occupée à remettre en ordre son équipement, à vérifier son ordiquant perso, à brosser sa combi mais, bien qu’elle ne prononça aucune parole, elle suivait avec attention le raisonnement de  son compagnon. 

             - Vous, cette blessure ? Ça va ? changea tout à coup Rogue. Venez, je vais vous désinfecter ça et vous mettre du cliastic…[7].

               - Qu’est-ce qu’on décide ? demanda doucement la jeune femme tandis que l’Impérial lui massait le haut de la tempe gauche.

             - Votre plaie n’est pas profonde et vous pourrez vous passer encore quelques temps des services d’un ordimédic, déclara Rogue en souriant. Mais ne remuez pas trop quand même.

           - Alors, en définitive, qu’est-ce qu’on fait ? redemanda la Confédérée, sérieuse mais nettement moins hostile. Moi, j’ai envie de continuer. Et vous, Rogue, vous croyez que ça vaut le coup d’aller voir d’un peu plus près ce qui se passe ici ?

            - Je pense que oui, répondit le Stenek. Ecoutez, je n’oublie certainement pas que c’est vous qui êtes en charge de l’opération mais, puisque vous avez… la gentillesse de me le demander, je vais vous dire comment je vois les choses et vous me direz si vous êtes d’accord avec moi…  Voilà. Nous sommes certes en terrain hostile mais pour une simple mission d’information, et à ce titre nous ne pouvons pas compter sur beaucoup de renforts. Néanmoins, à mon sens, cette mission somme toute assez banale au début a pris une autre dimension et…

                 - Vous pensez à la perte de… nos hommes ?

              - Oui mais pas seulement. D’abord, il y a la manière : des drones-tueurs, je n’ai pas besoin de vous le préciser, c’est plutôt rare en opération ouverte… Mais aussi – et peut-être surtout – à cause de la présence de ce biocyborg dont vous me dîtes qu’il ressort d’une unité qui n’intervient qu’exceptionnellement et toujours lorsqu’il s’agit de quelque chose d’important. Alors…

               - Alors que faisait-il ici ? poursuivit la confédérée. C’est la vraie question, je suis bien d’accord avec vous. Je n’arrête pas de me la poser. Ce type n’était certainement pas seul mais, dans ce cas, où sont passés les autres ? Et pourquoi s’est-il fait avoir comme ça… Bêtement ! Par un simple droïde-surveillant ! Un hyper spécialiste de ce genre ! Oui, vous avez raison, il y a quelque chose de louche par ici, quelque chose qu’on doit éclaircir. Au moins pour être sûrs que… Bon, Rogue, voilà ce que je propose : je vais d’abord faire venir ici les deux commandos qui me restent et qui doivent se trouver nord-nord-ouest, certainement cote 1908, tenez, approximativement ici, expliqua Velti en montrant son écran déplié d’ordiquant. Ensuite, laissez-moi dix minutes pour faire mon rapport, demander le rapatriement des corps de mes hommes… Si les transmissions ne sont pas à nouveau brouillées, je pense pouvoir obtenir du QG une escouade de droïdes de combat. Ne comptons pas sur des humains, ce serait trop beau. Mais des droïdes, cela doit être possible. Oui, je pense que oui. Dès qu’ils seront là, avec le ravitaillement en vivres et munitions, on ira voir ce qui se passe. Là vers ces montagnes… dit-elle en les désignant de son index droit. Une exploration minimale, disons, deux jours au plus. Pour être sûrs. Si on ne trouve rien, on revient, tranquilles, et je fais un rapport définitif. Ce sera ensuite à ma hiérarchie de décider.

         Après un instant de silence, elle ajouta :

               - Je vais avoir du mal à expliquer comment j’ai encore pu perdre deux hommes de mon commando mais, bon, on verra plus tard… Qu’en pensez-vous ?

              - Que cela me convient parfaitement, répondit Rogue en hochant la tête. Je savais que, vous aussi, vous seriez… comment dire ?… intriguée par tout ça. Quant à vos hommes, je comprends votre préoccupation mais je vois hélas vraiment mal comment on aurait pu éviter… Encore bien beau que nous nous en soyons tirés. Vous ne trouvez pas ?

         La Confédérée, l’air soucieux, observait la montagne qui resplendissait d’ocre et de violine à la lumière de midi. En dehors de la voie d’aérotrain qui filait à travers elle vers le sud, le reste du paysage était désertique. Quelques rares arbustes s’accrochaient par endroits et nulle trace de vie animale n’était perceptible bien que la planète Drefel 2 ait été terraformée depuis quelques siècles déjà. Difficile d’imaginer que l’on puisse se battre pour ces quelques arpents de terre aride et desséchée. Difficile aussi d’imaginer qu’à dix mille kilomètres de là, sur l’autre continent de la planète, une ville d’importance avait – et était – encore le théâtre de combats fratricides entre Confédérés. Velti préférait ne pas y penser. Elle se tourna vers l’Impérial. Dans le fond, il n’était guère différent des militaires de chez elle qu’elle côtoyait chaque jour. Ce n’était finalement pas de sa faute si la Confédération se déchirait et si cela l’exposait, elle, à combattre les siens ! Et puis, il lui avait sauvé la vie. Un prêté pour un rendu, en quelque sorte… Comme il l’observait manipuler son ordi perso, elle releva la tête et lui sourit.

     

     

     

         Le ciel charriait quelques nuages hauts qui, de temps en temps, dissimulaient le soleil. Il faisait moins chaud. Depuis plusieurs minutes, ils étaient arrêtés à un croisement. Une petite place dont le centre était encore occupé par le socle d'une statue dont on pouvait apercevoir les restes un peu plus loin. Prist cherchait à évaluer le danger. Rebrousser chemin pour passer plus vers l'intérieur ou se risquer quand même à découvert quelques brèves secondes, en longeant les murs des bâtiments circulaires ? Il n'arrivait pas vraiment à se décider quand Régaël lui toucha le coude. Il suivit son regard. En arrière d'eux, avançant dans la rue qu'ils venaient de suivre par l'intérieur des maisons, une patrouille impériale approchait, leurs étranges casques, moitié métal blanc, moitié verre bleuté, parfaitement reconnaissables. Ils se renfoncèrent dans l'ombre de la porte cochère. D'un geste de la main, Prist désigna l'arrière du couloir et, très lentement, ils se dirigèrent vers la cour dont ils pouvaient deviner la luminosité glauque dans le fond. Prist s'approcha et jeta un regard rapide. La cour s'ouvrait sur l'arrière d'un petit jardin et, de là, encore sur d'autres maisons. Tout paraissait tranquille. Il s'y engagea le premier. Il s'apprêtait à faire signe à sa compagne quand la voix autoritaire le figea sur place. Un officier impérial lui faisait face et le menaçait de son triglon. Sans hésiter un seul instant, Prist lâcha son arme et leva les bras. L'homme s'exprimait à présent presque amicalement mais Prist devina ce que voulait le soldat et il s'aplatit contre le mur, attendant le coup de grâce. Dans une ultime pensée, il espéra que la femme pourrait se dissimuler, qu'elle pourrait leur échapper. Mais le coup ne venait pas. Du coin de l’œil, il vit l'homme se pencher sur son ordiquant perso de bras. Un sursit. L'officier, sans doute moins expéditif que ses hommes, désirait peut-être l'interroger, connaître les raisons de sa présence, savoir ce qu'il avait bien pu observer dans cette zone. Tout à coup, Prist, incrédule, vit la tête de l'homme exploser dans un geyser de sang. Avant même le bruit mat de la chute du corps, Régaël avait bondi et s'élançait vers le jardin. Il ramassa son arme et lui emboîta le pas. Mécaniquement. Encore sous le choc. Ils coururent jusqu'aux ruines à demi calcinées de la maison voisine qu'ils dépassèrent avant de se jeter contre la carcasse d'un lourd véhicule de transport échoué contre un amoncellement de pierres. Le souffle coupé, ils se glissèrent entre les chenilles de l'engin. Tremblante, la jeune femme avait fermé les yeux de peur rétrospective.

               - Un éclateur ! chuchota Prist quand les battements de son cœur se furent un peu ralentis. Pendant tout ce temps, vous aviez un éclateur !

         La femme rouvrit les yeux. Prist les vit briller dans la demi-pénombre de leur abri de fortune.

                - Un éclateur, oui. Je l'avais pris sur le cadavre d'un soldat, avant que les droïdes l’évacuent, juste un peu avant de vous rencontrer. C'est tout ce que j'avais pu trouver. Je me le destinais pour le cas où j'aurais été prise et puis... c'est si petit. J'avais presque oublié que je l'avais.

                - Aucune importance ! lui répondit Prist. Eh bien, je crois que je vous dois une fière chandelle. Sans vous...

         Le sourire de la femme dévoila ses dents blanches et elle hocha la tête sans rien ajouter.

               - On doit se tirer d'ici, continua Prist. Pour le moment, je ne vois rien bouger mais quand ils trouveront le corps de leur officier...

         Il rampa sur une dizaine de centimètres pour observer les alentours puis revint vers elle qui n'avait pas bougé. Pris d'un élan irraisonné, il lui embrassa la main en murmurant : merci. Merci pour tout ! Il avait fait réapparaître son sourire. Il la prit par la main et l'entraîna dans sa  reptation, hors de l'ombre protectrice de l'engin chenillé.

     

     

     

         C'était risqué d'être monté en haut de l'immeuble mais Prist pensait qu'il n'y avait pas pour eux d'autre solution. Depuis qu'ils avaient quitté l'engin chenillé, ils avaient progressé par petits bonds, attentifs à mettre le plus d'espace possible entre leur position et l'endroit où Régaël avait tué l'officier impérial. Ca devait à présent grouiller de soldats là-bas. Toutefois, leur mouvement les avait emmenés trop vers l'est à ce que croyait Prist, d'où la nécessité de rectifier leur trajectoire.

              - Eh bien non, finalement, nous n'avons pas tellement dévié de notre route. Au contraire, on était peut-être trop à l'ouest avant. Ca, c'est de la chance. Vous voyez qu'on peut en avoir !

         Prist parlait tout doucement mais le soulagement de sa voix était bien perceptible pour la jeune femme qui en fut nettement réconfortée. Il la saisit par le bras et lui désigna l'horizon.

              - Vous voyez la petite colline, là, à côté de l'espèce de bâtiment fortifié ? Vous la voyez ? Eh bien, c'est là que commencent nos lignes. Une des entrées de la base se trouve juste à côté. En tout cas, c'était comme ça quand j'en suis parti, il y a trois jours.

         Elle ne détachait pas ses yeux de l'endroit qu'il venait de lui indiquer, comme si, à force de le scruter, elle aurait pu y être instantanément transportée. La sécurité, le calme, enfin. Si proches et si lointains.

              - Ça peut paraître bizarre, continuait Prist, de penser que les deux armées sont si près l'une de l'autre. Mais, vous savez, Silanne, c'est un front secondaire. Qui n’a finalement pas une extrême importance. L'essentiel de la guerre se passe bien plus loin, à Astorg ou vers Mez-Antelor. Ici, depuis notre repli, les gens s'observent. Les Impériaux n'attaqueront sûrement pas nos lignes. Je veux dire par une offensive d'envergure. Ca leur coûterait trop cher.

          Il n'avait pas lâché le bras de sa compagne et, après un petit silence, il reprit :

                - Le fleuve est sur notre gauche. Vous voyez ce ruban gris ? Par Bergaël, la base est heureusement sur la même rive ! Nous suivrons le fleuve par les entrepôts - c'est une sorte de désert, je veux dire que les Impériaux ne s'y risquent pas, c'est trop près de nos lignes -  et on obliquera au dernier moment. Ca ne devrait pas être trop dur. Rassurée ?

         La jeune femme s'assit à même le sol, contre l'encadrement intérieur de la fenêtre et se frotta vigoureusement les jambes. Sans le regarder, elle demanda :

              - Et après ?

              - Après quoi ? On regagne nos positions et c'est fini.

             - Je comprends bien. Mais comment on entre dans la base sans se faire tirer dessus ?

         Prist se courba sous la fenêtre pour ne pas servir de cible trop facile et vint s'asseoir à ses côtés.

            - Très bonne remarque. On a d'abord une petite formalité à accomplir. Je vais vous montrer.

         Il plongea la main dans la poche de sa veste d'uniforme et en tira un petit rectangle d'acier noir. Régaël qui le regardait faire avec curiosité se mit à étudier la carte que Prist faisait rouler entre ses doigts. Elle releva enfin des yeux interrogatifs sur Prist qui souriait.

             - C'est une carte personnalisée de survie. Vous en avez sûrement déjà entendu parler. Elle s'éteint quand son possesseur est tué ou en est séparé trop longtemps. Mais plus que cela, c'est surtout une carte de reconnaissance. Infalsifiable et inutilisable par d'autres car elle renferme l'empreinte rétinienne de son propriétaire. Toutefois, celle-ci est spéciale. Vous voyez, là, ce petit rond noir, c'est une mémoire flottante. On peut y mettre deux empreintes rétiniennes supplémentaires. Celles de gens qu'on veut ramener avec soi. Vous, par exemple. Sans cela, vous ne pourriez jamais passer les défenses automatisées de la base. Mais ce n'est valable que durant 24 heures environ. Une précaution, vous comprenez. Alors, si vous êtes d'accord, on y va.

                    - Je... Quoi, qu'est-ce qu'on fait ?

                   - Eh bien, on installe maintenant votre empreinte rétinienne sur la carte. Comme ça vous pourrez rentrer avec moi.

         Devant l'air d'abord perplexe puis effarouché de la jeune femme, il ajouta en souriant gentiment :

                 - N'ayez pas peur, voyons. Ca dure trois secondes et ça ne vous arrachera pas les yeux, je vous en donne ma parole. Voilà, je rentre le code ici. Maintenant vous avez une minute pour donner votre identification. Vous mettez la carte devant les yeux et vous fixez sans bouger le petit point rouge que vous voyez là. Allez-y, lui dit-il en lui tendant le petit rectangle.

         Régaël porta la carte à hauteur de ses yeux et la maintint immobile. Prist l'observait amusé. On aurait dit une enfant s'attendant à chaque instant à ce que la chose lui éclate au visage ou lui saute dessus. Ses yeux étaient écarquillés par une curieuse appréhension mais cela rendait le processus encore plus facile.

             - Voilà, je pense que ça suffit. Vous pouvez me la rendre maintenant.

         Elle se débarrassa de l'objet comme s'il avait été doué de vertus maléfiques. Prist se releva.

                - Allez, on repart, jeta-t-il.

         Comme l'avait pensé Prist, ils ne rencontrèrent aucun ennemi. Ils se trouvaient à quelques mètres de leur but. La colline - un vague tumulus plutôt - se dressait devant eux. On n'entendait que le souffle léger du vent dans les broussailles et le cri des oiseaux, très hauts dans le ciel. Prenant la jeune femme par le bras, il la conduisit près d'une petite borne, en partie enfouie sous un arbuste. Sans un mot, il se pencha vers l'extrémité inférieure du petit édifice et, après avoir fureté deux ou trois secondes, y introduisit la carte. Rien ne se produisit. Il se redressa vers la jeune femme qui l'observait.

               - Voilà. On peut y aller. A partir de maintenant on a environ quinze minutes.

                 - Et c'est tout ? murmura Régaël.

                - C'est tout. Enfin, presque. À présent, il faut aller jusqu'à la petite construction que vous pouvez voir devant nous. C'est l'entrée. Ensuite il ne nous restera plus qu'à suivre les instructions. Avec ça, évidemment, conclut-il en tapotant la carte dans sa poche. Alors, vous venez ?

              - Prist. Je voudrais d'abord vous remercier pour... vous dire combien...

         Elle vint se blottir dans ses bras et il la serra contre lui. Une fois encore, il s'enivra de la senteur de ses cheveux, de sa chaleur, de sa douceur.

         La douleur atroce, insupportable, le submergea mais sa surprise était telle qu'il ne put qu'ouvrir la bouche sur un cri qui ne vint pas. Tétanisé, il sentit ses jambes fléchir sous lui. La femme retint sa chute un bref instant. Le temps de retirer son couteau-tremble. La lame d'un bleu immaculé scintilla imperceptiblement. Elle réintroduisit le couteau-tremble dans sa botte droite et contempla le cadavre à ses pieds. Elle se pencha sur lui pour en retirer la carte magnétique. Sans se presser, attentive à chacun de ses gestes, plus aucun trait de son visage ne bougeait. Ses yeux étaient fixes, sans le moindre battement de paupière. Plus besoin de simuler. Le droïde spécialisé RIFU ST 7000 se releva et se mit en marche en direction de la maisonnette. Il savait parfaitement ce qu'il devait faire. Son programme était tout à fait au point.

     

     

     

         C’était la seconde réunion d’une longue, longue série, chaque participant en était totalement convaincu. En période de guerre, ce type de conférence était la tradition, une tradition confortée au long des siècles, même si cette sorte d’initiative était peu porteuse d’espoir, en tout cas à court terme. Lors d’un conflit majeur, qu’il soit de nature politique, militaire ou plus simplement commerciale, (mais il est vrai que les trois aspects étaient souvent intimement liés), jamais on ne laissait passer l’occasion de se rencontrer régulièrement entre représentants des différents belligérants. Couper les ponts aurait été vécu comme une agression supplémentaire, voire une faute majeure traduisant l’incapacité de la partie adverse. On gardait donc symboliquement un contact, si ténu soit il. Cette habitude de sagesse remontait au début du 2ème siècle, lorsque les troupes loyalistes de l’empereur Staten-Villel avait écrasé dans le sang une partie de l’armée insurgée pour d’obscures raisons de soldes impayées. Ce n’est qu’à l’issue d’un conflit sanglant et dévastateur - qui devait laisser durablement des traces dans l’armée - qu’on se rendit compte que toute l’affaire reposait en grande partie sur un malentendu, faute précisément d’avoir su communiquer. Depuis, on se méfiait.

         Officiellement la réunion n’existait pas, et ce à double titre. D’abord parce qu’elle était du domaine du secret absolu – mais pas de l’informel – et chaque parti se récriait haut et fort devant leurs médias respectifs si l’on venait à en évoquer le principe, ce qui, au demeurant, ne trompait personne. Ensuite parce qu’elle se tenait en terrain neutre – une structure souterraine de Genesis - et que seuls quelques personnels commerciaux qu’on appelait les officiants étaient physiquement présents : le reste des participants n’étaient représentés que par leurs hologrammes. A défaut de convivialité réelle, cela présentait l’avantage d’être relativement sécurisant pour les personnes concernées et il arrivait même que s’y risquent quelques officiels de très haut niveau.

         Cette fois-ci toutefois un obstacle n’avait pu être totalement levé : les Universalistes présents ne pouvaient évidemment pas être ceux vivant au sein même de l’Empire et de ses alliés. Ils n’étaient donc représentés que par des Confédérés « centraux » et quelques mandataires « à titre personnel » des grandes sociétés marchandes comme le Fret Stellaire ou la Mercantile.

          Vliclina ne se faisait aucune illusion sur l’intérêt de ces contacts qui relevaient plus de la tradition que d’une réelle volonté d’aboutir à un quelconque compromis. Au début, elle s’était montrée très réticente à accepter ce qu’elle considérait comme une corvée dévoreuse de temps alors qu’elle avait tant à faire avec la réorganisation d’une partie des services civils de protection. Mais les militaires ne voulaient être présents qu’à titre subalterne, les diplomates n’avaient pas de pouvoirs décisionnels sur les éventuelles suites à donner et, en période de conflits, c’était bien à la Direction de la Sécurité Civile de s’impliquer, même si l’Empereur était officiellement représenté par un de ses conseillers, en l’occurrence le onzième, une petite femme âgée d’une centaine d’années, Janis Jan, au sourire mécanique et qui avait l’air de s’ennuyer copieusement.

         L’aire de rencontre était relativement large, imposante même, bien que seuls une centaine d’hologrammes y soient présents. Là aussi, il s’agissait d’une coutume qui voulait que l’espace soit ouvert à toutes représentations dûment mandatées par leurs gouvernements respectifs, sans limitation de nombre. Dans une sorte d’amphithéâtre sans gradins, on pouvait donc voir deux séries de simulacres se regroupant autour d’un matériel de stéréoviz qui ne servait jamais. Mais ces images, loin d’être confinées autour d’une table de conférence, étaient mobiles, se croisant, se saluant, conversant l’une avec l’autre, formant ici ou là de petits groupes qui se diluaient à peine formés, s’éloignant pour un quelconque conciliabule ou une prise de renseignements, revenant le sourire aux lèvres reprendre la conversation un temps interrompue. L’ensemble conférait à la petite assemblée une tonalité presque cordiale et bon enfant. Chaque camp s’adressait officiellement à l’autre par l’intermédiaire d’un « orateur » qui répercutait demandes, remarques et propositions mais l’essentiel des contacts n’était bien évidemment pas là. Ces pourparlers – si on voulait bien ainsi les nommer – n’intéressaient pas Vliclina. L’Impériale savaient qu’ils n’avaient guère de sens que symbolique et, d’ailleurs, tout était enregistré par les deux parties sous tous les angles possibles. Non, ce qui captivait l’attention de la jeune femme, c’était de pouvoir enfin approcher ces Universalistes dont elle avait tellement entendu parler et qui donnaient tant de fil à retordre à la cause qu’elle était chargée de défendre. Elle cherchait à retenir les visages, les uniformes ou les vêtements civils, les attitudes, les gestes, les regards même des uns et des autres, en somme toutes les particularités de l’ennemi : or, à y bien observer, celles-ci étaient très voisines de celles auxquelles elle était habituellement confrontée. On se trouvait en réalité au sein d’une espèce de réunion de famille entre frères rivaux que, en apparence du moins, presque rien ne sépare hormis l’incompréhension et la méfiance accumulées, pensait-elle. Mais c’était la surface des choses et elle le savait bien. Les aimables représentations qui parlaient la même langue, dont l’histoire était voisine de la sienne et avec lesquelles il arrivait parfois que l’on s’amuse d’un bon mot, ces hologrammes de gens quelconques, presque sympathiques, dissimulaient un danger mortel pour la Société qu’elle défendait et cela jamais elle ne l’oubliait.

         Comme il ne ressortirait certainement rien de tout cela, Vliclina se proposa d’assister aux deux ou trois prochaines séances hebdomadaires avant de demander à Dar-Aver d’être déchargée du fardeau. Elle déambulait tranquillement, souriant aux uns et aux autres, lorsqu’elle croisa Fwrijin, un biocyborg de sa délégation représentant la fraction légitimiste de la CFS. Le biocyborg lui sourit aimablement comme à l’accoutumée mais ce fut la fuite infime de son regard, parfaitement rendue par la simulation, qui alerta la jeune femme. Elle se retourna instantanément : un autre biocyborg les observait attentivement et détourna les yeux lorsqu’il se vit observé. Grand et mince au point d’en paraître maigre, tout de noir vêtu à la manière de certains dirigeants du Fret stellaire, il arborait une peau mate, un visage anguleux et portait de longs cheveux noirs coiffés en arrière à la mode vargassienne. Vliclina sut immédiatement qu’elle avait affaire à un responsable universaliste de haut rang. Une intuition, certes, mais si prégnante… Elle aurait bien voulu l’approcher, échanger quelques mots, le tester en réalité, mais l’hologramme s’était éloigné et elle ne put le resituer : s’était-il effacé dès après avoir été identifié par elle ? L’Impériale se dirigea rapidement vers le module de contrôle de sa délégation qui se tenait à l’extrémité droite de l’amphithéâtre. Sur l’ordiquant principal du module, elle demanda la recherche des quelques minutes venant de s’écouler, se visualisa sur l’écran, repéra Fwrijin puis le biocyborg inconnu. Elle focalisa l’identification sur l’image et enclencha la prospection. La réponse fut immédiate : le biocyborg était un « comptable directorial » de la Compagnie du Fret Stellaire du nom de Gilto. On le soupçonnait d’avoir quelque chose à voir avec les Escadrons Noirs du Fret. Peut-être rien, pensa Vliclina, mais alors pourquoi Fwrijin semblait-il le reconnaître sans vouloir l’avouer ? Ce Gilto s’intéresse-t-il à moi ? Sait-il qui je suis ? Gilto… Un nom à retenir et une recherche à approfondir, décida-t-elle.

     

     

     

         Pâle, presque décomposé, Honger observait son vis-à-vis sans prononcer un mot. L’homme l’avait abordé quelques instants plus tôt alors qu’il savourait une plage de récupération au sein de la troisième aire de gymnastique de sa verso, un lieu où l’Universaliste était particulièrement vulnérable et il le savait. Pourtant, l’homme – presque aussi grand que lui, la soixantaine, la peau très noire, le visage impassible et l’œil vif, habillé de vêtements semi-civils – ne paraissait pas hostile. De plus, il était apparemment seul et ça, c’était peu dans les habitudes du contre-espionnage de l’Armée. D’emblée, l’homme l’avait volontairement appelé par son grade que tous ignoraient ici…

               - Car, voyez-vous, citoyen colonel, poursuivait l’homme qui s’était penché vers lui comme pour étudier ses strappes de sport, nous avons des amis en commun. Je sais, je sais : vous ne pouvez pas me répondre parce que vous ne savez guère qui je suis mais mon nom – ou tout autre chose se rapportant à moi – n’a aucune espèce d’importance. Sachez seulement que je m’adresse à vous en vertu du protocole 1988 B. Je vois que cela vous dit quelque chose. Inutile donc de tourner en rond : le message dont je suis porteur est bref. Nos… amis communs se demandent si, tous comptes faits, l’opération en cours, je veux dire celle qui vous concerne directement, ne commence pas à poser problème. Je veux dire que la situation leur donne l’impression de s’enliser, que les renseignements ou, plutôt, les comportements attendus se font attendre mais aussi, mais surtout, que cette mission commence à attirer l’attention un peu trop soutenue de… personnels hostiles.

                  - Ce qui signifie ? murmura Honger toujours aussi mal à l’aise.

             - Ce qui veut dire qu’il faut y mettre un terme le plus rapidement possible. Vous en aurez évidemment confirmation par le canal habituel et ma démarche a pour seul but de vous prévenir. Pour vous permettre de vous préparer, termina l’homme avec un grand sourire.

            Il tendit les bras en avant dans un grand geste de décontraction et s’apprêtait à s’extraire du biodiv de l’aire de gymnastique quand, sans le regarder, Honger l’interrogea à nouveau.

                  - Plus de précision ?

         L’homme s’était totalement redressé et le demi-tour qu’il imprimait à son corps signifiait assurément que pour lui la brève conversation était close. Il se pencha pourtant vers sa strappe gauche, comme pour en rectifier le plan de linéarité et, plongé dans sa minutieuse observation, il ajouta dans un souffle :

                 - Vous allez, comme je vous disais, en recevoir la confirmation formelle mais il s’agit bien d’une neutralisation. Quoi, vous espériez autre chose ?

             L’homme s’éloignait déjà en sautillant, heureux par anticipation de son entraînement à venir. Honger ne chercha pas à le suivre des yeux – sécurité oblige – et, à son tour se dirigea vers les simulateurs. D’apparence imperturbable et tranquille, personne n’aurait pu deviner le tumulte intérieur qui l’agitait. Il savait bien que tout cela finirait par se terminer de cette manière et il en était particulièrement attristé : au cours de ces quelques courtes semaines, le quanticien lui était devenu en définitive assez sympathique, un homme dont en d’autres temps il aurait pu apprécier de partager l’amitié. Mais Honger était avant tout un agent de renseignement : quel choix avait-il donc ?

     

     

     

         Au début, Velti s’était réellement investie dans l’étrange mission d’exploration de ce secteur aride. Le sentiment l’habitait en permanence qu’il y avait quelque chose dans ces collines dénudées, une présence, une explication, une justification aux événements qu’elle venait de subir. A l’état-major on avait écouté sans l’interrompre son rapport, puis son interprétation des faits, peu convaincante même à ses propres oreilles, pourtant elle avait contre toute attente hérité d’une section droïde équipée de matériel de détection plutôt performant. A califourchon sur leurs strills [8] respectifs, Rogue et elle s’étaient immédiatement aventurés dans les gorges désertes mais sans jamais apercevoir autre chose que de la pierraille à perte de vue et, rarement, l’ombre d’un représentant de la faune locale s’enfuyant à leur approche. Ils n’avaient aucun plan préétabli et s’étaient contentés dans un premier temps de parcourir un peu au hasard les étroits défilés en regard de la station pour suivre sur quelques kilomètres le rail polymétallique aujourd’hui abandonné de l’aérotrain. La nuit tombée, ils firent dresser par leurs droïdes un poste de repos entouré de capteurs divers, en contrebas de la paroi d’ocre jaune à présent grisée par l’obscurité, dans une sorte de renfoncement naturel les protégeant du vent glacial qui, par moments, parcourait le labyrinthe des gorges. Velti, les yeux fixés sur la carte approximative que lui délivrait son ordiquant, décida de systématiser leur recherche. Rogue hochait affirmativement la tête face à cette détermination mais la Confédérée devinait ses doutes sur l’intérêt de la démarche. Elle n’en était que plus décidée :

              - Vous comprenez, Rogue, il est probable qu’il n’y a rien sur la zone mais, au moins, nous aurons essayé et nous n’aurons aucun regret, affirmait-elle avec une force de conviction qu’elle était bien loin de ressentir.

         À l’issue de leur première nuit – glaciale – dans le dédale de roches, Velti fut surprise par la chaleur du jour, intense, bien plus difficile à supporter que dans la plaine battue par les vents mais elle n’avait aucune envie de renoncer. Pas encore. Ils avaient décidé de consacrer deux jours pleins à leur exploration, en réalité le maximum de temps accordé par la hiérarchie de la jeune femme.

          Vers le milieu de l’après-midi du second jour, ils s’arrêtèrent sans s’être concertés. Ils se trouvaient à plus de soixante kilomètres de leur point de départ et, après des centaines de canyons en apparence tous identiques, des dizaines de haltes infructueuses provoquées par un détail curieux ou une anomalie en définitive naturels, les yeux fatigués d’avoir tant scruté les parois jaunes et brunes, las des contrastes de température et des tourbillons de ce vent qui était devenu leur pire ennemi, ils durent se rendre à l’évidence : ce monde minéral ne renfermait rien d’autre que des roches et, en tout cas, aucune présence humaine. La jeune femme observa l’Impérial, immobile dans son uniforme sombre, les yeux fixés sur elle dans une interrogation muette. Elle haussa les épaules, avouant ainsi sa renonciation à poursuivre une quête aussi infructueuse. Ils décidèrent de rebrousser chemin.

          Le même paysage mais à rebours, toujours aussi déprimant.

          Velti approcha son strill de celui de Rogue et lui cria :

              - Désolé, Rogue, mais on va s’arrêter deux minutes car j’ai besoin de… Enfin, vous savez bien…

          Elle fit signe aux droïdes qui calèrent leurs scooters aériens près d’eux et, sautant habilement de son engin, elle se dirigea vers un renfoncement de roche, suivie comme son ombre par son droïde-garde du corps. Se dégageant habilement de sa combi, elle s’accroupit. Redressée, c’est en rezippant son vêtement que son regard fut attiré par un détail qui lui avait jusque là échappé. Le sable, une poussière grisâtre plutôt, n’absorbait pas le liquide dont elle venait de se soulager. On aurait dit au contraire que celui-ci se mettait à serpenter sur le sol pourtant d’aspect meuble. Elle se pencha à nouveau.

              - Rogue, venez donc voir par ici, jeta-t-elle. J’ai peut-être quelque chose. Ce n’est pas normal, poursuivit-elle quand il fut à ses côtés. Vous voyez ? En principe, nos sonars nous disent que le fond de ces canyons est composé d’une couche de dépôts sablonneux, de la poussière d’ocre, n’est-ce pas ? La conséquence de l’érosion par le vent, c’est ce que j’avais compris, non ? Pourtant… Ce n’est certainement pas du sable d’ocre puisque, comme vous pouvez voir… Alors pourquoi nos relevés sont ils contradictoires, hein, pourquoi ? Pourquoi cette différence ? Ne serait-ce pas parce que ce que nous voyons ici n’est pas ce que nous devrions voir ?

             - Une pierre plate ou une quelconque roche… peut-être un retour de la paroi à fleur de sol, avança Rogue.

               - Mais qui n’apparaît pas sur nos écrans. Etrange, n’est-ce pas ? conclut-elle. Et puis, non, je vois bien qu’il y a une épaisseur de sable qui devrait suffire pour… J’ai bien envie de m’intéresser un peu plus à cette, disons, bizarrerie, pas vous ?

         Velti fit signe à un des droïdes qui, immobile à quelque pas des humains, semblait s’ennuyer considérablement mais ce n’était bien sûr qu’une impression.

              - Liser, ordonna-t-elle, apporte-moi de l’eau. Il nous en reste suffisamment, je pense. Verse-le là, là et là. Voyons ça… Eh bien, Rogue, même phénomène, vous pouvez le constater : quelque chose s’oppose à l’infiltration des liquides… et ce n’est sûrement pas la composition du milieu puisque, nous l’avons vérifié, c’est incontestablement de la poussière, principalement d’ocre. Je suis certaine qu’il y a là quelque chose de bizarre et, s’il s’agit d’un phénomène naturel, je veux le comprendre.

         La jeune femme effleura de son index droit la puce de la base de son casque et instantanément celui-ci se désolidarisa de sa tête. Elle l'ôta prestement et le bloqua sous son bras droit une à deux secondes avant de l'expédier à son droïde-garde du corps qui s'en empara sans difficulté. Déjà la Confédérée avait porté ses mains à ses cheveux et d'un geste souple en avait défait le méticuleux agencement. La cascade sombre de sa chevelure libérée encadra soudainement son visage et elle la secoua de droite à gauche en un geste certainement inconscient qu'il lui avait vu faire déjà à plusieurs reprises. Bien que cette banale petite scène de la vie courante n'ait duré que quelques instants, Rogue n'en avait pas perdu une miette tant il était friand de cette liberté soudaine que s'offrait de temps à autre sa collègue. La transformation qu'elle venait de subir était totale : le représentant des forces spéciales confédérées, décidé et compétent, qu'elle était quelques instants plus tôt s'était soudainement transformé en une toute jeune femme, presque une jeune fille. On aurait pu la croire, fragile, égarée par un coup du sort inattendu dans un univers hostile où ses chances de survie se trouvaient réduites à néant. Mais Rogue était bien placé pour savoir combien il aurait été dangereux de se fier à cette idée absurde, à cette apparence inoffensive. Il n'empêche : il la trouvait séduisante, dangereusement séduisante. Pour la première fois de sa vie peut-être, le Stenek qu'il était doutait de sa capacité à en imposer à un tel être : comment aurait-il pu porter la main sur une si délicieuse créature? Cela lui posait indéniablement un problème et il préféra détourner les yeux, un signe évident de faiblesse qu'il identifiait parfaitement sans pouvoir y faire quoi que ce soit.

         L’étroit défilé, semblable à des milliers d’autres, se poursuivait sur plusieurs centaines de mètres avant de se couder, probablement en cul-de-sac comme la plupart. Rogue fit quelques pas, songeur. Il comprenait bien que l’anomalie découverte par la Confédérée posait problème mais il n’arrivait pas à se convaincre que tout cela ne relevait pas d’un quelconque phénomène naturel : déduire d’une simple distorsion de relevés, peut-être simplement en rapport avec une imperfection de leur matériel, la présence d’une intervention étrangère, non, cela relevait de la paranoïa ou, en tout cas, d’une méfiance pour le moins exagérée. Il revint vers Velti et les droïdes.

         La jeune femme releva la tête à son approche.

              - J’ai prévenu l’Etat-major, déclara-t-elle. Ce que je souhaite faire, c’est une analyse détaillée du terrain. Pour ça, j’ai à l’évidence besoin de l’aide du labo central. J’ai donc, disons, légèrement appâté le DCO (Département Central des Opérations) en exagérant un peu - oh, un tout petit peu, citoyen Stenek, je vous en donne ma parole - l’importance de mon observation. Je compte sur vous pour ne pas me trahir, ajouta-t-elle en souriant. Bien, bien, alors voyons ce que nous avons…

               - Excellent initiative, murmura Rogue encore peu convaincu.

         Il n'était pas question pour lui de s'intéresser de trop près aux évaluations de Velti. Il connaissait le caractère ombrageux des Confédérés dès lors qu'il s'agissait de secrets militaires et il n'oubliait jamais qu'il n'était que toléré dans cette mission, un privilège qu'il avait lui-même sollicité. Il s'écarta discrètement puis, après avoir quelques minutes compulsé son ordiquant, décida de profiter du répit ainsi accordé pour dormir, une occupation indispensable qu'il avait mise à mal les jours précédents. Il s’allongea tant bien que mal sur son strill et laissa errer son cerveau fatigué. Ce fut la sensation d’une certaine effervescence du petit groupe qui le tira de sa léthargie. Le soleil avait baissé vers l’ouest et l’obscurité commençait déjà à envahir l’étroit défilé où ils se trouvaient. Il observa Velti qui revenait vers lui à grandes enjambées.

              - Eh bien, en définitive, il y avait bien quelque chose, jeta-t-elle, alors qu’elle se rapprochait. Mais pas ce qu’on croyait, en tout cas, ce que je croyais moi, rectifia-t-elle.

                - Et ?

               - En réalité, nous avons à faire à un champ électrique modifié, occulté, si je puis m’exprimer ainsi…

                - J’avoue… avança Rogue, j’avoue que…

            - Que vous ne voyez pas où je veux en venir… Je peux comprendre, je peux parfaitement le comprendre. Alors, je m’explique.

         L’excitation de Velti était visible. Elle tournait sur elle-même, marchait à grands pas dans un sens puis dans l’autre et rejetait souvent sa chevelure en arrière dans un mouvement d’impatience, ses yeux brillant dans le soir tombant. La chaleur encore forte ne semblait guère l’émouvoir. Elle se tourna vers ses droïdes-soldats qui attendaient à quelques pas de là.

              - J’explique mais pour ça, pour que vous compreniez vraiment, mon cher Rogue, je dois vous montrer quelques courbes et quelques captures d’écrans. Liser, apporte-moi l’ordiquant de mission…

         Sans pouvoir se l’expliquer – à moins que ce ne soit en raison de l’enthousiasme contagieux de sa collègue – le Stenek se sentit soudain intéressé. Il émergea définitivement de sa torpeur en sautant de son lit improvisé et, appuyé contre l’engin, il attendit les explications de la jeune femme.

