• Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

    Sujet :                            vardas (les) ou stéréovision interactive 

    Section :                        culture galactique

    Références extrait(s) : tome 297 , pp.2694-5611, 5944 et suivantes

    Sources générales :    tomes 299, 301, 308,

    Annexe(s) :                  11 (histoire théorique et des civilisations) 

     

     

    …/… La stéréovision interactive, principalement représentée par le genre varda, est apparue sur Terra vers la fin du quatrième siècle, lorsque la science holographique s’est révélée suffisamment fiable pour le permettre. Après quelques tâtonnements, cette technique de divertissement est devenue très populaire, au même titre que le théâtre ou la stéréovision dite standard (appelée communément stéréoviz). De très nombreuses tentatives ont été faites pour la codifier mais c’est finalement sur Mez-Antelor, au début du cinquième siècle, que …/…

     

    …/… Comme au théâtre proprement dit auquel elle s’apparente, une varda est un programme littéraire joué par des comédiens réels ou représentés par leurs hologrammes, le scénario de l’histoire étant écrit par un ou plusieurs auteurs dont certains sont célèbres dans toute la Galaxie. Notons à ce propos que, contrairement à une croyance – et à un usage surtout en vogue au début – l’histoire qui est interprétée est parfaitement codifiée et les variantes et/ou improvisations en fait rares …/… car les spectateurs qui peuvent être, soit passifs (ils sont alors éparpillés au sein du décor), soit actifs en tant que personnages mineurs de l’intrigue, font partie intégrante du spectacle …/…

     

    …/… On comprend donc qu’il est nécessaire que le nombre de personnes participant à une varda reste forcément limité, une trentaine de spectateurs environ en sus des comédiens qui, parfois, sont presque aussi nombreux. Il est exact que certaines vardas tout à fait exceptionnelles ont pu regrouper plusieurs centaines d’intervenants mais cela reste forcément rare et toujours à l’occasion d’événements particuliers…/…

     

    …/… Pour des raisons de cohérence interne, on cherche toujours à respecter une unité de temps et de lieu, les représentations les plus élaborées pouvant durer plusieurs jours et concerner deux ou trois lieux différents. A ce sujet, s’il est exact que des décors réels existent toujours, l’essentiel des éléments environnementaux d’une varda est du domaine holographique, l’ensemble étant piloté par une régie centrale ordonnant de nombreux droïdes captifs disséminés au long de l’action. On peut comprendre de ce fait pourquoi il reste nécessaire qu’une varda se déroule en un lieu dédié, sorte de théâtre ou plutôt de studio grandeur nature à la façon d’une stéréoviz. D’ailleurs, à certains moments de l’action, un véritable réseau de stéréoviz permet aux spectateurs de rester informés de toute action difficile à mettre directement en scène et …/…

     

    …/… Les vardas les plus prisées sont à l’évidence celles où les acteurs professionnels sont physiquement présents et non plus représentés par leurs hologrammes : on évoque ici des vardas très élitistes puisque évidemment réservées aux spectateurs les plus chanceux et/ou fortunés …/…

     

    …/… autant qu’il existe de genres possibles. D’historiques (ou parfois de propagande) au début (on songe aux vardas vantant les mérites de l’Expansion et donc nommées « expansionnistes », peu à peu tombées en désuétude), les auteurs de vardas abordent à peu près tous les genres : politique, humoristique, sentimental, scientifique, religieux, etc. mais en réalité  bien souvent un mélange de genres, variant d’ailleurs en fonction des cultures et/ou des régimes politiques. Dans la Confédération des Planètes Indépendantes, par exemple, il semble évident …/…

     

    …/… des vardas qui s’opposent aux trivmakis (qui sont des programmes de stéréovision personnalisés où le spectateur, souvent unique, est pris en charge par un droïde captif qui lui donne la totale sensation d’évoluer dans un univers spécifique et choisi à l’avance mais qui n’est bien sûr que virtuel) et à la stéréoviz standard, projection exclusivement holographique, le plus souvent à la taille réelle, dans un lieu spécialisé où les spectateurs, assis, restent le plus souvent passifs. …/  

     

     

     


    3 

     

     

     

    Zarz éclata de rire, se tourna vers son adjoint comme pour le prendre à témoin de l’incongruité de la remarque puis revint à son interlocuteur, posant les mains à plat sur ses hanches en une attitude vaguement provocatrice.

              - Parce que vous pensez que quelqu’un, ici, va vous croire ? Vous êtes vraiment sérieux ?

    Zarz haussa les épaules et fit mine de s’éloigner mais sursauta lorsque le milicien posa sa main sur son épaule.

             - Non, mais je vous interdis ! hurla-t-il soudain hors de lui, en repoussant violemment l’homme du bras.

    Les autres miliciens s’étaient retournés vers eux, leurs radiants à la main,  et, devant la tournure que prenait le contrôle d’identité, donnèrent tout à coup l’impression de s’intéresser fortement à la petite altercation. Zarz le comprit immédiatement et entreprit de corriger son impair : portant le poing à son thorax en un geste d’apaisement universel, il essaya de reprendre la direction d’une situation que lui échappait.

              - Allons, allons, murmura-t-il tout sourire. Citoyen, ne m’en veuillez pas : cette épaule me fait atrocement mal depuis une chute de ramuz [1] la semaine dernière… Vous pouvez donc comprendre pourquoi…

    Oui mais le milicien paraissait à présent terriblement vexé par le geste. Il était certes bien obligé d’accepter les excuses de son supposé suspect mais ses petits yeux noirs, curieusement si proches l’un de l’autre, étaient à la recherche du moindre indice, du plus petit défaut qui lui permettrait de reprendre l’avantage sur celui qui venait de le repousser si dédaigneusement. Il leva le bras pour attirer définitivement l’attention de ses collègues et il n’était vraiment pas de bonne humeur.

    C’est à ce moment très particulier que les événements se précipitèrent. Alors qu’il songeait à s’éloigner hâtivement du milicien trop soupçonneux, Zarz vit la tête de son adjoint littéralement exploser, juste avant que le son des déflagrations ne lui engourdisse temporairement l’ouïe. Dans le grand désordre de la travée piétonne d’où tout le monde maintenant cherchait à s’enfuir, il comprit qu’il était tombé dans le piège tendu par sa belle-famille. Roulant par dessus le muret de la farla la plus proche, il poussa un juron pour bien faire savoir qu’il s’était mal reçu et il entreprit de s’éloigner en clopinant. Il avait tout son temps puisque de l’autre côté, on devait commencer à s’entretuer. Il soupira. Il aurait deux mots à dire à qui de droit devant ce fatras d’invraisemblances mais, à tout prendre, cela valait probablement mieux que le tête à tête lamentable qu’il devait avoir avec sa femme en fin d’après-midi. En toute logique, ce rôle stupide aurait dû être dévolu à l’un quelconque de ses pré-enregistrements holographiques, seulement il était indispensable, lui avait-on fait savoir, qu’il soit présent, physiquement présent sur Maldragor, ce dimanche après-midi. Toujours claudiquant, il s’avança lentement vers l’immeuble de la régie centrale où lui était réservé un cube de vie. Oui, c’est vrai, normalement, il aurait dû courir puisque théoriquement terrorisé mais il en avait marre de toutes ces simagrées : d’ailleurs, aucune caméra de stéréoviz sur son parcours, ni, bien sûr, aucun spectateur, alors à quoi bon ? Il atteignit en maugréant son coin de repos dont la porte coulissa à sa vue. Il s’effondra sur le biodiv mais se releva aussitôt pour se pencher vers la table basse afin d’en extraire un verre de glork. Il avait environ une demi-heure devant lui avant que, toujours claudiquant – quel rôle stupide ! – il ne réapparaisse dans le feu de l’action vardesque pour une chasse à l’homme très peu exaltante. En tout cas de son point de vue. Là n’était certainement pas l’essentiel, ni même les nouveaux crédits qui allaient remplir sa fiduce. Non, ce qui expliquait son déplacement sur Maldragor, c’était le laconique message de sa correspondante.