               - Vous avez cru comme moi, commença-t-elle, que le fait que les liquides n’infiltrent pas le sol était dû à la présence d’une structure solide, d’ailleurs en parfaite contradiction avec nos observations de routine. Mais c’est mieux que ça, bien mieux que ça ! En réalité, c’est un champ magnétique occulte – je devrais dire caché, camouflé, ce que vous voulez du même genre -, qui empêche les infiltrations… Comprenez ce que cela veut dire : pour dissimuler l’activité électromagnétique de la structure qui nous entoure, on a installé un contre champ qui en annihile les traces ce qui, par conséquent, trompe les détecteurs de routine – rien ne pouvait apparaître sur nos écrans - mais pas… les écoulements de liquide qui, eux, ne peuvent pas se faire normalement. Évidemment, dans cette région, il ne pleut jamais alors il aura fallu cette chance, cette chance incroyable pour que… nous nous intéressions de plus près à ce phénomène. Il faut être sur place…  à même le sol pour voir ce truc. Bref, ce que je veux dire c’est qu’il existe ici, quelque part, probablement en dessous de nous, un réseau d’énergie dont on souhaitait tant qu’il reste ignoré de tous qu’on a pris la précaution de l’occulter point par point par des contre-mesures spécifiques… Évidemment, tout ce que je vous dis là a été confirmé par le labo  central qui en a évidemment référé à qui de droit… Pour résumer, une équipe d’investigation est en route et nous n’avons plus qu’à l’attendre.

                  - Fascinant, murmura Rogue. Incroyable et fascinant. Je me demande… poursuivit-il en contemplant les parois anonymes qui s’obscurcissaient peu à peu.

          - …quelle est la raison d’un investissement aussi colossal ?compléta Velti, observant elle aussi les roches qui les entouraient. Parce que je peux vous affirmer qu’une dissimulation aussi élaborée, ça demande des moyens fantastiques ! Oui, qui ? Dans quel but ? J’espère que nos équipes spécialisées nous en apprendront bientôt plus… En tout cas, on n’aura pas souffert durant ces deux jours pour rien.

                  - On a une idée de l’étendue… ?

                 - A présent qu’on sait, les droïdes ont pu pratiquer quelques mesures…

                  - Et ?

                  - Il semble que ce soit gigantesque.

                  - Fascinant, répéta à nouveau Rogue.

         Velti se détournait pour rejoindre son strill quand le Stenek l’interpella encore :

                - Je dois reconnaître, Velti, que vous aviez raison d’insister. J’étais sceptique mais… bravo.

         La jeune femme qui avait interrompu son mouvement haussa les épaules et, se détournant à nouveau, conclut :

                - Vous voyez, Rogue, vous voyez, parfois ça sert d’être une tête de mule !

    (suite ICI)

     

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    [1]  Bater-baad : il s’agit d’une activité de loisir au cours de laquelle l’amateur est projeté, par le biais de son hologramme, dans une période historique choisie à l’avance. On parle alors de structure recréée, structure qui peut être simple ou fixe (le participant est uniquement contemplatif) ou interactive (le participant modifie son « univers » au fur et à mesure qu’il interagit avec lui). Si de nombreuses recréations virtuelles sont accessibles, celles qui ont trait à la « période archaïque » sont les plus recherchées. (NdT)

    [2]  Bahrein : ami, compagnon. Giez tag bahrein gev ! = écoute, mon pote !

    [3]  gaz de Treitz : gaz décolorant/recolorant les téguments naturels tels que poils, cheveux, etc. sans en altérer la qualité et provenant de la planète du 1er quadrant impérial qui porte son nom.

    [4]  Leibel : petit nécessaire de survie

    [5]  de la Confédération des Planètes Indépendantes

    [6]  aérotrain : trains anti-g glissant sur un rail métallique transparent. Contrairement aux planètes « peuplées » comme Terra, sur les planètes coloniales, ils servent essentiellement au transport des marchandises.

    [7]  Cliastic : antiseptique-cicatrisant se présentant sous la forme d’une sorte de gomme qui se résorbe progressivement en quelques heures. Tout soldat en mission en possède dans son paquetage de survie.

    [8]  Strill : sorte de scooter aérien dont la relative lenteur est compensée par une autonomie élevée et surtout une maniabilité et une résistance à toute épreuve. D’origine militaire et développé dans l’Empire (puis choisi par de nombreuses forces armées dans des versions plus ou moins exotiques), le strill a été rapidement adopté par les civils dans sa version domestique.

     


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  • Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

     

    Sujet :                                                    Groupe 107 (Le)

    Section :                                                histoire générale

    Références extrait(s) :                   tome 106, pp. 819 et 3007

    Sources générales :                         tome 106

    Annexe(s) :                                          

     

     

    …/… partie intégrante des structures d’information de la CPI, section éclairage spécial, le Groupe 107 est si mal documenté que certains historiens de grande réputation doutent qu’il ait jamais existé. Tout au plus, affirment ceux-ci, s’agit-il d’une habile manœuvre d’intoxication destinée plutôt à l’usage interne des forces armées de la Confédération…/…

     

    …/…une sorte de super département de surveillance des procédures militaires dont l’action serait d’autant plus efficace que son activité est occulte…/…

     

    …/… chaque membre du Groupe 107 serait identifiable par un hypothétique signe distinctif dont les nombreuses caractéristiques alléguées témoignent de l’ignorance qu’on en a. Quoi qu’il en soit, il s’agirait de biocyborgs directement rattachés au plus haut échelon des autorités civiles, peut-être même au Triumvirat de la CPI lui-même. On avance ses relations étroites avec l’Escadron noir de la Compagnie du Fret stellaire, lui-même mal connu, mais sans en apporter aucune preuve tangible, et pour cause. En réalité, l’existence de ce Groupe 107 n’a jamais été prouvée et…/…

     

    …/… Dans sa remarquable talide « Eléments spécialisés de l’armée confédérée ou les sarpes en pleine lumière », Grisweld-Xend est à peu près certain de l’existence d’une telle formation, déclarant notamment : « Quel que soit le nom donné par les uns ou les autres à ce département actif quelque peu mystérieux, il est à peu près certain qu’il intervient en marge des structures normalement constituées, régulières ou non. On en sait peu à son sujet et les dirigeants de la CPI s’ingénient autant que faire se peut à brouiller les pistes en la matière. Le moins que l’on puisse dire est que, jusqu’à présent, ils y sont assez bien parvenus. » C’est le moins que l’on puisse dire, en effet, car au bout du compte…/…

     

     

     

    10

     

     

     

     

         Vliclina s’ennuyait fermement. Compulser ces dizaines de rapports, même déjà filtrés et prédigérés par sa subdivision [1], même grâce à l’aide ludique de l’ordiquant de bureau qui étalait sur les murs, voire en plein milieu de la pièce, les différents médias répertoriés par genres, était totalement fastidieux. Allongée sur son biodiv de travail, les bottes négligemment posés sur une table basse, elle ébaucha un bâillement et, consciente de son manque d’attention, décida de s’intéresser. Elle était nettement moins fatiguée que les jours précédents puisqu’elle avait dû céder aux exigences de son ordimedic perso, évidemment piloté par Vals. Douze heures de sommeil, pas moins, pour rattraper une partie (une partie seulement avait susurré le droïde) de son retard. Sa fureur du début face à  l’inévitable perte de temps anticipée n’y avait rien pu mais, à présent, elle devait reconnaître le bien fondé de l’opération, ce que, évidemment, jamais elle ne se serait autorisée à admettre officiellement. En dépit du travail préalable de ses adjoints, les documents des dernières vingt-quatre heures étaient encore trop nombreux et elle pensa à interrompre sa torture, voire à l’exporter plus tard chez elle, puis renonça : autant se débarrasser tout de suite de la corvée. Elle décida de repousser les rapports oraux, trop lents malgré le débit souvent volontairement très rapide des intervenants, et de négliger les médias visuels – notamment animés – si difficiles à interpréter d’emblée. Sur son ordre, l’ordiquant fit disparaître les éléments incriminés et, du coup, la pièce parut recouvrer un semblant d’espace. Restaient les documents écrits – ou pour être plus précis leurs représentations 3 D – ce qui indiquait en soi déjà un long moment de concentration. C’est encore trop, pensa-t-elle, il faut absolument que je trie à nouveau parmi les données à consulter sinon je ne ferai bientôt plus que ça… Mais où et comment trancher ? Demander à…

              - Retour ! ordonna-t-elle à l’ordiquant, l’esprit tout à coup en alerte.

         Instantanément la machine réafficha le rapport précédent. Le nom en clair d’un de ses agents spéciaux, Rogue Sachlen, venait d’attirer son attention. Certainement parce qu’il s’agissait d’un de ceux qu’elle considérait comme particulièrement compétents mais surtout en raison de la localisation : Drefel 2. Les deux noms accolés lui parurent pleins de promesses. Drefel… La première tentative de diversion imaginée par Alzetto qui ne laissait jamais rien au hasard… Elle se souvenait parfaitement de ce qui avait été dit lors de la réunion de préparation, la réunion qui avait tout déclenché. Drefel 2, près de Carsus, une planète de troisième catégorie précisément choisie pour faire réagir les Universalistes. Et voilà que Rogue Sachlen y traînait ses bottes en tant qu’auxiliaire des confédérés loyalistes qui se battaient durement là-bas. Auxiliaire détaché pour les opérations de stratégie informative ! Sous le titre ronflant (et creux), Vliclina devinait qu’il y avait plus, certainement bien plus. Elle demanda immédiatement une carte de situation galactique qui se développa sur le plafond à la texture spécialement adaptée, puis une analyse succincte de l’endroit mais ne sut remarquer rien d’autre que les habituels poncifs galactopolitiques. Elle était intriguée. Pourquoi Drefel ? Pourquoi  précisément cette planète-là ? Elle se redressa presque brutalement, l’esprit en total éveil et, du pouce de la main droite, effleura l’écran de son planorbe. Immédiatement, l’hologramme de son officier de liaison apparut.

              - Le rapport 807.224, énonça-t-elle, parle d’un de nos agents traitants, Rogue Sachlen, 213A7A2, en poste découvert sur une planète du nom de Drefel 2, coordonnées 231°28/12°44. L’agent a envoyé un rapport puisque j’ai son relevé de situation sous les yeux. Je veux savoir ce qu’il a dit et s’il a mentionné qu’il reprendrait contact prochainement. Merci, Zacs.

         L’impériale reprit sa lecture des rapports qui défilaient dans l’espace devant ses yeux et dont certains, comme par magie, éclataient en autant de sous-dossiers alliant images plus ou moins animées, sons variés à la musicalité parfois étrange, supports multimédias divers. Quand, lassée par ce qu’elle considérait comme de peu d’intérêt, Vliclina demandait l’accélération du cycle de lecture, tous ces éléments se mettaient à s’agiter et à se mélanger à la manière d’un kaléidoscope dément qui soumettait les yeux du spectateur à un ballet lumineux épuisant. La jeune femme faisait d’ailleurs l’admiration de ses collaborateurs pour cette possibilité presque unique qu’elle avait de s’immerger pleinement dans cet univers bariolé et complexe et pour sa faculté de ne pas se laisser distraire ou fatiguer trop vite. Elle entendit un léger toussotement. L’hologramme de son officier de liaison était revenu. Vliclina ne l’avait pas vu se matérialiser mais elle ne doutait pas un seul instant qu’il ait pris la peine de se faire annoncer.

                  - Oui ?

              - J’ai l’information, Citoyenne Assistante. L’agent détaché Rogue Sachlen, identification 213A7A2, actuellement en poste non grésique, consigné en…

              - Allons, allons, Zacs. Au fait ! Nous ne sommes pas en représentation officielle, que je sache…

                - Il a comme prévu adressé un signal de présentation très précisément à 17 heures 78, heure galactique, mais il a ajouté un très bref message codé disant : « J’ai peut-être quelque chose d’intéressant concernant le Groupe 107. Veuillez en faire part au Troisième Assistant ».

                   - C’est tout ?

                   - C’est tout.

                   - Et il a mentionné le Groupe 107 ?

                   - Affirmatif, Citoyenne Assistante.

                   - Et vous attendiez quoi pour me donner l’information ?

         L’hologramme de l’officier de liaison se mit au garde-à-vous.

                 - L’élément d’appréciation est dans le collecteur d’information dont vous êtes en train de prendre connaissance et…

                 - Je ne l’ai pas encore lu, c’est cela ?

         Puisque l’homme ne répondait pas, Vliclina congédia l’hologramme d’un revers de la main. Elle programma ensuite l’extinction du planorbe et se retrouva dans un silence total. En soupirant, elle se renversa en arrière dans son biodiv et repositionna ses jambes sur la table basse. Le groupe 107 ! Qu’est-ce que ce Sachlen avait encore bien pu dénicher ? La jeune femme le connaissait trop pour croire à un emballement soudain : peut-être avait-il mis la main sur quelque chose ? Intéressant à plus d’un titre, en tout cas : elle avait réentendu parler de ce groupe très particulier il y avait peu, en se renseignant sur Gilto, le biocyborg universaliste de la réunion de conciliation qui s’intéressait d’un peu trop près à ses mouvements. Le Groupe 107… Deux fois en si peu de temps ! Il se préparait quelque chose. Elle se redressa et rappela son assistant.

              - Zacs, je veux que vous preniez contact avec le Central Garsdavel, orientation des Steneks. Vous me trouvez là-bas l’assistant d’infiltrat de l’agent Sachlen et vous lui demandez d’entrer en contact avec lui. Je sais, je sais, il s’agit d’une procédure habituellement non autorisée : j’identifierai personnellement le protocole d’intervention dès que vous me le ferez parvenir. Je veux simplement que le Garsdavel demande à l’agent concerné de me renseigner dès que possible. Vous avez compris : me renseigner dès que possible et vous ajouterez évidemment mon identification. L’agent saura quoi faire. Merci, Zacs. Ah si, encore une chose : je désire une discrétion totale sur cette opération qui devra emprunter le canal confidentiel du Troisième Assistanat, à l’exclusion de tout autre… C’est bien compris ? Alors, merci, c’est tout.

         Une fois seule, l’Impériale chercha bien à se replonger dans ses rapports mais le cœur n’y était plus. Elle se leva et, face au miroir lumineux qui tapissait la porte coulissante de son aire de travail du jour, pour la première fois, elle sourit. Ce n’était pas le souvenir du message de Rogue, déjà presque oublié par la jeune femme qui savait parfaitement mettre de côté ce sur quoi elle ne pouvait rien, mais la sensation presque enivrante de sentir remonter en elle les forces qui paraissaient l’avoir abandonnée les jours précédents. Peut-être Vals a-t-il raison, murmura-t-elle, je dois manquer de sommeil… Elle apposa son index gauche sur la cellule du bouclier d’entrée qui coulissa sans bruit.

     

     

          Bristica s’approcha doucement. Apercevant le quanticien assoupi sur le biodiv de sa sarmiv, elle fut soudain extraordinairement soulagée de le savoir là, en bonne santé, paisible même puisque, pour la première fois depuis des jours, il paraissait avoir retrouvé le sommeil, un semblant de tranquillité. Toutes ces heures d’inquiétude ! Tous ces instants de doute sur le bien-fondé d’une stratégie ! L’angoisse d’être l’objet d’une agression contre laquelle il n’avait pas le moyen de se défendre, lui, un pur scientifique qui ne s’était jamais occupé de galactopolitique. Drago, c’était un être qui, dans le fond, ne souhaitait qu’une seule chose : pouvoir exercer sa passion, la Prospective Générale, en vérité le seul domaine où il se sentait à l’aise. Elle l’avait trouvé courageux, Drago, plus que beaucoup d’autres en pareil cas ! Risquer sa vie – parce que c’était bien cela – pour une cause qui n’était probablement pas la sienne, pour des gens qui lui étaient certainement étrangers. Il est vrai qu’il prétendait l’aimer, l’aimer d’amour, elle, et cela expliquait vraisemblablement bien des choses mais tout de même… Oui, il était amoureux d’elle, lui avait-il déclaré presque honteusement, et cet amour dont elle ne comprenait guère la raison – mais, en pareil cas, faut-il des justifications rationnelles ? - paraissait le rassurer, presque le transcender au point que Bristica avait accepté de composer avec ce sentiment si nouveau dans sa vie. Elle n’avait pas voulu rejeter d’emblée cet homme qui avait pris tant de risques. Au début, elle avait même souri de cette naïveté ; elle avait aussi été flattée d’être l’objet de tant d’attention. Jamais elle ne lui en avait voulu de son mensonge d’origine ; elle comprenait absolument les tensions auxquelles il avait été soumis, le conflit interne auquel il avait dû faire face. Elle le comprenait d’autant mieux qu’elle était proche, si proche de son état d’esprit. La notoriété – qu’elle n’avait pas voulue – mise à part, qu’était-elle donc d’autre qu’une quanticienne perdue au milieu d’un combat qui la dépassait, une sorte de Drago femme, une provinciale égarée dans le centre du monde, une Farbérienne oubliée des siens et de son passé ?

         Égoïstement, parce qu’elle était si seule parmi tous les occupants de la ville-garnison flottante qui lui servait de refuge, elle avait accepté de partager une partie de son temps avec ce compagnon surgi de nulle part. L’attachement qu’il lui vouait était rafraîchissant, distrayant, presque amusant. Peu à peu, elle s’était liée à cet être si différent d’elle et avait appris à apprécier les heures qu’ils passaient ensemble, au laboratoire ou dans des aires plus privées. La Farbérienne n’était pas, selon son expression, « en état de dépendance amoureuse » (L’aurait-elle souhaité qu’elle n’aurait certainement eu à offrir que les désagréments de sa charge et les approximations de sa situation si particulière) mais, tout de même, elle avait réussi à comprendre que cette relation, débutée pour elle comme une banale aventure sexuelle, s’était progressivement transformée en quelque chose de plus profond, de plus intense et qui sait, si peut-être plus tard ? C’est la raison pour laquelle, au delà du fait qu’elle ne pouvait pas supporter qu’on s’en prenne à ses proches, elle vivait très mal les menaces qui pesaient sur son compagnon et le rôle de strappe-cobaye que lui faisaient jouer les sections spéciales d’Alzetto pour appâter les Universalistes infiltrés à l’état-major. Elle n’oubliait jamais que tout cela tournait autour d’elle mais elle n’y pouvait évidemment rien.

         On devait la chercher quelque part dans les niveaux inférieurs puisqu’il était déjà l’heure de la réunion de synthèse de la mi-journée mais elle ne se résolvait pas encore à réveiller Drago dont elle apercevait le visage détendu reposant sur le dossier galbé du matériau synthétique.

          Ce fut cette immobilité pour le coup inhabituelle qui soudainement l’alarma. Sans qu’elle puisse comprendre pourquoi une impression bizarre venait de l’envahir et, s’approchant rapidement du corps alangui, elle pencha sa silhouette souple sur lui. Elle tendit la main pour secouer l’épaule de l’homme mais celui-ci ne répondit pas à ses sollicitations de plus en plus vives et sa peau était à peine tiède. Il sembla alors à la jeune femme que son cœur s’arrêtait et que son sang se figeait dans ses artères. Ce fut à cet instant précis qu’un long frisson l’envahit et coula le long de sa colonne vertébrale comme si elle était à la veille de comprendre une immense et cruelle vérité qu’elle ne faisait encore que pressentir. Elle se redressa brutalement et, dans le même mouvement, activa la zone d’urgence de son ordiquant perso. Déjà on se manifestait. Un des soldats de sa protection rapprochée, bousculant un droïde de sécurité en avance de quelques mètres sur lui, se matérialisa presque instantanément à ses côtés, l’interrogea une seconde du regard avant de se pencher vers Drago. Un autre militaire l’entraîna à l’écart, murmurant :

              - Citoyenne, ne vous alarmez pas, certainement un malaise. Le service ordimédic est prévenu…

         Bristica comprenait ce qu’elle avait vu. Elle savait reconnaître un cadavre. Drago, son collaborateur fidèle, son compagnon, son ami, l’homme qui avait osé l’aimer, avait été assassiné. Elle se retrouva dans l’avenue-coursive du niveau, entourée par ce qui lui parut être une armée de soldats sortis du néant, comme s’il était maintenant possible qu’elle soit brutalement devenue une cible. Une absurdité de plus dans cet univers paranoïaque. La Farbérienne refusa de s’éloigner davantage et, au milieu de l’immense travée, entourée de son groupe de militaires surarmés dont les yeux sans jamais rencontrer les siens scrutaient indéfiniment chaque détail de l’environnement, elle demeura droite et immobile, comme insensibilisée par la douleur. Elle se fit l’étrange réflexion que son petit groupe devait présenter l’aspect grotesque d’une talide surréaliste mais déjà son esprit qui n’arrivait pas à se fixer se détournait, se déchirait, s’effilochait à la façon des vertes volutes chlorées des marais du sud, près de Carresville. Elle ne revint à la réalité que lorsqu’on s’adressa fermement à elle. Elle reconnut l’officier de liaison du Prince Alzetto.

              - Citoyenne Glovenal, hasarda l’homme, vous ne devez pas rester là. Si vous le voulez bien, je vous accompagne jusqu’à vos appartements où nous aviserons. Me permettez-vous…

                 - Il est mort ? Mon collaborateur, il est mort ?

         L’officier hésita un bref moment puis baissa la tête en un geste parfaitement explicite. Bristica fixa un point fictif situé en hauteur sur la paroi de la coursive et, d’une voix parfaitement calme, déclara :

               - Voyez-vous, Commandant, tout cela est de ma faute. Oui, de ma faute. Exclusivement de ma faute.

         Elle identifia sans le savoir les larmes qui s’étaient mises à couler silencieusement sur ses joues. Sa respiration s’était faite plus courte. L’énorme boule d’angoisse qui lui comprimait le cœur était revenue.

     

     

         Velti le lui avait répété et il était bien obligé d’en convenir : « les sarpes de la CPI, ça ne marchait pas comme ça ! » Son expérience de l’organisation militaire impériale était par conséquent battue en brèche. « Vous autres les Impériaux, avait-elle martelé selon une de ses argumentations qu’il commençait à bien connaître, vous croyez tout savoir : vous imaginez que le reste de la Galaxie est forcément organisée à votre image, que les autres, tous ces provinciaux un peu stupides, un peu arriérés, eh bien, qu’ils attendent de voir comment vous vous y prenez avant d’essayer de mettre tant bien que mal en application les préceptes géniaux que vos grands stratèges ont du bout des lèvres condescendu à leur expliquer. Et je gagerais – elle dirigeait alors un index accusateur dans sa direction - que dans votre esprit, les ploucs s’y prennent plutôt mal que bien. Désolé, l’ami, mais ça ne marche pas comme ça ! » Rogue avait écouté cette diatribe en souriant, persuadé par avance qu’il était totalement inutile de chercher à interrompre la jeune femme lancée une fois de plus dans sa critique favorite de l’élitisme supposé de l’antique Terra. Cette fois-ci, toutefois, la Confédérée n’était nullement en colère. On pouvait même supposer que sa prétendue mauvaise humeur – que démentait le malicieux éclat bleu de ses yeux – n’était pour elle que le moyen de faire le point sur leur situation. Ils étaient revenus au bunker opérationnel de la 127ème Section d’Intervention Tactique (l’unité d’origine de Velti) sur Drefel afin de mettre au point la prochaine étape de l’investigation de la structure souterraine découverte par la Confédérée. C’était précisément la poursuite de cette participation de la jeune femme (et donc la sienne) à l’opération qui étonnait le Stenek : dans l’armée impériale, la compartimentation des actions était de règle ; si une unité entreprenait une démarche spécifique en rapport avec ses compétences propres, dès lors que la situation évoluait dans un sens différent, c’était à une autre formation, mieux adaptée – sur le papier en tout cas – de prendre le relais. Au bout du compte, il n’était pas rare de voir se succéder sur zone diverses équipes spécialisées, conseillées à la rigueur par des agents de liaison (des gens comme lui dont c’était la raison d’être). Rien de tout cela chez les Confédérés : chez eux, il fallait faire preuve d’une évidente inadéquation avec les objectifs poursuivis pour être déchargé d’une mission déjà engagée. En d’autres termes, on finissait presque toujours ce qu’on avait commencé. A ce que Rogue comprenait, cela tenait beaucoup à une plus grande polyvalence des unités confédérées mais aussi à une décentralisation des décisions, bien loin du dirigisme impérial. De par son éducation militaire – et peut-être également pour des raisons plus culturelles – il se méfiait de cette absence de spécialisation des tâches qui, à ses yeux, confinait pratiquement à de l’amateurisme. Mais, pour ce qu’il en savait, jusqu’à présent, cela marchait plutôt bien, alors… Quoi qu’il en fut, Rogue s’accommodait parfaitement de cette situation qui l’arrangeait à merveille puisque, comme il l’avait laissé entendre à sa hiérarchie, il était à présent persuadé que la découverte de l’architecture souterraine était d’importance : cela lui évitait de devoir jouer des pieds et des mains pour poursuivre avec d’autres son observation… et lui permettait également de rester avec celle qu’il était venu relancer de si loin.

         De fait, pour les Confédérés loyalistes (C’était du moins l’appellation consacrée du côté impérial, ces mêmes forces armées devenant des « rebelles » aux yeux des dirigeants plus ou moins légitimes de la CPI), la situation évoluait favorablement sur Drefel 2. Les troupes universalistes envoyées dans un premier temps depuis Carsus pour « rétablir l’ordre » étaient circonscrites à un petit quart de la planète et attendaient, pensait-on,  leur ordre de repli pour un autre théâtre d’opération, la zone stellaire de Mez-Antelor, par exemple, un endroit bien moins favorable aux Impériaux et à leurs alliés. La résistance des soldats de Carsus sur Drefel avait été en définitive plus vive, plus soutenue que ne l’aurait voulu la nature des forces engagées. Rogue se demandait précisément si la présence sur la planète de la structure souterraine cachée dans les collines désertiques n‘expliquait pas en partie cette résistance plutôt inhabituelle. Il voyait là tout l’intérêt de l’opération de reconnaissance que Velti et sa nouvelle équipe s’apprêtait à mener. Pour l’occasion, on n’avait confié à la jeune femme qu’un petit nombre de militaires humains quoique spécialisés – reconnaissance, interprétation, action – et une grosse escouade de droïdes. Rien de moins mais également rien de plus car la hiérarchie de la jeune femme n’était pas encore totalement convaincue de la pertinence de la mission.

         La SIP (Section d’Investigation Polyvalente) confiée à Velti comprenait une dizaine d’éléments humains, pour moitié biocyborgs et pour moitié bionats. Volontairement en retrait, Rogue assista à la réunion préparatoire organisée par la jeune femme et, même si la Confédérée cherchait quelquefois du regard une approbation de sa part, il était clair pour tous que c’était elle qui était en charge et qu’elle ne tolérerait aucune remise en cause de son autorité.

              - Le premier point, développa Velti, consiste en l’identification d’un centre d’accès. Notre équipe sur place y travaille et j’espère avoir très vite des résultats. En réalité, c’est ensuite que cela devient plus difficile. Il est pour tous évident que si… cette structure est d’une quelconque importance aux yeux de nos ennemis, elle sera surprotégée. A nous d’identifier ces protections et de les neutraliser. A mon sens, et en accord avec ce que pense le Parzell Liver-Dan, responsable de l’opération à l’État-major, il paraît souhaitable de n’investir que très progressivement la structure de manière à bénéficier, si c’est possible, d’un relatif effet de surprise. C’est d’ailleurs la raison principale pour laquelle nos effectifs sont comptés. En réalité, tout va dépendre de ce que nous allons trouver et il est envisageable, si nous avons affaire à une trop forte résistance, de prévoir un repli temporaire, dans l’attente d’unités mieux adaptées et de toute façon plus nombreuses. Mais, ajouta-t-elle, après quelques secondes de silence, je ne crois pas à cette éventualité. J’ai le sentiment au contraire que cette structure, quelle qu’en soit la nature, est soit désaffectée, soit en relatif sommeil. Je me fonde pour dire ça sur l’évolution de la situation militaire sur cette planète : je vois mal, alors que les Carsusiens paraissent sur le point de décrocher face à la pugnacité de nos troupes, je vois mal comment… cette chose pourrait être encore réellement opérationnelle. Voilà pour le principe. Avant de passer aux détails pratiques, y a-t-il des questions ?

         La dizaine de soldats était assise, à même le sol, en un demi-arc de cercle autour de la Confédérée qui se tenait debout face à eux, les mains dans le dos, tandis que Rogue, qui ne perdait pas une miette de l’entretien, était négligemment appuyé contre la planorbe des cartes derrière les soldats. Aucun d’entre eux ne s’était retourné vers lui mais le Stenek devinait que les soldats confédérés réprouvaient certainement cette situation pour eux inhabituelle qui faisait de leur ennemi d’hier le spectateur de leurs briefings très confidentiels.

             - Officier Commando, hasarda une biocyborg aux courts cheveux blonds qui contrastaient avec sa peau brune, jusqu’où pensez-vous que nous serons amenés à intervenir… ? Je veux dire, une fois dans le bâtiment, quels seront nos objectifs prioritaires ? D’autre part, en cas d’attaque, disons, modérée, devrons nous riposter ou au contraire décrocher ? Parce que…

             - Madame [2] , coupa Velti, voilà exactement le type de questions auxquelles je ne suis pas en mesure de répondre. Je vous ai présenté les faits que nous connaissons aujourd’hui et, comme vous avez pu le constater, ils sont extraordinairement parcellaires. En fait, nous ne savons rien sur cet endroit et encore moins sur ce qu’il peut abriter et à quoi il sert… Nous savons qu’il existe, qu’il est de taille importante et qu’il était bien dissimulé. C’est tout. C’est tout et c’est très peu, vous en conviendrez. Il nous faudra donc improviser, nous adapter en permanence. Conclusion : lorsque je déciderai une action, il faudra la réaliser immédiatement. C’est pourquoi je veux une discipline absolue. Vous êtes tous ici des spécialistes de ce type d’opérations et je sais que, sur le terrain, vous n’aurez pas d’état d’âme. Néanmoins, si l’un de vous doute, ce que je peux comprendre, il est encore temps de se démettre… Non ? Alors, d’autres questions ? Non plus ? Eh bien, Mesdames et Messieurs, nous allons étudier en détail les points techniques de notre intervention.

         L’attente de la découverte d’un accès à la base souterraine des collines durait depuis deux jours sans que l’équipe spécialisée de droïdes ait pu trouver quoi que ce soit. Le matériel affecté au site avait été progressivement complété mais l’information se faisait toujours attendre. Velti multipliait les réunions de préparation plus pour maintenir la pression sur ses soldats que par réelle nécessité. Finalement, n’y tenant plus, elle décida de réunir son équipe d’intervention et de se rendre sur place. Le cargueur qui transportait la petite troupe et son matériel venait à peine d’atteindre, à l’orée des collines, la station d’aérotrain qui devait leur servir de base arrière que la nouvelle tomba sur l’ordiquant perso de la Confédérée : l’équipe de détection avait enfin repéré ce qu’elle croyait être l’accès à la structure. Velti et Rogue partirent immédiatement en reconnaissance. Arrivée dans l’étroite gorge rocheuse, la jeune femme sauta de son strill et se dirigea à pas rapides vers ce qui, au vu de la densité des droïdes, devait être le centre opérationnel. Rogue l’accompagnait, jetant au passage un regard curieux sur le défilé de pierres ocre. Hormis la présence des nombreux droïdes et d’engins plus ou moins bizarres, tout était identique à ses souvenirs. Le soleil jaune vif qui disséminait sur toutes choses de légers reflets dorés était haut dans le ciel blanc, la chaleur intense.

            - Cela n’a pas été facile, expliqua l’officier biocyborg responsable, parce que, à chaque fois que nous arrivions à désamorcer une nouvelle partie du contre-champ magnétique de dissimulation, celle que nous avions précédemment neutralisée se réactivait. Probablement de façon automatique. Impossible donc d’avoir une vue globale. De plus, sur les parcelles accessibles transitoirement, nous n’avions pas pu… En bref, résuma-t-il devant l’impatience perceptible de Velti, il nous a fallu du temps pour dominer l’ensemble du système, assez complexe je dois l’avouer.

                  - Et ?

         Le biocyborg désigna un petit planorbe mobile sur l’écran duquel s’étalait, en trois dimensions et selon de multiples incidences, le plan du site. Activant à l’ordiclav un minuscule faisceau mauve qu’il fit coulisser sur la stéréocarte, il déclara :

              - Vous pouvez constater, officier commando, là, précisément à cet endroit, qu’il existe une rupture dans l’image scannérisée. Pas dans le plan longitudinal, évidemment… En effet, là et encore là, on distingue parfaitement des galeries. L’image est assez floue mais on devine des ramifications, des croisements. Tenez, ici et ici par exemple. Mais – il revint au point précédemment désigné – à cet endroit, il existe une rupture verticale. Cela veut dire à coup sûr qu’il s’agit d’un puits. Trop large à mon sens pour être un simple conduit de maintenance. Je ne vois qu’une explication : une entrée. Il y a d’ailleurs une autre image du même type, à l’autre extrémité du plan, mais apparemment moins importante et…

               - Votre diagnostic ?

             - Nous pouvons chercher le moyen légitime d’accès, disons la procédure appropriée, je ne sais pas, un code magnétique, radio, laser ou un identificateur d’empreinte ou que sais-je encore, mais, à moins d’avoir une chance incroyable, ça prendra certainement du temps.

              - Vous seriez donc plutôt partisan de la manière forte, conclut Velti.

              - Ce sera vraisemblablement plus rapide mais…

             - Mais l’effet de surprise en sera d’autant diminué. Sans oublier les risques. Peut-on raisonnablement s’assurer de ne pas déclencher d’emblée une réaction de défense à l’intrusion, par exemple une protection automatique, ou pire encore un mécanisme d’autodestruction générale ?

         Le biocyborg haussa les épaules sans répondre.

              - Je vois, murmura la jeune femme.

         Elle se retourna brusquement vers Rogue, immobile à ses côtés.

              - Et vous, mon cher Rogue, quel est votre avis sur la question ?

        Le Stenek, pensif, fixa quelques instants la carte où clignotait le faisceau mauve du laser. Il se retourna vers Velti, accrocha son regard et répondit enfin :

              - J’ai hélas bien peur que la recherche d’une procédure normale d’accès prenne beaucoup de temps. Des semaines peut-être… Je crois plus légitime de prendre des risques parce que, de toute façon, le temps nous est compté… S’il existe des êtres vivants là-dessous, je suis bien persuadé qu’ils sont déjà – peut-être depuis le début – au courant de notre présence, alors…

              - Je suis d’accord avec vous, acquiesça la jeune femme. Il faut faire vite. Puis, se tournant vers le biocyborg, elle ajouta : eh bien, c’est décidé, on va essayer de passer en force.

     

     

         Bered Valardi était perplexe et, parce qu’il était perplexe, il était encore plus méfiant qu’à son habitude. Contrairement à ceux, à tous ceux qui, dans son entourage, se félicitaient du tour pris par les événements, il n’était pas satisfait. Il ne s’agissait pas d’une attitude de convenance ou d’un simple principe de précaution. Du plus profond de lui-même, il ressentait cette gêne, cette intime réserve qui lui faisaient penser que, non, décidément, tout n’allait pas aussi bien que les imbéciles le prétendaient. Il n’arrivait pas à identifier d’où lui venait cette puissante incertitude mais une chose était certaine : il n’aimait pas ce qui arrivait.

         L’analyse des opérations militaires n’était pas de sa compétence. Lui, il était un commerçant, un homme d’affaires mais, à ce titre, également un meneur d’hommes. Toutefois, il avait suffisamment étudié cette discipline militaire presque oubliée qu’est la guerre galactique pour comprendre que la réaction des armées impériales aurait dû être différente. Il savait bien sûr que les conflits modernes n’étaient certainement pas ce qu’en croyaient les esprits faibles ou mal informés. L’étendue des théâtres d’opération, le nombre considérable des unités concernées et les difficultés de leur redéploiement, la dispersion des ressources, tout cela expliquait en partie l’inertie incontournable des réactions. La guerre moderne, ce n’était pas, ce ne pouvait pas être un embrasement général comme on peut en voir lorsque le conflit porte sur une planète isolée. Il s’agissait au contraire d’opérations ponctuelles situées en des endroits bien précis de la Galaxie, les lieux stratégiquement importants qu’il fallait nécessairement contrôler pour espérer porter le fer plus loin. Tout cela signifiait des temps morts, des segments galactiques entièrement indemnes de tout engagement sérieux, des statu quo, l’attente interminable du mouvement et, au bout du compte, la poursuite des activités habituelles de commerce classique. Ce que les historiens appelaient jadis une paix armée.

         Mais trop c’est trop ! Que les Impériaux se laissent sans vraiment réagir chasser du système stellaire de Mez-Antelor, passe encore : on pouvait alléguer un effet de surprise et le souci – du moins dans un premier temps – de ne pas causer de dommages irréparables à un des joyaux de l’Empire. Qu’ils laissent par une sorte d’apathie difficilement compréhensible les forces confédérées universalistes se regrouper sur Alba-Malto, alors qu’ils avaient parfaitement joué le coup jusque là, était déjà plus surprenant. Qu’ils ne réagissent pas davantage aux attaques portées sur Aronstatt 2 ou sur le système de Vix-Halperd relevait d’une impréparation coupable. Mais que, nulle part ailleurs dans la Galaxie et notamment pas là où on les attendait, ils n’aient cherché à reprendre l’avantage relevait de l'inconcevable. A quelques rares exceptions près, les Impériaux se contentaient de gérer l’inertie ! Cela n’était ni raisonnable, ni prévisible. C’était incompréhensible et Valardi avait en horreur absolue ce qu’il ne pouvait pas comprendre.

         De fait, au tout début, il s’était brièvement réjoui en espérant que ce serait en effet bien plus facile qu’on aurait pu le supposer. Finalement, l’état de délabrement de l’Empire galactique était sans doute plus avancé que prévu. Une agréable surprise que n’avaient su anticiper ni les innombrables observateurs disséminés au sein de l’ennemi, ni les propres quanticiens de la CFS cantonnés dans leurs laboratoires coupés du réel. Mais cet état d’euphorie avait peu duré. Valardi avait rapidement compris qu’il y avait une trop grande distorsion entre les prévisions et la réalité du terrain, un décalage trop important que ne pouvait expliquer la situation des armes. Or - il le savait pertinemment - lorsqu’on ne peut pas réellement expliquer une situation, c’est qu’on n’a pas en main toutes les données du problème. Il s’était en conséquence persuadé qu’il se tramait quelque chose et cela l’inquiétait au plus haut point.

         Depuis sa farla de Belar 3 qu’à présent il ne quittait plus, Valardi avait donc rencontré, en terrain neutre et sous la forme de son hologramme, nombre de conseillers, de techniciens, de spécialistes, des professionnels du renseignement, et même les quanticiens les plus doués en prospective immédiate, tous de hautes autorités dans leurs domaines et dans la hiérarchie de leurs organisations respectives. Il n’avait pas été convaincu. Tous ces gens-là s’illusionnaient. Pourtant, il ne prétendait pas avoir raison contre tous : c’était là un travers qui lui était étranger puisqu’il savait qu’un dirigeant ayant quelque responsabilité se doit d’abord de longuement écouter avant de décider. Mais ce qu’il entendait ne lui plaisait pas, il ne savait pas pourquoi. Pourtant, s’il y avait une manœuvre de ses ennemis, une tentative d’intoxication quelconque, comment se faisait-il que l’information ne remonte pas ?