    Il avait longuement hésité. Trop, peut-être, puisque la femme avait semblé contrariée au point d’en être presque agressive, elle qui l’avait habitué à tant de grâce altière. Mais c’est qu’il avait beaucoup à perdre à risquer de se faire repérer ici par un quelconque service d’éclairage des Totalitaires (c’est ainsi qu’il appelait les Impériaux loyalistes et, d’une manière plus générale, tout ceux qui s’opposaient à l’Universalité). C’est qu’il était célèbre dans l’entière Galaxie et que ce n’était quand même pas rien, ça ! Alors, afficher clairement ses sympathies aux yeux du public, oui, certainement : combien de fois l’avait-il rêvé, imaginé, répété ? Mais à son heure, lorsque la victoire tant espérée serait proche. Et, pour le moment, à ce qu’il lui semblait, c’était encore trop tôt, beaucoup trop tôt. Mais quelle gloire tout de même quand l’instant viendrait : alors, c’était vrai ? Zarz, le grand Zarz, lui aussi ? Oui, vous ne rêvez pas, citoyennes et citoyens - ou plutôt, mesdames et messieurs comme on disait chez lui – Universaliste, Zarz le Grand, lui aussi ! Comme tous les autres qu’on ne soupçonnait même pas et qui souffraient en silence de l’oppression des Totalitaires. Il n’avait pas hésité, lui qui avait tant à perdre, à se… Il sursauta en devinant plus qu’en entendant l’ouverture du sas de son cube. Il se redressa éberlué : qui osait ainsi troubler… ?

    La biocyborg en combi noire lui sourit amicalement, presque tendrement. Elle était mince, blonde et ses yeux émeraude qu’il découvrit alors qu’elle s’approchait pétillaient d’une complicité amusée. Les mains derrière le dos, elle se campa devant lui qui, avachi dans son biodiv de détente, resta comme tétanisé par l’incroyable apparition en ce lieu si privé.

                 - Citoyen Veloz Ab Zarzin, dit Zarz, n’est-ce pas ?

    La voix, grave et mélodieuse, était en parfait accord avec la silhouette qui lui faisait face. Zarz n’avait jamais eu de réelle sympathie pour les biocyborgs mais il devait reconnaître que celle-ci était superbe et même presque belle à la manière bionat. Ce qui, en aucun cas, ne pouvait justifier cette intolérable atteinte à sa vie privée. Il se redressa brutalement, l’œil mauvais, éclaboussant de glork au passage son précieux habit de varda.

             - Que veut dire cette inqualifiable intrusion, citoyenne ? Citoyenne ?

                - Citoyenne Fril. Zerma Fril. Une de vos grandes admiratrices, vous savez… Dès que j’en ai l’occasion, je ne manque jamais une Varda où vous nous faites l’honneur d’apparaître, fut-ce en différé. [2] Je me souviens même avoir assisté à l’une de vos apparitions au théâtre, ici, sur Maldragor, en… voyons…

     Elle porta le poignet droit à son menton et ses sourcils se froncèrent en un intense effort de réflexion.

              - Cela devait être en 66 ou en 67, je ne saurais réellement préciser… Comme le temps passe !

    Bien qu’encore abasourdi par l’apparition imprévue, Zarz commençait à se détendre. Cette femme, enfin cette biocyborg, était une de ses admiratrices et elle avait réussi à passer la Sécurité pour venir l’entretenir directement ! Bravo pour ces crétins : il aurait deux mots à leur dire. Qu’importe ! Puisque le mal était fait, après tout, il se devait à son public. Il se détendit et, pour la première fois, ébaucha une espèce de sourire.

                 - Puis-je vous convier à vous asseoir ? Un peu de Glork, peut-être ?

    Mais la biocyborg, l’air navré, secoua sa jolie tête et ses cheveux mi-longs ondulèrent agréablement.

                - Je ne saurais accepter, vous m’en voyez désolée. En fait, bien qu’étant une de vos admiratrices ferventes comme je vous le disais et donc si heureuse, non honorée surtout, de vous rencontrer, je suis hélas en mission officielle.

    Les mains toujours derrière le dos, elle se recula légèrement avant d’ajouter, un sourire fragile aux lèvres.

               - Je représente ici-même le 12ème Assistanat de Sa Majesté et…

                - Le 12ème Assistanat ?

              - Enfin, pour être tout à fait exacte, je suis mandatée par le Troisième Assistanat Impérial, sur Terra, qui…

               - Le Troisième… ?

               - Oui, je peux imaginer que nos services administratifs doivent vous sembler obscurs et leurs intrications complexes… mais qu’importe, ce qui compte, c’est que je suis venu vous prier à un entretien.

               - Un entretien ! Un entretien ? Et quand ça, je vous prie ?

               - Mais le plus tôt sera le mieux, Citoyen. Disons… maintenant ?

              - Maintenant ! Tout de suite ! Pour un entretien ! Rien que ça ! Moi ! Alors que je suis en pleine Varda ! Vous êtes vraiment sérieuse ?

    Zarz sentit la colère remonter en lui. Il avait réellement la sensation de revivre une mauvaise scène vardesque. Par Bergaël, qu’est-ce que c’était que ces conneries ? Je vais foutre cette zarkanne dehors, voilà ce que je vais faire, et tout de suite encore ! Il porta la main droite à son ordiquant de manche mais la voix mélodieuse l’arrêta.

                - Je vous le déconseille fermement, Citoyen.

    La biocyborg avait encore reculé de deux pas afin de lui montrer qu’elle n’était pas venue seule. Deux miliciens se tenaient à présent près de la porte du sas, armes levées.

              - Que… Quoi ? Mais, c’est un monde, ça ! Qu’est-ce que c’est que ce foutoir, par krisjesou et les autres ? Vous croyez que vous avez le droit de venir me déranger, ici… en pleine Varda… D’ailleurs, il faut que j’y retourne et…

             - Puis-je vous suggérer, Citoyen Zarz, de jeter un œil à la stéréoviz ? Celle de la Varda en cours. Objectifs 328 et suivants.

    Zarz interrogea du regard la biocyborg mais celle-ci resta imperturbable. Son sourire avait définitivement disparu. En soupirant, il activa la stéréoviz depuis la table basse et régla à la voix le canal 328. Dans le coin dédié du cube de vie, les images et le son prirent vie. Il se pencha pour comprendre. C’était… Oui, c’était lui qui traversait le champ de vision de la caméra ! Lui qui se rendait là où l’appelait le scénario, en fait ce qu’il aurait dû faire s’il n’avait pas été interrompu par… Il lui fallut plusieurs secondes pour comprendre que c’était son hologramme qu’il voyait là. Mais comment avaient-ils pu accomplir ce prodige ? Quelles complicités… Pour la première fois depuis l’intrusion dans son cube de vie, un frisson glacé lui parcourut les lombes. L’effroi le gagnait : il voulait penser à une erreur ou à un simple contrôle de routine mais il n’y croyait pas vraiment. Comment allait-il se sortir… ? Pour le moment, s’exécuter mais… Comme si elle avait suivi le cours de ses pensées, la biocyborg blonde murmura.

               - Voilà qui est mieux. Il y avait deux façons de régler notre problème. Je comprends que vous avez choisi la façon la plus raisonnable et je vous en remercie. A présent, suivez-moi. On nous attend.

     

     

     

               - A présent, Majesté, vous en savez autant que moi.

    La voix du Prince Alzetto flotta dans le calme du palais impérial comme une sorte de brume porteuse de menaces. Après un instant de silence que l’autre homme ne chercha pas à rompre, le Prince reprit la parole mais d’une voix plus douce, comme s’il hésitait sur ce qu’il convenait de dire face à son prestigieux interlocuteur.

             - Que Votre Majesté veuille bien me pardonner de lui confier cet avis très personnel mais qui relève, je le pense, de mon devoir : je ne saurais trop vous suggérer une attitude des plus fermes face à ce qui reste, qu’on le veuille ou non, une indéniable tentative de déstabilisation de l’Etat. Pour ne pas dire, et je pèse mes mots, un acte de haute trahison.