         Perplexe, il trouva un premier élément de réponse en la personne de Gilto, le biocyborg chargé de la neutralisation de la quanticienne de Farber. Comme cela avait été envisagé d’emblée, la difficile exfiltration avait échoué mais sans conséquence, semblait-il, pour les Universalistes locaux. C’est en apprenant de la bouche même du responsable cette information plutôt décevante que Valardi avait tiqué. L’échec de l’opération, quoique regrettable, paraissait moins grave à présent que les hostilités étaient déclenchées. Le biocyborg avait hoché la tête d’un air peu convaincu avant de détourner les yeux.

              - Vous, vous avez une idée derrière la tête…, avait murmuré Valardi.

         Les hologrammes des deux humains se faisaient face en circuit protégé dans un décor assez étrange : la salle de réception d’un palais désert, tout droit sorti de l’imagination d’un fabriquant de talides pour enfants. On s’attendait presque à voir apparaître un quelconque monstre de foire ou une réincarnation diabolique. En fait, c’était le droïde inducteur [3] qui, en l’absence d’ordre précis, avait laissé s’exprimer un choix aléatoire. Cela n’avait au demeurant aucune importance. Puisque Gilto ne répondait pas, Valardi récidiva :

                    - Allez, dîtes-moi ce qui vous tracasse…

                    - Eh bien, monsieur… Voilà… D’après les renseignements que j’ai en ma possession, il semblerait que les Impériaux, je veux dire les quanticiens impériaux, ont produit une nouvelle analyse, comment dire ?, plus pertinente de la situation actuelle. Qui nous aurait certainement terriblement intéressés mais… malheureusement, l’opération d’exfiltration a peut-être été interrompue trop tôt…

                     - Expliquez-vous !

             - L’ordre de supprimer notre… intermédiaire avec la Farbérienne est venu de l’Etat-major du Commodore Graven qui pensait que l’opération allait se retourner contre nous…

                  - Et ?

                 - Je pense, Monsieur, qu’il aurait été préférable de récupérer notre agent infiltré, par la contrainte si nécessaire, plutôt que l’éliminer… En effet, il était très proche de la quanticienne Glovenal et…

               - …et il aurait pu au moins nous renseigner ce sur quoi elle travaillait… Peut-être même obtenir des éléments concrets… Je partage votre avis, Gilto, ce Graven est un parfait abruti.

         Valardi venait de se lever et marchait de long en large dans l’immense salle où résonnaient ses pas, ou plutôt ceux, recréés, de son hologramme. A aucun moment, le biocyborg ne chercha à interrompre sa réflexion. L’homme se retourna tout à coup vers lui et, d’une voix presque inaudible, chuchota :

             - Je commence à comprendre, mon cher Gilto, pourquoi nos militaires sont si satisfaits de l’évolution de la situation. J’ai la vague intuition que cette quanticienne et ceux qui travaillent avec elle ne sont pas étrangers à l’extraordinaire apathie dont font preuve nos adversaires. Cela sent la stratégie mûrement réfléchie. J’imagine qu’ils ont des informations théoriques… qui leur commandent de ne pas procéder comme eux, et donc nous, étions censés le faire. Indiscutablement, cette femme, cette quanticienne – si cela vient d’elle et je le crois -, est encore plus dangereuse que nous pouvions le penser. Et nous n’avons toujours pas trouvé le moyen de l’approcher.

         Valardi s’appuya des deux mains sur l’immense table de bois de sycophore bleu. Il pouvait apercevoir l’image de son image se reflétant sur la surface immaculée. Il se redressa lentement et, muet, reprit sa marche tranquille. On pouvait entendre le claquement des talons de ses bottines sur le sol de marbre avant que, un peu plus loin, un des superbes tapis qui parsemaient la pièce ne les étouffe soudain quelques fragiles secondes. Gilto, très mal à l’aise, ne soufflait mot et suivait d’un regard inquiet la marche de celui qui tenait peut-être entre ses mains l’issue de la guerre. Comme s’il avait brutalement pris une décision, Valardi revint vers son interlocuteur, s’empara par son dossier armorié d’une des chaises à l’ancienne et, sans s’asseoir, braqua son regard sur lui

              - Certes, Gilto, tout cette affaire est fâcheuse, commença-t-il de cette même voix très douce, mais voilà ce que nous pourrions faire…

     

     

         Dès que la navette spéciale eut déposé l’officier de liaison, elle repartit se poster en position d’attente exactement comme elle était arrivée : en silence et sans être remarquée. L’officier avisa un droïde qui lui désigna Velti sortant du centre opérationnel. Le nouvel arrivant, certainement surpris par la chaleur soudaine, retira son casque et Velti qui, les yeux plissés sous la lumière ardente l’observait avec attention, découvrit une jeune femme secouant brièvement de longs cheveux roux comme pour leur rendre une liberté longtemps espérée. La femme se dirigea à grands pas vers elle. Cette présence inattendue en pareil lieu était étrange. Un autre élément l’intrigua, plus encore peut-être que la hâte de la femme : elle portait un uniforme banalisé, sans distinction de grade, ni d’unité. Soudain sur ses gardes, Velti s’immobilisa et, le visage grave et l’œil fixe, observa la silhouette qui s’approchait d’elle. Arrivée à sa hauteur, la femme se mit au garde à vous.

                 - Officier Commando Velti Rav-Den, je vous présente mes respects. Peut-être pourrez-vous me renseigner. Mais avant, laissez-moi-me…

                    - Vous êtes ? la coupa presque brutalement la Confédérée.

             - Lieutenant de liaison Bale Lankowitz, 6ème Section Interarmes, à votre service. En fait, je suis à la recherche d’un militaire qui travaille avec vous sur le site.

                   - Son nom, matricule ? demanda Velti qui connaissait déjà la réponse.

             - Eh bien, Officier Commando, il s’agit en réalité de l’observateur qui vous accompagne. Le Commandant des Steneks de l’Empire, le citoyen Rogue…

                 - Rogue Sachlen. Oui, il est bien ici, conclut Velti en désignant de la main le mini-dôme du centre opérationnel.

         Dès que l’information lui fut communiquée, après avoir salué d’un hochement de tête et sans plus s’intéresser à Velti, la jeune femme rousse entra dans le bâtiment. Intriguée, la Confédérée se demanda si elle allait suivre l’agent de liaison pour savoir de quoi il retournait : ce n’était certainement pas tous les jours que les représentants de la 6ème Section se donnaient la peine de venir sur un théâtre d’opérations extérieures pour communiquer un renseignement… qui aurait certainement pu transiter par n’importe quel autre canal. De plus, jusqu’à preuve du contraire, c’était elle qui était en charge du bon déroulement des activités sur cette zone et, en théorie du moins, elle devait être tenue informée de tout. Elle décida pourtant d’ignorer l’incident : après tout, si Rogue avait une information à partager, à lui de savoir communiquer... Haussant les épaules, elle se dirigea vers les droïdes de terrain qui commençaient à baliser la zone d’intervention. Elle ne voulait pas se l’avouer mais Velti sentait remonter en elle la vieille colère, jamais vraiment dissipée, contre Rogue. Voilà qu’il se fait porter des messages maintenant, se répéta-t-elle, et sous mon nez encore. Décidément, pour ces gens-là, nous resterons toujours des subalternes. Mais il faudra qu’il s’explique !

         L’officier de liaison aux cheveux roux s’était campé devant Rogue qui releva les yeux du planorbe de cartes. Puisqu’il était le seul bionat de l’endroit, la femme n’hésita pas à s’adresser directement à lui.

              - Commandant Sachlen ? Bien, c’est vous que je cherchais. Je me présente : lieutenant de liaison Bale Lankowitz, 6ème Section Interarmes. Je suis mandaté pour vous remettre… ceci.

         La jeune femme sortit de sa combi une mince plaque transparente qu’elle lui tendit. Rogue regarda l’objet avec curiosité. En dehors de quelques brèves présentations lors de ses cours de formation à l’académie militaire, il n’avait jamais réellement vu de dadgab, matériel aussi coûteux que rare, et celui-ci lui était à l’évidence destiné. Il tendit la main pour le prendre tandis que la jeune femme poursuivait :

              - Vous connaissez certainement la procédure, n’est-ce pas ?

         Sans lui répondre, Rogue apposa, l’un après l’autre, l’index de chaque main sur l’objet pour que le dadgab reconnaisse ses empreintes. Presque instantanément, la mince lame transparente s’illumina d’une brève lueur bleue témoignant d’une identification positive. Déjà, la jeune femme saluait pour prendre congé mais le Stenek l’interpella.

            - Dîtes-moi, lieutenant,… ne seriez-vous pas citoyenne de Ranval ?

                - C’est exact, commandant Sachlen, mais comment… ?

              - Oh, c’est simple, lieutenant, répondit-il en souriant. Voilà : votre uniforme est, comment dire ?, banalisé, sans marque d’identification si vous préférez, ce qui, par ici, est, disons, peu fréquent. De plus, vous m’avez salué du poing à la fin de notre entretien et, chez les confédérés, ce n’est pas d’usage, en tout cas avec un supérieur : en pareil cas, un simple signe de la tête suffit. Et puis, et puis, vous venez me trouver avec un message provenant certainement de Terra, alors… Je n’ai pas eu beaucoup à m’interroger pour… Tout cela pour vous demander comment nos propres forces et ce service de la Confédération…

                - Je vois. Concernant mon absence d’identification de grade et d’unité sur mon uniforme, vous avez tort : c’est ainsi que se présentent tous les agents de l’unité de liaison dont je relève. Pour le reste, ajouta-t-elle en souriant, vous êtes dans le vrai. En effet, je suis détachée permanente auprès de la 6ème Section Interarmes qui, comme vous le savez, est une sorte d’organe de transmission dans la Confédération. Seulement, l’essentiel des effectifs est resté sur Vargas… et donc chez l’ennemi. Moi, j’ai toujours servi dans les services de renseignements de Sa Majesté, dépendant tantôt directement du Service d’Eclairage Central des armées, tantôt du 12ème Assistanat : mes collègues et moi, avons donc l’expérience requise pour… aider ce service confédéré à se reconstituer. De plus, cela permet certainement une meilleure coordination de nos actions… je veux dire entre les Confédérés loyalistes et nous.

              - Certainement, certainement, approuva Rogue. Quoi qu’il en soit, je vous remercie sincèrement de vous être déplacé jusqu’ici.

                - Avec vous, Citoyen Commandant, répondit la jeune femme en portant à nouveau son poing droit à hauteur de son cœur avant de lui tourner le dos.

         Le Stenek la regarda sortir puis son esprit revint au dadgab qu’il tenait à la main. Il lui fallait à présent le décrypter à l’abri de tout regard indiscret. Le mieux, songea-t-il, est d’enfourcher mon strill et de m’isoler dans un des canyons voisins. Rogue savait qu’il était impossible – à moins de posséder sur place un matériel extraordinairement complexe – d’intercepter les données transitant par l’objet et un moyen optique serait forcément inopérant : un dadgab se lit le nez pratiquement collé dessus à moins de décider de projeter le message en tridimensionnel ce qu’il se garderait évidemment de faire. Il sortit à son tour du centre opérationnel et chercha Velti du regard. La jeune femme supervisait le travail de son équipe de droïdes. Il s’approcha.

                 - Vous avancez ? hasarda-t-il.

            - Les droïdes scannent le puits d’accès et ses environs immédiats. D’ici, évidemment, on ne voit rien mais il y a sûrement moyen d’accéder sans tout faire sauter. Comment auraient-ils eu accès autrement, quels que soient ces « ils ». Comme Rogue allait parler, elle le devança : je ne dis pas qu’il ne faudra pas forcer cette entrée mais encore faut-il s’approcher suffisamment près de la structure pour savoir ce qu’on va faire, vous ne trouvez pas, cher ami Stenek ?

                 - Je comprends. A propos, Velti, je dois aller vérifier quelque chose. Je prends mon strill mais je ne serai pas long, je vous le promets.

                 - Effectivement, il vaudrait mieux pas sinon je me passerai de votre avis pour la suite à donner à notre opération de pénétration.

         Pour rien au monde, Velti n’aurait voulu l’interroger sur le message, quel qu’il soit, qu’avait dû lui apporter l’officier de la 6ème Section. Elle ressentait comme une profonde injustice le fait qu’il n’ait pas souhaité évoqué le sujet avec elle. Elle pouvait parfaitement comprendre qu’il ne veuille pas ou qu’il ne puisse pas partager des informations ultraconfidentielles mais qu’il ne fasse seulement pas allusion à la visite de ce messager inattendu, qu’il ne s’excuse même pas d’un incident qui, en bonne logique, aurait dû d’abord passer par elle, c’était assez décourageant. Lui qui évoquait à chaque instant les règles de procédure ! Qui se gargarisait des bonnes règles de conduite devant présider aux échanges d’information entre alliés ! Pourrait-elle jamais avoir confiance en un homme de ce genre ?

         Lorsque Rogue revint, il s’était écoulé moins d’une heure depuis son départ et pourtant la petite troupe était en effervescence. Il s’approcha de Velti qui, entouré de ses soldats, s’était à l’évidence lancé dans un briefing impromptu. Dès qu’elle l’aperçut, ses yeux brillèrent de colère.

              - Ah vous voilà, vous ! Ce n’est pas trop tôt… s’exclama-t-elle brutalement, je termine ici et je vous vois dans deux minutes… »

         L’Impérial retourna donc dans le centre opérationnel, près du planorbe mobile. A l’exception de deux droïdes de surveillance, le lieu était désert. Il se laissa tomber sur le biodiv central, étendit les jambes et joignit ses mains derrière la tête. Une impression bizarre l’envahit. L’impression que les événements se précipitaient et que, peut-être, il se souviendrait de ce moment-là, de cette unité de planorbe mobile, comme d’un temps de réflexion, d’un tournant dans son existence. Il y avait la guerre, bien sûr, qui allait son chemin, rarement vite, le plus souvent lentement au contraire, sans que l’on puisse savoir ce qu’il s’y déroulait vraiment. Il y avait ces étranges rapports entretenus avec la jolie Confédérée aux yeux bleus : il cherchait volontairement à ne pas employer son nom, à la caractériser par cette périphrase, de façon à prendre du recul vis à vis de la jeune femme, afin de s’en distancier. Sans beaucoup de succès, en réalité. Il savait très bien ce qu’il avait fait à cause d’elle : forcer plus ou moins le destin – et sa réputation de soldat, de Stenek - pour la revoir et cela sans même savoir s’il serait le bienvenu, si elle se souviendrait de lui. Forcer son propre destin ! Cette obsession à la côtoyer, à vivre sa vie à elle, et parfois à chercher à l’impressionner, n’était-ce pas précisément ce sentiment sans cesse évoqué dans les talides sentimentales ? N’était-il pas temps de s’avouer qu’il tenait vraiment à la présence de cette femme ? Qu’elle était devenue importante pour lui, presque indispensable ? Qu’il en était amoureux ? Mais pour quel résultat ? Elle le regardait le plus souvent avec indifférence quand ce n’était pas avec colère pour une raison alors connue d’elle seule. Pas très encourageant. Et maintenant la 3ème Assistante qui venait compliquer le jeu ! Il avait immédiatement compris que ce ne pouvait être qu’elle qui lui adressait le dadgab et qu’on n’envoie pas par porteur spécial à l’autre bout de la Galaxie un objet aussi rare sans avoir de bonnes raisons… Il sursauta en apercevant Velti qui s’était silencieusement approché de lui.

              - Je vous ai fait peur, s’enquit la Confédérée en souriant mais l’éclat bleu-nuit de ses yeux démentait sa bonne humeur apparente.

             - Je… Oui, non… Dîtes-moi plutôt ce qui se passe. Vous avez trouvé un moyen pour…

             - Ah tiens ! Parce que ça vous intéresse à présent ? Je vous savais malheureusement empêché tandis que nous attendions votre avis sur les développements récents et d’autre part… Non, excusez-moi, je m’égare… Venons-en plutôt à l’essentiel. Voilà. Comme vous devez vous en douter, l’endroit que le visioscan nous a indiqué comme étant une possibilité d’accès se trouve à plusieurs centaines de mètres d’ici, une zone que nous n’avons jamais directement explorée. Ou, pour être plus précise qu’aucun humain de chez nous n’a exploré.

         Rogue, intéressé, s’était relevé et suivait attentivement les explications de Velti.

              - Parce que… Nos droïdes sont passés et repassés sur le site sans rien trouver de spécial. Et puis, voilà que Gring, un des biocyborgs de mon équipe, vous le connaissez, c’est le grand brun spécialiste des pièges magnétiques, s’est avancé pour observer et, crac !, c’est arrivé !

               - Arrivé ? Qu’est-ce qui est arrivé ?

               - L’entrée vers la structure s’est ouverte.

               - Non ! Incroyable ! s’exclama le Stenek qui, depuis le début de sa présence sur Drefel, allait de surprise en surprise. Vous vous voulez dire que, tout ce temps… tout ce temps, l’entrée était ouverte, enfin, je veux dire accessible ?

             - Oui, il suffisait de deux conditions : évidemment d’abord savoir où elle se trouve parce que, comme l’avez constaté, de l’extérieur rien n’apparaît mais il fallait également qu’un humain se présente. Car les droïdes ne comptent pas. Voilà.

                - Donc, on peut y aller.

                - On peut y aller mais je veux prendre mon temps parce que le fait que la structure ne soit pas – c’est l’apparence qu’elle donne en tout cas – spécialement protégée, qu’elle soit si vous préférez ouverte à qui le souhaite, eh bien, ça, ça change singulièrement la donne du problème. D’où une nouvelle approche à mettre au point avec mes commandos. Des réunions auxquelles vous êtes convié… si vous n’êtes pas trop sollicité par ailleurs, évidemment.

    Rogue s’était levé et il marchait de long en large. Velti fit mine de le laisser mais il l’arrêta d’un signe de la main.

               - Restez, je vous prie. J’ai quelque chose à vous montrer. Est-ce que vous savez ce que c’est, ça, demanda-t-il en sortant le dadgab de sa combi.

         Velti observa l’objet avec curiosité puis leva les yeux vers son compagnon, interrogative.

            - C’est un dadgab, précisa le Stenek. C’est un objet extrêmement rare et c’est ce que m’a apporté l’officier de la 6ème section tout à l’heure.

                - Très bien, répliqua Velti. C’est un… gad… un dab… enfin ce que vous venez de dire mais ça sert à quoi ?

                  - Venez, je vais vous montrer, répondit Rogue.

     

     

         Le Stenek s’assura tout d’abord de la confidentialité du lieu. Ils se trouvaient évidemment au sein de forces combattantes parfaitement identifiées et en un lieu où toute tentative d’intrusion électronique aurait été immédiatement repérée, pourtant, aux yeux de Rogue, on n’était jamais assez prudent et c’était cette certitude qui, d’après lui, expliquait pourquoi il était encore en vie après toutes ses missions d’infiltration, grésiques ou non. Il demanda en conséquence à Velti de faire sortir les deux droïdes de surveillance puis de procéder au déploiement du bouclier de confidentialité du centre opérationnel. Il examina d’un œil méfiant les parois à présent parfaitement closes de la pièce et le planorbe aux cartes, immobile et silencieux, avant de se tourner vers sa compagne.

              - J’ai parfaitement conscience, vous savez, que vous devez considérer toutes ces précautions comme superflues et certainement un peu théâtrales voire relevant d’un esprit paranoïaque. Si, si, ne dîtes pas le contraire : à votre place, je penserais exactement pareil. Mais, si j’insiste tant, au point de vous apparaître comme un maniaque de la discrétion, j’ai une bonne raison. Une très bonne raison… cette chose…

         Rogue avait ressorti le dadgab de sa combi et observait avec attention la mince lame translucide. Il fit à nouveau identifier ses empreintes digitales avant de porter le dadgab à hauteur de ses yeux selon la procédure requise pour présenter également ses rétines. Enfin, il retourna l’objet, en effleura la tranche suivant un rythme bien spécifique avant de le lâcher dans l’espace. Contrairement à ce qu’elle attendait, Velti, les yeux ronds, vit le mince objet se stabiliser à un mètre du sol, à mi distance entre eux. Sa transparence rendait difficile sa perception et, si Velti ne l’avait pas suivi des yeux, elle n’aurait sans doute pas su le repérer facilement.

              - Il attend que je lui demande de nous délivrer les informations qu’il contient, expliqua Rogue, et dont j’ai déjà pris connaissance tout à l’heure mais en vision rapprochée. A présent, je vais lui demander de projeter ses images en 3D et, vous pourrez le constater, c’est en grandeur réelle. Oh, vous savez, Velti, il n’y a rien de bien mystérieux dans cet engin : c’est un projecteur holographique interactif comme il en existe un peu partout. Ce qui diffère ici, outre le système de protection assez élaboré, c’est la miniaturisation ; c’est ça qui explique la valeur de ce matériel et donc sa rareté… Bon, allons-y. D’abord je dois vous dire – mais je suis certain que vous le savez déjà – que tout ce que vous entendrez ici doit rester confidentiel. Je sais, poursuivit-il en avançant les bras devant lui en un geste d’apaisement, je sais que vous ne pouvez rien me promettre… que vous devez communiquer toutes informations à vos supérieurs. Je ne vous demande donc pas de promettre quoi que ce soit : je vous demande seulement de m’accorder votre… heu… neutralité bienveillante. Vous n’entendrez rien, je vous en donne ma parole, qui pourrait aller à l’encontre des soucis légitimes de votre hiérarchie. Rien. Mais nous allons aborder une mission difficile – l’exploration et, je l’espère, la sécurisation de cette structure souterraine – et les éléments qui m’ont été communiqués demandent, en tout cas pour l’instant, à ne pas être encore divulgués. Vous en jugerez. Un dernier mot : le dadgab émane de ce qu’on appelle chez nous le Troisième Assistanat, c’est à dire le département en charge de la sécurité civile, la sécurité non militaire si vous préférez. En la personne même de la Troisième Assistante à laquelle je suis directement rattachée. Vous me suivez ? Alors, on y va.

         Si Rogue avait pensé impressionner Velti, il en fut pour ses frais car la Confédérée, sans prononcer un mot, se renfonça dans son biodiv et, le visage sérieux et le regard clair, s’apprêta à se concentrer sur l’holographie. Il se cala également sur son siège, croisa les jambes et, d’une voix nette, s’adressa à la machine.

                 - Positionnement. Amplitude maximale. Interactivité.

         Durant cinq à six secondes, il ne se passa rien puis la lame bleuit légèrement et, donnant exactement l’impression de venir de l’endroit où se trouvait le dadgab, une voix répondit en Fried.

             - Rogue Sachlen, 213A7A2, votre identification est positive mais un autre humain se trouve dans le périmètre d’écoute. Autorisez-vous néanmoins la communication ?

                - Je l’autorise.

         Instantanément, le rectangle transparent disparut pour laisser la place à une jeune femme à la peau bronzée, aux cheveux blonds mi-longs, aux yeux verts lumineux, vêtue d’un uniforme d’apparat moulant blanc et or qui mettait en valeur sa silhouette élancée. Velti, presque inconsciemment, se raidit. Sans en avoir jamais approché, elle reconnaissait dans la femme qui leur faisait face un haut dignitaire de l’Empire, un de ces êtres qu’elle avait toujours plus ou moins combattus, des gens qui représentaient en définitive ce dont elle se méfiait le plus : l’aristocratie de la vieille Terra dont la Confédération avait eu tant de peine à s’affranchir. La femme était indéniablement séduisante, à la fois jeune et avenante, et, avant même qu’elle n’ait prononcé la moindre parole, on devinait qu’elle serait spontanément à l’aise quelle que soit la situation tant il devait lui paraître impossible qu’on ne veuille pas lui obéir. Ce n’était qu’une image enregistrée et reconstruite mais si criante de vérité que l’illusion de vie était totalement parfaite : cela tenait sans doute au fait que, contrairement aux hologrammes classiques, le visage de la femme ne comportait aucun signe d’identification mais également parce que, à l’inverse de la plupart des séances préenregistrées, aucune image, aucun artéfact de son décor d’origine n’accompagnait l’apparition. La femme se tenait debout, parfaitement droite, les jambes légèrement écartées et les mains derrière le dos. On aurait pu croire qu’elle venait juste d’accéder au centre opérationnel par son sas d’accès. Une réalité virtuelle incroyablement vivante. L’image de l’Impériale porta son poing droit à son cœur et, d’une voix douce, commença.

              - Bonjour, Citoyen Commandant. Je sais que vous n’êtes pas seul pour écouter ce que j’ai à vous dire mais, quelles que soient ces autres personnes, je leur présente mes salutations. Je suis la citoyenne Vliclina Garzelivo-Gradzel, de la Division Opérationnelle des Forces de Sécurité Civiles de l’Empire, un organisme qu’on baptise plus simplement chez nous le Troisième Assistanat. D’emblée, je vous rappelle que je ne suis pas en communication directe avec vous et qu’il s’agit d’une stéréotransmission enregistrée. Toutefois, l’appareil qui vous permet de m’entendre est interactif : il peut reconnaître certains mots ou expressions que vous utiliserez et il possède en mémoire divers canevas de conversations que mes techniciens et moi avons préparés. Selon les paroles que vous prononcerez, il vous sera répondu dans la mesure du possible. S’il s’avérait que je demeure silencieuse à l’issue d’une remarque ou d’une question, ne m’en tenez pas rigueur, cela voudrait seulement dire que nous n’avons pas enregistré de réponse adéquate. Ce préambule à destination de nos invités étant achevé, je vous propose, Citoyen Commandant, d’en venir à l’essentiel. Quand vous serez prêt, il vous suffira de me le dire. J’ajoute que l’appareil se déconnecte après un mutisme de votre part d’environ trois à quatre minutes : il vous faudra alors recommencer l’ensemble de la procédure de prise de contact. A vous.

         Rogue se leva de son biodiv et vint s’asseoir à côté de Velti qui le regarda faire d’un air franchement étonné. L’hologramme s’était décalé pour continuer à leur faire face puis s’était à nouveau figé en attente. Après avoir observé la Confédérée trois à quatre secondes, le Stenek posa brièvement la main sur son épaule gauche dont il perçut le raidissement.

                - N’ayez pas peur, murmura-t-il en souriant, je ne vais pas vous sauter dessus, voyons ! Mais je tiens à vous faire comprendre combien ma position est délicate. La Troisième Assistante qui s’adresse à nous ne sait évidemment pas qui est « l’invitée » ici présente. Elle me laisse toute latitude pour apprécier la situation et choisir mes interlocuteurs. Je vous fais confiance mais il n’en reste pas moins que je joue ma carrière et…

              - N’ayez aucune crainte, cher ami Stenek…! Je puis vous assurer que vous me voyez réellement flattée de votre si généreuse confiance…

                 - Hmm, oui… Vous pensez évidemment que j’ai besoin de votre aide pour aborder cette mission difficile… pour exploiter ce qu’on risque de trouver dans la base souterraine, je veux dire. Vous avez certainement raison mais cela ne suffit pas. Je pense que, sans vouloir en aucune manière vous offenser, il me serait peut-être possible de me débrouiller tout seul. Mais si, Velti, mais si ! C’est probablement possible mais, croyez-moi, je ne le souhaite certainement pas. J’ai confiance en vous, vous savez, et si j’ai confiance en vous, Velti, c’est parce que je crois à présent mieux vous connaître. Je sais que vous tiendrez votre parole si vous me la donnez. Et je suis convaincu que vous me la donnerez. Me donnez-vous votre parole, Velti ? Votre parole que tout cela restera entre nous, en tout cas pour l’instant ?

         La jeune femme baissa la tête puis la releva en souriant. Elle secoua ses longs cheveux noirs en un geste de fatalisme qui semblait signifier : je suis folle mais j’accepte… provisoirement. Elle regarda Rogue avant de hausser les épaules.

              - D’accord, Citoyen, j’accepte de jouer le jeu. Moi aussi, je vais vous faire confiance… J’espère ne pas avoir à le regretter…

         Le Stenek, sans lui répondre, se tourna vers l’hologramme et jeta « Je suis prêt ! ». Immédiatement, l’image s’anima. L’Impériale se mit à marcher de long en large, tête baissée, comme pour rassembler ses idées, puis elle revint se camper face à ses interlocuteurs.

              - Commandant Sachlen, vous savez que notre département de Prospective Générale travaille avec acharnement sur la probabilité de survenue d’évènements qui pourraient influencer le cours du futur proche, principalement en ce qui concerne le conflit en cours. Pour cela, nos quanticiens élaborent des hypothèses s’appuyant à la fois sur des faits réels et sur des probabilités. Ils regroupent ensuite toutes ces données dans ce qu’ils appellent une méta-analyse sensée orienter nos décisions stratégiques. Tout cela vous le savez, n’est-ce pas Commandant ?

              - Certainement, Citoyenne Troisième Assistante, certainement.

           - Excellent. Nos quanticiens nous disent qu’il existe encore d’importantes zones d’ombre sur la prise en compte de certains critères d’évaluation. Un de ces critères – que les spécialistes appellent un indéterminant factuel - concerne, semble-t-il, un élément ennemi sur lequel nous avons très peu d’informations : le groupe 107. Or, vous avez récemment évoqué cette organisation, puis mis au jour un bâtiment qui pourrait être en rapport avec elle. Tout cela est évidemment du domaine de l’hypothétique mais l’opportunité est à saisir. J’ajoute que la responsable de la méta-analyse en cours semble penser – je devrais plutôt dire pressentir - que ce groupe 107, en apparence totalement hostile, pourrait avoir à notre égard une attitude… ambiguë, ambivalente peut-être même. Qu’il pourrait en fait receler en son sein des… comment m’exprimer ?… des agents susceptibles de nous venir en aide. Ne me demandez-pas comment, ni pourquoi cette quanticienne avance une telle hypothèse, je n’en sais pas plus. Cette approche peut sembler étrange mais j’ai toute confiance en nos scientifiques même si je ne comprends pas toujours leurs façons de raisonner. Quoi qu’il en soit, s’il s’avère que, lors de cette mission, au delà des informations rapportées, vous deviez vous… heurter à des personnels en apparence hostiles, agissez avec discernement et réserve. Avec discernement et réserve. Les informations, directes ou non, que vous risquez de recueillir seront peut-être d’une importance capitale dans la mesure où elles pourraient être intégrées dans les équations de nos quanticiens. Il tombe du même coup sous le sens qu’il nous sera certainement difficile de les contre-documenter et donc de les valider. Or la désinformation généralisée est, vous le savez fort bien, nécessaire et présente dans toute guerre moderne. Il vous faudra donc être très vigilant. J’insiste : cette mise au point me paraît absolument nécessaire car, au delà de la dimension militaire, je veux que vous compreniez bien l’enjeu scientifique de tout cela. En résumé, nous devons documenter nos machines le plus précocement possible… ce qui présente un risque. (Vliclina marqua une pause de quelques secondes avant de reprendre). Je juge ce risque acceptable à la condition que les canaux à partir desquels transitent ces nouvelles données soient suffisamment dignes de confiance. C’est là que vous intervenez puisque nous vous accordons cette confiance… Vous avez donc compris que je vous donne officiellement mon accord pour investiguer le bâtiment et tous éléments vivants ou non s’y rapportant. Vous choisirez le personnel qui vous paraîtra nécessaire et les appuis dont vous pensez avoir besoin. Vous avez carte blanche pour prendre les décisions que vous jugerez adéquates, étant bien entendu que vous rendrez compte immédiatement de ce qui vous semblera important. Je précise que vous me rendrez compte directement. Dernier point : les autorités confédérées alliées en charge du secteur ont été prévenues de cette mission d’exploration et vous fourniront toute l’aide souhaitable, dans la limite évidemment de leurs possibilités. Ces précisions étant apportées, j’imagine que vous avez des questions. Je vous écoute.

              - Les informations de prospective que vous avez évoquées ont-elles été communiquées à nos amis loyalistes de la Confédération ?

               - …

           - Hmm, puis-je communiquer les éléments que vous venez d’évoquer à des oreilles amies, par exemple les partenaires dont je serai entouré lors de mes investigations prochaines ?

             - Commandant Sachlen ! Nous savons tous les deux qu’une tierce personne que vous avez vous-même choisie assiste à notre entretien. Poser votre question, c’est donc aussi y répondre…

             - Certainement, Citoyenne, je vous prie de m’excuser, Citoyenne. Heu, pourriez vous me renseigner de façon plus précise sur les… personnels ennemis non hostiles qui…

            -  Je vous ai déjà dit que je n’en sais pas plus, Commandant ! le coupa sèchement Vliclina.

           - A l’avenir, devrais-je vous contacter par le canal habituel ou préférez-vous que ce soit vos propres services qui s’en chargent ? poursuivit Rogue sans se décourager.

         - Je vous propose, Commandant, de ne rien changer à nos procédures. Y a t-il autre chose ? demanda Vliclina après quelques secondes de silence. Elle se retourna derrière elle comme pour regarder par dessus son épaule, probablement pour signifier à ses techniciens la fin de l’enregistrement.

         La voix claire de Velti se fit alors entendre, ce qui eu pour conséquence immédiate de donner l’impression que l’image holographique relevait soudain ses yeux vers la source sonore.

            - Permettez-moi, Citoyenne, de vous poser à mon tour une question : vous avez fait allusion tout à l’heure au groupe 107 qui, même pour les Confédérés, reste quelque chose de mystérieux. Je pense néanmoins que certaines unités, peut-être de contre-espionnage ou d’éclairage, ont dû enquêter sur ces gens, qu’ils existent ou non d’ailleurs… De ce fait, auriez-vous des informations, quelques éléments susceptibles de nous aider dans cette mission…?

               - Une femme… très certainement extérieure à l’Empire, si j’en juge par la façon de s’exprimer, répondit la voix douce de Vliclina. Mais assurément un militaire d’un certain rang, c’est en tout cas ce que déduit l’engin à partir duquel je vous parle. Je vous rassure immédiatement : ces données ont été obtenues après que j’ai enregistré ma voix et sont arrangées et stockées dans la mémoire de cette machine. Elles ne seront donc pas portées à ma connaissance, sauf avec votre accord évidemment. Pour répondre à votre question, Citoyenne, - pardonnez-moi d’utiliser un titre qui ne vous convient peut-être pas – je dois vous dire que je ne sais que peu de choses sur le sujet qui nous intéresse. En réalité, ce groupe 107 est plutôt discret : il ressemble à une sorte de société secrète agissant au sein de services de renseignements eux-mêmes peu diserts par nature. Fort difficile à saisir, donc ! Certains d’entre nous mettent d’ailleurs en doute son existence, prétendant qu’il ne faut voir dans cette affaire qu’une tentative de désinformation, de déstabilisation dont, personnellement, je ne vois pas le but. Moi, je crois que ces personnes existent. Qu’elles existent et qu’elles tiennent une place importante chez nos adversaires. Quoi qu’il en soit, j’ai des raisons de croire qu’il s’agit d’une organisation principalement composée de biocyborgs paramilitaires (hasard ou volonté délibérée, je n’en sais rien), gravitant à proximité voire dans l’entourage des instances suprêmes de la CPI. Il est aussi fort possible que… ces gens soient très universalisant, peut-être même complètement universalistes. En tout cas, une chose est certaine : nos services n’ont jamais pu mettre la main sur un quelconque transfuge, comme cela à toujours été le cas ailleurs. Étrange, n’est-ce pas ? Que veulent-ils ? Qui sont-ils ? Quelle est leur influence réelle ? Nous n’en savons rien. Les forces confédérées sont certainement mieux renseignées puisqu’il s’agit d’un de leurs services mais, compte tenu de la situation actuelle au sein de la Confédération, nous ne savons pas qui pense quoi : il me semble dès lors difficile d’enquêter – sans danger - dans cette direction-là, eussions-nous les ouvertures adéquates. Voilà, Citoyenne, brièvement résumé, ce que nous savons de ce groupe, c’est à dire peu de choses. D’où l’importance capitale d’une information validée quelle qu’elle soit… Bien, je vois à votre silence que ni le commandant Sachlen, ni vous, Citoyenne, ne semblez vouloir poser d’autres questions. Je vais donc vous présenter mes salutations et vous laisser organiser vos actions à venir. Je vous souhaite bonne chance. Ah oui, je vous le rappelle, vous pouvez à chaque instant revenir me poser d’autres questions dans le dadgab… Cette fois, avec vous, Citoyens.

         L’hologramme s’interrompit et, après quelques secondes, la lame translucide du dadgab se mit à tournoyer lentement sur elle-même et, telle une plume voguant sur un coulis d’air léger, descendit lentement vers le sol. Rogue se leva et l’intercepta avant qu’elle ne touche terre. Après l’avoir réintroduit dans sa combi, il se tourna vers la Confédérée.

              - Alors, Velti, qu’en pensez-vous ?

             - Que cette femme est très belle. Vous êtes sûr que, si jeune, c’est chez vous un haut responsable?

            - Eh bien, répondit Rogue, l’air plutôt surpris par la remarque, oui, en effet. La Troisième Assistante est un personnage important. Elle fait partie, à ce que je sais, du premier cercle. C’est à dire de la petite centaine de personnes qui décident au plus haut niveau et sont, en somme, des intimes de l’Empereur mais… mais je ne pensais pas à cela en vous posant cette question.

            - Mais oui, mais oui, j’avais bien compris. Je vous ai donné ma parole, n’est-ce pas ? Alors, n’ayez aucune crainte, je ne reviens pas dessus. Nous allons explorer cette structure et, s’il y a quelque chose à trouver, nous trouverons. En attendant, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, compte tenu des nouveaux développements, je vais réfléchir à la meilleure manière d’aborder cette mission. Vos suggestions seront les bienvenues, ajouta-t-elle, et, cette fois, il n’y avait aucune trace de sarcasme dans sa voix.

     

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    [1]  Subdivision : secrétariat central

    [2] Dans l’armée de la CPI, si l’on doit toujours s’adresser à son supérieur par son titre, un supérieur hiérarchique s’adresse le plus souvent à son subordonné selon l’usage civil. C’est à peu près le contraire dans l’armée impériale où un subordonné s’adresse à son supérieur en l’appelant Citoyen ou Monsieur (ou évidemment Citoyenne, Madame, etc.), l’interpellé répondant en déclinant le grade de son interlocuteur.