    Au garde à vous, il se replia dans un silence attentiste. Au fond, l’affaire ne le concernait plus : il avait accompli sa part en rapportant, non pas les soupçons qui l’habitaient depuis longtemps déjà, mais des preuves indéniables, indiscutables. À l’Empereur de tirer les conséquences de ce qu’il venait de lui apprendre. Baldur II soupira et, sans dire un mot, s’approcha de la baie vitrée qui surplombait le parc du Palais. Alzetto à présent ne voyait plus de lui que le contrejour d’une grande silhouette toute de gris vêtu et dont on ne devinait que les mains derrière le dos. Les yeux perdus à la fenêtre, l’Empereur resta un long instant immobile. Aussi loin que portait sa vue, il pouvait apercevoir des arbres, des collines, une rivière : à l’exception des domaines protégés, dernières réserves naturelles pour la flore et la faune de la planète-ville, le parc du palais impérial était l’étendue non construite la plus vaste de Terra. Mais Baldur qui aimait tant observer cette végétation changer au fil des saisons ne voyait rien de tout cela. Il était fatigué, voilà tout. Et ce n’était pour une fois pas sa maladie qui en était le principal responsable : il était simplement las de toutes ces intrigues, de ces conflits d’intérêts familiaux, de ces trahisons. Sans se retourner, il interrogea :

            - Et, évidemment, vous avez les preuves… des preuves irréfutables car, bien entendu, il ne saurait être question…

    Baldur demandait pour la forme car il savait que jamais Alzetto ne se serait risqué à attaquer ainsi la princesse impériale, quelqu’un de sa famille, quelqu’un en qui il avait eu jusqu’à présent toute confiance. Et dire que… Plongé dans ses pensées moroses, il n’entendit même pas les explications de son Chef des Armées. Il arrêta d’un geste de la main les phrases prudentes mais sans appel de son interlocuteur et se retourna vers lui. Le silence à nouveau. Soupirant une fois encore, il prononça les paroles qu’attendait Alzetto.

          - Excellence, nul n’est censé être au dessus des lois : faites ce que vous pensez devoir faire.

     

     

     

    Gara Alteor avait immédiatement su que la situation était grave : jamais autrement Valardi n’aurait cherché à la joindre par le canal confidentiel qui ne devait leur servir que d’ultime recours. Si l’un des responsables suprêmes de l’Universalité avait pris ce risque insensé, c’est qu’il était certain de ses sources. Gara Alteor n’avait répondu que par un accusé de réception aussi bref que concis mais cela n’avait pratiquement plus d’importance. Si elle ne prenait pas les dispositions immédiates – et peut-être était-il déjà trop tard – elle allait tomber aux mains de ses pires ennemis, Alzetto, bien sûr, mais aussi cette zarkanne de la police politique, Carisma Der-Aver, la femme à la peau blanche et aux cheveux de nuit et elle ne savait pas lequel des deux il lui fallait le plus craindre.

    La princesse s’approcha de l’écran d’ordiquant géant et s’adressa à son secrétaire, un biocyborg qui lui était attaché depuis son adolescence.

              - Mauvry, il ne faut plus me déranger.

              - Mais, Madame, vous savez bien que…

              - J’ai dit.

    Le biocyborg baissa la tête en preuve de soumission mais il n’était pas dupe. Bien que la Princesse n’ait pas été physiquement présente, il avait parfaitement deviné son trouble, sa peur même. Il ne montra aucun signe apparent d’inquiétude mais il sentait confusément que quelque chose d’important s’était produit et il n’avait aucune piste, n’avait vu venir aucun signe avant-coureur, alors que pouvait-il faire ?

    Gara Alteor avait rompu la communication et elle se laissa glisser sur le biodiv : la situation était-elle aussi désespérée qu’elle le paraissait ? Comme elle aurait souhaité en être sûre ! Mais ne pas s’affoler, ne pas se précipiter. Prendre son temps après tout. Ne serait-ce que pour apprécier, apprécier effectivement, la situation. En premier lieu, il y avait l’intervention directe de Valardi (par un canal sécurisé, certes, mais qu’est-ce qui était sûr de nos jours ?) si dangereuse pour eux et qui représentait une extraordinaire entorse à toutes les conventions patiemment mises en place au fil des mois de lutte : comme Valardi ne laissait jamais rien au hasard et que sa prudence était proverbiale, cela signifiait sans aucun conteste la gravité de la situation présente…

    La Princesse se releva et d’un geste inconscient arrangea sa toge souple d’apparat puisqu’elle devait primitivement assister à un repas de bienfaisance, à présent totalement oublié. De sa démarche souple et élégante, elle se mit à arpenter son salon dans un sens puis dans l’autre sans arriver à se décider. Valardi avait été évidemment bref, le même mot répété deux fois : Altesse ? Altesse ? Comme si la communication n’avait pu avoir lieu – c’était le code approprié – mais cela, à l’évidence, ne tromperait personne et certainement pas le contre-espionnage légitimiste. Pourtant, il s’agissait là du signal convenu le plus pressant. L’urgence absolue. Mais s’il s’agissait d’une erreur ? De la mauvaise appréciation du risque ? Ou, pis encore, d’une tentative de désinformation ennemie ? Alors, pour si peu, mettre en péril tout ce qu’elle avait édifié au sein même de Ranval ? Détruire sa crédibilité sur une approximation, perdre son rang, ses contacts, hypothéquer l’avenir si soigneusement préparé ? Cela ne valait-il pas qu’elle s’y attarde quelque peu ? Qu’elle prenne un peu de recul ? Une fausse alerte n’aboutirait-elle pas à… Non, ce n’était pas une fausse alerte, pas avec Valardi. C’était impossible. Elle avait trop confiance en son jugement. Elle s’arrêta de marcher et se balança légèrement d’avant en arrière comme pour souligner dans son attitude l’indécision qui la taraudait. Réfléchir très vite. Choisir. Agir. Elle savait qu’elle remettait en cause toute sa vie mais le moyen de faire autrement ? Partir. Quitter Maldragor et son faux luxe, cet apparat de pacotille qu’elle avait toujours détesté. Donner l’impression de regagner Terra mais rejoindre les siens, sur Kramoes ou même Songora. Elle devait faire vite. Debout au centre de son cube-salon, parfaitement immobile, elle ferma les yeux une pleine minute qui lui parut une éternité et, lorsqu’elle les rouvrit, sa décision était prise. Les gestes précis mais sans hâte excessive, elle se pencha vers l’ordiquant de salon et identifia son empreinte rétinienne pour le réveiller. Immédiatement, elle se retrouva face à Mauvry. Le biocyborg, contrairement à l’usage, parla le premier.

              - Madame, j’étais sur le point de vous avertir bien que vous m’ayez donné l’ordre de ne vous déranger sous aucun prétexte…

                - Eh bien, Mauvry, qu’y-a-t-il donc de si urgent ?

           - Le contre-amiral Verjenne vous attend au Grand Salon, Madame. Il est venu en personne vous prier à un entretien urgent avec Sa Majesté et Son Altesse, le Prince Alzetto. Il met son vaisseau à votre disposition, Madame.

    Gara Alteor parut pétrifiée, comme si le sang s’était soudain retiré de son visage.

              - Très bien. Je vais le recevoir. Qu’il m’accorde quelques minutes…

               - Je le lui fais immédiatement savoir que Votre Altesse le verra dès que possible et…

         Mais la Princesse avait déjà coupé la communication. Trop tard ! Les deux mots flottaient dans sa tête. Trop tard ! L’avertissement de Valardi était venu trop tard ! Alors quoi ? Comment réagir à présent ? Elle n’était pas de ces Universalistes qui, confondus, prenaient la fuite en se suicidant. Elle, elle devait faire face. Quoi qu’il arrive, elle restait une princesse de la lignée impériale et Baldur, lui-même, devrait bien convenir que… Mais non, elle n’y croyait pas. Elle n’y croyait plus. Elle s’était pourtant bien préparée à ce type de situation mais sans imaginer un instant – c’était toujours la même rengaine – que cela puisse un jour la concerner. Valardi lui-même… C’était la raison pour laquelle ils avaient décidé de ce qu’il conviendrait de faire face à cette incroyable éventualité. Elle avait alors souri face à tant d’invraisemblance mais avait joué le jeu. Quelle qu’ait pu avoir été en pareil cas l’origine de la fuite – le Stellaire avait prononcé le mot de « dysfonctionnement », ce qui était bien de lui – ils étaient convenus de rentabiliser au maximum la pénible situation. Bien entendu, pas d’autolyse de sa part : une personnalité de sang impérial, surtout de son rang, ne met pas fin à ses jours. Durant tous les siècles passés, cela n’était jamais arrivé – hors situation d’insanité manifeste – et cela ne lui arriverait pas à elle, certainement pas. Les gens chargés de… sa mise à l’écart n’oseraient de toute façon jamais la soumettre à une quelconque pression psychique ou chimique, l’Empereur son cousin ne l’autoriserait certainement pas. Non, on essaierait de la convaincre, de lui montrer son erreur. On ferait tout pour la persuader de revenir à la raison. Valardi avait donc particulièrement insisté sur l’absolue nécessité de donner à leurs ennemis l’impression de se soumettre, après un temps de réflexion adéquat cela allait de soi. Oui, mais, quelqu’un de son rang, forcément impliqué à un niveau décisionnel même si elle allait minimiser autant que faire se peut son importance, devrait donner des gages. C’est là que Valardi avait démontré toutes ses capacités de dirigeant. C’était encore un temps où l’on pouvait se parler presque directement, pas si lointain en vérité. Elle revoyait l’hologramme du Stellaire marchant de long en large, l’image d’un homme préoccupé certes mais à l’esprit clair, aiguisé, impitoyable. « Il vous faudra, Altesse, convaincre et pour cela ne pas hésiter à donner des noms. Oui, je sais, cela me coûte à moi aussi mais souvenez-vous de l’importance capitale que vous représentez pour l’Universalité…, pour la suite, pour quand tout sera terminé à notre avantage. Oui, autant que vous, cela me coûte de vous suggérer cela. Des noms encore utiles, primordiaux même, mais c’est le prix à payer pour votre sauvegarde, pour la sauvegarde de tous. En terme de jeu d’échecs – et vous vous souvenez peut-être que je suis un grand amateur de ce jeu – on appelle cela des gambits : sacrifier, beaucoup parfois, mais pour conserver davantage. C’est hélas le seul moyen… ». C’est pour cela qu’elle avait préparé mentalement une liste : un ou deux dirigeants universalistes d’envergure comme le Major-Général Catermeler, voire même le Commodore Graven – mais elle n’était pas encore décidée – quelques personnages de rang intermédiaire du domaine de la milice, de l’information ou des loisirs et autant de subalternes qu’elle pourrait se rappeler. C’était beaucoup mais presque trop peu pour redorer sa crédibilité perdue. Tant de compagnons de lutte, des amis proches quelquefois. Et Valardi avait insisté : « Pas progressivement, vous me comprenez : tous ensemble, tout d’un coup. Pour bien montrer que vous êtes revenue de vos errements supposés, que vous avez enfin compris… Je sais. Je sais. Ce sera dur mais indispensable. Rappelez-vous, Altesse, ce qui compte est le résultat final. Le résultat final. Notre victoire. Et puis, nous n’évoquons là qu’un risque théorique. Allez, tout sera probablement terminé avant que l’on mette en doute votre fidélité à l’Empire actuel, à ce régime inepte qui fait tant de mal à notre cause »

         Mais quel dommage hélas… Tout ce travail… Cette remarquable préparation… Tous ces gens qu’elle allait forcément entraîner dans sa chute. Elle en aurait hurlé de rage et de déception mais, bien au contraire, elle afficha un sourire presque naturel sur son visage à la couleur retrouvée et se dirigea vers la porte de son salon.

     

     

     

         La dernière moitié du mois meslav 975rc [3] fut le témoin de deux événements d’importance dont les effets se neutralisèrent parfaitement, du moins en termes de Prospective générale, avait affirmé Bristica à un Alzetto soucieux : le point de convergence n’était en aucune façon déplacé, ni dans le temps, ni dans son intervalle de confiance. Une remise à plat circonstanciée de la méta-analyse annexe permettait d’en être quasiment certain et, de ce fait, il n’était certainement pas question de modifier la stratégie impériale. Alzetto n’en était pas vraiment sûr mais il avait décidé de faire confiance à ses scientifiques et il ne fit que hausser les épaules en guise d’approbation.

         Concernant le premier fait, Alzetto avait des raisons de ne pas être pleinement satisfait de la tournure prise par les opérations militaires. Soucieux de ne pas abandonner l’apparence de l’initiative aux Confédérés universalistes, il avait autorisé – les quanticiens n’ayant pas vraiment exprimé d’opinion sur la question – son Général en charge des opérations dans le Sixième Quadrant, le quadrant de Mez-Antelor, à laisser sur place une force d’intervention conséquente. Pour le cas où… L’intérêt était double : d’une part, cela prouvait à l’ennemi que l’Empire ne se désengageait pas et que la reconquête de la seconde ville de Ranval n’était qu’une affaire de jours, d’heures peut-être, obligeant ainsi les Confédérés à une vigilance permanente, et d’autre part donnait à ses propres troupes l’impression que l’on n’abandonnait rien, concourant ainsi à entretenir un moral général parfois défaillant. C’était sans compter avec un militaire confédéré génial, Horenhebe, Parzell opérationnel de la 2ème sarpe vargassienne. Par une action aussi spectaculaire qu’inattendue, Horenhebe amena ses hommes au contact des impériaux en utilisant une ruse pourtant éprouvée : se servant d’un convoi commercial autorisé, il ordonna le largage de mines sensitives puis provoqua les Impériaux en positionnant quelques uns de ses meilleurs vaisseaux de ligne en périphérie du périmètre piégé. Les mines, d’un modèle non encore répertorié par l’armée impériale, entraîna la neutralisation immédiate de quatre grosses unités tandis que trois autres se trouvèrent en grande difficulté. Bien entendu, les secours ne manquèrent pas d’arriver ce qui était précisément ce qu’espérait Horenhebe. D’un mouvement tournant brutal, ses propres forces prirent à revers le reste de la flotte impériale, lui occasionnant des dommages sérieux. C’est ainsi que les Impériaux furent durablement écartés du secteur stratégique de Mez-Antelor et que le Prince Alzetto entra dans une colère profonde. Le Général fautif, convoqué sur le champ au vaisseau-amiral, fut destitué mais le mal était fait et le « saphir de l’infini »[4] toujours un peu plus hors de portée.

    Bien que moins spectaculaire, le deuxième événement de meslav fut notoirement plus encourageant pour les Impériaux : la capitulation forcée de la Princesse Gara Alteor entraîna la mise au jour d’un authentique réseau universaliste dont le moins qu’on pouvait dire était qu’il concernait des personnalités de premier plan. Alzetto – qui n’avait pas encore reçu les mauvaises nouvelles de Mez-Antelor – avait joué la prudence car Alteor était certes une cousine éloignée mais surtout celle de l’Empereur dont il avait parfois du mal à apprécier les réactions. Il temporisa.

    Convoquée pour ce qui lui paraissait une sorte de mise à mort symbolique, la princesse Alteor décida de tenter un coup de pacdole : en présence de l’Empereur qui l’observait avec plus de curiosité que de colère, face aux accusations d’Alzetto attentif et prudent, elle ne chercha pas à tergiverser plus avant. Oui, elle était « quelque chose » dans l’Universalité ; oui, elle avait été en rapport avec quelques uns de ses hauts responsables mais, non, elle n’avait jamais pleinement adhéré à cette idéologie à laquelle, au fond, elle ne comprenait pas tout et à laquelle elle ne s’identifiait guère et, oui, d’être confondue, en définitive, la soulageait plutôt. Dire qu’elle attendait cet instant serait certainement exagéré mais enfin...