    [3]  droïde inducteur : le droïde captif responsable de la séance d’holographie

     


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  • Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

    Sujet :                   services d’éclairage impériaux (les) : généralités

    Section :                                        histoire générale

    Références extrait(s) :           tome 7, pp.110-114

    Sources générales :                 tomes 7 à 9 (première partie)

    Annexe(s) :                                          

     

     

    …/… la notion « d’éclairage » prend une signification différente selon que l’on s’intéresse à l’éclairage civil (aussi appelé éclairage d’Etat) ou à l’éclairage militaire. En effet, dans le domaine civil, il existe, bien séparés au plan organisationnel, un éclairage de défense (ED) et un éclairage d’exploration (EE) [1]. Intéressons-nous d’abord à l’ED… qui relève en fait de deux assistanats forcément complémentaires, tous deux sous l’autorité du 2ème Conseiller Impérial (Directeur des Personnels Civils de Sécurité) : il s’agit en l’occurrence du 1er Assistanat (ou Direction Théorie et Prospective) et du 3ème Assistanat (ou Division Opérationnelle)…/…

     

    …/… cette Division Opérationnelle ou 3ème Assistanat est en réalité le « bras armé » de l’Eclairage de Défense impérial, l’élément de police intérieure le plus souvent perçu du grand public comme la « police politique » du régime. Du régime en place, devrait-on dire, car quel que soit l’Empereur régnant, la politique menée par son gouvernement et la plus ou moins grande vigueur de son opposition, cette Division Opérationnelle, qui possède rappelons-le de nombreux éléments d’intervention lourds, a toujours su rester légitimiste au fil des décennies, à l’exception peut-être…/…

     

    …/ … il semble assez difficile d’évaluer les effectifs des personnels engagés au sein du Troisième Assistanat, d’autant que certains d’entre eux peuvent relever des autorités militaires, voire plus simplement de la Milice ordinaire. Srapt Vergis qui, en 933 rc, a fait paraître une très intéressante étude sur le sujet, explique que « ces personnels ont peu évolué en effectifs au cours des siècles et que ces chiffres oscillent probablement entre quelques millions (une estimation « haute » prenant en compte les personnels mixtes, intérimaires ou occasionnels) et quelques centaines de milliers (estimation « basse » ne retenant que les personnels exclusifs) »…/… il n’empêche que le Troisième Assistant - qui ne dispose que d’un personnel relativement réduit si on le compare à certaines unités de l’armée ou à certains Départements-Ministères – est un personnage très haut placé dans la hiérarchie d’état : certains auteurs exagèrent peut-être son importance réelle en la comparant à celle d’un Conseiller Impérial. Mais il est vrai que le Conseiller est un humain (ou humaine) public(que) alors que le Troisième Assistant « règne dans l’ombre » (dixit Tor-Dor le jeune) et ceci explique peut-être cela…/…

     

    …/… qui est bien différente. Ici, l’activité est plutôt tournée vers les études de prospective et/ou simulations diverses : la Direction du Premier Assistanat intervient peu – du moins directement – sur le terrain, des actions qui relèvent, on l’a vu, du 3ème Assistanat. En revanche, c’est elle qui le plus souvent détermine les stratégies à adopter et qui sert de passerelle avec l’Eclairage d’exploration, représenté par les Assistanats 7 (Sécurité Intérieure, c’est à dire le système solaire) et 12 (Sécurité Galactique). Théoriquement, le Premier Assistant a préséance sur le Troisième mais cela dépend évidemment des circonstances galactico-politiques et des personnalités des uns et des autres…/…

     

    …/… chez les militaires, comme souvent, tout paraît plus simple. Chaque Armée quadrantale possède son service d’éclairage, à la fois de défense et d’exploration (dans ce dernier cas, les militaires préfèrent utiliser le terme de « Service de Documentation), tous relevant de l’État-major Général. En revanche, de par la structure même des activités militaires, il existe un certain nombre d’unités spéciales, comme celle des Steneks qui sont un peu à l’Armée ce que les Jijors sont à la Milice…/…

     

    …/… des nombreux passages existant entre les autorités policières militaires et civiles. Et là aussi la préséance des uns sur les autres dépend essentiellement de la volonté propre des dirigeants en place ou de circonstances particulières : on comprendra aisément qu’en temps de conflits les militaires – tous départements confondus – prendront facilement le pas alors qu’en temps de paix, c’est à l’évidence l’inverse qui s’impose naturellement…/…

     

     

     

     

     

     

    11

     

     

         La jeune femme les suppliait, à genoux dans la boue et les débris épars, la tête abaissée en un geste de soumission ultime, les bras à demi écartés de son corps, paumes des mains vers le ciel, afin de leur faire comprendre qu’ils n’avaient rien à redouter d’elle, qu’elle ne présentait pas le moindre danger. Pour personne. Peut-être avait-elle quand même quelque chose à cacher ? Sinon, pourquoi se mettait-elle en travers de leur assaut ? Voulait-elle protéger un enfant invisible ? Défendre un cube de vie ? Ou bien cherchait-elle à faire gagner quelques précieuses secondes aux commandos ennemis qui décrochaient ? A moins qu’elle ne soit tout simplement devenue insane, le cerveau brûlé par la violence des combats, les hurlements des machines, les sifflements des armes légères, les explosions sourdes des obus différés, le chuintement du métal qui fond et les craquements de la pierre qui se fragmente. Elle n’aurait pas dû se trouver là, civile oubliée au sein des forces actives. Sa présence était totalement inutile. Elle risquait stupidement sa vie pour rien, ou bien pour quelque chose d’inavouable, mais comment le savoir ? Slader Ban la vit au dernier moment, cette ombre fugitive, et cette vision lui renvoya une nouvelle bouffée d’adrénaline ce qu’il n’aurait pas cru possible. Il sauta de côté pour l’éviter, pour ne pas tomber à cause d’elle et risquer le tir des droïdes ennemis encore opérants. Il trébucha et poussa un juron de colère mais il sut se rattraper malgré sa lourde combinaison de combat. Venu du bâtiment qui leur faisait face, à quelques dizaines de mètres à peine, le tir de barrage se fit plus nourri. Slader Ban leva son bras gauche et, d’un simple mouvement du poignet longtemps travaillé, il ordonna à sa section de se jeter à terre, à l’abri d’un pan de mur, d’un recoin quelconque. Il pouvait entendre les souffles courts de ses hommes dans l’oreillette de son casque. Cependant personne ne parlait : silence absolu – c’était son ordre – mais liaison néanmoins toujours opérationnelle. Lui, il se trouvait en première ligne, à la tête de son groupe comme toujours et, de l’autre côté de la voie rapide désertée, il y avait ce bâtiment tout en longueur. Slader Ban était absolument persuadé que les Impériaux y avaient laissé leur dernière ligne de défense droïde, des machines de combat qui s’autodétruiraient dès qu’elles se sauraient sur le point de tomber entre leurs mains. Il avait déjà vu cela tant de fois. Ensuite, dès que ces derniers défenseurs seraient neutralisés, c’en serait fini de l’opération puisque les combattants humains de l’autre bord auraient rejoint leur zone d’exfiltration et leurs cargueurs. Tant de violence pour si peu. Mais si indispensable néanmoins car s’ils ne la prenaient pas, cette ligne de défense, les autres la réoccuperaient certainement et tout serait à refaire…

         Slader Ban activa l’ordiquant de sa visière de casque. Immédiatement, se superposant au spectacle des ruines, une foule de données s’afficha : les positions de la plupart des hommes de son groupe, le degré de progression des unités voisines de la sienne, la distance approximative des premiers droïdes ennemis, tout un ensemble de chiffres et de schémas qui changeaient en permanence, qui se culbutaient à en donner le tournis mais il était bien sûr parfaitement entraîné. Il y avait aussi le témoin bleu de la connexion de longue distance auquel, depuis longtemps, il ne prêtait plus attention. Il savait qu’il était inutile de se précipiter : la vie de ses hommes ne valait pas l’accélération du repli adverse qui, de toute façon, se ferait. Il se renversa sur le dos et observa le ciel maussade et mouillé : la pluie lourde de ses gouttes épaisses et grasses venaient à sa rencontre comme autant de petits ennemis perfides qui se dissolvaient instantanément à l’approche de sa visière. Il attendit quelques instants que le rythme de son cœur ralentisse puis leva deux doigts de sa main droite à destination de ses fantassins de soutien qui répercuteraient l’ordre tandis qu’il soufflait à mi-voix dans son micro de casque : « Quatre minutes, quatre minutes avant d’y aller, les gars ! ». Une vieille ruse archi-connue mais qui pourrait peut-être surprendre les droïdes plutôt stupides qui leur faisaient face. De l’endroit où il se trouvait, il pouvait distinguer, à quelques mètres en arrière de lui, la femme aux bras tendus qui n’avait pas bougé. Il l’observa distraitement ce qu’elle dut sentir car elle releva la tête tout à coup et le fixa de ses yeux noirs et attentifs. Sans la moindre peur, semblait-il. L’eau ruisselait sur ses courts cheveux bruns et sur sa combi fluo. Hormis le calme impressionnant de son regard inquisiteur, on aurait pu croire à une statue de marbre colorisé.

         Slader Ban se retourna à nouveau et, allongé à même le sol sur la pierraille déchiquetée, il chercha à évaluer une fois encore la situation. D’un doigt sur son palpeur d’ordiquant de poignet, il effaça les données de position sur sa visière et ne conserva que l’image retransmise par le tubulaire déployé par son fantassin d’exploration. Légèrement décalée par rapport à sa position, l’image monochromatique ne renvoyait que du vide : aucun drone à radiant et pas de RFO, ces pièges d’images virtuelles que le Génie adverse aurait pu abandonner pour les tromper. Et évidemment aucun humain. Le tir de barrage avait cessé. Seuls les éclairs bleutés de quelques lasers venaient troubler le calme apparent de l’endroit. De toute évidence, des armes légères, celles des droïdes impériaux abandonnés par les troupes ennemies en retraite.

         Son vibreur de poignet l’avertit que les deux minutes imparties venaient de s’achever. Regardant vers l’arrière, il releva la main gauche pour signifier à ses hommes que, cette fois-ci, il était temps de passer à la dernière partie de l’offensive. La femme perçut son geste et pour la première fois ébaucha un mouvement de retrait qu’elle ne put terminer : son visage explosa dans une gerbe de sang et de débris organiques et elle s’affaissa lentement sur le côté. Slader Ban soupira : on ne saurait jamais ce qu’elle faisait là. Prenant sa respiration, il se releva et, demi courbé, s’élança vers le vide de la voie rapide. Comme prévu, ses guetteurs jetèrent une profusion de gaz électromagnétiques pour tromper les droïdes ennemis. N’attendant que ce signal, les autres commandos entrèrent également en action, suivis de peu par leurs propres droïdes, lesquels, trop lents, étaient uniquement cantonnés à des interventions de ratissage arrière. Progressant par petits sauts successifs, Slader Ban se rapprocha de la voie et s’apprêtait à s’engager pour ce qui n’était pour lui que la dernière ligne droite lorsqu’il entendit, bravant l’interdit radio, le cri de son suiveur. L’homme, Brexner à ce qu’il crut reconnaître, cria trop fort et il ne put comprendre ce qu’il voulait lui dire. Il regarda néanmoins sur sa gauche : l’ombre d’un drone tombait vers lui et la dernière vision qu’il eut fut la boule jaunâtre qui venait à sa rencontre. L’impact. La douleur, brève mais intolérable. Il se sentit tomber. Puis le noir total. Il ne sut jamais que le drone avait été immédiatement détruit par ses suiveurs. Trop tard.

         Malgré la distance et la conviction de ne pas être directement impliqué, Valardi sursauta et poussa un gémissement lorsqu’il se sentit mourir. Il sut avec certitude qu’il avait été tué. L’autre lui-même était mort. Valardi avait du mal à se ressaisir car il avait été si proche de ce soldat. Plus que proche : fusionné avec lui. Au point d’avoir souffert et espéré avec lui, d’avoir pu deviner certaines de ses pensées, d’avoir vu par ses yeux ce qu’il voyait et ressenti dans son corps ce qu’il ressentait. Ce n’était pas comme dans un rêve où on a toujours plus ou moins l’impression que les images ne reflètent que partiellement la réalité, un rêve dont on émerge en sachant immédiatement qu’il s’agit d’une histoire inventée par son propre cerveau. Ce n’était pas non plus comme dans une scène de trivmaki dont les limites sont connues à chaque instant, les personnages identifiés volontairement, les péripéties décidées à l’avance, non c’était… horrible. Il comprenait soudain la capacité d’aliénation de ces relais fusionnels longue distance, uniquement réservés, grâce en soit rendu à Bergaël !, à quelques décideurs, des militaires, des hommes de terrain. Son cœur battait à tout rompre et il était couvert d’une sueur froide qui exhalait la peur. D’un vague geste de la main droite, il congédia son ordimédic personnel qui, alerté, s’approchait. L’image de l’assaut persistait dans son cerveau comme un remord. L’homme dont il avait en spectateur emprunté le corps était mort. Cela ne pouvait être autrement. Le drone avait… Valardi frissonna imperceptiblement. Il aurait pu avoir la certitude de cette mort en demandant le transfert longue distance sur un soldat proche mais, par une sorte de pudeur, il ne tenait définitivement pas à contempler le corps supplicié de celui dont il venait de partager les derniers instants. Tout cela était bien trop réel : loin d’ici, loin de sa farla de Belar 3 et de ses droïdes captifs, l’attaque était toujours en cours, quelque part dans une ville triste, dévastée par ces hostilités qu’il avait si longtemps redoutées. Une guerre lointaine - mais pas absurde - qui opposait des êtres dont il n’avait bien sûr jamais entendu parler et qui avait lieu en grande partie à cause de lui, à cause de gens comme lui, des gens qui en avaient décidé ainsi. Et qui prétendaient sans jamais en être totalement sûrs – comment le pourrait-on ? – que les morts d’aujourd’hui éviteraient ceux de demain. Que c’était le prix à payer pour un autre univers, forcément meilleur. Valardi partageait absolument cette conviction. L’Univers actuel, c’est à dire la petite part de la Galaxie que l’homme, ce microbe, avait réussi à s’approprier, était en deçà de ce qu’il devrait être et la faute en incombait à l’immobilisme d’une administration politique sclérosée et de dirigeants campant sur leurs privilèges. Il fallait que cela change, Valardi en était certain, et c’était de sa responsabilité de participer à ce mouvement d’émancipation. Il en avait la volonté et il en avait les moyens mais que c’était dur parfois ! Il lui fallait accepter la souffrance des autres, l’inévitable injustice des préjudices collatéraux et les espoirs perdus de tant de gens. Toutefois, c’était le prix et pour ne jamais l’oublier, pour ne pas s'accoutumer ou se laisser gagner par l’indifférence de l’insouciance, il s’obligeait à vivre par procuration ce qu’entraînaient ses choix. Il ne se jugeait ni bon, ni mauvais - il laissait ces débats éthiques aux spécialistes ou aux religieux - : il se pensait avant tout responsable. C’était son angoisse mais également sa fierté.

     

     

     

         Bristica s’était replongée dans le travail avec ferveur et obstination, comme certains adeptes de la Refondation entrent en casuble [2]. C’était à l’évidence son moyen le plus sûr pour effacer autant que possible les récents événements. Le soir, elle regagnait son appartement du vaisseau amiral, éreintée, la tête emplie de chiffres et de courbes, les yeux saturés de couleurs et de formes mathématiques ; elle cherchait de la sorte à oublier sa condition de maudite et le souvenir du gentil quanticien qui avait su l’entourer de son amitié amoureuse. Elle savait pourtant fort bien que le fantôme de son ami - un fantôme récent mais elle en traînait d’autres avec elle - n’était pas loin et qu’il suffirait de peu pour qu’elle laisse enfin couler les larmes qu’elle retenait depuis si longtemps. Mais elle ne pouvait pas se laisser aller, se répétait-elle avec insistance, elle devait oublier pour l’instant son destin personnel et maintenir le cap : l’avancement de la méta-analyse, une étude qui se corrigeait sans cesse, qui s’affinait jusqu’à en devenir presque intelligible, mais dont on pouvait comprendre qu’elle n’aurait jamais de fin véritable. Jamais de fin, pensait Bristica, puisque ce genre d’outil dépend uniquement des questions que l’on pose en préambule et elle savait que des questions, les autorités en charge en poseraient toujours. Restait l’orientation générale donnée par les chiffres, qu’il convenait d’interpréter au plus juste et avec le minimum d’incertitude. A certains moments, l’idée que des millions de gens qu’elle ne connaîtrait jamais dépendaient des interprétations qu’elle et son équipe choisiraient de croire, la rendait presque folle. C’était si lourd à porter qu’elle aurait pu en tomber physiquement malade mais, au dernier moment, comme l’animal blessé emporté par le courant qui arrive à reprendre pied sur la berge alors qu’on le jugeait perdu, elle repoussait le discours du malheur et faisait face, détendue et tranquille. On avait presque l’impression qu’on allait revoir l’éclat de ses dents tranchant sur sa peau d’ardoise.

         Ce n’était toutefois qu’une impression car, au delà de la peine qu’elle avait ressentie avec la disparition si brutale de Drago, il y avait toujours en toile de fond cette interrogation taraudante qui, de proche en proche, revenait la tourmenter : avait-elle fait le bon choix en s’engageant sous la bannière de l’Empire ? Elle qui n’était qu’une provinciale, qu’une ressortissante de la République de Farber, un système planétaire théoriquement neutre dans un conflit qui le dépassait, qu’une scientifique qui ne comprenait pas, ne pouvait pas comprendre les intérêts politiques et économiques en jeu. Seul le hasard l’avait placée au centre de ce maelström. Au centre, oui, car elle n’ignorait pas la contribution peut-être décisive que, elle et son équipe, apportaient à la cause impériale. C’était bien le hasard qui la faisait travailler pour un camp plutôt que l’autre : tout simplement parce que les interlocuteurs qu’elle avait rencontrés en premier lui étaient apparus plus sympathiques, plus dignes de confiance que les autres que, au fond, elle ne connaissait pas. Vliclina, notamment, l’avait séduite par son intelligence et sa force de conviction mais au delà ? Que savait-elle de ce que voulaient leurs ennemis ? Ces ennemis qui se recrutaient dans tous les partis, toutes les couches sociales, toutes les nationalités, il devait bien y avoir une raison à cela. Et elle, elle était au centre du conflit ! Pas un rouage subalterne dont on pouvait avancer avec certitude que sa disparition ne changerait rien à l’issue de la crise galactique. Non, au centre, au milieu, à la tête d’une grande machine qu’elle contribuait – et pas qu’un peu – à faire progresser dans la bonne direction. Elle n’était pas loin de penser qu’elle s’était trouvée au mauvais moment, au mauvais endroit. Mais qu’y pouvait-elle ?

         Il y avait aussi sa vie à elle qu’elle ne saisissait plus. Quelle vie ? Quel avenir ? Son travail, techniquement, la passionnait ; jamais elle n’aurait accepté son quasi-emprisonnement si cela n’avait pas été le cas. Mais elle ne se voyait néanmoins pas confinée durant des années dans cet isolement, elle qui était jeune et ne profitait de rien. C’était la guerre, certes, mais elle savait pertinemment que, ailleurs, sur Terra, sur Farber, sur Vargas, dans des milliers d’autres endroits, là où il n’y avait pas de combats, c’est à dire la majeure partie de la Galaxie, les gens continuaient de vivre presque comme avant, jouant avec leurs enfants, assistant à des réceptions, recevant leurs familles et leurs amis, participant aux spectacles multimédias, visitant les lieux de culture, jouissant des centres de vacances et de distraction, explorant en fait toutes les facettes d’un univers si riche en possibilités diverses. Elle, rien. Ou si peu. La Prospective Générale appliquée était devenue tout son univers, un univers – Bergaël en était témoin ! - longtemps appelé de tous ses vœux. C’était évidemment beaucoup mais pas suffisant.

         En définitive, c’était peut-être mieux pour elle de travailler autant, de travailler toujours, de travailler à en oublier tout, jusqu’à ne plus espérer que quelques heures de sommeil glanées au hasard d’un emploi du temps.

     

     

     

               - Curieux, ce nom, n’est-ce pas ?

              - Je ne vous le fais pas dire… Galomba Galomba, c’est un nom qui vient de Verturio… mais si, voyons, Verturio ? Bon, je vois bien que vous ne connaissez pas : c’est une petite planète près de Maldragor. Maldragor la Grande, celle du sixième quadrant… Vous ne… Ah bon, quand même. Alors, voyez-vous, sur Verturio, évidemment, on parle le fried comme partout mais nous sommes restés suffisamment isolés – pas moi, les générations d’avant – pour que nous y ayons développé une sorte de langue indigène, un patois si vous préférez. Pour rester entre nous, vous voyez ? Et, là-bas, galomba, ça veut dire « vite », « rapide », ce qui arrive brusquement, vous voyez ? D’où vient le nom de ma famille ? Galomba ? Je ne sais pas… Un hasard, faut croire. Mais – et c’est là où ça devient cocasse - comme l’accouchement de ma mère s’est passé en moins de dix minutes – et sans ordimédic, hein ! – mon père, qui a toujours eu plein d’humour m’a appelé Galomba. D’où la répétition : Galomba Galomba. Marrant, non ?

             - Effectivement, c’est original… heu, vous avez des frères et des sœurs ? Parce que…

              - Non, je vous arrête tout de suite. J’ai effectivement un frère et une sœur mais ils ont des prénoms tout ce qu’il y a de plus classique. Par exemple, mon frère…

         C’est ainsi que commençait souvent une conversation avec Galomba Galomba. L’homme ne manquait jamais l’occasion de s’expliquer sur ce qui intriguait un interlocuteur pour la première fois mis en sa présence : ce nom étrange qui fleurait bon l’exotisme et les contrées lointaines. Cette impression de dépaysement était en réalité amplement exagérée car Galomba avait fait toute sa carrière sur Terra et il ne se distinguait guère de ses millions d’habitants. Il ressemblait à beaucoup de ses concitoyens sauf peut-être sur un point : durant les quarante dernières années (il avait 61 ans), Galomba n’avait jamais dérogé à la règle qu’il s’était fixée : être à n’importe quel moment et en toutes circonstances parfaitement habillé, « définitivement présentable » comme il se plaisait à dire. C’était un point sur lequel il ne transigeait jamais si bien que l’on aurait été certainement en peine de trouver un témoin susceptible d’affirmer qu’il l’avait aperçu en « négligé » ou en combi de détente, le comble de l’horreur pour Galomba. Sous d’autres cieux ou à d’autres époques, Galomba aurait, par dérision, probablement été surnommé « monseigneur » ou « votre altesse » mais dans l’Empire galactique de 975 rc, il était plus prosaïquement « GG ».

         Galomba – ou GG – occupait une situation importante à la Strota-Versa, une société d’import-export de pierres précieuses de Mez-Antelor et de Sidarcanne. Il y était employé en tant que second directeur ce qui, pour un homme dont les études avaient été plutôt mouvementées, était une très belle réussite sociale. La Strota-Versa était depuis peu confrontée au développement inattendu de la guerre qui entravait son commerce avec ses sources d’approvisionnement : Mez-Antelor était tombée aux mains des Confédérés et il était évidemment impensable de nouer des relations avec les nouveaux maîtres de la planète alors que le siège de la société se trouvait sur Terra. Restait donc Sidarcanne et quelques dépôts intermédiaires qui suffiraient bien le temps que le conflit s‘apaise. GG n’avait d’ailleurs aucune angoisse quant à son avenir professionnel puisqu’il était l’un des rares employés de la Strota à savoir que la société dépendait en réalité de la Compagnie du Fret Stellaire dont l’assise galactique ne prêtait à aucune inquiétude.

         Comme chaque jour vers quatorze heures, GG se rendit à pied au restaurant « Tous ces pas vers le jaune » du Centre d’Affaires – c’est à dire du centre commercial – qui jouxtait le siège de sa société. Il n’était pas pressé et, avant de pénétrer dans le PAMA qui l’amènerait en sous-sol, il s’arrêta pour humer l’air ambiant. Le ciel gris charriait d’énormes nuages qui ne paraissaient pas menaçants et il faisait encore doux. Il est vrai que les immenses structures d’acier et de verre de la planète-ville atténuaient les variations de température, en tout cas au sol. Mais c’était une saison agréable et GG serait bien allé faire une promenade sur une navette de jeu comme il en rodait toujours dans la haute atmosphère. Il soupira : trop de responsabilités immédiates. Pour se consoler, il s’évalua dans le reflet de la cage du PAMA. Ce qu’il voyait lui plaisait : un homme jeune – à peine la soixantaine – et surtout svelte sans trop d’effort, assez distingué à ce qu’il lui semblait, qui aurait facilement pu trouver une compagne s’il l’avait désiré. Il lissa doucement les manches de son radec en synthé poli [3] , en affina le col de deux doigts de chaque main et s’enfonça sans se hâter dans le puits ascensionnel.

         Il en émergea pour se rendre directement au restaurant « Tous ces pas vers le jaune », évidemment surnommé par commodité le « Jaune ». Bruits, mouvements, jeux de lumière. Toujours la même affluence importante qui rassure et procure la sensation d’exister, de faire partie d’une communauté. Il aimait cette ambiance affairée. Le droïde maître d’hôtel le reconnut instantanément et le dirigea vers le box de deux que, privilège des habitués, on lui réservait pour lui seul. Il s’assura que son siège était indemne de toute tâche ou poussière (il avait encore en mémoire l’horreur que lui avait procuré, à l’âge de quinze ans, l’espèce de guimauve qui s’était attachée à son pantalon de légica [4] neuf parce qu’un droïde d’entretien déréglé avait mal nettoyé sa chaise). La machine prit sa commande et sortit du box, une bulle de verre dont l’entrée se ferma en chuintant. En un majestueux ballet en apparence désordonné mais en réalité parfaitement au point, la bulle commença son élévation le long des parois intérieures du restaurant à la poursuite de dizaines d’autres bulles semblables : elle ne reviendrait que pour charger les mets commandés, en réalité peu de chose car GG n’avait pas très faim. GG appréciait énormément ce court moment de détente qui l’envoyait, touriste local, à l’assaut des parois du « Jaune » - 400 mètres de hauteur quand même - en une promenade toujours différente, en compagnie d’une multitude de gens dont les bulles accompagnaient parfois la sienne durant de longues secondes. Quelquefois il lui arrivait même d’apercevoir quelques connaissances qui lui adressaient de grands signes auxquels il répondait comme à son habitude par un bref mais perceptible mouvement de la tête. En se tournant vers l’extérieur, les murs devenant transparents à une certaine hauteur, on pouvait admirer les bâtiments voisins et, vers le haut, surplomber un bref instant, l’océan de glace métallisée de la planète-ville.

         Ce fut lors de son second circuit, après avoir définitivement abandonné son viriège brun [5] aux câpres, qu’il remarqua la femme. En réalité, c’est l’intensité de son regard posé sur lui durant les quelques secondes de leur voyage côte à côte qui attira son attention. Il intercepta ce regard et, contrairement à ce qu’il aurait cru, la femme ne baissa pas les yeux et resta à l’observer sans sourire mais sans agressivité non plus. De la curiosité plutôt, une curiosité tranquille, sereine. Bientôt la bulle de l’inconnue disparut parmi les autres mais le souvenir du visage de la femme subsista plus longtemps dans le cerveau de GG, à la manière d’une persistance rétinienne. Il n’avait plus faim et il posa sa main sur le cercle de rappel, au centre de la petite table ronde. Presque instantanément sa bulle changea de direction pour revenir à son point de départ. Il sortit prestement de l’engin et se dirigea sans passer par l’espace de réception – il avait un compte à demeure au restaurant – vers la galerie principale du centre, en direction du PAMA de sortie. Dehors, le temps était toujours aussi doux et la lumière du ciel avait même gagné en intensité. Il fit quelques pas sur le parvis et s’arrêta. La femme se tenait devant lui. Elle lui tournait le dos et, bien qu’il ne l’ai vue qu’assise et durant une dizaine de secondes au plus, il la reconnut sur le champ. Mû par une impulsion incontrôlable, il se dirigea vers elle et, à deux mètres d’elle, s’immobilisa avant de toussoter pour attirer son attention.

              - Avec vous, Citoyenne. J’ai l’impression que vous êtes perdue, murmura-t-il, puis-je vous aider ?

         La femme se retourna lentement, l’observa deux à trois secondes, le reconnut peut-être et, pour la première fois, afficha un sourire léger qui découvrit imperceptiblement la blancheur de ses dents. Un peu plus grande que la moyenne, ses cheveux verts tenus très longs, son visage bronzé faisant ressortir des yeux pareillement verts, elle portait, coordonnée à la couleur de ses cheveux, une birta très courte qui, tout en soulignant sa minceur, mettait en valeur des jambes parfaitement proportionnées. Elle était assurément séduisante mais jamais en temps normal GG ne se serait approché d’une telle créature. Pourtant c’était bien lui qui était là à l’aborder, à lui parler, à lui proposer ses services ! L’ennui, la fatigue, le goût de l’aventure ?

              - Trop aimable à vous, Citoyen. En réalité je ne suis pas perdue : je connais au contraire bien cet endroit parce que, voyez-vous, Citoyen, je travaille ici depuis un peu plus de trois ans. Au sous-directorat du Département-Ministère de la Voirie et de l’Agencement, précisa-t-elle en désignant du regard un grande tour d’acier bleu en bordure du parvis. Mais, ajouta-t-elle en devinant la soudaine hésitation de son interlocuteur, oui, c’est vrai, je veux bien de l’aide… J’ai un rendez-vous à la Locale d’Antébor, là, juste derrière vous mais dans une demi-heure seulement. Comme je n’ai pas trop envie de…

               - Me permettez-vous alors, Citoyenne, de vous tenir compagnie quelques instants ? s’empressa de l’interrompre GG. Je ne sais pas, moi, un café peut-être ?

         Comme il sied à quelqu’un de responsable, la femme parut hésiter une à deux secondes avant d’accepter.

              - Pourquoi pas ? se décida-t-elle puis, portant son poing droit fermé à son cœur : mon nom est Vora. Vora Lickner. Et vous ?

         Repartant vers le centre d’affaires avec elle, GG se lança dans une des variantes de l’histoire des Galomba et de l’origine de son prénom. Il prit grand plaisir à voir que son explication amusait sa nouvelle connaissance. Il s’agissait certainement d’une rencontre fortuite mais d’un contact aisé, d’une conversation facile. Trop facile, peut-être.

     

     

     

         Au début, la progression avait paru simple mais il fut rapidement évident pour tous qu’elle ne menait à rien. Velti ne s’était évidemment pas attendu à une opération aisée : la disproportion existant entre la complexité de l’immense structure et l’apparente facilité de sa pénétration ne lui augurait rien de bon. Pour chacun des trois cents niveaux existants, les recherches des équipes d’exploration droïdes avaient confirmé l’analyse des scanners de surface : on se trouvait en présence d’une profusion de couloirs et de salles qui ne débouchaient que sur d’autres couloirs, d’autres salles, tout aussi vides et déserts. L’endroit était toujours fourni en énergie puisqu’il suffisait de pénétrer dans un quelconque des locaux pour qu’une douce lumière d’ambiance sourde des parois ; partout régnait une chaleur confortable. Pas un grain de poussière – des systèmes d’entretien automatiques certainement – mais pas non plus le moindre droïde et, d’une manière plus générale, pas d’équipement. Il était impossible de savoir à quand remontait ici la dernière présence d’un humain, voire d’un homme mécanique. S’il ne s’agissait pas d’un leurre – mais quelle curieuse façon de vouloir tromper l’ennemi – c’était au minimum des structures non opérationnelles. Un « espace vacant » en terme militaire confédéré. Velti avait soigneusement préparé l'infiltration de son groupe et si elle avait évoqué l’éventualité d’un espace vacant, cela avait été aussitôt pour corriger le tir : « Un espace vacant ? Je devrais plutôt dire : un espace apparemment vacant… Parce qu’on ne me fera pas croire que cette construction isolée, qui serait déjà considérée comme gigantesque sur une planète principale, n’a aucune raison d’être sur Drefel, une misérable planète périphérique, une planète tout ce qu’il y a de plus quelconque, une planète à peine coloniale dont aucun d’entre nous n’avait jamais vraiment entendu parlé avant… avant tout ça. Non, il y a autre chose. Il y a forcément autre chose. ». Et pourtant, on tournait en rond.

         Arpentant les couloirs de la structure, presque décontractée à présent qu’aucune menace ne semblait immédiate, la jeune femme avait longuement réfléchi au problème et elle commençait à regretter de ne pas avoir attendu l'arrivée d'une unité du Génie, en principe mieux entraînée à ce type de situations : les spécialistes concernés étaient géographiquement trop éloignés et - on le lui avait fait comprendre à mi-mots - occupés à des opérations certainement plus décisives. Il fallait préciser que les nouvelles du front, sur l’autre hémisphère, quelque part près de  Drefelville, n’étaient pas si bonnes que ça : par un retournement de situation que l’État-major confédéré local avait encore du mal à s’expliquer, les Carsusiens, non seulement ne s’étaient pas repliés comme prévu mais paraissaient sur le point de préparer une contre-offensive sur les lignes « rebelles ». D’autre part, on ne savait pas vraiment ce que signifiait cette base : elle était probablement désertée depuis longtemps par ses occupants ; Velti devait donc comprendre que d'autres objectifs, d'autres priorités ... Elle l’avait si bien compris qu'elle avait décidé d’entreprendre rapidement ce qu'elle appelait une pénétration en territoire hostile, encore qu'elle n'eut aucune raison véritable de défendre cette notion d'hostilité. La Confédérée s’était depuis le début résolue à organiser le camp de base de son commando à proximité de l’ouverture du site. A l’issue de la dernière réunion de la journée avec son équipe, elle s’y retrouva en compagnie de Rogue. Comme lui, elle savait qu’elle ne trouverait pas facilement le sommeil tant l’énigme lui tenait à cœur.

         Affalée dans l’espèce de biodiv rudimentaire qui servait d’endroit de détente au petit groupe de soldats, Velti laissa errer un regard fatigué sur les montagnes encore mordorées par le couchant. Par moments, un vague souffle d’air froid venait rappeler que, au delà de la bulle de vie dressée par les droïdes d’entretien, le vent s’était levé dans les défilés et qu’il était glacial.

              - Vous comprenez, Rogue, ce que je ne comprends pas, c’est à quoi sert tout ça, s’exclama Velti en désignant le sol d’un large demi-cercle du bras. Et quand je ne comprends pas les choses, je me sens mal. Et je sais que vous êtes comme moi. Allez, vous savez quoi ? je vous offre un glork. Ca vous tente ? Parfait, adressa-t-elle au droïde intendant qui, immobile et concerné, se tenait dans un coin de la bulle, alors deux glorks. Ensuite vous nous laissez.

         Quelques secondes plus tard, elle tenait de sa main gauche un verre en cristal d’Ocara et observait le liquide ambré dont les reflets flous scintillaient doucement. Rogue n’avait pas touché au sien et étudiait la jeune femme du coin de l’œil. Il apprenait à la connaître et l’appréciait de plus en plus. En réalité, songeait-il, ce qui m’a d’abord attiré chez elle, ce sont certainement ses yeux - si bleus, si lumineux - associés aux longs cheveux noirs contrastant avec la pureté de ce visage clair ; ensuite, il y a eu tout le reste : la silhouette presque fragile, les gestes parfois étranges ou décalés, les sourires complices ou au contraire obscurément hostiles, la générosité naturelle et les colères soudaines, la passion des situations pouvant aller, mais rarement, jusqu’à la mauvaise foi, bref la beauté de cette femme, si différente des filles de chez nous. Différente jusqu’à lui conférer une apparence presque exotique. L’attrait de l’insolite, peut-être. Déjà, sur Virge, il avait remarqué combien elle était dissemblable, étrangère, autre. Il regrettait alors qu’elle fut une ennemie, certainement une ennemie. A peine hostile et pourtant si cruelle d’avoir détruit sa navette et ses compagnons. Il savait depuis toujours qu’il était impératif de se méfier d’un être si imprévisible, si étranger et, dans le même temps, il n’arrivait pas à s’y résoudre. Il se demandait si, un jour prochain, il n’aurait pas à regretter cette indécision. Elle l’arracha à ses pensées.

              - Parce que, par Bergaël et les autres !, quand on y réfléchit ne serait-ce que deux secondes, y a rien qui colle dans tout ça ! jeta-telle soudain avant de se lever pour marcher de long en large dans l’espace confiné de la bulle de vie. Rien ! D’abord, voilà un complexe immense, Rogue, de la taille de ceux qu’on rencontre certainement chez vous, sur Terra… mais c’est Terra ! Sur Vargas, pour ne pas dire sur Alba-Malto, moi, je n’ai rien vu de semblable alors ici, vous pensez bien… Je ne comprends vraiment pas… Pourquoi cette démesure ? A quoi tout cela a-t-il ou doit-il servir ? Pourquoi n’y a-t-il plus rien là-dessous ? Hein, pourquoi ? Et ce n’est pas notre arrivée ici qui explique ce vide, ce grand désert… Personne n’aurait pu avoir le temps de tout… Et pour aller où, d’ailleurs ? A moins que seules quelques salles… Ah, je ne sais plus et ça me rend folle !

         Elle tournait de temps en temps son regard vers Rogue comme pour s’assurer qu’il partageait bien ses interrogations, s’arrêtait un bref instant de parler, levait parfois le verre qu’elle n’avait pas lâché mais suspendait son mouvement, sans l’avoir porté à ses lèvres, pour reprendre son monologue et sa déambulation.

               - Il y a autre chose, poursuivit Velti. La neutralisation des droïdes… Enfin, pas vraiment une neutralisation mais leur, comment dire ?…

                  - …leur non prise en compte, compléta Rogue.

               - Oui. C’est ça. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Parce que, en effet, dans cet endroit, tout se passe comme s’ils ne comptaient pas, les droïdes. Toutes les commandes – je veux dire celles qui nous sont accessibles – ne réagissent qu’aux humains et à eux seuls : ne trouvez-vous pas cela étrange, Rogue ? Rien qu’aux humains, bionats ou biocyborgs, mais jamais à aucune machine, quel qu’en soit le degré de complexité… Très inhabituel.

         La Confédérée revint s’asseoir sur le biodiv et étendit ses bras en avant en un geste de lassitude. Elle se laissa tomber en arrière avant de se redresser aussitôt pour fixer son compagnon en fronçant les sourcils et en affichant tout à coup une moue de petite fille. Rogue ne put s’empêcher de rire.

               - Parce que vous trouvez ça drôle, vous ? On piétine, on ne comprend rien à rien et cela semble beaucoup vous amuser, s’indigna-t-elle.

                 - C’est vous qui me faites rire, répondit doucement Rogue en souriant.

                  - Moi ? Comment ça, moi ?