              - Comprenez-moi, mon cousin, adressa-t-elle à l’Empereur qui ne la regardait plus, je suis soulagée que tout ceci apparaisse en pleine lumière. Il est probable que j’ai été trop faible, certain que j’ai cédé à des menaces sans doute exagérées par moi, vraisemblable que je me sois révélée, au fond, plus imprudente que réellement hostile. Je reconnais mes fautes et ne cherche pas d’excuses. D’ailleurs… Non, Prince Alzetto, si vous le permettez, laissez-moi poursuivre… Contrairement à l’image véhiculée sur moi par certains, je ne suis pas une experte en politique et ne recherche pas des avantages ou des bénéfices secondaires, lesquels d’ailleurs ? Mon principal tort est d’avoir, par faiblesse ou par manque de clairvoyance, tardé à évoquer tout cela. Car, ensuite, vous le savez bien, il devient de plus en plus difficile… Oui, j’ai quelques informations à vous communiquer et je vous parlerai dès que vous le souhaiterez. Je le ferai sans aucune gène vis-à-vis de mes supposés amis, précisément parce qu’ils ne sont pas mes amis. C’est pour cela que je n’ai nullement l’impression de trahir ou d’avoir trahi qui que ce soit. Mais je me doute, mon cousin, que je vous ai sûrement déçu par ma faiblesse de caractère, mes atermoiements, mon manque de franchise et, je le dis aussi, par mon incompétence. Et cela, croyez-le mon cousin, cela me chagrine profondément. Je vais donc vous dire ce que je sais ce qui, en regard de ce que vous attendez, sera sans doute peu, mais je vous dirai tout, soyez-en certain, Prince Alzetto. Ce sera, je le crois, assez peu parce que mes… correspondants chez les Universalistes n’étaient pas encore totalement convaincus de ma… comment dire ?… de ma collaboration pleine et entière. A vous d’apprécier l’intérêt de tout cela et vous ferez ensuite de moi ce que bon vous semblera. Je ne vous demande certainement pas, mon cousin, ni à vous Prince, de me pardonner ou même de me comprendre mais seulement de m’oublier parce que je ne suis pas et n’ai jamais été un danger pour l’Etat, et cela  je peux l’affirmer haut et fort.

    A l’issue de son monologue, longtemps travaillé durant ses nuits d’insomnie et récité avec une force de persuasion dont elle ne se serait pas crue capable, Gara Alteor ne baissa pas les yeux. Pas elle. Elle se contenta, sereine, d’attendre le résultat de ses efforts. Grande, mince, encore jeune, les mouvements simples et altiers, vêtue d’une tenue d’apparat modeste mais propre à souligner sa condition, elle donnait l’impression de la brebis égarée par d’obscurs manipulateurs ayant profité sans vergogne de sa candeur. Plus une victime, en somme, que l’ennemi implacable que l’on se serait attendu à trouver. La Princesse Alteor se révélait une comédienne confirmée qui aurait excellemment tenu sa place dans une stéréoviz historique. Et, comme tous les grands acteurs, elle savait parfaitement jusqu’où elle pouvait aller. Ni trop, ni trop peu, avait conseillé Valardi en son temps : elle appliquait ses préceptes à la lettre et s’en tirait plutôt bien. Elle laissa le silence s’installer, un silence qu’Alzetto se garda bien de rompre. Baldur, durant toute la tentative de justification de sa cousine, était selon son habitude resté dos tourné à observer le parc à travers la grande baie vitrée de son salon de travail. Il soupira enfin et, congédiant la Princesse d’une main lasse, soupira :

              - Bien, ce sera tout, ma cousine. Nous allons aviser et vous le ferons savoir.

    Gara Alteor, le poing sur le cœur, s’inclina sans un mot et s’approcha d’Alzetto resté immobile.

              - Altesse, je reste évidemment à votre disposition et attends vos ordres.

    Alzetto la regarda pensivement s’éloigner vers la garde rapprochée qui était en charge de sa protection. Il n’était absolument pas dupe de ce revirement soudain. Cette confession obligée fut pourtant suivie d’effets immédiats dont l’un d’entre eux aboutit à l’arrestation du comédien vardesque Zarz, connu dans toute la Galaxie, et de sa compagne, Universaliste comme lui, certainement moins célèbre mais dont un des agents directs était une certaine Vora Lickner.

     

     

     

    Velti était fatiguée. Cela se voyait à sa démarche un peu plus appuyée, à ses gestes parfois saccadés, à son teint pâle renforçant les cernes sous ses yeux mais également à ces moments de brève absence de la conversation qu’elle présentait parfois, quelque chose de totalement inhabituel chez elle. Rogue lui aussi commençait à ressentir les conséquences des récents événements : Drefel 2 et son voyage dans une virtualité factice, Lommis Gamma et le débriefing éprouvant avec les spécialistes des services spéciaux puis Terra et l’entrevue spéciale avec la Troisième Assistante. Des centaines d’années-lumière, des heures d’insomnie, des réunions à n’en plus finir et pour terminer cette mission confiée par Vliclina avec en toile de fond les mêmes taraudantes questions : qu’attendait-on vraiment d’eux et seraient-ils à la hauteur de la situation ? Vliclina avait semble-t-il parfaitement saisi la fragilité de ses agents : « Il est de toute façon un peu tôt pour en arriver déjà aux détails, avait-elle affirmé. L’acceptation du Conseil de Sa Majesté ne saurait venir avant, disons, au minimum deux à trois jours. En attendant, je veux que vous vous reposiez, que vous oubliiez – si cela est possible – l’opération à venir. On vous a retenu un séjour à l’hôtel Sergen Bel de Iorque : si vous le souhaitez, ce sera une excellente base de départ pour explorer cette partie du monde intérieur de Terra mais je vous recommande surtout de reprendre des forces. On vous préviendra en temps utile. Sauf imprévu, nous ne devons pas nous revoir : l’essentiel de ce que vous devez savoir vous sera communiqué par magnet. Ah, Officier-Commando Rav-Den, j’oubliais : vos supérieurs sont prévenus de… votre affectation spéciale et ils ont donné leur accord. C’est tout, Citoyens. »

    Rogue se réveilla dans une chambre inconnue et il lui fallut plusieurs dizaines de secondes avant de revenir à la réalité. Il consulta son ordiquant de poignet : il avait dormi seize heures d’affilée ce qu’il n’aurait jamais cru possible. N’ayant pu joindre Velti – elle n’était pas dans sa chambre – il s’enferma dans le salon de toilette puis, pleinement ragaillardi, il monta jusqu’au hall d’accueil de l’hôtel et s’affala sur un des biodivs collectifs. Il prit beaucoup de plaisir à observer autour de lui les gens s’affairant à des tâches futiles, essentiellement des touristes pour qui la guerre était bien loin de leurs préoccupations. Il repéra Velti avant qu’elle ne l’aperçoive. C’était la première fois qu’il la voyait réellement en civil et, malgré la présence de tous ces touristes à l’apparence volontairement soignée, il la trouva superbe. Vêtue d’une combi noire et or et de bottes légères, les cheveux négligemment abandonnés sur ses épaules, elle venait vers lui, le visage sérieux et habité de cette moue légère qui accentuait son charme. Elle afficha un franc sourire en le reconnaissant et vint s’asseoir à ses côtés.

              - Voyez-vous, voyez-vous, commença-t-elle, voilà le soldat enfin de retour, même s’il est ici incognito. Vous avez vraiment dormi tout ce temps ? A moins qu’une réunion de travail spéciale…

    Le Stenek chercha à se justifier mais elle n’écoutait déjà plus.

            - Connaissez-vous le Septentrion ? Non ? Vous êtes pourtant d’ici, n’est-ce pas ? demanda-t-elle en souriant.