              - Oui, vous, ou plutôt votre acharnement, votre passion à vouloir expliquer… Ce qui est tout à fait légitime d’ailleurs. Connaissant la susceptibilité de la Confédérée et sentant qu’il s’aventurait sur une pente dangereuse, il enchaîna immédiatement : moi, ce que je me demande, c’est s’il n’y a pas un rapport entre notre structure inconnue et la présence de ce biocyborg… Vous vous souvenez, celui du groupe 107 qui est à l’origine de notre…

                 - Vous avez parfaitement raison de me rappeler ça. C’est vrai : je l’avais oublié, celui-là… Il y a un certainement rapport mais lequel ? Lequel ? Lequel ? Nous savons aussi avec certitude que cette base, cette structure, ce complexe, appelez-le comme vous voulez, est forcément lié à la Confédération. Je fais allusion à l’inscription, vous vous rappelez ? Celle – en fait la seule – que nous avons trouvée à l’entrée de la salle ovale du douzième niveau. Une seule inscription sur des milliers de salles dont nous ne savons absolument pas à quoi elles pouvaient bien servir…

                - Poste de Commandement Général, c’était ça qui était marqué. Et c’était en fried.

            - Un fried récent, continua Velti, puisque postérieur à la dernière réforme de l’orthographe de 907 rc, mais du fried confédéré si j’en juge par la forme des lettres et la présentation du texte. Vous voyez, Rogue, plus on y pense, moins cela paraît logique. D’abord, si c’est bien un bâtiment de la CPI, et j’en suis presque sûre, comment se fait-il que personne n’en ai jamais entendu parler ? Je veux dire, chez nous. Quoi, même nos services de renseignement… ? Je sais ce que vous allez dire : que, classé ultrasecret, il est normal que…  Mais non, ça ne marche pas comme ça, chez nous. Bien que vous n’en soyez peut-être pas convaincu, un tel investissement de moyens ne peut pas, ne pouvait pas passer inaperçu ; il y a une certaine forme de démocratie dans notre Confédération, vous savez, enfin, avant… les évènements récents et puis… Et puis pourquoi abandonner un tel investissement… et dans quel but cet… Ah, je suis fatiguée. Je crois que je vais aller dormir. On se verra demain au briefing et…

               - Attendez, l’arrêta l’Impérial alors qu’elle se levait. Attendez. Juste une idée, avant le briefing de demain, deux minutes pas plus.

               - Je vous écoute…

               - Voilà. Je pense qu’il existe d’autres niveaux…

               - D’autres niveaux ?

            - D’autres niveaux. Dans la structure souterraine. Il y en a certainement d’autres.

             - Voyons, Rogue, voyons, nous avons tout passé au peigne fin. Avec les moyens de détection les plus élaborés de l’Armée. Vous le savez bien, n’est-ce pas ?

             - Si nous n’avons rien trouvé, c’est que nous n’avons pas assez cherché ou que nous l’avons mal fait.

               - Expliquez-vous.

              - Mais c’est tout simple. Réfléchissez. Si nous ne nous étions pas arrêtés dans ce canyon l’autre jour, la structure serait toujours là mais nous n’en saurions rien. Pourtant vous étiez presque certaine qu’il y avait bien quelque chose dans ces collines. Nous nous sommes arrêtés à l’improviste. Hasard… Ensuite, pour la mettre en évidence, cette structure, il a bien fallu jouer avec les champs électriques occultés, vous vous rappelez ? Parce que vous saviez, je me répète, qu’il y avait quelque chose d’inhabituel sous ces roches. Méthode… Pour accéder, vous avez longuement cherché en testant je ne sais combien de systèmes mais c’est grâce à votre biocyborg responsable des pièges magnétiques que nous avons trouvé. Hasard à nouveau… A présent, nous sommes dans une sorte d’impasse et nous ne voyons pas comment aller plus loin. Je dis : méthode et, avec un peu de chance…

                - Méthode, hasard, méthode ! C’est facile à dire mais où et par quoi commencer ?

               - Je ne sais pas. C’est difficile, je le reconnais. Pourtant, je suis sûr d’une chose : ce bâtiment sert à quelque chose. Premier point. D’autre part, il est complètement vide. Pas comme s’il avait été désaffecté : en pareil cas, vous le savez bien, il reste toujours quelque chose, un droïde captif, une machinerie, je ne sais pas, moi ; il y a toujours quelque chose qui coûte trop cher, en temps ou en humains, à enlever, à démonter. Ou quelque chose qui est devenu obsolète et qu’on abandonne parce que ça ne vaut pas le coup. Mais ici, rien. Le vide, un espace vacant, comme vous dîtes. Comme si on avait pris le soin de tout déménager, absolument tout, pour qu’il ne reste aucun moyen aux futurs visiteurs de deviner à quoi tout cela pouvait bien servir. Évidemment, on pourra me dire que cela date de longtemps mais je ne crois pas. Je crois, moi, qu’ils nous ont vu venir et quand je dis nous, je parle de notre offensive sur Drefel depuis le mois dernier. C’est donc récent. J’en suis pratiquement sûr. Deuxième point.

         Velti s’était confortablement renfoncée sur le biodiv et ne perdait pas une miette de ce que disait Rogue. D’un coup, sa fatigue paraissait s’être effacée. Le Stenek porta pour la première fois son verre de glork à la bouche, sembla apprécier la vigueur de la boisson puis la reposa sur la table basse du biodiv avant de reprendre dans le silence.

              - Donc, si on part du principe qu’il s’agit d’un lieu important pour nos mystérieux inconnus et qu’ils viennent de le quitter, on peut passer au troisième point : comment ont-ils fait ? Une organisation certainement nombreuse, au moins en droïdes, et probablement lourde en matériel et en communications… Pas facile à déplacer comme ça. Alors comment ont-ils fait ? Impossible de sortir quoi que ce soit par voie terrestre puis aérospatiale : nous surveillons toute la zone depuis des semaines et, si nous ne pouvons pas intervenir partout à cause des positions respectives de nos troupes, nous savons à peu près tout ce qui se passe. Il ne nous aurait pas échappé une évacuation de cette envergure. Alors quoi ? Les Carsusiens ne sont jamais venus ici et les combats n’ont jamais concerné que Drefelville et les quelques positions autour. Loin d’ici. Je ne vois donc qu’une seule conclusion : nos amis sont toujours là, quelque part sous nos pieds, mais ils sont devenus invisibles par une technologie qui, pour l’instant, nous échappe. Oui, je crois sincèrement qu’il y a d’autres niveaux. Nous pouvons peut-être y accéder. Non, nous le devons. Méthode. Mais aussi hasard, évidemment.

             - Méthode, hasard, répéta Velti à mi-voix. Elle s’était redressée et regardait son vis-à-vis, les yeux brillant d’intérêt, toute trace de fatigue définitivement évanouie. Rogue la trouva vraiment séduisante.

     

     

     

         L’océan bleuté lui envoyait des embruns qui lui agaçaient agréablement le visage même s’ils le faisaient frissonner. Il se retourna vers la plage qui s’étendait sur des dizaines de kilomètres, une plage si blanche au soleil de midi que, s’il n’avait eu ses lentilles protectrices, des larmes lui auraient certainement embrouillé la vue. Quelques silhouettes de ci, de là, un ou deux couples enlacés, un groupe d’enfants jouant à la balle au pied, les inévitables droïdes de surveillance composaient avec eux l’essentiel de cet univers idyllique. Et dire que l’on était sur Terra, à quelques kilomètres d’un centre administratif majeur ! Il porta son regard vers la bordure vert émeraude du parc qui jouxtait la plage. Au delà, les tours d’acier de la planète-ville se profilaient mais elles semblaient appartenir à un autre monde. GG était en paix avec l’Univers tout entier car il vivait un des instants les plus agréables de sa vie de privilégié. Grâce à elle. Grâce à Vora qui lui avait fait découvrir cet endroit qu’il ne connaissait que de réputation, et, au delà, une existence qu’il ne faisait auparavant que soupçonner. Il revint s’allonger près d’elle sur le tapis de plage dont la texture repoussait le moindre grain de sable. Il observa sa compagne qui dormait. Chaque détail de sa peau était visible puisque, selon la mode en vogue, elle ne portait qu’une combi transparente qui, filtrant les rayons solaires nocifs, épousait le moindre contour de son corps splendide. Au début, il avait eu du mal à utiliser ce type de vêtements, lui qui était toujours tiré à quatre épingles, lui qui n’avait jamais osé dévoiler son corps qu’à des conquêtes subies plutôt que choisies et toujours au sein d’une demi-obscurité complice. C’était aussi cela la nouvelle orientation que Vora avait donnée à son existence. Leurs relations se seraient-elles arrêtées là, que déjà la jeune femme lui aurait apporté plus que toute autre personne. Mais il était bien décidé à poursuivre cette aventure inattendue. A l’issue de leur première rencontre, elle avait accepté de le revoir dans une des bulles mouvantes du « Jaune » pour un repas rapide. Puis un soir, toujours au « Jaune » où ils avaient prolongé plus que de raison leur promenade en commun. L’espace de loisirs de nuit ensuite où il s’était longuement agité dans des danses inconnues, lui qui ne dansait jamais. Enfin, plusieurs jours plus tard, comme il sied à des gens civilisés, le cube de vie de la tour Maugri Tern, son cube de vie à elle. Ils avaient fait l’amour ce soir-là en pleine lumière sans qu’il en soit gêné le moins du monde, ce qui l’avait tant étonné par la suite. C’est alors qu’elle lui avait expliqué sa vie : mariée en groupe, démariée, remariée en couple, démariée à nouveau, toute une vie si agitée pour un homme comme lui ! Mais c’était fini tout ça, lui avait-elle expliqué, à présent elle cherchait la stabilité, peut-être même un enfant, mariée ou pas. GG écoutait cette confession presque timide avec une exaltation croissante tant il aurait voulu être celui qui lui apporte la tranquillité de l’âme qu’elle recherchait. Il savait que c’était encore bien trop tôt, qu’il devait attendre, qu’il devait patienter. Après tout, sa seule présence à ses côtés n’était-elle déjà pas une promesse en elle-même ? Lui aussi avait expliqué sa vie mais il avait si peu à raconter. Parfois, elle se moquait de lui : « Allons, allons, marechka do [6], vous n’allez pas me faire croire… Je suis bien certaine que vous avez plein de choses à m’apprendre sur vous, sur ce que vous aimez, sur ce que vous attendez de la vie… » Mais il n’avait à partager avec elle qu’une existence besogneuse et sans originalité. Etait-ce d’ailleurs une existence avant qu’il ne la rencontre ? A d’autres, il aurait raconté des histoires, se serait inventé une vie extraordinaire, aurait relaté des aventures presque incroyables comme souvent il l’avait fait par le passé. Avec Vora, cela lui paraissait impossible. Il lui devait la vérité. Pour ce qui concernait leur relation en tout cas. Pour la première fois depuis longtemps, GG se sentait merveilleusement bien et c’était dû à la sensation nouvelle qui l’habitait d’avoir changé de vie. Il n’était plus si jeune et il se méfiait des engouements soudains qui, parfois, vous font tant de mal lorsque la déception arrive. Pourtant, cette fois, il savait que c’était différent. Vora lui apportait ce changement de cap, cette impression d’exister enfin réellement, ce désir inattendu d’aller plus avant. Lorsqu’il était près d’elle, son seul souci restait de lui plaire. Quand elle n’était pas là, dans l’attente de la revoir, il se prenait à rêver à tous les moments à venir, ces instants de bonheur – oui, de bonheur – qui l’attendaient, qui, déjà, faisaient de lui un autre homme. Plus concerné, plus attentif, plus disponible pour l’autre, voilà ce qu’il était devenu en si peu de temps : il le savait et s’en félicitait à chaque minute.

         Vingt jours de presque vie commune. Et l’impression – fausse bien sûr – d’avoir mis en place une sorte de routine. Une impression fausse, assurément, car comment cela aurait-il pu être possible avec Vora ? Elle était le contraire d’une vie routinière. L’opposé même ! Il s’apprêtait à retrouver la jeune femme et guettait sur son ordiquant la fin acceptable de sa journée de travail lorsque, dans son cube professionnel du 147ème étage de la tour Pleine Balsa, siège de sa société, son droïde secrétaire lui remit l’avis de la Milice, un magnet carte provenant d’une obscure officine policière dont il n’avait jamais entendu parler. Après avoir renvoyé le droïde, il introduisit le magnet dans son ordiquant de bureau et le message sibyllin s’afficha en lettres immenses sur son écran mural : la Section d’Investigation Economique lui proposait de passer immédiatement pour « affaires le concernant », selon une formule des plus consacrées et qui ne le renseignait en rien. Il ne comprenait pas ce qu’on attendait de lui : était-ce en rapport avec sa dernière transaction depuis Mez-Antelor ? Ils devaient pourtant savoir que tout était en règle et que le chargement en question avait été délivré bien avant la chute de la planète. Pourtant, il ne voyait rien d’autre. Il demanda immédiatement à son secrétariat de se renseigner : on ne pouvait fournir aucune explication mais on lui demandait de s’acquitter le plus rapidement possible de cette démarche qui, au demeurant, ne lui demanderait probablement pas beaucoup de temps. Tout cela était un peu mystérieux. Il passa un message à Vora pour lui faire part de son éventuel léger retard puis, selon la procédure, il prit soin d’aviser sa hiérarchie – et son correspondant traitant – de sa démarche. Ne recevant aucune réponse contraire, il se dirigea vers les PAMA.

         Un peu agacé par le contretemps, GG se rendit à pied à l’Investigation Economique qui se trouvait – la coïncidence l’amusait – dans la tour administrative bleue, de l’autre côté du parvis, l’endroit précisément où travaillait Vora. Bien qu’ils se soient donné rendez vous au Centre d’Affaires, peut-être la rencontrerait-il ce qui serait plutôt drôle. Cette idée farfelue l’avait certainement incité à ne pas différer plus avant sa convocation. Il patienta quelques minutes dans le hall d’accueil de la tour, juste le temps de s’inquiéter pour son rendez-vous avec son amie. Un droïde silencieux le conduisit au 6éme étage et l’installa sur un siège étroit et inconfortable face à une espèce de bureau droit à l’ancienne. Il laissa errer son regard sur les murs étrangement anonymes. Seule, sur une des parois, une 3D de l’Empereur Baldur II en grand uniforme d’apparat, éclairait quelque peu cet endroit sinistre mais il est vrai qu’il en existait dans chaque local officiel. Par la baie vitrée on apercevait l’enfilement des tours d’acier de cette partie de la planète-ville et le ciel qui commençait à s’obscurcir. Que faisait-il ici et à cette heure ? Il fixa sans les voir les lumières des bâtiments voisins qui s’allumaient. Vora si proche et si lointaine. C’était à Vora qu’il devait penser malgré tout ce temps perdu… Il se retourna en voyant la porte s’éclaircir silencieusement. Un léger temps de latence puis deux hommes entrèrent ou plutôt un homme et un biocyborg.

              - Citoyens, commença-t-il immédiatement, m’expliquerez-vous enfin ce que je fais ici et ce que vous attendez de moi ?

         Ce fut le biocyborg, un humain d’une quarantaine d’années, à la peau brune et aux yeux noirs perçants qui lui répondit en s’asseyant de l’autre côté du bureau. Son compagnon, un homme plus âgé, en combi noire qui lui conférait une allure vaguement militaire, s’était avancé pour s’appuyer nonchalamment sur le mur opposé à la photo 3D, un peu à gauche de son collègue.

              - Nous allons vous dire ça, Citoyen Galomba, mais, au préalable, je tiens à vous remercier d’avoir accepté de répondre si promptement à notre demande.

         Avait-il jamais eu le choix ? se demanda GG mais il ne releva pas la remarque incongrue. Il regarda avec curiosité le biocyborg développer son ordiquant de bureau et s’y plonger comme à la recherche de renseignements le concernant. Peut-être lui aussi se demandait-il ce qu’il fabriquait là ? Le biocyborg entreprit de l’interroger sur son activité quotidienne. GG se demanda bien pourquoi puisque, même lui qui n’était pas un habitué des services de la milice, savait que ces gens connaissaient certainement parfaitement cet aspect de sa personnalité. Insensiblement, le biocyborg en arriva à des questions plus personnelles et GG ne savait toujours pas ce qu’on lui voulait. Il crut comprendre lorsque son vis-à-vis mentionna le nom de Vora : se pourrait-il que ce soit après elle que… ? Pourtant, comme précédemment, le biocyborg orienta à nouveau son interrogatoire vers d’autres horizons de sa vie sans insister plus avant. Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Au moment où il s’y attendait le moins, le biocyborg replia son ordiquant et, regardant brièvement l’homme en combi noire qui n’avait pas bougé, se leva en souriant.

              - Eh bien, Citoyen Galomba, je pense que nous allons nous en tenir là. Vous m’avez donné toutes les informations qui me sont nécessaires. Je vous propose de rester encore ici quelques minutes. Pour les formalités administratives, enfin, vous savez bien… Un Citoyen droïde vient vous chercher tout de suite.

              - Et après je pourrais m’en aller ? interrogea GG alors que ses étranges enquêteurs se dirigeaient vers la porte.

             - Certainement. Certainement, lui jeta le biocyborg avant de disparaître.

         C’était fini. Ce que signifiait cet interrogatoire, GG n’en avait toujours aucune idée mais il se promit d’interroger qui de droit dès le lendemain. Il n’admettait pas de perdre son temps pour si peu. On avait beau être en guerre, il lui semblait intolérable que des fonctionnaires l’ennuient de cette manière. Enfin, quoi, il était le Directeur en Second de la Streta Versa, une entreprise légitime qui avait pignon sur rue. Pas un criminel de guerre ou un politique en rupture de ban. Ca ne se passerait pas comme ça !

         Dans l’attente du droïde libérateur, il se campa à nouveau devant la baie vitrée. Cette fois, la nuit était tombée et la ville resplendissait de tous ses joyaux de lumière. Il regretta furtivement de n’être qu’au sixième étage de cette tour. Lui, à la Streta, il avait une vue bien plus spectaculaire bien qu’il ne… Il n’avait entendu aucun bruit mais ce fut le souffle d’air léger qui le fit se retourner. Il resta bouche bée : le bureau et les sièges, le seul mobilier de la pièce, avaient disparu. Probablement par un mécanisme de sol. Il se retourna en devinant un mouvement du coin de l’œil : c’était à présent au tour de la baie de s’occulter. Bientôt on ne put même plus soupçonner qu’elle avait seulement existé. GG se trouvait dans une pièce nue et fermée. Qu’est-ce que cela signifiait ? Par réflexe, il porta la main à son ordiquant de poignet afin d’installer une connexion avec l’extérieur mais les ondes ne passaient pas. Prisonnier. Il était prisonnier de cet endroit. Sans savoir pourquoi. Ni jusqu’à quand. Il essaya de forcer la porte dont le blindage magnétique était infranchissable. Il cria : on ne l’entendait pas. Dans sa panique soudaine, il avait provisoirement oublié Vora et ne pensait plus qu’à s’échapper de l’endroit. Il explora chaque parcelle de la pièce. Il essaya même de repérer le lieu précis par lequel le mobilier avait disparu. Rien. Bien moins qu’une cage : une boîte. Il était dans une boîte ! Il se laissa tomber contre le mur qui avait remplacé la fenêtre, face à la porte. Prostré. Incapable de réfléchir. Il repensa soudain à Vora qui devait être arrivée au Centre d’Affaires. Combien de temps allait-elle l’attendre ? Serait-elle en colère ? Peut-être l’était-elle déjà ? Plus que tout, plus que la claustrophobie qui commençait à l’envahir sournoisement, c’était ce rendez-vous manqué qui lui pesait le plus. Pour un peu, il en aurait pleuré.

     

     

     

         Ses maux de ventre avaient empiré. A présent, la douleur taraudante lui vrillait tout le bas de l’abdomen. Serait-il possible que… ? Non, Vliclina était totalement persuadée qu’elle payait à présent les longues heures d’angoisse, tout le stress accumulé depuis des semaines. Ce n’était pas la première fois. Elle fit un signe discret à l’ordimédic que, en début de soirée, elle avait pris la précaution de faire venir à ses côtés et qui l’avait déjà, par deux fois, examiné sommairement. Elle s’expliqua brièvement. La machine, sans lui répondre, sembla réfléchir quelques secondes. En réalité, elle préparait la drogue qu’elle allait lui administrer. Effectivement, de l’extrémité de ce qui lui servait de bras, l’ordimédic fit apparaître une espèce de rondelle de tissu – ou plus probablement de matière synthétique – qu’elle approcha du poignet gauche tendu de la jeune femme. Comme le voulait la législation, le droïde s’apprêtait à s’expliquer sur l’intervention qu’il allait effectuer lorsque l’Impériale, d’un geste vague de l’autre bras, l’en dissuada. Que lui importait de savoir ce que cette machine se proposait de lui administrer : elle savait d’avance qu’il s’agissait d’un quelconque produit relaxant, probablement un anxiolytique. Cela ne l’intéressait pas. Encouragé, l’ordimédic apposa son patch sur la peau de sa patiente puis, après s’être assuré de la bonne adhésivité de sa médication, recula en énonçant simplement : « A garder au moins cinq minutes, citoyenne ! ». Vliclina l’entendit à peine. La douleur avait déjà commencé à refluer – à se demander s’il ne s’agissait pas d’un simple effet placebo - et elle se leva de son biodiv pour s’approcher de la vue 3D de son planorbe. Elle effleura de la main droite la petite sphère de pilotage et fit défiler rapidement la vue tridimensionnelle de la portion galactique qui l’intéressait. Elle observa attentivement les couleurs représentant les forces en présence. Rien n’avait bougé. Statu quo. Au moins, pensa-t-elle, Alzetto ne nous fera pas ce soir le coup du brillant militaire obligé d’accumuler les contre-performances programmées par nos propres quanticiens. 22h28, heure galactique. Dans moins d’une heure, son hologramme participerait à la réunion d’État-major quotidienne. Situation militaire inchangée, certainement, mais guère d’avancée sur le front de la sécurité intérieure. Vliclina enrageait de ne pouvoir apporter de nouvelles déterminantes. Statu quo, là aussi, mais certainement moins glorieux. Fâcheux.

         La jeune femme abandonna son observation et se dirigea vers la petite table qui occupait l’angle gauche de son bureau. Son repas l’attendait : canard à l’orange et au jasmin. Elle avait faim tout à coup. Elle farfouilla distraitement la nourriture avec sa fourchette, se décida à avaler deux ou trois bouchées puis lança brutalement l’ustensile qui alla rebondir sur la table puis sur la moquette. Un droïde serveur s’avançait déjà pour le ramasser. Bergaël pourri ! hurla Vliclina. Ce n’est pas possible ! Tous ces Universalistes n’ont pas disparu comme par enchantement ! On doit les trouver et je suis sure qu’ils ne sont pas loin… Vous n’en savez rien, vous, évidemment ! adressa-t-elle au droïde serveur qui regagnait son poste d’attente. La machine resta bien entendu impassible. La jeune femme se mit soudain à rire. Elle se sentait ridicule d’interroger une simple machine sur un tel sujet. Et une machine de service hôtelier qui plus est ! Pas de découragement, ce n’était pas son genre ! Allons, elle finirait bien par trouver les indices indispensables.

     

     

     

         « Le pays d’Ortroi est à nouveau parcouru de murmures et de rumeurs… La tempête y revient puisque les Esprits sont sortis de leur torpeur et que les armées ont repris leur marche vers le Nord. Déjà, poussés par l’angoisse et la peur, d’immenses cortèges se sont formés qui, dans un chaos infini, se bousculent afin de fuir les… Quoi, encore ? » hurla Alzetto, fermant brutalement la talide et se tournant vers le droïde d'état-major qui s'était porté à sa hauteur sans qu'il s'en soit rendu compte. Le droïde ne broncha pas. Exaspéré et de fort méchante humeur, le prince se retourna vers sa fille qui, les yeux écarquillés, essayait de comprendre. La vision du petit visage innocent lui rendit son calme et il ébaucha un sourire.

              - Bon, écoute, Draja, je crois qu’il faut que je te laisse… Nous reprendrons l’histoire probablement demain soir…

               - Tu promets, papa ?

            - Je te le promets absolument. Je viendrai avant que tu ne t’endormes. Comme ce soir. Sauf que je resterai plus longtemps. Maintenant tu dors. Ta maman va passer dans deux minutes. Pour le moment je te confie à Crédoc, termina-t-il en adressant un léger signe de la tête au droïde-serviteur de sa petite fille.

         Comme celui-ci approchait, Alzetto fit un signe au droïde d’Etat-major et s’avança vers la porte de la chambre sans même s’assurer d’être suivi. L’idée du contraire ne l’effleura même pas tant il était inconcevable qu’il en soit autrement. Arrivé à la hauteur de la porte bouclier, il se retourna et ébaucha un petit geste d’affection en direction de sa fille mais l’enfant paraissait s’être déjà assoupie. De la main sur la cellule photo-électrique, il provoqua le mouvement de la porte qui s’occulta dans un léger chuintement. Toujours sans se retourner vers le droïde qui le suivait comme une ombre, il quitta ses appartements et se dirigea à grands pas vers son bureau, trois niveaux plus bas. Il prit le temps de s’installer confortablement sur son biodiv de travail puis, pour la première fois, dirigea un regard inexpressif vers le droïde.

              - Je veux croire que vous ne m’avez pas dérangé pour rien, fut sa seule entrée en matière.

            - Votre Altesse, commença la machine, je suis porteur d’un message personnel, confidentiel et urgent de la part de la Citoyenne Premier Assistant.

              - Je vous écoute.

             - La Citoyenne Premier Assistant m’a demandé de solliciter pour elle un entretien le plus rapidement possible avec Son Altesse. Elle a insisté sur le caractère urgent de sa demande.

           - J’imagine, Bazir, que vous avez déjà étudié les possibilités techniques de cette réunion…

            - En effet, Votre Altesse. Si cela vous convient, elle pourrait avoir lieu à 22h20, heure galactique. C’est à dire dans un peu moins de 30 minutes.

           - La Citoyenne a-t-elle dit si elle souhaitait la présence de certains de mes collaborateurs ?

           - La Citoyenne Premier Assistant a beaucoup insisté sur le caractère confidentiel de sa requête. Elle a également précisé qu’elle ne serait elle même accompagnée que de la Citoyenne Troisième Assistant.

              - Bien. Alors vous m’organisez cela.

         Bien qu’il fut plutôt surpris de cette demande assez inhabituelle – d’autant qu’il avait rencontré Der-Aver la veille pour une réunion ordinaire -, Alzetto ne fit évidemment aucun commentaire. D’un vague geste de la main, il congédia le droïde et soupira. Encore des ennuis à n’en pas douter, pensa-t-il mais, dans le même temps, il était plutôt satisfait que les autorités civiles de l’Etat semblent, en ces temps difficiles, jouer pleinement le jeu de la transparence. Il décida de passer les quelques prochaines minutes auprès de son État-major général comme il en avait l’habitude à cette heure de fin de journée galactique. Fin de journée est d’ailleurs une manière plutôt arbitraire de qualifier le moment puisque, dans la Galaxie où le nombre des planètes et des intervenants possibles était tout à fait considérable, l’activité était permanente.

         Quelques minutes plus tard, le Prince Alzetto se retrouva, solitaire et morose, dans l’office protégé qui servait aux holotransmissions, un endroit pudiquement nommé chambre de neutralisation. Il n’eut pas longtemps à attendre. Déjà les hologrammes de Der-Aver et de Vliclina se formaient.

              - Je vous présente mes civilités, commença Der-Aver, portant le poing droit fermé à son cœur en même temps que Vliclina silencieuse. Je vous remercie sincèrement d’avoir accédé à ma requête. Comme Alzetto ne disait rien, elle poursuivit : l’objet de notre visite impromptue est en réalité double. Je laisse le soin au Troisième Assistant de vous expliquer ce qui motive cette intrusion.

            - Votre Altesse, prolongea Vliclina, deux éléments que nous considérons comme marquants ont eu récemment lieu. D’abord, nous avons identifié et commencé à débriefer un individu qui semble être quelqu’un de très important dans la hiérarchie universaliste et…

               - Important à quel titre ?

             - L’individu est vraisemblablement quelqu’un faisant partie de l’équipe dirigeante de nos ennemis.

               - Oui ?

              - Ce qu’il a commencé à nous apprendre, non sans mal de notre part, est potentiellement en mesure de nous obliger à jeter un regard neuf sur notre stratégie de prospective générale…

              - Rien que ça ! ironisa Alzetto. Eh bien, vous, vous n’y allez pas de main morte…

           - Qui plus est, poursuivit Vliclina sans se troubler, cette approche qu’il convient encore certainement de préciser semble corrélée avec le deuxième élément que je souhaitais évoquer et…

            - Veuillez préciser votre pensée, Citoyenne, car, pour le moment, je ne comprends rien à ce que vous me dîtes…

         - Oui, bien sûr. Excusez-moi, Altesse. Ce second élément concerne… Pour aller à l’essentiel, un de nos agents en poste sur Drefel 2 – il s’agit de cette planète où…

           - Nos alliés de la Confédération ont quelques difficultés avec leurs anciens amis, je sais, je sais.

         Vliclina, comme à son habitude en combi blanche à parements d’or, les mains dans le dos et le regard clair, s’avança légèrement vers Alzetto avant de poursuivre.

             - Cet agent a eu un… contact. Avec l’un des chefs universalistes. Un haut responsable du Fret Stellaire. En l’occurrence le Troisième Membre Garendi. Nous savons que c’est en effet un homme….

             - Je sais qui il est, coupa sèchement Alzetto. Que veut-il ?

             - Il souhaite s’entretenir officieusement avec un responsable de chez nous. Quelqu’un ayant pouvoir décisionnel, a-t-il précisé.

             - Dans quel but ?

            - Il ne l’a pas dit mais nous pensons que cela a peut-être à voir avec la prise en charge de ce haut responsable que je viens d’évoquer et, de plus, il…

         Sans plus écouter Vliclina, Alzetto se tourna vers Der-Aver.

        - Carisma, l’interrogea-t-il, qu’en pensez-vous ? Vous, personnellement.

             - Altesse, il est à l’évidence difficile de juger de la crédibilité de cette volonté de contact. Trop tôt. Pas encore assez d’informations. Mais, après tout, pourquoi pas ? Nous devons y réfléchir mais, je vous l’avoue, ce qui me préoccupe pour le moment, ce qui me préoccupe vraiment, c’est l’interception par nos services de ce haut responsable auquel faisait allusion il y a un instant le Troisième Assistant… En réalité… En réalité, il semblerait que ces révélations soient de nature à nous faire réexaminer, humm, comment dire ?, la sincérité de l’engagement à nos côtés de… la quanticienne farbérienne. Donc de la validité de son travail et…

         Alzetto s’était approché d’un bond des deux hologrammes qui lui faisaient face et de manière si brutale que les deux femmes ne purent s’empêcher d’avoir un mouvement de recul.

               - Vous prenez conscience de ce que vous venez de me dire ? éructa-t-il. Vous comprenez vraiment ce que ça signifie ?

                 - Il n’y a rien de sûr, Altesse, et fort heureusement…

              - Vous êtes en train de me dire que nous avons peut-être engagé l’avenir de notre combat sur des analyses discutables, éventuellement même faussées par ceux-là même que nous combattons ? Et que je conduis depuis des semaines les armées de Sa Majesté selon des données douteuses ? Oui, voilà ce que vous me dîtes ! Incroyable ! Non mais je vis un cauchemar ! Ce n’est pas possible, vous vous moquez de moi ! C’est de la folie ! De la haute trahison ! Entendez-moi bien, Citoyennes-Assistantes : s’il s’avère que nous avons dû prendre, en raison d’une quelconque désinformation, des décisions impropres, fussent-elles secondaires, je vous jure que des têtes tomberont…

         Le coup de colère du Prince Alzetto se dissipa d’un coup et Der-Aver en profita pour reprendre la parole.

              - Altesse, vous nous avez demandé de vous tenir au courant de tous éléments nouveaux, même non certifiés ou non documentés valablement. Vous nous en avez instamment priées. C’est ce que nous faisons aujourd’hui tout en sachant que c’est parfaitement prématuré. Nous n’avons que des interrogations, de vagues soupçons, des doutes oui… Et les doutes, c’est mon métier. Après tout, il est naturel de toujours vouloir réévaluer nos actions et nos décisions. Non, Altesse, il est bien trop tôt pour remettre en cause la loyauté de la citoyenne Glovenal et de son équipe, tous des gens parfaitement triés sur le volet. Bien trop tôt ! Et, pour vous dire le fond de ma pensée, s’il y a désinformation, c’est plutôt à son égard qu’elle me paraît avoir lieu. Je garde à notre responsable quanticienne toute ma confiance.

              - Moi également, intervint Vliclina, restée silencieuse depuis plusieurs minutes.

              - Bien, bien. Je comprends votre souci, chères amies. Je le comprends et j’y souscris totalement. Alors, disons qu’il est de la plus haute importance de faire le plus vite possible la lumière sur cet… incident de parcours. Je compte sur vous mais je souhaite aussi que certains de mes proches collaborateurs soient impliqués au plus près dans votre enquête à venir. Je vais désigner quelqu’un qui saura se montrer discret et en mesure de vous apporter toute l’aide des armées dont vous aurez besoin. Aucune arrière-pensée de ma part dans cette demande, croyez-moi, mais l’unique certitude de l’absolue nécessité d’une collaboration encore plus étroite entre nos services. En acceptez-vous l’idée, chères amies ? Eh bien, voilà qui est réglé. Disons que nous faisons le point dans trois jours. Sauf imprévu évidemment. Et, bien sûr, pour l’instant nous ne bougeons en rien notre stratégie d’action. A vous revoir, chères amies.

         D’un geste, Alzetto signifia la fin de l’entretien holographique et il disparut instantanément aux yeux des deux femmes. Vliclina et Der-Aver se trouvaient en fait dans la même pièce sécurisée d’une annexe du Troisième Assistanat sur Terra. L’importance des questions dont elles devaient débattre les avait conduites à ignorer l’interdiction d’approche physique qu’elles avaient elles-mêmes imposée aux hauts responsables impériaux. Vliclina, pensive, rompit la première le silence.

              - Compte-tenu de ce que nous avions à lui dire, le Prince a plutôt bien pris la chose, déclara-telle. Toutefois je devine sa colère profonde et…

               - Le Prince Alzetto ne prend jamais bien ce qui risque de lui compliquer une situation, rétorqua Der-Aver. Jamais. Je reste persuadée qu’il est furieux de savoir qu’il existe une incertitude sur un projet qu’il a d’ailleurs eu du mal à accepter.

                - C’est ce que j’allais vous dire, Carisma, je sais bien qu’il est en colère. Il convient donc de lever cette hypothèque au plus vite. Bien entendu, il ne faut rien dire de tout ça à Bristica Glovenal. Trop déstabilisant. D’ailleurs, j’ai dit la vérité : comme vous, je lui garde toute ma confiance. Pour moi, il s’agit d’une tentative de désinformation. Vous comprenez, nos ennemis n’ont pas réussi à la faire plier par la violence alors…

               - Oui, oui, je sais bien mais, pour ça, il nous faut être sûres. Totalement sûres. Ne serait-ce que pour réaliser dans de bonnes conditions ce contact avec Garendi ou qui que ce soit d’autre. Une demande à laquelle il faudra bien donner suite, vous le savez pertinemment. Combien de temps, pensez-vous, pour obtenir des renseignements fiables, dans un sens ou dans l’autre, sur notre prisonnier ?

              - J’ai peut-être une idée qui pourrait nous faire gagner du temps, lui répondit Vliclina. J’espère seulement que les militaires que nous promet le Prince seront assez compréhensifs.

              - Cà, Vliclina, comptez-sur notre Commandant en Chef pour nous adjoindre des gens peu compréhensifs qu’il sera difficile de contourner. Ce qui, au demeurant, serait une grosse bévue. Vous avez remarqué que, pour la première fois à ma connaissance, le Prince nous a appelé ses « chères amies ».

                 - Oui, c’est plutôt mauvais signe, acquiesça Vliclina.

     

    suite ICI

     

     Fin du livre deux

     

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    [1]  Respectivement contre-espionnage et espionnage (NdT)

    [2]  entrer en casuble : terme intraduisible se rapportant à certains religieux (plutôt de la hiérarchie intermédiaire) de l’Eglise de la Refondation (mais une possibilité analogue est offerte aux disciples de la Seconde Religion) qui, après avoir passé plusieurs années dans le monde civil, retournent en Religion, dans des structures spéciales qui leur permettent de se « ressourcer ». La plupart d’entre eux intègrent ensuite des ordres fermés, souvent contemplatifs, bien qu’il ne leur soit pas impossible de retourner pour une durée plus ou moins longue dans l’univers civil, pouvant entrer ainsi à plusieurs reprises « en casuble »

    [3]  radec : sorte de manteau léger, sans poche et à col détachable

    [4]  légica : combi en 2 ou 3 parties, surtout portée sur Terra

    [5] viriège brun : poisson de la famille du thon dont la chair, au goût vaguement de cannelle, est très appréciée des habitants de Terra

    [6] marechka do : ami très cher, compagnon adoré

     


    4 commentaires
  • Alcyon B

     

    livre trois : Velti

     

     

     

     

     

    Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

    Sujet :                                        Kha (le)

    Section :                               histoire générale, droit général, commerce, histoire des Sciences

    Références extrait(s) :      tomes 132, 137,174, 180-181,205, 222-223,93

    Sources générales :    tomes 132 (11-613), 180 (221-418), 87 (1013-1214)

    Annexe(s) :            syst. stellaires périphériques (27), histoire théorique et des civilisations (11)

     

     

    .../… Le Kha (ou Grand Réseau Galactique = GRG) a été créé au cours du Ier siècle, essentiellement pour des raisons militaires. Très vite, ce nouveau moyen de communication a été adopté par les citoyens, puis par les grands réseaux commerciaux.../… (il) s’est rapidement développé, dès le 2ème siècle, au rythme de l’Expansion des Humains dans la Galaxie…/… le nombre des planètes concernées s’accrut régulièrement, selon une logique exponentielle, suivant en cela l’extension des terraformations et le nombre de plus en plus grand des personnels impliqués, militaires et fonctionnaires dans un premier temps, puis colons…/…

     

    …/… Ce sont indéniablement les succès de l’informatique quantique qui ont permis l’explosion de ce média puisque autorisant des contacts dans pratiquement la quasi-totalité de la Galaxie habitée au moyen de ces outils personnels et miniaturisés que sont les ordiquants…/…

     

    …/… car, très tôt, les autorités légales se sont impliquées dans la gestion de ce moyen de communication avec pour objectif allégué l’assainissement du support ; en vérité, il faut reconnaître que des tentatives de prise de contrôle, ou à tout le moins de surveillance plus stricte, du moyen d’échanges n’était pas étrangère à cette intervention, et cela quelles que soient les autorités concernées, le lieu et l’époque. Cette action alla même dans certains cas jusqu’à une véritable censure, souvent fort mal comprise par les populations concernées : on se rappellera, par exemple, le krak généralisé qui secoua l’Empire lors de la crise dite des « trois semaines actives », sous le règne d’Ambrose V le Bleu, en 665 rc. C’est d’ailleurs à partir de cette date qu’une charte…/…

     

    …/… il serait d’ailleurs erroné de penser que le Kha est uniquement postérieur à la Révolution de Cristal : dans les dernières années de l’époque archaïque en effet, une sorte de Kha – certes bien moins bien élaboré et surtout aux possibilités techniques plus limitées – existait déjà et permettait des communications quasi-instantanées et relativement libres dans tout l’Univers de cette période, il est vrai limité à la seule Terra…/…

     

     

     

     


    1

     

     

     

         À 13h29 heure locale, Velti reçut l'appel provenant de son deuxième officier : un droïde, apparemment sorti de nulle part, "souhaitait délivrer un message" dans une des salles du 121ème niveau de la structure souterraine. D’abord sidérée par cette information très inattendue, juste avant de prévenir Rogue, la Confédérée s'empressa de consulter le plan 3D du bâtiment qui avait été dressé au cours de l'investigation. L’endroit concerné, plutôt excentré, était totalement anodin : une pièce comparable à des centaines d’autres et déjà copieusement explorée. Prouvant qu’il était aussi intrigué qu’elle, l’Impérial la rejoignit presque instantanément et ils décidèrent de se rendre immédiatement sur place. Comme Velti hésitait à prévenir d’emblée sa hiérarchie, Rogue sut la convaincre d’attendre afin d’en savoir plus. Arrivée sur les lieux, la jeune femme écarta les deux soldats et son second officier ayant fait l’étonnante découverte puis s’avança prudemment. Presque au centre de la petite pièce, le droïde attendait patiemment qu’on veuille bien, semble-t-il, entrer en contact avec lui. Il s’agissait d’un modèle d’homme mécanique inconnu de Velti et elle s’assura d’un coup d’œil qu’il en était de même pour Rogue. De taille plus imposante que ses habituels congénères mais en même temps plus élancée, la machine était revêtue d’un métal argenté peu commun qui lui conférait une apparence certainement étrange. Il ne paraissait nullement menaçant et se tenait parfaitement immobile. Seuls ses yeux – ou ce qui en tenait lieu – d’un bleu violet très inhabituel se coloraient de reflets délicatement changeants qui traduisaient l’observation certaine de son environnement. Afin d’éviter toute mauvaise surprise, Velti ordonna le renforcement de son escorte et, dans l’attente, s’écarta avec Rogue.