     Comme Rogue levait les yeux au ciel, elle poursuivit :

           - C’est un des droïdes d’accueil qui me l’a conseillé. Cuisine traditionnelle, enfin traditionnelle de Terra. Je préfère ça aux restaurants Gorgi qui font pourtant la réputation du lieu. Ca vous dit ? Dans deux heures ici même ? Pour le moment, j’ai besoin de retourner à ma chambre. Une chambre d’ailleurs des plus agréables, je le reconnais volontiers, ce que je mets à l’actif de l’hospitalité de vos services.

    Elle se leva et Rogue osa lui prendre la main.

              - Vous êtes absolument délicieuse en civil, murmura-t-il.

              - Merci, répondit-elle simplement dans un même murmure avant de s’écarter.

    Il la regarda s’éloigner de sa démarche féline retrouvée.

    La soirée fut parfaite et la cuisine du Septentrion à la hauteur de leurs espérances. Bien qu’il se soit à tout instant attendu à recevoir le magnet qui signifierait la fin de leur escapade dans le monde intérieur, Rogue n’avait nulle envie de regagner sa chambre d’hôtel. Il voulait prolonger autant que possible un moment des plus agréables et préférait refouler aux limites de sa conscience les difficultés à venir. Cela lui était d’autant plus facile que sa compagne semblait d’excellente humeur, plaisantant beaucoup et lui confiant des anecdotes assez personnelles sur sa vie de petite fille puis de jeune fille dans la Confédération, à mille lieux de la militaire hostile de Drefel ou, plus tard, de la collègue obligée qui lui en voulait tant de ses interventions intempestives et de son incompréhension de la situation. Il est ainsi, pensait Rogue, des moments privilégiés dans la Vie qu’il faut savoir faire durer pour les chérir par la suite. Ce ne serait certainement pas lui qui les abrégerait. Il proposa une halte dans un établissement musical de nuit ce que Velti accepta d’un sourire sincère. Ils repoussèrent d’un commun accord « la Chimère du bout du jour », établissement pour le moins célèbre, au profit du « Planètes variées », un peu moins couru des élites locales mais qui se révéla conforme en tous points à ce qu’ils en attendaient. Ambiance tamisée et garantie. Évidemment, dans ce genre d’endroit, on ne pouvait plus échanger d’impressions murmurées mais la musique, Arcturienne comme il s’imposait, était bonne. Pour attirer son attention, Velti toucha le bras de son compagnon qui se pencha vers elle.

              - Et si on dansait, qu’en pensez-vous ? Après tout, nous sommes bien des civils, non ?

    Elle avait choisi le moment où l’orchestre suspendu repartait sur des danses de groupe plutôt faciles à saisir. Ils se mélangèrent donc à la foule des clients et des hologrammes. Vint le tour des danses de couple et Velti ne manifesta pas le désir de revenir à leurs tarsids. Rogue put la serrer dans ses bras puis, animé par une pulsion qui ne lui ressemblait pas, il repoussa les cheveux de la jeune femme de sa main droite, fixa ses yeux qui reflétaient les lumières ambiantes et se pencha pour l’embrasser. Elle le laissa faire.

     

     

     

     Sa situation était désespérée et il le savait. Arrivé à un petit muret, il se jeta à plat ventre et posa inconsciemment ses bras sur sa tête en un puéril geste de défense. A tout moment, il s’attendit à recevoir la décharge mortelle mais, rien ne venant, il releva lentement la tête. Le drone avait disparu. Incroyable. Quelle chance ! Il n’empêche que sa condition ne s’était guère améliorée. A quelques centaines de mètres de là, il distinguait les éclairs bleu et orange dont les batteries mobiles des droïdes impériaux parsemaient le périmètre, puis quelques instants plus tard, les détonations sourdes des explosions et parfois même leur souffle. Ou bien c’était juste son imagination ? Quoi qu’il en soit, il n’en menait pas large. Derrière lui, des gens des forces spéciales, des crapules qui l’effaceraient sans sommation. Devant, les droïdes qui avançaient lentement, à leur rythme habituel, et qui finiraient bien par le repérer. A droite et à gauche, l’inconnu pourri d’ennemis, il en était persuadé. Un cauchemar. Mais il lui fallait bouger car faire le mort n’aurait servi à rien puisque la chaleur de son corps serait immédiatement repérée par les capteurs adverses. Que faire alors ? Que pouvait espérer dans cette situation un partisan comme lui, c’est à dire selon les critères en vigueur un non-soldat, une sorte de terroriste en somme, moins qu’un droïde, moins qu’une machine… Il n’osait pas se servir de son ordiquant pour évaluer sa situation car les minuscules impulsions électriques s’afficheraient sur les consoles de repérage des droïdes ennemis. Il ne lui restait que son instinct. Son instinct de survie. Bouger. Maintenant. Ni devant, ni derrière, mais plutôt la terre inconnue des côtés. Il opta pour la droite, sans raison particulière, parce qu’il lui fallait bien se décider. Et aussi parce qu’il lui semblait que la rivière était par là. S’il la trouvait, il pouvait espérer remonter son cours et peut-être quand même s’en sortir. Sinon, c’était le désert – sans équipement – ou les ruines de la ville, un piège mortel.