              - Voilà encore un mystère ! murmura-t-elle. D’où vient-il, celui là ? Par quel moyen cet… ce droïde est-il arrivé ici ? Parce que je suis certaine qu’il n’était pas là il y a encore deux heures. Nous avons inspecté, fouillé, sondé le moindre recoin de ce… cet édifice et je suis bien certaine… D’ailleurs comment est-il possible que nous retrouvions cette… machine ici, alors que nos propres droïdes y sont inopérants. J’avoue…

         Rogue n’avait rien à lui répondre. Perplexe, la Confédérée se tourna vers les éléments du Génie demandés qui venaient d’arriver et observa leurs manipulations diverses. Ils tournaient autour du droïde à la recherche d’armes ou d’un quelconque élément caché sans apparemment rien trouver et sans entamer la sérénité de l’objet de leur attention. Leur curieux ballet autour de l’apparition inattendue, dans un des niveaux les plus profonds de cet édifice à la fonction toujours inconnue, dégageait un caractère surréaliste qui, bien qu’elle s’en défende intérieurement, finissait par mettre Velti mal à l’aise. Enfin, l’officier responsable s’approcha d’elle et, au garde à vous, lui signifia :

              - Rien à signaler de particulier, Officier Commando. Avant d’ajouter prudemment : en tout cas, rien d’inhabituel d’après nos investigations évidemment sommaires.

                 - Et c’est bien un… ?

               - Absolument, Officier Commando, répondit l’agent du Génie qui avait anticipé la question. Ce droïde est tout à fait réel, quoique d’un modèle non répertorié, et aucunement un hologramme ou quelque chose du genre. Il est physiquement présent.

         Velti le congédia d’un geste de la tête et se tourna vers Rogue qui observait toujours le droïde avec beaucoup d’intérêt.

                 - Bien, ami Stenek, voilà ce que je décide. Avant toute chose, je vais, comme vous vous en doutez, faire prévenir immédiatement l’État-major. Nous verrons s’ils me donnent le feu vert pour… pousser plus loin notre contact. En attendant, je ne bouge pas d’ici. Je ne le quitte pas des yeux.

         Elle secoua ses longs cheveux noirs puis jeta à Rogue un regard par en dessous, souriant et fronçant les sourcils en même temps.

              - Je ne voudrais certainement pas que… notre invité disparaisse, disons, à l’improviste, conclut-elle.

                 - Alors, si vous me le permettez, Velti, à mon tour de prévenir mes supérieurs… lui répondit Rogue.

                   - Votre supérieure si j’ai bien compris, ami Stenek. Votre supérieure au singulier, n’est-ce pas ?

         Rogue haussa imperceptiblement les épaules et sortit de la petite pièce. Lui aussi souriait : il se passait enfin quelque chose. Il n’arriva toutefois pas à joindre Vliclina ce qui ne l’étonna guère : elle avait certainement d’autres chats à fouetter [1]. Il se contenta de lui laisser l’information sur son canal sécurisé et revint rapidement dans la petite pièce : la Troisième assistante ne lui avait-elle pas donné carte blanche ? Velti se tourna vers lui dès qu’il réapparut.

              - Mes supérieurs nous délèguent le plus vite possible des gens de l’Intelligence mais ils m’autorisent…

               - De l’Intelligence ? s’étonna Rogue

               - Oui, oui, s’énerva presque Velti toute excitée, c’est comme ça qu’on appelle chez nous les unités spéciales psychologiques chargées des prises de contact, des discussions sur les otages ou avec les familles des personnels tués, enfin tous ces trucs-là. L’important - c’est ce que je cherche à vous dire mais vous m’interrompez tout le temps - c’est que j’ai quand même l’autorisation de procéder à une première identification. Une prise de contact d’identité si vous préférez. Après tout, toute cette agitation, c’est grâce à moi… à nous. Ah oui, ils savent que vous êtes toujours avec moi. Ca ne les dérange pas, au contraire. Vous voyez, Rogue, qu’on commence à vous apprécier à votre juste valeur. De ce fait… avez-vous des suggestions à me faire pour, heu, entrer en contact avec ce… cette machine ? Sans attendre sa réponse, elle enchaîna : moi, je crois qu’il faut simplement lui demander de se présenter et qu’il nous résume le but… de sa visite.

         Rogue ne fit aucun commentaire : il comprenait parfaitement qu’on lui demandait son avis pour la forme. D’un rapide mouvement de la tête, Velti rejeta ses cheveux dans son dos et, les mains croisées derrière elle, se planta devant le droïde toujours parfaitement immobile. Après avoir jeté un bref regard à ses soldats d’escorte deux mètres en arrière d’elle, elle s’éclaircit la voix et se lança.

                - Je vous accorde mes civilités, Monsieur le droïde inconnu. Je me permets de me présenter : je me nomme…

                - Je sais parfaitement qui vous êtes, Officier Commando Velti Rav-Den. Je sais aussi que le Stenek impérial Rogue Sachlen vous accompagne…

                 - Mais comment… s’étonna Velti. Comment savez-vous que…

               - Il n’y a là absolument aucun mystère, Officier Commando. Cela fait à présent près de quatre jours que vous arpentez les salles de cette mission. Nous avons donc eu le temps de… nous familiariser avec votre présence. N’y voyez aucun caractère indiscret. Il est bien naturel que nous sachions à qui nous avons affaire avant d’initier une prise de contact.

         Le droïde parlait un fried parfait, élégant même, sans aucune trace d’accent. Sa voix était douce et précise, sans aucune mesure avec les dictions relativement monocordes de ses congénères et auxquelles était habituée la Confédérée. Très surprenant. Rogue se rapprocha de la jeune femme. Il lui effleura son bras gauche en un geste d’apaisement et intervint à son tour.

              - Et peut-on savoir qui vous êtes. Ou plutôt qui vous représentez ?

                  - Très certainement, Commandant Sachlen, encore que mon nom ne vous dira probablement pas grand chose. Je m’appelle Delehatery, ou pour reprendre votre propre système d’identification des hommes mécaniques, BIRAB-001RR001. Mais je préfère nettement Delehatery.

                 - Et peut-on savoir, Citoyen Delehatery, quel… quelle est votre mission ? poursuivit Velti, revenue de sa surprise.

                    - Comme j’ai déjà eu l’occasion de le préciser à votre second officier, j’ai été désigné par Monsieur Garendi, Troisième Membre du Directorat de la Compagnie du Fret Stellaire, lequel souhaiterait s’entretenir avec des représentants dûment mandatés de l’Empire Galactique et de ses alliés minoritaires de la Confédération des Planètes Indépendantes. Je vous serais en conséquence très obligé de bien vouloir me suivre. Quatre personnes pas plus, vous compris. Les recommandations qui m’ont été faites sont assez strictes.

         Pour la première fois, le droïde s’anima. Il entama un demi-tour sur lui-même alors qu’une tache sombre apparaissait dans le mur de fond de la petite pièce.

                  - Attendez, attendez, essaya Velti. Vous suivre… Et d’où vient cette… ?

         Le droïde ne parut pas l’entendre et se dirigea vers le mur où s’encastrait à présent une sorte de panneau obscur à travers lequel il s’engagea.

                    - Je crains que n’ayons guère le choix, assura Rogue avant d’emboîter le pas à leur étrange interlocuteur.

         La confédérée jeta un regard indécis à ses soldats qui observaient la scène les yeux écarquillés de surprise avant de se décider. Elle fit signe à son second officier et au soldat le plus proche et franchit à son tour la communication avec l’inconnu.

     

     

     

         Ni la dordorone ou le spical, ni d'ailleurs aucune autre technique de stimulation ou de déconditionnement très poussée comme le blanchiment opérant, n'avaient réussi à avoir raison du mutisme de GG. Au point que les agents pourtant parfaitement entraînés du Kazin 97 T du Troisième Assistanat en étaient réduits à se demander s'ils ne faisaient pas finalement fausse route. En dépit des renseignements de première main qu'ils possédaient sur le suspect. Peut-être celui-ci ne savait-il vraiment rien de rien et l'homme de la Strota-Versa n'était-il qu'un innocent tombé, par un de ces hasards stupides qui arrivent parfois, dans un piège où il n'avait rien à faire ? Ou bien les techniques de conditionnement universalistes étaient-elles de plus en plus efficaces ? Alors quoi : une victime écrasée par un système qui la dépassait ou un agent ennemi particulièrement retors ? Zertel-Car n'arrivait pas à se décider et, pourtant, il le lui faudrait bien sinon c'est son incompétence à lui qui serait retenue. Mais comment savoir ?

         GG, lui, depuis longtemps ne se posait plus de questions. Humilié, affaibli par les privations, en partie détruit par les drogues de toutes sortes, il ne sortait plus d'un état second qui lui faisait oublier jusqu'à l’endroit où il se trouvait. Il n'était plus qu'une coquille à moitié vide, une âme absente, un esprit désincarné. Il avait même oublié Vora, l’homme qu’il avait jadis été, le monde qui l'entourait. En quelques misérables heures, on lui avait volé sa vie. Par l’écran de stéréovision, Zertel-Car, perplexe, contemplait sa victime allongée sur le biodiv d’interrogatoire et entourée de deux droïdes de surveillance particulièrement attentifs. L’homme ne bougeait plus et, n’eut été le soulèvement irrégulier de son sternum, on aurait pu le croire mort. Une éventualité qui lui aurait coûté sa place, Zertel-Car le savait et en tremblait de peur rétrospective. Il était à cinq ans de son retrait vers un repos bien mérité – sept peut-être si l’on ne prenait pas en compte sa toute première mission sur Mez-Antelor au début de sa carrière – et il n’était pas question pour lui de gâcher un parcours, sinon extraordinaire, en tout cas jusqu’à présent exemplaire, du moins à ses yeux. Il avait pourtant tout essayé. Sans résultat. Il se tourna en soupirant vers ses collaborateurs étrangement silencieux. Il les observa chacun à leur tour mais leurs regards étaient fuyants et désemparés. Une idée absurde lui vint à l’esprit. D’abord, il la rejeta car, après ce qu’on lui avait fait subir, il paraissait impossible que l’homme… Mais qu’avaient-ils à perdre ?

              - Citoyen Berg, éructa-t-il soudain, prenant plaisir à voir sursauter l’intéressé. Vous m’avez bien dit que le… suspect était tombé fou amoureux de la Citoyenne Vora Lickner, n’est-ce pas ? Vous me l’avez bien dit ?

                 - Assurément, Citoyen Zertel. Il ne l’a pas quittée durant les deux semaines qui ont précédé… Enfin, quand je dis pas quittée, il faut comprendre que…

                 - Je sais ce qu’il faut comprendre, le coupa Zertel-Car. Je le sais. Mais, je me demande… Oui, oui. Pourquoi pas ? Vous allez me le remettre sur pied le plus rapidement possible et… Mais bien sûr que je sais qu’il ne sera pas tout à fait comme avant ! Ce que je veux, c’est qu’il soit présentable et, surtout, en mesure de recouvrer une partie de son esprit. Son passé, son histoire, si vous voyez ce que je veux dire. En partie au moins. Parce que j’aimerais le mettre en présence de la Citoyenne Lickner. Dans quel but ? Pour obtenir un déclic, une indication, je ne sais pas, moi, quelque chose. Parce que, pour le moment, on n’a rien. Rien de rien. Echec du débriefing. Et vous savez ce que ça signifie pour nous, n’est-ce pas ? Alors, au boulot. Maintenant !

         Il regarda ses trois aides commencer à s’agiter mais il comprenait parfaitement qu’aucun d’entre eux ne croyait à son idée. Des sous-fifres incompétents, voilà ce qu’ils étaient, ces trois-là. Il se tourna vers l’écran et observa à nouveau GG. Comment rendre présentable ce zombie ? Cela valait-il le coup ? Lui non plus ne croyait pas réellement à cette rencontre de la dernière chance. Mais il n’avait rien d’autre.

         En dépit du peu de marge qu’il avait eu avec son patient, l’ordimédic spécialisé du Kazin 97 T fit un petit miracle : après une « réhabilitation » la plus complète possible compte tenu des circonstances, une réhydratation adaptée, une nuit de sommeil de quatorze heures et un salko très consistant, GG semblait avoir surmonté une partie des blessures psychologiques qu’on lui avait volontairement administrées. Certes, il n’était encore que l’ombre de ce qu’il avait été mais… Toujours derrière son écran géant, Zertel-Car observa l’entrée de Vora dans le petit lieu de vie plutôt confortable qui servait à présent de gîte à GG. L’homme était affalé dans un grevig de bonne facture et récupérait de ses épreuves. Tout d’abord, il ne perçut pas la présence de la jeune femme qui s’était silencieusement approchée de lui. Plusieurs minutes s’écoulèrent sans mouvement de la part des deux protagonistes. On avait fortement suggéré à Vora de se faire reconnaître sans se manifester d’emblée. Souriante, elle se résigna enfin à un minuscule mouvement en secouant légèrement ses longs cheveux verts. Ce fut peut-être le léger déplacement d’air qui attira le regard de GG. Une dizaine de secondes sans que rien ne se passe puis une sorte de miracle : l’homme tenta de se redresser et, d’une voix cassée tant par l’émotion que par les épreuves subies, il murmura :

                - Vora.

              - Chut, chut, souffla la jeune femme, s’asseyant à ses côtés. Détendez-vous. Là. Je m’assieds à côté de vous, vous voyez ? Je suis là à présent.

         S’emparant de la main droite de GG, elle la posa délicatement sur son genou gauche puis, d’un mouvement très doux, elle se pencha vers lui et effleura sa tempe de ses lèvres. Elle ne reconnaissait pas l’homme altier qui avait été son si fidèle compagnon des deux dernières semaines, le charmant compagnon qui la couvait de ses yeux attentifs, volontiers inquiets. Ce n’était plus qu’une sorte de pantin désarticulé, une copie mal exécutée du GG de jadis, un hologramme entrecroisé [2]. GG ne la quittait pas de son regard larmoyant et cherchait à lui parler mais il ne pouvait que répéter encore et encore son prénom. Bientôt les larmes ruisselèrent sur son visage ravagé. Fallait-il interrompre là ce premier contact ? Vora se tourna vers le bouclier d’entrée comme pour y chercher une indication sur ce qu’elle devait faire et, pressentant son indécision, GG lui serra soudain la main pour la retenir. Elle décida alors de rester.

         En vieux renard, Zertel-Car avait vu juste : l’extraordinaire apparition de Vora dans son univers de souffrance provoqua chez GG le déclic recherché. A moins que ce ne fut les effets rémanents des drogues ingérées ou des tortures psychologiques. Ou plus simplement encore la fatigue accumulée. Chaque homme, quel qu’il soit, atteint fatalement à un moment ou à un autre son point de rupture : les gens du Kazin 97 T en usaient souvent et, cette fois encore, cela avait marché. GG parlait. Il s’adressait à Vora qui ne lui demandait rien et, par delà son épaule même, il s’adressait à ses tortionnaires. Ce qu’il expliqua était plus que déconcertant pour Zertel-Car qui n’hésita pas à transmettre les informations enfin révélées dès que l’entretien sembla à peu près terminé. GG commençait à se répéter, à s’embrouiller. Vora le voyait s’adresser tantôt à elle, tantôt à des fantômes qui ne peuplaient que sa conscience embrumée. Supposant que les fonctionnaires du Kazin avaient obtenu suffisamment de renseignements, elle embrassa légèrement le front du prisonnier qui ne cherchait plus à la retenir - il était retourné à ses sables mouvants mentaux – et quitta le cube de vie.

         Zertel-Car se précipita à la rencontre de Vora dès sa sortie de l’habitacle qui servait de lieu de repos à GG.

                 - Vous voyez, Citoyenne, que votre présence était totalement indispensable…

              - C’est bien, Citoyen Zertel. En avez-vous référé à qui de droit ?

         Devant la réponse positive, elle eut un petit sourire de satisfaction. Allons, se dit-elle, tout cela avait quand même une logique. Et je n’ai pas investi tout ce temps pour rien….

              - Vous devez être satisfaite, s’enquit obséquieusement le policier.

                  - En effet, Citoyen Zertel, en effet.

         Cet imbécile ne peut pas savoir à quel point, pensait-elle en le quittant. Tout avait parfaitement fonctionné. Sans même qu’elle se propose d’office comme elle l’avait longtemps supposé. A présent, les informations confidentielles soi-disant détenues par l’homme de la Strota-Versa et relatives à elle ne savait quelle scientifique importante en Prospective Générale étaient en route vers la cible voulue. Vora se moquait absolument du message. Elle, elle était une spécialiste de la désinformation et rien d’autre. Probablement une des meilleures et elle venait de le prouver à ses responsables hiérarchiques bien loin de Terra. C’est pour cette raison qu’elle avait compris que, si on l’activait, elle qui était si bien intégrée – et depuis longtemps – dans les services d’Eclairage de Défense impériaux, c’est que le jeu en valait la peine. Mission remplie. Avec un peu de chance, tout était déjà remonté jusqu’à la Troisième Assistante. Vora l’avait rencontré deux fois, et encore pas de très près. Elle savait que la femme demanderait à la voir elle, car, bien que l’entretien ait été évidemment intégralement stéréovisionné, rien ne valait un contact direct avec les intéressés. Il faudrait affronter ce haut-responsable mais Vora ne craignait rien : impossible d’identifier la manipulation et GG était de parfaite bonne foi, simple victime immolée sur l’autel d’une cause à laquelle il adhérait pleinement, du moins avant son… sacrifice involontaire. Vora avait un temps pensé supprimer par la suite ce témoin compromettant de l’intoxication mais y avait facilement renoncé : outre que cela aurait pu paraître suspect, GG était en définitive la preuve vivante et évidente du bien fondé de sa confession. D’ailleurs, Vora doutait qu’on puisse en tirer encore quelque chose. Non, elle était très satisfaite de la bonne marche de l’opération. Du bon travail bien fait, vite fait. Rien à redire. Elle bailla. Elle aussi était fatiguée et, dans l’attente d’une éventuelle confrontation avec tout ce beau monde, autant se distraire un peu : pourquoi pas au Jaune que lui avait fait découvrir GG quand… Allons bon. Voilà qu’elle repensait à lui ! Elle arrêta sa marche, ferma les yeux quelques secondes et se força à un petit exercice de concentration classique en mnémonique cursive [3]. Quand elle reprit sa marche, elle était enfin de retour. Elle ne pensait plus à son amoureux malheureux.

     

     

     

         Dès qu’elle avait su que le conseiller spécial d’Alzetto souhaitait la rencontrer, Vliclina avait repoussé les deux entretiens de travail qu’elle avait organisés avec ses collaborateurs proches. Il était impensable de ne pas donner l’impression au Prince qu’elle accordait bien toute l’importance due à cette rencontre, ébauche d’une collaboration future. A la condition que ce soit bien une collaboration, pensait l’Impériale, et pas une espèce de mise sous tutelle par l’Armée qui, elle ne l’oubliait jamais, avait depuis plusieurs mois les pleins pouvoirs sur Ranval. De plus, elle était curieuse de savoir à qui le Prince avait pensé. Le nom de l’individu, Taler Areska, ne lui disait rien : certainement quelqu’un de son entourage immédiat, sa « garde rapprochée » comme disait malicieusement ceux qui n’en faisaient pas partie et le regrettaient peut-être. Elle avait résisté au désir d’en savoir plus comme cela lui aurait été aisé. Elle savait que toute demande de renseignement serait remontée jusqu’à l’État-major – et donc Alzetto – et aurait pu passer pour un manque d’assurance de sa part, une possible défiance même. Elle s’était contentée d’aviser Der-Aver dont l’holographie restait en attente pour une éventuelle réunion à trois. Sa surprise fut totale lorsqu’un droïde introduisit le représentant de l’Armée mais, fidèle à son attitude habituelle, elle ne le montra d’aucune façon. Affichant un large sourire, d’un geste discret elle désigna au nouveau venu le biodiv de table basse qui ornait le coin arrière de son bureau. Taler Areska était une toute jeune femme, probablement plus jeune qu’elle. Habillée d’un austère uniforme gris sans signe distinctifs particuliers comme en affectionnent les militaires de haut rang, elle portait une gapiche qui cachait presque totalement ses courts cheveux bruns. De taille moyenne, mince comme il sied aux militaires bien entraînés, les yeux noisette vifs et perçants, son visage était régulier mais plutôt impénétrable. Un sourire furtif dévoilant des dents parfaites, Taler Areska porta son poing à son cœur en inclinant la tête.

              - Avec vous, Citoyenne Troisième Assistante. Je suis certainement très heureuse que vous ayez eu si rapidement un peu de temps à me consacrer.

                   - Mes salutations, Citoyenne… ou plutôt ? répondit Vliclina en rejetant une mèche de cheveux blonds en arrière. J’avoue ne pas connaître votre grade exact mais…

         La militaire prit le temps de s’asseoir confortablement avant de répondre.

              - Officiellement, Citoyenne, mon grade est celui de Commandant d’active. Dans les services de maintenance de la flotte dépendant de la Première Armée. Mais en réalité, je suis, comment-dire ?, une sorte de conseiller spécial auprès de Son Altesse. Plus particulièrement affectée aux relations interarmes. Voilà, vous savez à peu près tout de moi, conclut-elle d’un autre de ses brefs sourires.

         Vliclina doutait d’en avoir appris beaucoup sur son interlocutrice mais ne fit aucune remarque.

                  - Puis-je vous proposer une coupe de zolt ? offrit l’Impériale, dont les yeux lumineux cherchaient à jauger son vis-à-vis. Contrairement à son attente, la jeune militaire accepta sans hésitation et toutes deux observèrent le droïde qui installa le service à Zolt avant de s’éclipser en silence.

                - Son Altesse vous a sans doute déjà expliqué le but de ma présence ? interrogea alors la conseillère spéciale. En réalité, et pour résumer très sommairement, Son Altesse semble fort préoccupée par… les informations récentes se rapportant à notre responsable en premier de prospective appliquée.

          La voix de la militaire s’était faite beaucoup plus douce comme si elle redoutait qu’une oreille indiscrète ait pu intercepter ses propos. Vliclina avait relevé un sourcil mais ne paraissait pas vouloir intervenir.

                 - De ce fait, poursuivit Taler Areska, le Prince Alzetto m’a chargée en quelque sorte d’épauler les fonctionnaires désignés pour éclaircir ce dossier en leur apportant tous les renseignements dont disposerait de son côté l’Armée de Sa Majesté. Une collaboration informelle – si vous y voyez un intérêt évidemment – mais une collaboration franche et, je le crois, enrichissante. Comme aime à le répéter Son Altesse, chez nous, à Ranval, les informations existent souvent mais il est parfois difficile de les relier. D’où l’intérêt, croyons-nous, d’échanger autant que faire se peut nos connaissances respectives. N’est-ce pas votre avis, Citoyenne ?

         Vliclina acquiesça de la tête mais différa un moment sa réponse. Elle reposa sa coupe de zolt et se renfonça dans le biodiv. Elle observa encore plus attentivement la militaire et soupira légèrement.

                   - Citoyenne Conseillère, je…

                   - Taler. Vous pouvez m’appeler Taler, c’est moins formel.

                - Taler. Eh bien, Taler, il va de soi que mes services sont enchantés de cette… collaboration. Voyez-vous, ces éléments nouveaux que nous avons immédiatement communiqué au Généralissime tant ils nous paraissaient importants, doivent être encore confirmés. Documentés si vous préférez. Comme vous le savez déjà sans doute, la source vient d’ici, de Terra, par l’intermédiaire d’un agent universaliste débriefé par l’un de nos Kazins locaux. Je me propose de vous faire confier l’ensemble du dossier et, si vous le souhaitez, de vous faire rencontrer ce responsable qui…

                   - Car il est toujours accessible ? demanda la militaire.

                 - Vivant, oui, mais accessible, je ne saurais trop m’avancer. Ces sortes d’interrogatoire sont certainement assez éprouvantes pour les suspects. D’après mes renseignements, toutefois, il semble possible d’entrer en contact avec l’individu. Mais, au préalable, je souhaiterais vous proposer de rencontrer la citoyenne Der-Aver, Première Assistante en charge de l’aspect théorique de ce dossier. Si vous en êtes d’accord, évidemment. Ensuite… ensuite, nous pourrons commencer à travailler.

         Devant l’œil interrogateur que lui jeta Taler Areska, Vliclina crut bon de préciser :

                   - …car nous allons certainement travailler ensemble puisque j’ai pris la décision de m’occuper personnellement de ce dossier au sein du Troisième Assistanat.

     

     

     

          Radokar avait eu chaud et il le savait. Les gens qui étaient après lui – une triade certainement – avaient été sur le point de le cueillir. S’il avait été moins prudent – mais la prudence, c’était chez lui une seconde peau – il y passait. Lui, Radokar, rapporteur spécial de l’Émulation, un des éléments les plus importants de la Galaxie comme il aimait souvent à se le répéter ! Oui, c’était la guerre, bien sûr que c’était la guerre ! Il le comprenait parfaitement mais cela ne le consolait pas. La guerre. Pas celles des soldats sur les champs de bataille évidemment mais une guerre souterraine, bien plus insidieuse, plus implacable aussi. Une guerre aussi souterraine que l’était l’Organisation à laquelle il appartenait depuis toujours, un combat de tous les instants, sans code d’honneur (à supposer que la guerre « officielle » en ait), ni brillants faits d’arme avec remises de médailles à la clé. Non, c’était une guerre pourrie où il était difficile de savoir qui tirait les ficelles, qui visait qui et pourquoi. C’est la raison pour laquelle Radokar était angoissé. Parce qu’il lui était impossible de savoir d’où venaient les coups et donc impossible de les anticiper.

         Tout au début, quand ses informateurs lui avaient signalé qu’« on » était après lui, il avait haussé les épaules. Qui aurait pu lui en vouloir ? La milice ou un quelconque service spécial, qu’il soit impérial ou confédéré ? Ridicule. Sa hiérarchie ? Ce n’était pas l’habitude chez les Emules de se débarrasser sans avertissement et par surprise d’un collaborateur, surtout haut placé. Non, un homme comme lui devait s’expliquer devant le Conseil qui statuait ensuite. Outre le fait qu’il ne voyait pas ce que le Conseil aurait pu lui reprocher, ce n’était vraiment pas les méthodes de la Maison. Alors qui était ce « on » ?

         La première tentative l’avait pris par surprise : alors qu’il regagnait tranquillement son appartement de fonction, il avait vu du coin de l’œil le glisseur jusque là immobile se diriger vers lui. Stupéfait, il avait tourné la tête pour observer la masse noire de l’engin s’approcher puis accélérer soudain. Sans en savoir plus, il avait plongé vers le sas miraculeux d’un restaurant et avait senti le souffle du glisseur qui le frôlait, repoussé par l’écran magnétique du sas, et qui, emporté par son élan, était allé écrabouiller un pauvre droïde d’entretien qui avait eu le tort de se trouver là. Déjà, des gens accouraient mais Radokar avait pris ses jambes à son coup. Il avait ensuite plongé dans l’anonymat d’un de ses cubes de repli pour y voir plus clair. L’attentat ne faisait à ses yeux aucun doute : des accidents de ce genre, la perte de contrôle d’un glisseur, étaient rarissimes. Ses informateurs avaient vu juste : c’était bien lui qui était visé ! Il passa trois jours entiers à se renseigner en surfant de manière totalement anonyme sur le Kha afin d’y interroger ses correspondants les plus sûrs. Rien d’exploitable : le GRG était muet. Demander de l’aide au Conseil était évidemment inenvisageable. En rageant de tout ce temps perdu à ne pas pouvoir remplir ses fonctions – et, Bergaël savait, combien la tâche à accomplir était importante avec cette guerre ! – Radokar en était arrivé à la conclusion qu’il devait être la cible de ceux qui n’avaient pas apprécié sa mission de rapporteur. On lui en voulait probablement de ne pas avoir préconisé une prise de position plus radicale dans le conflit, il n’y avait pas d’autre explication. Mais qui était donc ce « on » ? Les légitimistes ou les universalistes ? Lesquels des deux étaient les plus gênés par ses recommandations de modération et, en fin de compte, de non interventionnisme passif ? Aucune importance. Ce qui comptait était qu’il était devenu bien malgré lui une cible et qu’il n’allait pas se laisser faire. Il fallait disparaître. Pour un temps en tout cas. Il adressa ce qu’on appelait à l’Émulation une « image de situation » au secrétariat du Conseil (Il était bien un des rares à pouvoir le faire directement) et expliqua qu’il « décrochait » jusqu’à nouvel ordre. Le soir même, il prenait un aller-simple pour Gavelor du Cygne, dans le troisième quadrant. Là-bas, on était loin, à la fois de la guerre qui se situait bien au delà et des dangers de Terra. Il prit soin de changer totalement son apparence en faisant éclaircir sa peau et modifier son visage sans se soucier de livrer l’adresse de son cube de repli qui ne lui servirait plus. Son ordiquant perso lui apprit si bien l’accent de cette contrée lointaine qu’en arrivant sur Gavelor, il ressemblait tout à fait aux centaines de touristes revenant sur leur sol natal. Il était un homme neuf. Oui mais neuf pour quoi faire ? Pour lancer des investigations partout où il le pourrait ! On n’était pas un des quatre conseillers spéciaux de l’Émulation sans avoir un réseau dense de relations diverses. A tous les échelons et dans tous les milieux. Identifier les commanditaires de la tentative de neutralisation puis prendre contact avec eux pour négocier. On peut toujours s’entendre avec tout le monde, il suffit de le vouloir et d’apporter quelque chose.

         Il lui fallait néanmoins faire vite. Le soir même, par une deuxième tentative d’élimination, il sut qu’il avait été suivi sur Gavelor. Une triade avec certitude, cette fois-ci, ce qui lui suggéra sans qu’il en soit définitivement sûr que c’étaient vraisemblablement les Universalistes qui étaient à ses trousses. Le biocyborg s’était approché de lui pour lui demander quelque chose mais ce dernier n’avait pas de chance : Radokar, qui se méfiait à présent de tout et de tout le monde, l’avait aperçu en compagnie de deux autres individus quelques minutes plus tôt. Et voilà qu’à présent il était seul et s’avançait vers lui. Radokar n’hésita pas. Plutôt que de s’enfuir, ce que les autres avaient certainement prévu, il s’approcha du biocyborg en souriant et, au dernier moment, par une sorte d’arabesque gracieuse, il projeta son bras gauche vers l’humain et lui enfonça son couteau-tremble dans l’oreille. Le biocyborg s’effondra en silence. « Milice, milice, hurla Radokar, un humain à terre, là ». Il vit les deux autres courir vers lui mais il s’était déjà mêlé à la foule des passants qui s’approchaient. Encore un peu de temps de gagné. Il ne retourna pas au cube provisoire qui devait lui servir de lieu de transit le temps qu’il s’organise. Il était certain qu’on l’y attendait déjà.

         Radokar n’avait heureusement pas choisi la planète par hasard. Puisqu’il ne pouvait plus, au moins transitoirement, compter sur personne, il décida de se rendre à Com’ptu, un quartier de la périphérie de Strait’ham, la capitale de Gavelor. Com’ptu était un endroit très intéressant pour des gens comme lui puisque le lieu de repli de tout un monde de marginaux, de poètes désenchantés et d’artistes incompris, de militaires en rupture de ban, de petits malfrats que les droïdes de la milice ne prenaient plus la peine d’interpeller, avec en prime quelques psychopathes d’envergure moyenne. En revanche, par une sorte d’accord tacite avec les autorités, les vrais criminels n’y avaient pas droit de cité, dénoncés immédiatement par les responsables locaux et remis le plus rapidement possible à la milice. C’était en somme un endroit qui faisait un peu office de sas de décompression pour une société un peu trop policée, de plus en période d’hostilités. On pouvait donc s’y fondre assez facilement et surtout on n’y posait pas de questions. Tout cela avait un prix, évidemment, et il était difficile d’y vivre sans un nombre minimal de sols, une éventualité qui ne tracassait aucunement Radokar dont la prudence lui faisait toujours emmener avec lui deux ou trois fiduces parfaitement intraçables.

         L’aérotrain le déposa à proximité de l’endroit choisi, une énorme bulle de béton, d’acier et de verre, l’entrée la plus connue de Com’ptu. En réalité, la « ville des sans-grades », comme on l’appelait parfois, était une ancienne base militaire impériale désaffectée depuis plus de trois cents ans mais dont il ne restait d’origine que les murs d’enceinte, d’ailleurs passablement défraîchis en bien des endroits. Pour le reste, l’espace intérieur avait été progressivement recolonisé, transformé, réaménagé au point que la garnison du sixième siècle rc qui l’avait occupé en dernier n’aurait rien pu y reconnaître. C’était à présent une sorte de cité de bric et de broc, à plusieurs dizaines de niveaux, composée de rajouts plus ou moins fonctionnels, et dont l’apparence correspondait en tout point à la fonction : un labyrinthe de protection pour les individus en délicatesse avec la loi. Radokar s’y sentit immédiatement à l’aise et il obtint sans difficulté – l’argent fait des miracles – une aire de vie auprès d’un des multiples comités d’accueil du lieu. L’endroit n’était pas luxueux : un biodiv défraîchi faisant également office de lit occupait le centre d’une petite pièce où une table basse était le seul autre mobilier. Pas de stéréoviz ou de coin de relaxation et les toilettes étaient communes à quatre aires comme la sienne. Aucune importance puisqu’il ne comptait pas séjourner ici plus que quelques jours : trop de rencontres prévues de longue date avec ses correspondants de travail ne pouvaient être indéfiniment différées. Son problème était donc des plus simples : entrer le plus rapidement possible en contact avec ses poursuivants et discuter, transiger même si nécessaire. Comment ? C’était le point qu’il fallait résoudre. Inutile de chercher à amadouer les tueurs qui le recherchaient : outre qu’ils l’auraient éliminé dès leur contact, ils n’avaient certainement aucune latitude pour différer quoi que ce soit de leur action. Qui alors ? Berl. Oui, Berl. C’était sans conteste sa meilleure carte chez les Universalistes et il allait la jouer sur le champ.

     

     

     

         Bien qu’elle sache avec certitude que cela était absolument impossible, Velti avait l’impression que le grand droïde s’amusait de son étonnement et cela l’agaçait. Le passage inopiné s’était doucement refermé sur eux, laissant planer un silence angoissant. Les quatre militaires étaient à présent dans un couloir aux parois lisses et vaguement phosphorescentes dont la lumière ainsi émise permettait tout juste de s’orienter. Après une invite explicite, Delehatery le droïde commença à avancer, assez lentement pour permettre à ses invités de le suivre sans difficulté, mais il ne souhaitait semble-t-il pas encore s’expliquer sur leur périple à venir. Le petit groupe progressa d’une cinquantaine de mètres pour arriver face à un PAMA que le droïde indiqua d’un geste négligent du bras. Contrairement à ce qu’elle avait anticipé, le PAMA était ascensionnel ce qui prouva à Velti, s’il en était encore besoin, que leur exploration de la structure était loin d’avoir été parfaite. Une cinquantaine de mètres plus haut – mais c’était difficile à apprécier – ils arrivèrent dans une salle où les attendait la réplique exacte de Delehatery. Désignant une série de hauts fauteuils en forme de bulles, le nouveau droïde se présenta.

              - Je vous présente mes civilités à tous. Mon nom est Béléavil. J’ai été désigné pour vous servir d’accompagnateur avec mon collègue Delehatery que vous connaissez déjà. Vous voyez ici une série de droïdes captifs que je vous propose d’intégrer pour un court séjour dans une virtualité où vous rencontrerez les personnes qui souhaitent vous entretenir. En réalité, vous ne bougerez pas physiquement de ce lieu mais vous aurez toutes les sensations de…

               - Nous savons très bien ce que sont des droïdes de virtualité, le coupa Rogue.

         Sans attendre l’accord de ses compagnons, il s’avança vers l’un des fauteuils et s’y installa, bientôt suivis par Velti et ses deux gardes dont on pouvait deviner à leur expression circonspecte que, eux, n’avaient jamais utilisé ce moyen de transport plutôt inhabituel. Delehatery s’assura que les quatre humains étaient en place puis, reculant de quelques pas, il entra les paramètres du voyage. « Dans dix secondes » annonça le droïde d’une voix claire. Rogue, au contraire de ses compagnons plutôt tendus, n’avait aucune appréhension de l’expérience. Il savait parfaitement ce qu’il allait ressentir – une impression de décroché et un malaise fugace à la limite de la perception – puis l’étonnement de se retrouver en un lieu inconnu. Normalement, pour les quelques privilégiés qui avaient la chance d’utiliser ce mode de voyage et afin de parfaire encore l’illusion, après le bref malaise, les utilisateurs du procédé se levaient de leurs fauteuils-bulles et franchissaient qui, une porte, qui un moyen de transport, à moins qu’un visage plus ou moins connu ne vienne à leur rencontre. Mais tout cela relevait de l’artificiel car on était déjà dans la virtualité : en fait, les corps des voyageurs étaient toujours confortablement installés dans le fauteuil de leur droïde captif et seuls leurs cerveaux enregistraient en une cohésion parfaite les images reconstituées. Tout cela, Rogue le savait car des simulations de ce genre faisaient partie de l’instruction de tout Stenek bien entraîné ; toutefois, compte tenu des circonstances, il doutait que l’on sacrifie à de telles futilités. De fait, le transfert dans la virtualité fut immédiat. Autour de lui s’étendait à présent un grand jardin, un parc plutôt, composé d’immenses pelouses de gazon parfaitement taillées et agrémentées d’arbres et de plantes luxuriants dont, pour la plupart, il n’identifiait pas les essences. Velti se rapprocha de lui et murmura : « Bon, et maintenant ? ». Delehatery le dispensa de répondre.