    Il se mit à ramper le long du mur ou de ce qu’il en restait sans chercher à lever la tête pour se renseigner : il en avait trop vu se faire aligner par un tel mouvement inconsidéré qui, dans son cas, au demeurant, n’aurait servi à rien : il le savait bien que les autres avançaient vers lui et que, à ce petit jeu, il ne valait pas mieux qu’une strappe dans une nasse. Il chercha à oublier son environnement, se força à penser à Davos, la femme, cette zarkanne, à laquelle il devait sa situation présente puisqu’il s’était engagé pour oublier sa trahison ou bien à son enfance dans les montagnes lointaines de la Grande Barrière, sur Néo-Alvistar. Ou même à son vieux copain Djii qui devait se demander ce qui avait bien pu lui arriver. Mais tout ça ne fonctionnait pas vraiment. Le bruit des combats – du nettoyage pour être plus exact – ne variait pas en intensité, preuve que les autres étaient encore assez loin de lui mais la peur enveloppait toujours tout son être. Il rampa pour ce qui lui parut des heures abominablement douloureuses avant de se retrouver confronté à un autre problème : le mur se finissait là et face à lui s’étendait une zone bien découverte. Devait-il s’y risquer ? Faire demi-tour ? Escalader les débris branlants du mur ? Rester sur place ? Soudain, dans ce désert de ruines, un mouvement deviné du coin de l’œil. Repéré. C’était sûr, il était repéré. Son premier réflexe fut de se lever et d’en finir. Il savait bien qu’il n’avait aucun droit à une quelconque reddition – dans cette zone, il serait abattu comme un grajane sauvage – mais pourquoi ne pas en finir pour de bon avec cette absurdité, quitter ce monde grotesque sans souffrir, sans même entendre le son de l’éclateur qui le tuerait ou apercevoir le faisceau dronal qui l’effacerait à jamais. Oui, mais ça c’était bon pour les talides du commerce. Lui, il avait envie de vivre par tous les pores de sa peau. Il aurait voulu supplier, implorer, quémander contre toute raison une clémence improbable. Il était prêt à accepter tout ce qu’on exigerait de lui, décidé à expliquer le peu qu’il savait et même à se prostituer s’il le fallait, qu’est-ce que ça pouvait faire du moment qu’il puisse vivre encore un peu ? À nouveau le mouvement, plus proche pour ce qu’il pouvait en savoir. Vite. Agir. Choisir. Tremblant de tous ses membres, couvert d’une mauvaise sueur et d’une crasse infecte, respirant fébrilement la poussière des débris jusqu’à en tousser – mais il aurait préféré s’étouffer que de tousser vraiment -, petit tas grisâtre abandonné au bord d’un mur aux trois-quarts effondrés, il donnait certainement une bien piètre image des partisans qui, depuis des jours, tenaient tête à l’ennemi. L’idée absurde de sa condition venait soudain de lui traverser l’esprit : pour un peu, il en aurait éclaté de rire, mais d’un mauvais rire, d’un rire de désespéré, de dément. Choisir. Il avança lentement la tête vers le coin du mur. Sur sa droite, le mur se poursuivait, moins délabré. Le suivre en rampant, c’était se rapprocher de l’ennemi qui venait dans sa direction. Traverser la rue jonchée de débris ? Se découvrir, quoi, dix, quinze mètres ?, c’était tout ce que les autres attendaient pour le volatiliser. Alors ? Décidément, il ne trouvait pas… A moins que… Là, à trois mètres sur sa droite, ce renflement dans le mur… Son cœur s’accéléra encore si cela était possible. C’était un PAMA, il en était presque sûr. Un autre que lui n’aurait pas su le voir de sa position mais, lui, il savait. Parce que, technicien de maintenance, c’était son métier. Enfin, il y avait si longtemps, avant, dans le civil. Sa seule chance, peut-être. Il saurait bien trouver le moyen d’ouvrir la porte de l’ascenseur. Il rampa les trois mètres. C’était bien un PAMA et le sas d’accès était par chance ouvert. Evidemment, la machine était détruite. Il ne restait plus d’elle que ce grand puits béant d’où la mécanique antimatière devait depuis bien longtemps être hors service. Un œil vers le haut : le ciel gris au delà de ce qui restait du deuxième niveau, témoignage de la destruction du bâtiment. L’obscurité vers les niveaux inférieurs et, là, à deux bras de distance, l’échelle de maintenance, encore intacte en apparence. Le salut, provisoire en tout cas. Fébrilement, il saisit sa torche laser dont, comme tout partisan, il ne se séparait jamais. S’avançant toujours en rampant vers le bord du puits, il osa un bref rayon de lumière. Au fond de la cavité, beaucoup de débris remontant sur plusieurs des niveaux bas mais il avait eu le temps de repérer le conduit d’accès du niveau immédiatement inférieur sans doute encore opérationnel. Il attrapa le premier barreau métallique de l’échelle et, sans prendre plus de précautions, se glissa jusqu’à l’orifice obscur du conduit. A nouveau, un bref éclair de sa torche : la voie paraissait à peu près libre. Il n’avait plus qu’à la suivre et regagner par les souterrains un endroit plus calme. Pour la première fois depuis des heures, il soupira de soulagement. Encore épuisé par sa reptation, il s’accorda un répit, assis jambes pendantes vers le puits du PAMA. Son moral était remonté d’un cran. Il allait peut-être quand même s’en sortir. Il pouvait entendre, assourdi, le bruit des explosions au dessus de lui et, provenant du conduit derrière son dos, un souffle d’air, léger mais perceptible, lui indiquant qu’une issue était probablement accessible. C’est alors qu’il discerna une sorte de cliquetis métallique. Pétrifié, il ne bougea pas d’un centimètre. Il tendit l’oreille. Plus rien. Il se retourna lentement et, à quatre pattes, s’engagea dans le conduit. Mais toute sa peur était revenue car il en était persuadé : il avait été suivi.

     

     

     

     Cette nuit-là, Bristica rêva de Tressgloss, elle qui depuis si longtemps n’y avait pas vraiment pensé, mais d’un Tressgloss étrange qui lui rappelait sans cesse ses émois de petite fille et qui pourtant ne ressemblait en rien à ses souvenirs. Elle savait pourtant que c’était Tressgloss, enfin retrouvé après toutes ces années, mais sans en reconnaître les lieux : elle savait, c’est tout. Et avec cette connaissance ou plutôt cette certitude, elle sentait monter en elle, vague après vague, un soulagement immense, l’espoir enfin d’être revenu à l’essentiel. Les êtres et les choses qu’elle y rencontrait la regardaient avec une curiosité sereine et elle qui souriait à tous paraissait leur dire : Vous voyez ! Vous voyez comme vous avez bien fait de m’attendre puisque me voici de retour. Je suis enfin revenue après tout ce temps. Vous voyez : je suis là ! C’est bien moi, enfin…

    Au petit matin – ce qui tenait lieu de petit matin dans son univers quasi-carcéral – elle émergea brutalement de la torpeur qui l’avait conduite au réveil et se rappela presque tout. C’est alors qu’elle put saisir l’immensité de ce qui lui manquait. Non, le travail n’était pas tout : elle était quand même passée à côté de quelque chose de fondamental et l’idée amplifia la nostalgie qui ne la quittait pas depuis son réveil. Elle observa les murs, les meubles, le plan de travail de son logement immense, tous ces objets qu’elle n’aurait jamais pensé un jour côtoyer, toucher, utiliser tant ils faisaient partie d’un monde pour elle alors inaccessible. Elle aurait néanmoins donné tout cela pour avoir le droit, ne fut-ce qu’une heure, d’errer sans but dans sa ville natale, dans ce triste et lointain paysage de province dont jadis elle avait pourtant voulu s’échapper. La contradiction ne la faisait pas sourire, ne l’étonnait même pas : c’est qu’elle était différente à présent et qu’elle n’attachait plus la même valeur aux mêmes choses. Les honneurs, les égards, tous ces gens et ces droïdes à l’affut de son moindre désir et jusqu’aux outils sublimes mis à sa disposition pour la réalisation de son travail ne pouvaient rivaliser avec ce qu’on lui avait volé : sa liberté. Elle le savait, elle l’avait toujours su et, d’une certaine manière, avait contribué à en arriver là, mais à présent elle en ressentait réellement jusqu’au plus profond d’elle-même la perte irréparable. Alors, pour la première fois depuis qu’elle habitait le vaisseau amiral, Bristica pleura sur son sort et ses années perdues.

     

     

     

     Vliclina se retourna et adressa un bref hochement de tête à Taler Arezka qui la suivait et qui lui répondit par un sourire humble, presque de soumission. Soumission ! Vliclina n’était certainement pas dupe de cet effacement contraint et, plus que jamais, se méfiait de la militaire. Elle soupira légèrement et apposa sa main droite contre la plaque d’ouverture. La lourde porte d’acier coulissa avec son chuintement habituel. La pièce était totalement vide à l’exception de deux biodiv rudimentaires en face à face et sur l’un desquels était installée Vora Lickner. Derrière la prisonnière, deux droïdes-gardiens se tenaient immobiles, impassibles dans leur apparence métallique. L’Impériale prit son temps pour venir s’asseoir sur le biodiv laissé libre, comme si elle cherchait les premiers mots à dire. Elle fit un signe à la militaire qui, d’un léger mouvement de tête, lui signifia qu’elle préférait rester debout en parfait vis-à-vis des droïdes. La prisonnière ne semblait nullement effrayée par l’arrivée des Impériales qu’elle jugeait totalement inévitable. Elle savait qui était sa principale interlocutrice puisqu’elle l’avait brièvement rencontrée lors de l’enquête de débriefing de Galomba et se moquait comme d’une guigne de l’autre femme, probablement une subalterne. Elle ne baissa pas les yeux et se garda bien de prononcer le moindre mot ni de faire le moindre mouvement. Vliclina l’observa un long moment en silence, soutenant sans ciller le regard vert de la femme qui, dans la lumière crue de la pièce semblaient ressortir plus encore sur son bronzage parfait. Vora Lickner était incontestablement séduisante mais plus que cela, on sentait que la femme était incroyablement vivante, habitée pourrait-on dire, et Vliclina comprit tout ce que Galomba, l’Universaliste infiltré, avait pu trouver en elle : c’était le genre de femme dont on pouvait immédiatement tomber amoureux tant elle paraissait trancher sur la grisaille ambiante. Elle déplia son ordiquant, chercha la page à afficher et commença :

              - Lickner Vora, 41 ans, attachée depuis…

    Vliclina s’arrêta en affichant un léger sourire. Elle observa à nouveau son vis-à-vis et replia son ordiquant. Dans la petite pièce, le silence était total et c’est à nouveau Vliclina qui le rompit.