              - Nous sommes, expliqua-t-il à ses invités, au sein du parc de Jezer, à l’est de Vargas-la-ville. Bien entendu, il s’agit d’une, comment dire ?, d’une… vision revisitée mais en tous points fidèles à l’originale. Vous pourriez même y rencontrer d’authentiques Vargassiens qui se promènent actuellement dans cette structure. Mais nous ne sommes pas ici pour faire du tourisme.

         Béléavil, le deuxième droïde, s’était mis en marche sans un mot et le petit groupe lui emboîta le pas.

             - Nous allons vers cette tonnelle en contrebas, crut bon de préciser Delehatery. C’est là qu’aura lieu la réunion.

        Quatre humains – ou, pour être plus précis, deux hommes, une femme et un biocyborg – les attendaient dans la confortable aire de vie sous la tonnelle qui était en fait une demi-sphère assez traditionnelle en verre zlaqué opalescent. L’un des hommes s’avança.

              - Bonjour mes amis, bonjour ! Permettez-moi de m’introduire… ou plutôt de me présenter, comme vous dîtes dans l’Empire. Je suis le Sieur Garendi, membre de la Compagnie du Fret Stellaire. Un des nombreux rouages de la Compagnie pour être plus exact et, pour être franc, je n’ai guère d’importance : j’ai seulement été choisi – et c’est un grand honneur – pour assurer cette prise de contact. Quant à mes compagnons ici présents, ils se présenteront eux-mêmes par la suite. Quoi qu’il en soit, je suis tout spécialement heureux de vous recevoir ici, sur notre chère vieille Vargas. A propos, Officier Commando Velti – c’est bien votre grade, n’est-ce pas ? Oui ? Tant mieux car vous savez, moi, je suis peu familiarisé avec les grades de nos armées respectives et… mais, trêve de bavardages… Où en étais-je déjà ? Oh, mais je manque à tous mes devoirs.  D’abord, veuillez vous asseoir, ici, ici et là, si vous le voulez bien. Oui, où en étais-je donc ? Ah si. Vargas. Vous connaissez, n’est-ce pas, Officier Commando ?

         Vêtu d’une ample combinaison jaune parementée à la vargassienne, l’homme, plutôt grand et certainement plus âgé que son apparence physique ne le laissait supposer, était affable, bonhomme même, mais d’une bonhomie ambiguë, presque dangereuse. On devinait que sous des dehors qui se voulaient sympathiques, il n’était pas prêt à s’en laisser compter. Certainement implacable dans ses rapports humains, il devait être capable de beaucoup de violence et, peut-être pas seulement verbale. Extraordinairement prudente, Velti se décida à répondre puisque c’était elle qu’on interrogeait.

              - Certainement, Monsieur. J’ai eu le privilège de résider sur Vargas lors de mes différents stages de formation. Mais mon affectation principale est… était Alba-Malto, dont je suis d’ailleurs originaire.

              - Et vous êtes également venue chez nous pour y étudier le Gaétane, je crois…

                 - Mais… oui. C’est tout à fait exact.

         L’homme était parfaitement renseigné et tenait à la faire savoir. Ce qui, a contrario, relativisait son humilité et sa volonté de ne paraître qu’un simple exécutant d’une tâche dont il avait presque prétendu qu’elle le dépassait. Velti comme Rogue étaient de toute façon persuadés qu’on n’aurait pas confié cette prise de contact à un simple subalterne.

              - Ah, mes amis, croyez que je regrette les… dissensions actuelles. Ces malentendus, toute cette incompréhension…C’est la raison pour laquelle notre mission est importante, très importante. Toute cette agitation actuelle…

              - Vous voulez dire le conflit actuel, la guerre, le coupa doucement Rogue.

               - Eh oui, le conflit, répondit Garendi, nullement fâché de l’interruption. Ah, je vois que j’ai affaire à d’authentiques militaires, des gens qui ne mâchent pas leurs mots. Et c’est bien. J’aime ça, j’aime ça, conclut-il avec un petit rire. Et cela m’amène à l’essentiel. Voyez-vous, votre présence ici s’explique par notre désir de communiquer avec… vos supérieurs. Je sais, je sais. Nous aurions pu nous contenter de leur faire délivrer par le canal strictement diplomatique nos propositions mais… mais il nous a paru qu’une entrevue réelle … enfin plutôt une entrevue réelle dans le virtuel – il éclata de rire à son jeu de mot et donna l’impression d’avoir du mal à regagner son sérieux – qu’une réunion de ce genre conférerait un aspect… moins officiel à notre prise de contact. Moins officiel mais tout aussi fructueux, vous ne pensez pas ? Vous trouverez en conséquence, dès votre retour dans la Réalité, un magnet à remettre à qui de droit. Et vous savez quoi ? Eh bien, c’est tout pour ce qui vous concerne. Oui. Tout a été dit. Il n’y a rien de plus. Vous voyez que tout cela n’était pas bien méchant, jeta-t-il dans un grand rire sonore puis, reprenant instantanément son sérieux : Je suppose que vous n’avez pas de remarque particulière à… ? Bien, alors, je vous invite à vous promener avec nous dans ce parc sublime. Si vous en êtes d’accord, évidemment. Ce serait un peu stupide de ne pas profiter de cette virtualité. Elle vaut le coup, je vous assure. Et puis nous ferons plus ample connaissance et, ainsi, vous pourrez, j’en suis convaincu, encore mieux défendre nos propositions chez vous. Dans vos chez vous respectifs, devrais-je préciser.

         De retour dans la salle des droïdes captifs, Delehatery remit effectivement un magnet à Velti avant de reconduire le petit groupe, par le même chemin, dans la salle de la structure souterraine où tout avait commencé. Velti écarta d’un geste les hommes des Sections Spéciales de l’Intelligence arrivés entre-temps et se tourna vers Rogue.

              - C’est incroyable, lui jeta-t-elle, toute cette aventure a duré moins de deux heures ! Il faut en référer immédiatement à l’État-major. Ensuite le débriefing. Et puis je veux savoir où je suis allée et s’il y a d’autres compartiments secrets par ici… Bon, alors, vous venez avec moi ? Quoi ? Qu’y a-t-il ? Vous semblez soucieux.

            - Non, non, répondit Rogue en haussant les épaules. C’est seulement que je me dis… que je me dis que les autres, les compagnons de Garendi, eh bien, ils ne se sont jamais présentés. Ils n’étaient pourtant pas là par hasard.

     

     

     

           Berl présentait un avantage certain par rapport à tous les autres contacts potentiels : c’était un Universaliste de haut rang et c’était aussi un véritable ami. Radokar, de part ses fonctions relationnelles de conseiller de l’Émulation, connaissait des dizaines d’Universalistes plus ou moins avoués, plus ou moins introduits, et avait parmi eux beaucoup d’amis fidèles. En tout cas, c’est ce qu’il voulait croire. Mais il n’était pas question pour lui de perdre du temps à convaincre l’un ou l’autre ; il lui fallait quelqu’un qui lui fasse confiance sans discuter, qui soit suffisamment écouté pour obtenir les ouvertures vers les commanditaires des tentatives de neutralisation mais également – et surtout - assez puissant pour imposer une réunion de concertation à caractère immédiatement suspensif. Berl, définitivement, et sans hésiter.

         Radokar contempla avec circonspection son ordiquant perso, réputé intraçable. Il ne mettait pas réellement en doute la sécurité de la petite machine mais il était devenu presque paranoïaque (dans sa situation, on le serait à moins, se réconfortait-il) ; il n’avait plus confiance qu’en lui et soupçonnait Com’ptu de renfermer nombre de sympathiques crapules qui n’hésiteraient pas une seconde, les ordures, à le vendre à ses assassins. Des assassins qui avaient fait la preuve de leur excellente organisation et de l'étendue de leurs moyens. Peut-être possédaient-ils aussi le matériel de décryptage adéquat ? La conclusion s’imposait d’elle-même : il fallait trouver une zone protégée d’où communiquer avec Berl. Après de mûres réflexions, Radokar jeta son dévolu sur la Maison de Santé « Douce Gavelor », une immense institution qui desservait toute la province – gage d’anonymat relatif – et suffisamment proche de Com’ptu pour ne pas l’exposer à découvert trop longtemps. Avec un peu de chance, il pourrait même trouver une salle à écran de confidentialité comme il en existe presque toujours dans ces institutions médicales. Un moyen supplémentaire pour passer inaperçu. S’étant décidé, il ne chercha pas à différer plus avant son contact.

          La maison de santé était effectivement immense comme le lui avait indiqué son ordiquant mais il ne put malheureusement pas accéder aux salons de confidentialité réservés, semblait-il, aux malades et à leurs ayant-droits. Déçu, il commençait à saisir avec ennui combien le fait d’être devenu un citoyen de base – un élément de masse comme disaient les médias – pouvait être handicapant. Il comprenait plus encore pourquoi il était indispensable de mettre fin rapidement à son absurde situation. Mais pas au prix d’une imprudence. Grâce au marché clandestin de Com’ptu, il avait pu se procurer un faux masque thérapeutique qui, plaqué sur une partie de son visage, cachait assez complètement ses traits déjà fortement modifiés depuis Terra. Il alla jusqu’à simuler une boiterie légère, on n’est jamais assez prudent. Le lieu à présent. Il opta pour l’aire de restauration, une superposition de plusieurs salles enchevêtrées. Passés les premiers niveaux, on arrivait à l’échelon dit supérieur qui, moyennant un supplément de quelques dizaines de sols, vous garantissait un service moins ordinaire. Dédaignant les cellules d’hôtellerie proprement dites, il se dirigea vers l’aire de repos où malades et visiteurs pouvaient se retrouver dans le calme. Il choisit une table basse, à la périphérie de la stéréoviz 3D, heureusement au minimum de son volume, un endroit tranquille où il serait difficile à identifier, en partie fondu dans le débord des images. Il introduisit les oreillettes ordiquantes sans difficulté puisqu’il avait prévu un masque thérapeutique adapté : il pensait toujours à tout. La communication fut immédiate et, sans perdre de temps en préliminaires superflus, Radokar résuma sa situation. Berl – qui devait déjà être au courant de ses difficultés – ne parut pas surpris. Il promit de se renseigner sur le champ et de rappeler dans l’heure à venir. Le contact ordiquant avait duré moins de quatre minutes. Un record qui rendrait difficile son identification.

           Radokar se sentit soulagé. Son histoire ne pouvait pas ne pas s’arranger. C’est ensuite qu’il conviendrait que de tels errements ne puissent se reproduire. Il allait y veiller et, dans le même mouvement, il saurait faire payer très cher les responsables de ses désagréments, quels qu’ils soient. On n’ennuyait pas un homme comme lui sans en subir les conséquences.

           À moitié somnolent à présent que son affaire était en voie de résolution, il observait distraitement le petit monde anonyme qui l’entourait. Un petit monde peu fourni en réalité : quatre ou cinq groupes de malades/visiteurs et leurs enfants, deux droïdes d’entretien et de surveillance, quelques spectateurs alignés devant la stéréoviz qui projetait avec un réalisme certain des images de voyages sur Pollenck, une planète qu’il avait jadis assez bien connue. Le calme d’un début d’après-midi dans un endroit protégé. A quelques mètres de lui, une femme d’une cinquantaine d’années couvait amoureusement un jeune bambin qui jouait à la balle, s’émerveillant avec forces mimiques de l’agilité de son rejeton. Radokar la trouva stupide et préféra détourner les yeux. Il vit pourtant la balle échapper à l’enfant et venir mourir à ses pieds. Plus pour se débarrasser des importuns que pour rendre service – qu’avait-il à faire de ces gens ? – il se pencha pour renvoyer le jouet. Sa seule erreur. Il comprit trop tard que la balle n’était pas une balle : c’était une sphère de Brenn, c’est à dire une infernale petite machine dont la seule fonction était d’emmagasiner de l’énergie afin de la restituer à toute matière organique posée à son contact. Aucun moyen d’échapper à cette étreinte mortelle : l’engin au contact ouateux, presque agréable au début, vous collait à la peau à l’endroit précis où vous l’aviez touché. Seule une intervention spécialisée… Mais même ici, Radokar savait bien qu’il n’avait aucune chance : le temps de trouver de l’aide, à supposer que cela soit possible sur cette planète du bout du monde, et il serait mort depuis longtemps. En quelques minutes, l’énergie transmise à son corps élèverait progressivement sa température interne jusqu’à l’ébouillanter, le consumer de l’intérieur. Une douleur abominable. Une mort terrible. Une mort affreuse. Sa mort. Pris de panique, il se redressa en hurlant. Contre toute logique, il chercha à rejeter le piège, secouant désespérément ses bras prisonniers l’un de l’autre, les projetant contre le mur en un effort puéril. L’assistance s’était pétrifiée et, dans le grand silence de ses hurlements stériles, seule la stéréoviz continuait à diffuser d’obscurs commentaires. Pris, il était pris. Que faire ? Dans la même situation, il avait appris que certains n’hésitaient pas à se faire trancher les mains mais il aurait fallu faire vite, très vite. Les gens qui l’entouraient s’étaient à présent écartés et contemplaient la scène les yeux ronds, sans un mouvement vers sa détresse. La femme et le bambin avaient bien sûr disparu. Rien. Il n’y avait rien à faire. Résigné tout à coup, il se laissa glisser le long de la paroi pour s’asseoir à même le sol. Il tenait la sphère entre ses deux mains et se pencha pour calmement l’examiner. De loin, un spectateur inattentif aurait pu penser qu’il se reposait ou qu’il s’était perdu dans ses pensées. Radokar n’avait plus peur. Il était seulement indigné par le sort contraire. La sphère semblait pourtant inoffensive – une boule d’opaline sans caractère remarquable et sans signe d’activité particulière – mais il commençait à ressentir la chaleur qui gagnait ses bras. Oui, tout cela était particulièrement injuste. Un malentendu, une méprise, une erreur. Lui, Radokar, conseiller spécial de l’Émulation, était en train de mourir par erreur. Si jeune, si puissant et néanmoins si désarmé. Ce n’était absolument pas juste. Pourquoi Bergaël – ou quiconque d’autre siégeait là-haut – lui jouait-il ce tour là ? Pas juste. Il se renversa en arrière et laissa sa tête reposer sur la pierre froide de la paroi. Il ne voyait plus les quelques badauds qui, horrifiés, se tenaient toujours prudemment à distance. Les droïdes avaient mandé du secours, un secours qui ne servirait à rien. Ce monde n’était déjà plus le sien. Songeant à tout ce qu’il était sur le point de perdre, il se mit à pleurer en silence.

     

    suite ICI

     

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    [1]  littéralement : « d’autres grajanes à nourrir » ce qui, en fried, veut dire la même chose mais en plus pacifique (NdT)

    [2]  comme cela arrive lors de certaines très mauvaises transmissions (NdT)

    [3]  mnémonique cursive : forme d’autoconditionnement psychologique assez en vogue dans de nombreux services de renseignements


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    Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

    Sujet :                     Expansion (l’) (2) 

    Section :                 histoire générale; économie générale ; stellologie

    Références extrait(s) :         tomes 28 à 34 ; 155 à 173 ; 404, 417 à 432 ;

    Sources générales :            tomes 3 à 5 ; 28 à 34 ; 155 à 173 ; 404, 417 à 432 ;

    Annexe(s) :       7 (astronomie générale) ;102 (xénozoologie)  ; 807 (spatiopropulsion)  ; 958 (xénogéologie)                 

     

     

    …/… car les territoires colonisés ou en cours de colonisation ne représentent au demeurant qu’une partie infime de la Galaxie, elle-même de taille fort modeste par comparaison au reste de l’Univers composé comme on le sait de milliards de galaxies analogues. Il ressort donc …/…

     

    …/… En préambule, il convient de revenir sur des notions très générales d’astronomie qui permettront au lecteur de se faire une idée plus réaliste de la tâche restant à accomplir. Pour ce faire, quelles meilleures sources auxquelles se référer que « l’Encyclopédie Impériale d’Astronomie Dynamique », reprise, complétée et corrigée à partir de 908 rc par Der Kelio et coll. et dont des extraits, notamment introductifs, nous permettront de mieux appréhender…/…

     

    …/… « La Galaxie représente un ensemble de plus de 150 milliards d'étoiles, principalement concentrées dans un disque oblong d’un diamètre de 30 kiloparsecs pour une épaisseur moyenne d’environ 400 parsecs. Elle est animée d'un mouvement de rotation autour de son centre, mouvement qui est mis en évidence par l'étude du déplacement des étoiles au voisinage du Soleil, resté pour des raisons historiques l’étoile de référence du système d’observation (ajoutons que ce mouvement se mesure aussi sur la raie d'émission de l'hydrogène neutre). Sachant que la vitesse de rotation d’une étoile dépend de sa distance au centre galactique (et que la variation de la vitesse en fonction de la distance au centre dépend du fait que les étoiles sont plus concentrées dans les régions centrales de la Galaxie, dont on a pu ainsi déterminer la masse totale, égale à 200 milliards de masses solaire), cette vitesse de rotation est, pour le Soleil, de 220 kilomètres par seconde, ce qui correspond à une révolution complète autour du centre galactique en environ 250 millions d'années, durée bien inférieure à l'âge de la Galaxie elle-même qui est de 13,8 milliards d'années.

    La plupart des étoiles qui forment notre Galaxie sont donc distribuées dans un système très aplati dans lequel le Soleil occupe une position excentrique, à environ 8 000 parsecs du centre. Le disque galactique contient également de la matière interstellaire très diluée – du gaz, un peu de poussière et quelques éléments dits « exotiques » - dont la masse est de l'ordre de un dixième de celle des étoiles (EIAP, extraits)…/…

     

    …/…Les bras spiraux de la Galaxie se propagent quant à eux à une vitesse angulaire constante de 130 km/s, (à la distance du Soleil par rapport à la région galactique centrale). Comme on vient de le dire, le Système solaire se déplace environ deux fois plus vite (à 250 km/s) et, tous les 200 millions d’années environ, traverse un bras galactique. Il y a 65 millions d’années, il se trouvait probablement dans le bras de la Carène [1] et est actuellement à proximité du bras d’Orion. Le Soleil est l'une des plus de cent cinquante milliards d’étoiles de la Galaxie : à cet égard, ni sa position ni ses propriétés intrinsèques ne sont exceptionnelles. Le spectre optique du Soleil le classe d’ailleurs parmi les étoiles les plus petites, c’est à dire parmi celles les plus communes. C’est pourtant à partir de cette étoile quelconque que l’espèce humaine a entrepris son avancée galactique dès le IIème siècle rc (EIAP, extraits) …/…

     

    …/… ce qui sous-entend que, en dépit de l’apparence considérable aux yeux de beaucoup de l’Expansion, initialement représentée par les huit quadrants historiques, la pénétration de l’Humain dans la Galaxie reste totalement marginale : « un grain de sable sur une plage d’inconnu » selon le poète Herstall. Par ailleurs… (EIAP, extraits) …/…                                                      

     

     

     


    2 

     

     

     Cela peut sembler étrange mais il aimait parler à sa propre image. Il marchait de long en large en s’observant à la dérobée ou, au contraire, s’asseyait face à lui-même et se posait alors des questions auxquelles son autre moi répondait souvent avec une acuité qui arrivait encore à le surprendre. Il étudiait son reflet vivant, le grain de sa peau, les mèches rebelles de ses cheveux, le reflet du décor dans ses yeux noisette. Ailleurs, il prenait le temps d'examiner ses gestes, ses attitudes, ses tics, jusqu’à ses plus infimes mimiques et en déduisait l’aspect que prenait son corps quand il se produisait dans le grand spectacle de la vie. Il se voyait comme le voyaient les autres et il n’arrivait pas à s’en lasser. Nombre de medipsy prétendaient qu’il fallait reconnaître dans une telle attitude – pour peu qu’elle fut fréquente ou suffisamment soutenue – un comportement pathologique, à la limite de la schizophrénie affirmaient même les plus décidés. Il n’en avait cure car, au delà de la fascination que lui inspirait son propre reflet décalé, cela lui permettait d’y voir plus clair et, pour lui, c’était suffisant. Il avait certainement eu du mal à régler la secaviz [2] spéciale mais le résultat en valait la peine. A présent, sa représentation holographique était programmée avec suffisamment de finesse, elle était suffisamment convaincante pour lui faire oublier la virtualité de la reproduction à laquelle il se confiait. L’ordiquant cherchait dans la banque d’images qu’il s’était constituée la séquence qui correspondait le mieux à sa composition du jour et son hologramme apparaissait avec les gestes, les interrogations, les états d’âme qui donnaient à leur histoire commune une cohésion totale. C’en était alors criant de vérité. Ainsi, pris à son jeu, il se mettait à vivre en double et se confiait ses doutes, ses ennuis, ses motifs de satisfaction. Il se répondait à lui-même, se rappelait des souvenirs ou des pensées oubliées, se consolait même, parfois. Il aurait pu aussi créer, par simulacres superposés, des scènes hallucinantes où il aurait été confronté, lui, le vrai, à des dizaines d’autres lui-même, tous plus convaincants les uns les autres mais il ne le désirait pas. Ce qui lui plaisait, c’était de se dédoubler, sans doute par souci d’être deux fois plus fort mais aussi pour se procurer la fallacieuse mais réconfortante impression de ne plus être seul avec lui-même. Cet étrange hobby répondait néanmoins à une profonde nécessité. Toutes ces scènes, tantôt plaisantes, tantôt terriblement sérieuses, jamais angoissantes, il les archivait pour une autre approche, extérieure celle-là, un moment très particulier où il regardait ses doubles raisonner, discuter et trancher. Lorsqu’il devait décider, c’était ce qu’il appelait sa dernière lecture, celle après laquelle il ne devait plus y avoir de retour en arrière.

    Les premiers résultats - ou pour être plus exact les premières impressions – de ses agents dormants au sein de l’ennemi semblaient aller dans le sens désiré : on commençait à douter de la fidélité de la quanticienne de Farber ce qui était exactement le but recherché. Gilto savait bien qu’il ne s’agissait que d’une première étape ; il fallait à présent, comme disent les bionats des échelons inférieurs, « imprégner le sourrat » [3] ce qui n’était pas aussi simple qu’il y paraissait tant les connaissances à leur disposition du fonctionnement du service ennemi étaient parcellaires. D’abord, il avait eu beau secouer les unes et les autres de ses taupes, il ne savait toujours pas quel était le degré d’implication de la Farbérienne dans l’analyse de prospective impériale : s’était-on contenter de mettre en application certaines de ses idées ou, au delà des apparences symboliques, lui avait-on confié la direction, la direction réelle, décisionnelle de l’affaire ? L’agent infiltré auprès d’elle aurait pu au moins leur apprendre ça mais un général universaliste borné et timoré avait interrompu prématurément l’opération. Une telle erreur d’appréciation avait dans un premier temps rendu Gilto malade de rage puis il avait décidé d’oublier ce sur quoi il ne pouvait plus rien. Il se posait ensuite la question de deviner la réaction des politiques et des militaires d’en face : à supposer que leurs doutes soient effectivement sérieux, avaient-ils encore la possibilité d’inverser leur approche ? Une grande machine de guerre comme celle de l’Empire possédait une force d’inertie gigantesque : en conséquence de quoi, il doutait que le changement de stratégie décidé, à supposer qu’il le fut, soit effectif avant longtemps. Restait toutefois une éventualité heureusement plus vraisemblable : la paralysie d’un exécutif impérial en proie au doute laissant aux Universalistes suffisamment de marge pour engager les batailles décisives sous les meilleurs hospices. C’était certainement sur cette hypothèse qu’il fallait travailler mais, pour cela, il fallait encore enfoncer le clou : trouver de quoi discréditer un peu plus la Farbérienne, et avec elle ses travaux, mais sans en faire trop ce qui, a contrario, pourrait sembler suspect. Délicat. Délicat mais tout à fait possible. Il imagina la quanticienne mise aux arrêts par ceux-là même qu’elle cherchait à servir, le simulacre de procès militaire qui s’ensuivrait (pas une cour martiale : c’était une civile destinée à un quelconque tribunal spécial) et sa neutralisation dans l’anonymat d’un vaisseau-forteresse. Une perte certaine pour l’humanité car Gilto ne doutait pas un instant que la femme apportait une lecture nouvelle de sa discipline mais comment procéder autrement ? Parfois, dans un conflit aussi désespéré que celui où ils se trouvaient engagés, il faut savoir accepter dans un premier temps de reculer afin de pouvoir préserver par la suite l’avenir du plus grand nombre. Il n’avait aucune haine contre cette scientifique – ce n’était de toute façon pas son genre – et même, d’une certaine manière, il éprouvait pour elle une sorte de sentiment presque bionaturel qui ressemblait à de l’admiration. Car, à y bien regarder, la femme ne cherchait dans l’affaire, ni les honneurs, ni le pouvoir et encore moins l’argent (sinon, depuis longtemps on aurait pu la retourner) mais le seul souci de faire avancer ses recherches. Ce qui la rendait d’autant plus dangereuse. Et dire que, dans d’autres circonstances, ils auraient pu être les premiers à l’approcher, à l’entourer, à lui offrir les ressources qu’elle recherchait…

              - Et toi, tu vois ça comment ? demanda-t-il à son double qui l’observait sans parler. Tu penses que cette… neutralisation sera suffisante ? Et comment imprégner le sourrat sans que cette avalanche de… mauvaises nouvelles pour nos ennemis ne finisse par leur devenir suspecte ? Et, d’ailleurs, ne…

              - Si tu me laisses en placer une au lieu de poser toutes les questions, le coupa son double virtuel, je te dirai ceci : la quanticienne ne compte pas, tu ne comptes pas, même Valardi ne compte pas. Qu’importent les destins individuels… Ce qui compte, c’est le but fixé, les moyens mis en œuvre pour l’atteindre et le temps raisonnablement estimé pour aboutir à la situation désirée.

               - Comme c’est bien dit ! s’exclama le vrai Gilto, en tout cas, le Gilto physiquement présent qui se rappelait parfaitement les différents instants d’enregistrement de ces bribes de monologues. Comme c’est noble tout ça et…

              - C’est ça, moque-toi, répondit l’image, l’air vexé. N’empêche que tu sais bien au fond de toi que j’ai raison. Tu le sais parfaitement. Donc, pour reprendre le cours de ma pensée, je te le dis : le but étant de déstabiliser l’ennemi, le plan consiste à l’atteindre là où il est le plus sensible, ou pour m’exprimer autrement, là où il est raisonnable de penser qu’il peut le plus douter de lui-même, là où il y aura le plus de résistances induites par ses choix… Tu me suis ?

                 - Fort bien. On dirait que tu lis dans mes pensées…

             - Très amusant. Je vois que tu as su garder ton sens de l’humour.

                - L’humour, ou ce qui y ressemble, n’est pas à vraiment parler une émotion et…

               - Bien, bien mais on digresse. Ce que je veux dire, c’est qu’il paraît logique d’attaquer le nouveau département de prospective générale des Impériaux, non seulement parce qu’il est mortellement dangereux pour nos intérêts mais surtout parce que c’est leur point faible.

                 - C’est bien ce que nous avons commencé à faire mais explique quand même, demanda Gilto à son hologramme bien qu’il connut déjà la réponse.

                 - Voilà. Les Impériaux sont comme tous les humains : quelques têtes pensantes plus ou moins douées et une masse de gens qui, soit n’ont pas les moyens intellectuels pour comprendre, soit n’ont pas l’information exhaustive nécessaire, soit ne sont tout bonnement pas intéressés. Ce qui, au bout du compte, fait…

                - … une importante population de gens qui ne comprennent pas les choix retenus par leur hiérarchie…

                - … et ce qui ne se comprend pas devient vite…

               - … sujet à contestation. Exact. Je vois que nous, en revanche, nous nous comprenons parfaitement.

             - Et la conclusion coule facilement de source : puisque nous avons déjà semé une certaine confusion chez les Impériaux…

               - … il suffit de très peu pour conforter l’affaire, conclut Gilto.

              - Très juste. Reste à décider comment. Nous avons déjà évoqué ce sujet et plusieurs possibilités sont envisageables…

               - Hmm…

               - …mais l’une d’entre elles me semble meilleure.

               - Je t’écoute, murmura Gilto en se renfonçant dans son biodiv.

     

     

     

              - Vous n’êtes pas au poste que vous occupez pour perdre votre temps et encore moins pour avoir des états d’âme ! murmura le prince Alzetto d’un ton d’autant plus sourd que sa colère paraissait profonde. Vous m’avez bien compris ? Je vous ai dit de vous méfier de la Troisième Assistante. Non pas que je la soupçonne d’avoir une quelconque sympathie pour la cause que nous combattons. Non, je suis certainement convaincu de sa parfaite loyauté à Sa Majesté mais… mais c’est une civile. Une civile, comprenez-vous ? Or, qu’on le veuille ou non, les civils n’entendent rien aux opérations militaires. Rien. Nous devons utiliser leurs compétences mais c’est à nous, et à nous seuls, que doit revenir le soin de décider de l’orientation à donner à nos actions.

    Alzetto marchait de long en large, triturant de temps à autre sa gapiche qu’il faisait passer d’une main à l’autre en une attitude d’agacement qui contrastait formellement avec le ton contenu de sa voix. Au garde à vous, Taler Areska n’en menait pas large. Elle fréquentait suffisamment le Prince pour savoir que ce contraste n’augurait rien de bon. Il lui restait simplement à espérer qu’elle n’était pas responsable de son humeur maussade, que quelque autre événement expliquait cette colère rentrée. Profitant d’un court moment de silence, elle essaya de se justifier.

              - Je puis vous assurer, Altesse, que je ne transige sur rien et que la Troisième Assistante ne semble pas vouloir…

    Alzetto venait de lever la main en un geste d’indifférence et elle se tut. L’homme s’approcha d’elle, ses yeux bleus perçants fixés sur elle jusqu’à l’en indisposer. Il savait parfaitement combien son attitude pouvait être intimidante et, tout en continuant de la fixer, il resta volontairement silencieux quelques secondes. Soudain, comme saisi d’une idée totalement différente, il baissa son regard et recula avant de lui tourner le dos. Taler Areska, immobile, les mains derrière le dos, se garda bien de réagir.

              - Vous aimez les femmes ? demanda ingénument Alzetto. Sa voix était redevenue normale.

                - Je… Heu… Mais… Votre Altesse, je, heu, ne comprends pas le sens de…

    Alzetto s’était retourné vers elle et arborait un sourire amusé.

              - Allons, allons, Commandant, ne vous formalisez pas. Nous avons là une conversation privée, une sorte d’entretien informel qui ne sortira jamais de cette salle, vous le savez bien. Notre secret, en somme. Mais, moi, j’ai besoin de connaître mes collaborateurs directs. De les connaître bien. Pour savoir ce que je peux attendre d’eux, vous comprenez… Parfois, il m’est nécessaire d’aller au delà de l’apparence officielle des uns et des autres, de dépasser… comment dire ?, la simple approche militaire. C’est donc à la civile qui est derrière l’uniforme que je m’adresse et je répète ma question : aimez-vous les femmes ?

    Puisque son interlocutrice restait dans le doute sur ce qu’il convenait de répondre, il ajouta :

                   - Ou pour être plus précis, arriveriez-vous à les aimer ?

    Les prunelles de Taler Areska qui étaient jusqu’à présent écarquillées par la surprise et l’incompréhension se rétrécirent d’un coup : elle venait de comprendre.

                - Votre Altesse veut me dire…  me faire comprendre… la Troisième Assistante… Vous me demandez de… devenir son amie… de… Est-ce un ordre, Altesse ?

               - Mais non, voyons, répliqua Alzetto. Je n’ai pas à vous ordonner des choses de ce genre. Je me demandais simplement si, par hasard… Ce n’était qu’une suggestion pour le cas où… Oubliez-ça. Nous avons des éléments plus importants à discuter. Vous êtes prête pour la réunion de synthèse ? Parce que je n’y assisterai pas : vous me représenterez.

    La jeune militaire acquiesça mais son attention était toujours fixée sur la remarque précédente de son supérieur. Elle ne s’y trompait pas : c’était un ordre.

     

     

     

     Depuis qu’elle exerçait une responsabilité au sein de l’armée confédérée, Velti avait certainement connu des colères mémorables. Pas des colères explosives qui auraient été mal comprises de ses soldats et encore plus de sa hiérarchie mais de ces colères rentrées, froides et profondes qui s’exprimaient par une attitude renfrognée et une irritabilité sous-jacente qui la rendaient alors difficilement fréquentable. Ce fut exactement son état d’esprit affiché dès son retour de Vargas-la-ville ou plutôt de sa virtualité. Velti ne décolérait pas et ce n’était pas l’attitude de Rogue qui aurait pu lui rendre sa bonne humeur : le Stenek lui semblait plus évasif que jamais, comme si le contact qu’ils venaient d’avoir avec Garendi ne le concernait pas, comme s’il n’était pas intéressé.

              - Enfin, Rogue, s’exclama sèchement Velti, vous ne me direz pas que tout cela a un sens ! Quoi, ces gens – sur lesquels nous tombons par hasard je vous le rappelle – nous transmettent un message destiné à nos plus hauts décideurs, ce qui n’est pas rien, puis disparaissent sans laisser de traces… Pfft, comme ça, sous nos yeux et sans que nous ayons la moindre idée de ce qu’ils veulent,  je veux dire de ce qu’ils veulent vraiment ? Et sans comprendre comment ils ont fait ? Et tout ça ne vous perturbe pas, vous ?

              - Écoutez, Velti, je…

           - Car ils sont quelque part, non ? Ou bien qu’on m’explique comment un droïde, un vrai, physiquement présent selon nos spécialistes et je les crois, s’envole dans la nature. Qu’on m’explique où sont passés le couloir, le PAMA, ces droïdes captifs, tout ce bazar qui était là, sous nos yeux, depuis le début et qu’on ne soupçonnait même pas. En tout cas, moi, parce que, vous, peut-être…

              - Non, je vous assure que moi non plus je…

             - J’ai tout fait sonder, par Bergaël ! Il n’y a rien. Rien ! Alors quoi ? Faut faire sauter toute la structure, en tout cas la salle du contact, c’est ça ? Mais comment ? Pour quel résultat ? Non, moi je vous le dis, ces gens sont plus forts que nous et c’est la raison pour laquelle nous avons du souci à nous faire…

              - Velti, si vous me laissez…

             - Ah, Rogue, ça suffit. On me l’a assez expliqué que vous étiez un simple observateur, une sorte de spectateur. Il est exact que, par la suite, je vous ai cru plus concerné… Mais j’avais tort. Au fond, tout ça ne paraît pas vous passionner et…

              - Mais, voyons…

              - Ah non, je vous en prie, le coupa la Confédérée, laissez-moi au moins réfléchir. Car je veux savoir, moi, je veux comprendre.

    Sans lui laisser la moindre chance de lui répondre, Velti fit demi-tour et s’éloigna à pas vifs, sans se retourner. Rogue regarda la mince silhouette disparaître sans un geste pour la sentinelle qui s’était mise au garde à vous. Le pire est qu’elle a raison, pensait-il. Cette extraordinaire démarche de l’ennemi – extraordinaire par le procédé diplomatique plutôt compliqué et inhabituel mais aussi par les moyens mis en œuvre – ne lui disait rien qui vaille. Qu’est-ce qui se cachait derrière tout ça ? Il voyait bien que ce n’étaient pas eux, Velti et lui, simples exécutants, qui étaient concernés mais il ne comprenait pas l’opération adverse : pourquoi ces mystères ? Pourquoi cette indéniable démonstration de force technique ? Il en saurait plus si on daignait lui faire part, sinon de la teneur, du moins du sens général du magnet à présent remonté jusqu’à l’État-major. La troisième Assistante le renseignerait, il en était certain. Dans l’attente, il voyait mal ce qu’il pouvait faire. Si ce n’est supporter la mauvaise humeur de la jeune femme que, de si loin, il était venu retrouver. Ce qu’il n’avait jamais regretté, même à présent.

     

     

     

     Joroan observait avec attention le soleil bleu qui s’apprêtait à disparaître derrière la colline escarpée. Depuis presque trois heures, son compagnon, le soleil rouge, s’était avant lui éclipsé. Du coup, la lumière ambiante, de bistre moyen, s’était parée d’un bleu étrange qui gommait les couleurs des terres et des montagnes. Il n’était pas facile pour un humain de se régler sur ces changements pourtant prévisibles mais toujours surprenants et Joroan n’avait dû qu’aux simulations d’entraînement de ne pas être totalement dépaysé. On disait même qu’à certaines périodes de l’année, probablement en fonction de l’éloignement respectif des deux binaires et d’éclipses plus ou moins complètes, la planète se paraît de teintes encore plus sauvages. Dans quelques minutes, l’obscurité allait se faire mais une obscurité elle-aussi inhabituelle, variable selon les heures et les endroits et donc d’autant plus traîtresse. Il n’était certainement pas question de s’y laisser prendre et Joroan posa son triglon sur ses genoux afin de mettre ses lentilles blook de vision nocturne qui feraient de lui un parfait prédateur de la nuit alcyonienne.

    Dès que l’obscurité vaguement luminescente eut envahi les terres, il se décida à progresser. Son objectif était des plus simples : atteindre la galerie de mine qui lui était assignée afin d’y déposer un APG, sorte de mélange de quantar et de radiant. Toutefois, l’appareil de détection qu’il était chargé de déposer n’était pas tout à fait comme les autres, trop volumineux et souvent difficiles à manier. Fruit de la haute technologie impériale, cet APG spécial (il semblait qu’on ne lui eut pas encore donné de nom) tenait dans une main et, selon ses concepteurs, était d’une fiabilité à toute épreuve. Joroan l’espérait fermement car il n’avait absolument pas envie de risquer sa vie pour un outil susceptible de tomber en panne dès sa mise en service. Progressant lentement pour ne pas alerter les dispositifs de surveillance ennemis – mais, en raison de la particularité du lieu, il y avait de toute façon peu de chance – il imagina les autres Steneks qui, au même moment, se dirigeaient comme lui vers les objectifs qu’on leur avait désignés. Bien qu’il ne soit guère un esprit frondeur et donc susceptible de contester les décisions qu’on prenait en haut lieu, il se réjouissait de l’action entreprise sur la planète après ce qui était apparu comme des semaines d’inertie. Ce n’était pas encore la contre offensive impériale, la vraie, mais on en sentait les prémisses et il était heureux d’y participer.

    Comme prévu par son protocole de mission, il entra en action à 1h00 et s’approcha sans crainte du puits dénommé Drelka selon la bizarre habitude des Farbériens de baptiser la plupart de leurs sites stratégiques de noms célèbres chez eux (les chefs de la Stenek 29N3 dont dépendait Joroan avait choisi l’appellation ô combien moins poétique - mais certainement plus militaire - de KR 2.07 pour désigner l’endroit). En réalité, s’il n’avait eu son système de positionnement par satellite – son seul lien, à sens unique, avec les siens puisque toute autre forme de communication était rigoureusement interdite -, Joroan aurait pu passer dix fois à proximité de sa cible sans même en soupçonner l’existence. Dans la trouble nuit bleutée, il ne s’agissait que d’un contrefort de caillasses comme il en existait des milliers au pied de ces montagnes. Il observa autour de lui les quelques ombres qui étaient accessibles à ses lentilles blook mais rien, nulle part, ne bougeait. Rassuré, il se pencha vers le puits et entreprit de l’examiner. C’était une sorte de tunnel vertical camouflé par la roche plate qu’il venait de soulever et dont le diamètre permettait à peine le passage d’un seul homme sans équipement lourd. A quoi pouvait bien correspondre cette ouverture alors que les entrées principales du terminal d’exploitation se trouvaient à plusieurs centaines de mètres de là ? Il n’en savait strictement rien et supposait qu’il s’agissait là encore d’une bizarrerie des Farbériens… Il arrima solidement le socle du système magnétique avant de laisser se dérouler l’échelle proprement dite, échelle étant d’ailleurs une appellation abusive puisque l’engin ressemblait plutôt à une corde à nœuds très spéciale. Un regard de plus sur son environnement puis la descente dans le tunnel de roches inégales. Quatre-vingt cinq mètres de profondeur avait affiché son écran de contrôle et, de fait, moins de vingt secondes plus tard il sentit le sol sous ses bottes. D’un doigt sur sa console de commande, il replia l’échelle qui regagna son socle en haut. Le puits s’étant élargi sur ses derniers mètres, il se trouvait à présent dans une espèce de rotonde qui, bien que  rudimentaire, donnait presque à Joroan une impression d’espace. A la lueur de sa torche mixte à infrarouge, il repéra comme prévu l’entrée du conduit latéral et, avant de s’y engager, entreprit une nouvelle inspection de son équipement. Satisfait, il essaya ensuite une respiration naturelle mais revint à son masque filtrant presque aussitôt : comme il s’y attendait, à cette profondeur et à cet endroit, l’air était plus que rare, conséquence probable d’une terraformation incomplète qui, déjà en surface, posait problèmes aux quelques résidents sur le site. Alcyon B était vraiment  une terre inhospitalière.

    Pour le Stenek, le problème était double. D’une part, il devait progresser dans cet univers hostile jusqu’à l’endroit choisi et, d’autre part, revenir rapidement à son point de départ sans avoir été repéré, l’exfiltration étant programmée douze heures à partir du début officiel de la pénétration. Il avait largement le temps mais se devait d’être prudent : la mine, pour une raison qu’il ne connaissait pas, s’étendait sur des kilomètres par des tunnels tous à peu près semblables. Cela n’inquiétait pas réellement Joroan qui avait connu une aventure de ce genre bien des années auparavant ; il s’agissait alors d’une petite planète d’un lointain système stellaire où il avait gardé un très mauvais souvenir d’un périple dans les fondations d’une citadelle ennemie aux souterrains certes moins étendus mais truffés de droïdes vindicatifs : ici, au moins, s’il ne commettait pas d’erreur, il ne verrait aucun droïde de combat… Il intégra son point de départ théorique sur son ordiquant et s’engagea dans le conduit. Chaque trente mètres, il abandonna à même le sol une capsule de repérage, minuscule microprocesseur indétectable car de trop faible portée mais que son programme informatique reconnaîtrait sans peine lors de son retour. On avait même envisagé la malfonction ponctuelle d’un de ces marqueurs, anomalie qui resterait sans conséquence car compensée par la capsule suivante. L’objectif était facile : l’APG choisirait lui-même l’endroit le plus propice à son espionnage discret. Ce que feraient des renseignements ainsi glanés ses supérieurs n’était plus de son ressort. Il estimait à moins de deux heures son voyage souterrain, retour et sortie du puits vertical compris.

    Alcyon B, une planète jusque là oubliée de tous excepté des représentants locaux de la république de Farber et de quelques bureaucrates du cadastre impérial quelque part sur Terra, était devenue du jour au lendemain un nom célèbre : imaginez, une des trois ou quatre réserves connues de xantinum ! Et peut-être même la plus importante, qui pouvait savoir ? Il y avait certainement là de quoi aiguiser l’appétit de bien des gens… Officiellement, la découverte était confiée à une organisation suprastellaire, le CIS [4], mais tout le monde savait bien que des luttes sournoises avaient opposé pratiquement tous les intervenants majeurs de la galaxie, système politiques ou économiques, voire les deux à la fois, avant que le conflit généralisé ne s’installe. Pour l’heure, la guerre avait paru reléguer la petite planète triste aux confins d’un oubli provisoire mais si personne ne l’évoquait vraiment, tous y pensaient puisque, en somme, il faudrait bien également gagner la paix.

    La mine proprement dite s’organisait autour de trois puits principaux, un seul d’entre eux, le deuxième, s’étant révélé positif en xantinum. Ce minerai indispensable au transport bon marché à très grande vitesse avait été une découverte fortuite et pour tout dire totalement inattendue dans cette banale mine de nickel d’une planète de quatrième catégorie. Joroan savait par conséquent que sa mission était importante, qu’elle était vraisemblablement de celles qui, anodines en apparence, pouvaient secondairement donner à l’avenir une trajectoire différente. N’aurait-il pas été un Stenek qu’il aurait de toute façon multiplié les précautions pour la mener à bien. Sa progression fut rapide malgré le souterrain malcommode où de temps à autre sa grande taille l’obligeait à se pencher. Parfois, un conduit latéral s’ouvrait sur une obscurité anxiogène trahissant alors un lacis de couloirs souterrains dont Joroan n’arrivait pas à comprendre les raisons pour lesquelles les droïdes farbériens les avaient creusés. L’atmosphère était étouffante, presque brûlante par moment, ce qui contrastait vivement avec la surface de la planète qu’il venait de quitter, habituellement glaciale, même en plein jour. Bientôt, les entrées latérales se firent plus nombreuses puis l’APG se mit à palpiter de plus en plus vite : Joroan comprit qu’il touchait au but. L’instrument déciderait alors de lui-même le meilleur emplacement pour sa dépose et le Stenek n’aurait plus qu’à faire demi-tour pour les trois ou quatre kilomètres souterrains de son retour.

    Dans sa main gauche, la soudaine minuscule vibration de l’APG le surprit car l’endroit où il se trouvait était en tous points semblables à ceux qu’il venait de parcourir mais, bon, c’était la technique qui décidait ! Il observa les deux extrémités visibles – quelques mètres à peine – du conduit, deux entrées latérales presque côte à côte juste sur sa gauche, la saillie d’une roche au milieu du passage. Rien que de très banal. Il s’accroupit et entreprit la dépose du minuscule engin à présent inerte. Il le cala contre la paroi à l’aide d’une petite pierre, s’enquit de l’absence de toute humidité encore que cela n’eut pas été réellement préoccupant et se redressa. Dans ses blooks spéciaux, la torche infrarouge éclairait vaguement les parois du souterrain mais l’APG, pourtant à ses pieds, se confondait parfaitement avec la paroi. Il haussa les épaules. Sa mission était accomplie mais pas de quoi en tirer une fierté démesurée tant elle lui avait paru facile : presque un travail de droïde !

    Sur le retour, à deux reprises, il se félicita d’avoir jalonné son chemin : il lui aurait été impossible de choisir tant les conduits se ressemblaient et se mélangeaient dans la lumière atténuée de ses lunettes infrarouge. Tout se ressemblait et il avait beau creuser sa mémoire, il lui semblait impossible de décider avec certitude – malgré le soin porté à essayer de tout noter mentalement à l’aller - quel était le bon conduit, celui qui conduisait au puits où l’attendait son échelle, son unique chance de salut. C’est alors que l’ordiquant arrêta brutalement de le renseigner. Il y avait bien le signal de la microbalise qu’il venait de dépasser mais, face à lui, c’était le désert, le vide, l’obscurité. Il avança de quelques mètres - heureusement pas de boyau latéral donc pas de chance de se tromper - puis rebroussa chemin : il tenait à tester l’ordiquant sur la dernière balise rencontrée. L’appareil paraissait fonctionner normalement et affichait le numéro de la sonde : VG606. Quelques mètres encore en arrière et VG605 re mplaça le chiffre précédent. Tout était normal. Pourtant au delà de la balise 606, il ne captait plus rien. Cela voulait dire qu’au moins deux balises ne répondaient pas. Et peut-être même trois car il aurait dû intercepter un écho même lointain de celles qui se trouvaient en amont. Comment cela était-il possible ? Il secoua la tête et, à proximité de la 606, décida de faire un point sommaire. Bien que peu fatigué par sa marche, il s’assit sur le sol inégal et ferma les yeux pour recouvrer son calme.

    Bon, pas de raison de s’inquiéter, pensa-t-il. Il me reste encore beaucoup de temps avant l’heure fixée pour le regroupement et mon autonomie en air filtré et en lumière reste plus que suffisante. Reste seulement à savoir ce qui se passe avec ces saloperies de balises : une panne matérielle ou une contre-mesure inattendue ? Dans les deux cas, je suis quand même mal, conclut-il.

    Il dépassa à nouveau la balise 606 dans l’espoir un peu fou d’avoir précédemment mal effectué ses relevés mais il dût se rendre à l’évidence : plus loin, c’était le silence. Joroan décida de ne pas se laisser démoraliser. Il s’était déjà sorti de situations autrement compromises. Ce qu’il lui fallait, c’était compenser l’absence de repères par la mise en place progressive d’un nouveau réseau. Il lui restait suffisamment de balises opérationnelles pour recréer un chemin. Evidemment, pour avancer, il devrait se fier si possible à ses souvenirs mais peut-être surtout à son intuition. Il estima qu’il devait être à mi-parcours de la sortie, soit un peu moins de deux kilomètres. De ce fait, il lui fallait semer ses balises vers l’avant à partir de la 606 et, s’il ne trouvait rien, y revenir pour essayer un autre itinéraire. Et avec un peu de chance faire la jonction avec les microprocesseurs encore en service en amont s’il en existait. Fastidieux, probablement éprouvant mais au bout du compte certainement efficace. Il ne chercha pas à envisager une nouvelle panne de signalisation car, en pareil cas, il le savait, sa situation deviendrait quasi-désespérée.

    Ses premières tentatives restèrent infructueuses : il reprit les balises abandonnées au sol à l’exception de la première d’entre elles qui marquait ainsi le chemin qu’il ne fallait plus prendre. Heureusement, les micropuces se recalaient d’elles mêmes sur la précédente ce qui lui facilitait le travail. Toutefois, même comme ça, il comprenait toute l’immensité de la tâche qu’il lui restait à accomplir : tant de tunnels à explorer, tant de possibilités offertes, tant de routes se terminant en impasse, ou le ramenant vers son point de départ, preuve qu’il avait tourné en rond, ou bien se poursuivant, au delà des deux kilomètres prévus, vers l’inconnu et la mort quasi-certaine. C’était en définitive un labyrinthe et Joroan se demanda parfois si ce n’était pas cela l’explication de cette profusion de souterrains qui l’avait étonnée au début de son parcours. Mais pour tromper qui ? Pour compliquer l’exploration de quel ennemi ? Pourquoi protéger ainsi sur cette insignifiante planète une mine jusqu’il y a peu sans importance ? Décidément, les Farbériens étaient un peuple plutôt incompréhensible.

    Ce fut à la quatorzième tentative qu’apparut une lueur d’espoir. Il était temps : épuisé par l’angoisse et ses marches ininterrompues, il se sentait exténué. Il lui sembla reconnaître le passage et, de fait, arriva enfin au puits de sortie, dans ce qu’il appelait la rotonde. Il se positionna au centre de l’espèce de petite pièce et appela son échelle magnétique. Rien ne se passa. Au bout de plusieurs tentatives, il dût se rendre à l’évidence : soit son ordiquant ne commandait plus le matériel, soit celui-ci avait été retiré mais comment cela aurait-il été possible ? Il lui fallait donc s’élever à la force des poignets. C’était très risqué mais envisageable. D’ailleurs, avait-il le choix ? Dans l’axe exact du puits, il éclaira sommairement le conduit au dessus de lui et crut remarquer… Il redonna la lumière et sentit un frisson lui parcourir la colonne vertébrale : aucun doute, le conduit était bouché à mi-hauteur. Il parcourut de sa lampe à infrarouge les parois de la rotonde. A présent qu’il faisait attention, il percevait les différences. Cet endroit n’était pas son conduit de sortie. Tout à sa joie d’avoir cru trouver la bonne issue, il s’était volontairement fourvoyé. Il avait tellement eu envie de réussir ! Il se laissa tomber contre la paroi, découragé. Pour un peu… Non, un Stenek ne renonce pas face à l’adversité. Il faisait partie des forces spéciales les mieux entraînées de la Galaxie et lutterait jusqu’au bout. Le seul moyen d’y arriver, c’était de recommencer. Encore et encore. De ramasser à nouveau ses balises. De les repositionner à nouveau selon un schéma différent et, si cela ne marchait toujours pas, de recommencer. C’était cela la solution. L’unique solution. Sa confiance à nouveau revenue, il se releva et alla même jusqu’à sourire sans s’en rendre compte en imaginant la tête de ses collègues quand il leur raconterait ses frayeurs rétrospectives. Joroan reprit sa route d’un pas volontaire, presque enjoué à présent, et se mit en quête d’un chemin de sortie qu’il ne trouva jamais.

     

     

     

                   - Alors, voilà ce que l’on sait, commença Vliclina. Vous me direz si vous êtes d’accord avec mon analyse ou si vous pensez que je me trompe.

    L’Impériale se pencha vers l’écran de l’ordiquant sécurisé. Elle l’activa tactilement, comme pour se rafraîchir la mémoire mais abandonna aussitôt la lecture des différents rapports multimédias qu’il affichait et se retourna. Elle observa Taler Areska, immobile un peu en arrière d’elle.

              - Nous savons à peu près avec certitude que notre Universaliste est sincère dans ses affirmations. Personne n’aurait pu résister au déconditionnement que nous avons utilisé et qui, au passage, lui a probablement coûté sa santé mentale mais c’était son choix. Personne ! Ce qui me ramène à mon observation : il n’a pas pu consciemment nous mentir. Par ailleurs, c’est, semble-t-il, quelqu’un d’élevé dans leur hiérarchie. Pas un sous-fifre qu’on sacrifie au hasard. D’où mon interrogation de départ : soit nous avons affaire à quelqu’un qui détient une information effective – et c’est plutôt mauvais pour notre quanticienne et dramatique pour nous -, soit il s’agit d’une entreprise de désinformation de haut vol dont on peut assez facilement percevoir le but et les implications. Qu’avons-nous comme éléments pour nous permettre de trancher ?

    Taler s’était silencieusement portée au côté droit de Vliclina et observait à son tour l’écran. Bien que son attitude fût parfaitement banale, cette présence si proche mit cette dernière mal à l’aise sans qu’elle puisse se l’expliquer. Elle s’écarta et décida de s’asseoir sur le biodiv. Se renversant légèrement en arrière, elle croisa les jambes et, fixant la jeune militaire avec attention, poursuivit.

                   - L’information rapportée est isolée, c’est vrai, mais de qualité. Isolée cependant. D’ailleurs, s’il y avait eu tout à coup d’autres remontées du même genre, cela me serait apparu comme particulièrement suspect et je suis certaine que nos ennemis – s’ils sont derrière tout ça – l’ont forcément compris. Reste la pertinence de l’information. L’individu interpellé, comment se nomme-t-il déjà… Galomba, oui… l’a été semble-t-il par hasard. Parce qu’il a rencontré sans le savoir un de nos agents cryptiques et qu’il en est tombé passionnément amoureux… C’est aussi bête que ça.

                     - On en est sûr ? Je veux dire, cet agent cryptique, on peut avoir confiance en elle ?

                       - Sa hiérarchie le pense et je n’ai pas de raison de mettre en doute leurs affirmations. J’ai bien sûr fait procéder à une enquête relativement approfondie sans résultat tangible. Mais vous la connaissez puisque vous l’avez reçue avec moi. Vous avez pu vous faire une idée.

    Taler haussa les épaules sans répondre.

                     - Vous avez raison, poursuivit Vliclina. On ne peut jamais savoir avec certitude mais pour le moment… En tout cas, j’ai demandé à ce qu’on la suive de près mais c’est bien tout ce que je peux faire. Revenons au principal. Si la citoyenne Glovenal est un agent infiltré, je vous laisse deviner la panique… notre analyse prospective à reprendre, certainement dans sa totalité… sans compter les choix déjà arrêtés… les décisions parfois difficiles mises en pratique… un désastre. Un désastre dont les conséquences n’apparaîtraient, hélas, qu’au fur et à mesure des mois à venir. Mais… je ne veux pas y croire et d’ailleurs je n’y crois pas. Non, je ne crois pas à cette hypothèse et cela pour plusieurs raisons. La première étant que je connais à présent Bristica… Bristica Glovenal depuis des mois et que rien, je dis bien rien, ne vient étayer une éventuelle trahison de sa part et j’ajouterais ni même une manipulation à son insu. Je m’empresse de préciser que la Première Assistante partage mon analyse et vous connaissez sa méfiance. De plus, Bristica a échappé à plusieurs tentatives d’assassinat dont elle s’est sortie presque miraculeusement et… Non, tout cela me semble absurde. Et remarquablement bien joué de la part… des gens d’en face. Cela étant, je reconnais volontiers qu’il s’agit d’une opinion personnelle qui n’est guère étayée par des faits très précis.

                   - Humm, cela ne me paraît pas de nature à emporter la conviction de Son Altesse : vous savez combien il aime s’en tenir aux faits, aux faits seuls, remarqua Taler.

    Elle était venue s’asseoir à côté de Vliclina et donnait l’impression d’être perdue dans ses pensées. Après un moment de silence, l’Impériale reprit la parole.

                    - Je le sais, Taler, je le sais bien. C’est la raison pour laquelle j’ai d’abord pensé lui adresser un rapport faisant état d’éléments tangibles de nature à disculper la quanticienne. Et face au regard désapprobateur de son interlocutrice, elle s’empressa d’ajouter : si je vous en parle, c’est précisément parce que nous pensons que ce serait une grave erreur. Non, je vous propose de présenter la situation au Prince Alzetto telle qu’elle nous apparaît actuellement. A savoir que nous ne pouvons conclure ni dans un sens, ni dans l’autre mais que… il lui faut nous faire confiance. A moi, à la Première Assistante et évidemment à la citoyenne Glovenal. Du moins pour l’instant… Vous savez, Taler, je me faisais la réflexion ce matin que le monde est étrange. Nous sommes entourés d’une technologie omniprésente, nous confions nos destins à des machines dont certaines sont perfectionnées au delà de l’entendement et pourtant… pourtant, au bout du compte, c’est le facteur humain qui l’emporte. Nos impressions, notre perception de l’Autre, c’est cela l’important. Je ne sais pas s’il faut s’en réjouir ou s’en alarmer mais c’est ainsi.

    Les deux femmes restèrent côte à côte, silencieuses. Puis Vliclina se leva, interrogeant du regard la militaire toujours assise avant de déclarer :

                     - Bien, je pense que nous avons fait le tour de la question. Pour le moment. A vous revoir, Commandant.

    Elle s’éloigna de sa démarche féline.

     

     

     

     Le major-général Catermeler activa la gov [5] de sa combi militaire ce qui entraîna le relâchement de l’ensemble du tissu synthétique. Il se sentit immédiatement soulagé : il savait que la bouffée de chaleur qui le laisserait moite de transpiration viendrait quand même mais il pourrait ainsi mieux la subir. C’était un geste qu’il ne se permettait que lorsqu’il était certain d’être seul. Il se laissa tomber sur le biodiv de son cube de commandement et observa une fois encore, mais plus distraitement, les données qui dansaient sur le mur lui faisant face. Catermeler était un homme grand mais corpulent et fier de l’être, même si son apparence physique ne correspondait pas aux critères en vigueur à l’époque dans la Galaxie. Cela lui était indifférent. A l’image de son père trop tôt disparu, il tenait à cette silhouette inhabituelle et avait toujours refusé l’aide des ordimédics lui proposant les régimes – et les médications - appropriés. Il se sentait bien ainsi, un point, c’est tout.

    Il soupira imperceptiblement mais ce n’était pas l’inconfort physique qu’il ressentait qui était en cause. Les rapports et les données qu’on venait de lui soumettre, voilà quelle était la raison de son incertitude. Car ils étaient formels, ces rapports : le Service de Documentation du Premier Quadrant lui signalait sans erreur possible des troubles à venir au sein de plusieurs unités opérationnelles d’active et là résidait le désagrément véritable de sa situation. Catermeler savait que le Contre-espionnage militaire se trompait rarement. Il était donc nécessaire d’opposer promptement une réponse au problème. Et si action il y avait, c’était à lui, major-général de la Première Armée, donc décisionnaire sur le sujet, de trancher.

    Or Catermeler était universaliste. Il l’avait toujours été. De tout son être et par tous les pores de sa peau. Universaliste comme son père avant lui et même comme la plus grande partie de sa famille. Il était absolument convaincu de la justesse de cette idéologie : c’est la raison pour laquelle il avait très tôt adhéré à l’organisation secrète, rendue presque sectaire en réalité par la traque dont, de tout temps, elle avait été la victime. Mais être Universaliste dans l’Empire de Baldur II était loin d’être facile, surtout pour un fonctionnaire de haut rang comme lui. Il avait durant des années été obligé de feindre, de mentir, de donner des gages à l’administration, de prouver à ses supérieurs, à ses collègues, à tous, qu’il était un farouche adversaire de la pensée galactopolitique qu’il chérissait en secret. Cela lui avait été dur, éprouvant au point d’en être meurtri et d’en devenir par moment presque mentalement instable. C’était le prix à payer pour la victoire finale.

    Agir. Quoi qu’il lui en coûte, il lui fallait agir, c’est à dire définir une position. Mais agir dans quel sens ?

    Agité intérieurement mais ne le montrant guère, il se leva et, sans se presser, alla se verser une liqueur ambrée du nom poétique de lansea, [6] sorte de décoction très peu alcoolisée – mais très sucrée – de glork. Il revint au biodiv, son verre à la main et croisa les jambes en un geste de décontraction qu’il était loin de ressentir. Il se mit même à chantonner un air à la mode, histoire de donner le change. Il était pourtant certain de ne pas être observé mais c’était une règle qu’il ne transgressait jamais : ne jamais quitter la défensive. Jamais. C’était cela la grande force qui lui avait permis de franchir tant de vicissitudes.

    Agir donc. Bien entendu, il y aurait une réunion pour définir une décision finale, peut-être même plusieurs et avec du beau monde : il verrait défiler tout le gratin de la hiérarchie militaire plus quelques civils d’importance. Mais il ne fallait pas s’y tromper : c’était à lui et à lui seul d’indiquer le sens de l’action. Il hésitait néanmoins car le problème était complexe : s’il ordonnait l’élimination des meneurs – une purge pour parler simplement – au sein des unités combattantes, il y aurait des dizaines de mises aux arrêts, des rétrogradations et, pourquoi pas, quelques exécutions pour l’exemple. Ce n’était pas du tout cela qui le gênait. D’abord, ces gens étaient des ennemis pires que les autres puisque, en somme, ils se révoltaient parce qu’ils trouvaient que les choses n’allaient pas assez vite au sein des armées impériales. Ils voulaient en découdre, ces crétins. Et en découdre avec ceux là même dont il faisait partie, lui, le major-général Catermeler. Ensuite, qu’on le veuille ou non, ces soldats étaient des rebelles prêchant la désobéissance, des traîtres en réalité. Oui, mais, laisser les troubles s’amplifier, c’était accroître sérieusement les chances militaires universalistes : certes, on finirait bien par réagir mais le plus tard serait certainement le plus violemment, donc avec un maximum de dégâts. Tandis qu’intervenir dès à présent… Il imaginait les agents universalistes infiltrés dans l’armée qui devaient faire leur possible pour amplifier le mécontentement, certains d’entre eux manifestement au risque de leurs vies. C’était un comble que ce soit lui qui mette un terme à cette action ! Pourtant… Il s’était résigné à prendre discrètement contact avec l’Universalité, sous la forme de son agent traitant du plus haut niveau. Son correspondant, une femme au visage sévère, lui avait répondu plutôt sèchement que sa position était plus importante que les militaires à sanctionner… Observation que Catermeler avait trouvée absurde. Cela ne répondait pas à la question et ne lui était d’aucun secours. Il aurait absolument préféré qu’on lui dise de laisser faire. Au risque de se découvrir par son inaction mais…

    Il claqua des mains pour réactiver son ordiquant central et demanda rêveusement la présence de son ordonnance. La chaleur qui avait envahi précédemment tout son être s’estompait lentement. Il avait presque pris sa décision : il allait probablement suivre les conseils de sa correspondante universaliste. Au fond, l’Universalité avait peut-être d’autres projets pour lui et puis il était avant tout un soldat. Et un soldat, ça obéit.

     

     

     

     Lorsqu’elle avait reçu l’ordre de l’État-major de regagner le Quartier Général de son unité « le plus diligemment possible et par tous moyens appropriés » selon l’expression exacte du droïde estafette qui était venu la trouver dans la forteresse souterraine (un droïde, même pas un bionat ! avait-elle remarqué avec colère), Velti avait rapidement eu l’impression que quelque chose se tramait. La procédure n’était certainement pas habituelle mais, plus que cela, c’était l’ordre lui-même qui lui posait problème : si quelque chose, un début d’explication, un indice pouvaient être trouvés sur la raison profonde de l’existence du bâtiment souterrain dont on lui devait la découverte, ce n’était pas sur Lommis Gamma, siège de l’Autorité conjointe quadrantale (c’était ainsi qu’était appelée la structure locale censée organiser l’homogénéité d’action entre forces impériales et confédérées « non universalistes ») qu’elle le pourrait. Bien qu’elle ne fût pas officiellement relevée de son commandement, cet éloignement soudain y ressemblait. Du coup, la jeune femme se demanda ce qui se complotait : il était exclu – en tout cas, c’était son analyse – qu’on lui reproche quoi que ce soit. N’avait-elle pas du mieux possible fait face à une situation complexe pour laquelle on lui avait demandé d’agir selon sa conscience. Alors, pourquoi cette convocation ? Disposait-on d’éléments nouveaux ? Velti aurait bien aimé en discuter avec Rogue mais le Stenek avait disparu, prétextant une demande subite du service dont il dépendait. L’Impériale blonde sans doute. Jamais là quand elle avait besoin de lui, avait-elle soupiré avec amertume. Ou bien lui aussi ?

    La navette spéciale qu’on lui avait affectée semblait n’être venue que pour elle : isolée dans le salon d’accueil de l’appareil, entourée par une foule de droïdes ordonnances lui proposant qui une talide, qui une stéréoviz voire quelque boisson plus ou moins élaborée, elle rongeait son frein. Plus le temps passait, moins sa situation lui inspirait confiance. Peu habituée à ce type de confort habituellement réservé aux militaires de haut rang – ce qu’elle n’était assurément pas – elle se sentait mal à l’aise. Elle décida de se plonger dans son ordiquant perso et passa en revue les éléments dont elle disposait sur la forteresse inconnue puis développa son rapport sur sa visite dans la virtualité de Vargas-la-ville jusqu’à en faire une espèce de journal de voyage dans lequel elle chercha à n’omettre aucun détail, décidant même d’y intégrer quelques impressions personnelles, une chose que la militaire qu’elle était avait en horreur. Au moins, pensa-t-elle, j’aurai ainsi une version courte et une version longue de toute cette pagaille. Même ainsi, son voyage n’en finissait pas : le pilote, un biocyborg plutôt sympathique, était venu lui expliquer en personne qu’ils devaient effectuer plusieurs détours en raison de la « situation de belligérance ». Enfin, lasse de tout ce temps perdu, elle se replia sur son programme de Gaétane qui, lui au moins, lui rappelait un univers connu. Fatiguée par le voyage qui avait duré près de dix heures, elle posa un pied hésitant sur le stermire rutilant de l’astroport militaire de Lommis Gamma puis, se reprenant, elle secoua sa lourde chevelure noire et, découvrant ses dents très blanches, s’avança en saluant vers le petit groupe de soldats venu l’accueillir. On lui rendit brièvement son salut. Il s’agissait de militaires inconnus d’elle. Des militaires, vraiment ? Pas si sûr. Des Impériaux, évidemment, à en juger par leurs uniformes « qui n’étaient pas de chez elle », pensait-elle en suivant ses mystérieux réceptionnaires, mais plutôt des membres d’un quelconque service spécial. Elle demanda poliment où on la menait mais, puisqu’on ne lui répondait pas, elle décida de se réfugier dans un mutisme salvateur. Elle n’était pas encore inquiète mais cela en prenait le chemin.

    Velti ne broncha pas tandis qu’on la transférait d’un engin amphibie typiquement militaire jusqu’à un aérotrain des plus civils. Par la fenêtre de la voiture, elle regarda défiler le paysage plutôt monotone de Lommis Gamma, une planète administrative comme il en existait des milliers. Son regard paraissait suivre les bâtiments furtivement rencontrés mais son esprit était à l’affût de la moindre possibilité de se soustraire à cette expédition inquiétante qui, de plus en plus, ressemblait à une arrestation en bonne et due forme mais effectuée par des gens qu’elle ne connaissait pas, qui n’était pas de son bord, des gens en qui elle n’avait aucune confiance. L’aérotrain s’arrêta enfin alors qu’elle commençait à désespérer. Une station anonyme, sans aucune indication particulière. Aucun nom, notamment, que, de toute façon, elle n’aurait pas été en mesure d’interpréter. Était-elle même seulement sur Lommis Gamma ? Qu’est-ce qui le lui certifiait puisqu’elle n’était encore jamais venue ici ? Le pilote de la navette spatiale ? Certainement aux ordres, lui aussi. Son ordiquant ? Il était peut-être manipulé à son insu. On l’introduisit dans un bâtiment anonyme mais sérieusement gardé par une escouade de droïdes en tous genres. S’il fallait s’enfuir, c’était maintenant mais pour aller où ? Un PAMA ascensionnel, d’autres couloirs sécurisés. Encore des droïdes de surveillance. Ca n’en finissait pas ! Enfin, une grande salle circulaire aux murs totalement transparents donnant sur la ville triste en contrebas. On était au sommet de la petite tour. Un homme lui tournait le dos, apparemment perdu dans la contemplation de ce panorama insipide. Elle sut qu’il s’agissait de Rogue avant qu’il ne se retourne.

                 - Cette fois, vous allez m’expliquer, murmura-t-elle d’une voix sourde de menace.

              - Velti, Velti, mille excuses ! s’exclama le Stenek en se dirigeant vers elle, le poing sur le cœur. C’était le seul moyen valable pour…

                   - Je viens de vous demander de vous expliquer…

                - Oui, bien sûr. Toutefois, nous serions mieux dans le local adjacent. Je ne vous ai fait venir ici que parce que…

                   - De vous expliquer tout de suite…

    Rogue soupira imperceptiblement et lui désigna le biodiv central. Velti hésita puis, haussant les épaules, s’assit sur le bord du biodiv. Elle était si tendue qu’un geste maladroit, une parole malencontreuse auraient suffi à faire exploser la colère, la rage plutôt, qui l’avait envahie.

              - Alors, voilà, commença-t-il. Notre service de contre-espionnage a fait procéder à une contre enquête suite à notre…

                    - Quel service, dîtes-vous ?

                 - On l’appelle l’Interface d’Éclairage mais, en réalité, c’est une émanation de la Douba [7] qui est…

                    - Je sais ce que c’est…

                 - Donc, ces gens m’ont informé que nous devions subir une déprogrammation qui…

                    - Nous ?

                   - Tous ceux qui ont participé à l’exploration de la structure souterraine…

                    - Tous ceux qui… Pourquoi ?

                   - Parce que… C’est assez difficile à expliquer… Je veux dire, assez difficile à croire mais…

                - Allez-y. Je suis prête à tout mais, cette fois, je vous suggère d’être convaincant parce que… laissa en suspens Velti, secouant la tête avec un léger sourire. Elle donnait l’impression d’être calme, réceptive, prête à accepter l’explication de tous ces mystères, pourtant ses yeux brillants démentaient son apparente tranquillité. Elle se renversa en arrière mais se redressa dès que Rogue s’approcha pour s’asseoir près d’elle. Ce dernier l’observa attentivement comme s’il doutait de pouvoir librement lui dire ce qu’il avait en tête puis il se lança.

                   - Autant vous le dire d’emblée : tout ce qui nous est arrivé sur Drefel 2, je veux dire, arrivé dans le sous-sol, dans la forteresse, tout ça est faux… ça n’a jamais existé… Enfin, je veux dire…

                    - Ça n’a jamais existé ? Rogue, vous êtes devenu fou. Jamais existé ? Vous croyez que je vais avaler ça ? Qu’il n’y avait pas de passage secret, pas de droïde. Que nous n’avons jamais rencontré ces gens ?

                  - Non, c’est à dire si mais… Pas comme vous… comme nous croyions…

                  - Rogue, Rogue, je ne comprends rien à ce que vous dîtes. Qu’est-ce que c’est que ce charabia, cette…

                     - Ce n’était pas ce qu’on croyait !

                     - Pas ce qu’on…

    La confédérée s’immobilisa soudain comme si elle avait été frappée par une idée subite.

                   - Attendez. Attendez. Vous voulez dire que tout n’était qu’un conditionnement hypnotique, un… Comment dit-on déjà ?

                       - Un programme d’hallucinations hypnagogiques.

                     - Et vous dîtes que… Non, ridicule. Grotesque. Je ne vous crois pas.

    L’attitude de Velti démentait ses dénégations. L’idée faisait son chemin en elle et, petit à petit, elle commençait à entrevoir la faisabilité de l’opération et à en apprécier les conséquences. Le Stenek la laissa réfléchir et ce fut elle qui rompit le silence.

                       - Alors, ça expliquerait pourquoi on n’a jamais rien trouvé malgré tous nos efforts. Oui, oui, je commence à comprendre. J’imagine que vous êtes certain de ce que vous avancez ? Bien. Mais dans quel but… pourquoi cette mise en scène ? N’était-ce pas plus simple de… Attendez, ça veut dire que tout le monde, tous les intervenants ont été… ont été conditionnés… C’est impossible.

                         - Au contraire, c’est la seule explication et…

                         - Alors, nous avons été manipulés de bout en bout…

                    - Une remarquable prouesse technique, souligna Rogue. C’est peut-être cela le plus préoccupant.

                    - Attendez, Rogue, il y a quelque chose qui ne va pas. Conditionnement, dîtes-vous ? Donc programme établi à l’avance… Or, c’est bien là-bas, vous vous souvenez, que vous avez reçu le message de votre 3ème assistante, que nous avons réfléchi en fonction des données qui nous avaient été communiquées… par nos propres services. Personne ne pouvait savoir, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ? Alors, comment cette manipulation aurait-elle pu avoir lieu ? Impossible.

                        - Sauf – et c’est semble-t-il bien le cas – si le programme n’a été mis en place que dans la petite salle où nous avons trouvé… cru trouver ce droïde. Très peu de monde concerné. Quelques participants, en réalité… Et, rappelez-vous aussi, dans cette base, jamais de droïdes opérationnels. Ca nous étonnait, vous vous souvenez ? Vous l’aviez remarqué : tout se passait comme si les droïdes n’existaient pas. Il leur était impossible d’interagir avec la structure… seuls les bionats… Parce qu’un programme de ce type devait nécessairement exclure les droïdes qui n’y auraient pas été sensibles… Oui, dans cette petite salle… Et tout ça n’a pas duré si longtemps. Deux heures, pas plus. Ca a été vérifié par l’ordiquant central. Un conditionnement modulé et…

                        - Attendez voir. Et le magnet ? Il existait bien lui.

                    - Disposé à l’avance. C’est le programme qui en donnait l’accès.

                        - Et pourquoi tout ça ? Dans quel but ?

                        - Que voulez-vous que je vous réponde, Velti. Je n’en sais pas plus que vous. Une expérimentation grandeur nature ? Le désir d’impressionner nos forces ? Un moyen de communiquer plus directement et sans passer par certains canaux ? Tout ça à la fois ? Quoi qu’il en soit, j’ai tenu à vous le dire personnellement et en priorité. Dès que je l’ai moi-même su.

    Velti se leva et se mit à marcher de long en large, tête baissée et mains derrière le dos. Rogue se leva à son tour mais s’approcha du mur translucide. Dans le jardin en contrebas – une sorte de cour semi-circulaire plutôt – une armée de droïdes s’évertuait à remplir un porte container avec des sortes de caisses en acier. Malgré l’aide de tractopelles anti-g, la progression de l’affaire paraissait laborieuse. Il sentit la jeune femme se porter à ses côtés. Sans tourner la tête, il l’interrogea.

                        - Ça vous ennuie ? Le déconditionnement, ça vous ennuie ?

    La confédérée se contenta de hausser les épaules en un geste difficile à interpréter.

                          - Çà devrait bien se passer, vous savez, poursuivit Rogue. Je vois mal quel aurait été l’intérêt de ces gens de nous… de nous conditionner pour je ne sais quoi. Une simple précaution en somme.

    Il tourna la tête en même temps qu’elle. Dans la lumière cendrée de Lommis, le visage de la jeune femme semblait plus bronzé qu’à l’habitude mais le bleu de ses yeux était si incroyablement lumineux que le Stenek en eut le cœur serré.

     

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    [1]  Pour une meilleure compréhension, les appellations natives ont évidemment traduites en celles couramment utilisées de nos jours.

    [2]  Secaviz : dispositif ordiquant destiné à générer des images holographiques pouvant être secondairement enregistrées

    [3]  imprégner le sourrat : transformer l’essai

    [4]  CIS : conseil interstellaire de sécurité

    [5]  Gov (une) : puce électronique incluse dans certains vêtements et permettant leur paramétrage.

    [6]  Lansea-tel ou lansea : à peu près « opaline cendrée »

    [7]  Douba : service de contre-espionnage et d’exfiltration de l’armée impériale


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