             - Très bien, Lickner Vora, on ne va pas jouer au plus fin. Je me fiche totalement de votre fiche de milice ou de toutes les informations, forcément incomplètes ou fausses, que nous avons pu réunir sur vous.  Le Commandant Arezka, ici présente, très certainement aussi. Non, ce qui nous intéresse, ce qui nous intéresse vraiment, c’est précisément tout ce qui n’est pas mentionné dans nos divers documents. Vous me comprenez bien, n’est-ce pas ? Alors, voilà comment je vois les choses : d’abord, il faut que vous saisissiez bien que nous sommes pressées parce que nous sommes en guerre et qu’une foule de problèmes importants nous accapare sur Terra et ailleurs. Ensuite que, de toute façon, vous n’avez guère le choix. Je vous sais gré au demeurant de nous avoir épargné le rituel couplet sur une soi-disant erreur judiciaire ou je ne sais quoi d’autre. C’est pour cela que je vous demande instamment – et je ne le ferai qu’une seule fois - votre collaboration pleine et entière, seul moyen pour vous d’éviter un effacement définitif… après des désagréments certains. Je veux tout savoir de vos activités, missions, contacts, informations, résultats que vous avez pu obtenir au cours de vos activités d’agent infiltré chez nous. Nous sommes toutes des professionnelles du Renseignement, à des titres et à des degrés divers, et il me paraît par conséquent inutile de perdre du temps. Je suis persuadée que vous pouvez comprendre cela et c’est la raison pour laquelle je vous demande maintenant et de manière formelle votre collaboration pleine et entière.

    Tandis que l’Impériale se taisait, Vora baissa la tête, songeuse, et se mit à contempler avec intérêt l’extrémité de sa main droite. Cinq secondes plus tard, elle releva les yeux et, affichant un large sourire, parla pour la première fois.

              - Je comprends. Je comprends parfaitement votre point de vue et vous remercie de votre franchise.

    Sa voix était douce, presque charmeuse, et totalement en rapport avec son apparence séduisante. Elle laissa ses derniers mots flotter quelques secondes avant de poursuivre.

              - Comme vous le faisiez remarquer, nous sommes ici entre gens qui se comprennent puisqu’exerçant le même métier. Alors, moi aussi, je serai directe. Je sais quand je suis battue et je n’ai nullement la vocation de martyre pour une cause qui m’indiffère. Je ne suis pas une dogmatique, encore moins une fanatique, mais uniquement une professionnelle comme vous le disiez. Oui, j’accepte votre proposition et vous assure de ma totale collaboration, et cela sans aucune arrière-pensée. J’ai toutefois une requête à formuler…

              - Je vous écoute…

            - Vous remarquiez que nous faisons à quelques détails près le même métier et je comprends ce que cela signifie. Ma collaboration, ma collaboration entière vous est acquise, je viens de le dire. J’irai même jusqu’à me soumettre, si vous le souhaitez, à des mesures coercitives mineures comme, par exemple, les explorations hypnotiques non invasives. Mais je vous demande de me donner votre parole que vous n’aurez pas recours avec moi à des procédés destructifs comme la Dordorone ou le blanchiment opérant. En pareil cas, je serais détruite, je le sais, mais je m’arrangerais pour retenir un maximum d’informations – on m’a entraînée à cela – et, bien entendu, je ne vous donnerais aucune de mes études de situations vécues, ni mes analyses des intervenants rencontrés lors de mon activité. Il peut vous sembler inutile de vous attarder sur des données éminemment subjectives mais, je puis vous l’assurer, dans mon cas, elles sont loin d’être inintéressantes. Alors, à présent, puis-je vous demander ce que vous décidez ? Ai-je votre parole ?

    Vliclina se leva, se campa devant Vora, l’observant avec ce qui semblait être une curiosité sincère. Elle se détourna enfin et lança par dessus son épaule :

              - Vous aurez notre réponse ce soir. En attendant, ces Citoyens-droïdes vont vous reconduire à votre cube de rétention. A vous revoir, Citoyenne Lickner.

    Marchant lentement le long du couloir qui la ramenait vers la grande salle d’activité de son Département-Ministère, Vliclina se tourna vers Taler Areska qui l’accompagnait en silence.

            - Qu’en pensez-vous, Commandant ? Je suis certaine qu’elle a beaucoup de choses à nous apprendre mais peut-on lui faire confiance ?

          - Pour tout dire, Vliva, j’ai quelque difficulté à évaluer ce revirement soudain. Certes, Lickner n’est pas en mesure de dicter sa volonté et elle doit composer avec nous mais… je la crains comme une aragne de Brega… C’est certainement un excellent agent qui sait probablement où se situe son intérêt mais je la devine absolument sans pitié alors…

    Vliclina arrêta soudain sa marche et posa un bref instant ses deux mains sur les bras de la militaire, un geste certainement inhabituel de sa part.

              - Alors, je vais vous dire ce que j’ai envie de faire avec elle : lui donner l’impression de lui faire confiance, la placer en observation coercitive neutre, lui faire cracher le maximum de ce qu’elle sait. Ensuite, quand j’aurai la certitude de ne pas pouvoir aller plus loin, je la remettrai à mes services d’exploration individuelle pour une ou deux séances de blanchiment opérant. Je sais, ma chère Taler, je sais : j’ai pratiquement promis… Mais que vaut une promesse à l’ennemi quand l’avenir d’un combat est peut-être en jeu ? Rien, définitivement rien.

             - Ce n’est pas la promesse faite qui pose problème, répondit Taler. C’est simplement que le blanchiment n’est peut-être pas la solution. Face à l’œil interrogateur de Vliclina, elle précisa : nos sections de recherche expérimentale ont en développement deux ou trois… techniques qui pourront peut-être nous rendre service. Il suffira de leur transmettre cette femme en temps voulu.

    Vliclina reprit sa marche : elle ne trouvait rien à redire à la proposition de la militaire.

     

     

     

    Ce qui était effrayant, c’était d’être suivi – et même poursuivi car, ici, pouvait-il en être autrement ? – sans savoir exactement par quoi. Il avait d’abord avancé lentement à la manière d’une serpe d’Ocamme, cet énorme reptile à la progression si laborieuse, en prenant soin de faire le moins de bruit possible, s’arrêtant par moments pour tendre l’oreille : mais rien, il n’entendait rien hormis les bruits habituels de ces structures souterraines déshabitées et, évidemment, le grondement des combats, en haut, si lointain qu’il paraissait relever d’un autre monde. Pourtant, il était certain d’être suivi. Il n’aurait pas su expliquer cette certitude mais il savait. Il avait trop longtemps été un partisan c’est-à dire un être pratiquement invisible, lâché sur les arrières de l’ennemi, pour ne pas le savoir. Et c’était si effrayant de ne pas identifier ce qui le poursuivait qu’il pensa un temps attendre l’autre pour, peut-être, le surprendre. Mais qu’aurait-il bien pu faire contre un soldat ou une machine surarmés ? Alors, submergé par une angoisse profonde, il s’était relevé au risque de se découvrir et s’était lancé en avant sans plus réfléchir, avec l’irrépressible désir de mettre le plus d’espace possible entre lui et son ennemi tout en sachant pourtant que ce n’était vraisemblablement pas réalisable. Il parcourut ainsi des enfilades de couloirs sans toutefois emprunter un quelconque cul-de-sac qui l’aurait irrémédiablement condamné puis s’arrêta soudain en réalisant la chance qu’il avait eue jusqu’à présent. Non, il devait se ressaisir et ne pas se laisser envahir par une panique dont il était bien placé pour savoir qu’elle n’était que les prémices de la mort. Il s’adossa au mur de gauche et tenta de reprendre silencieusement sa respiration. Se calmer. Il devait quand même avoir un peu d’avance. Il projeta brièvement le faisceau de sa torche une nouvelle fois vers l’inconnu, avant de bouger d’un mètre ou deux. Toujours des couloirs en plus ou moins bon état et de temps en temps des puits ascensionnels – certains complètement encombrés de débris – qui conduisaient vers l’air libre. A supposé qu’ils fussent totalement dégagés, il n’était certainement pas question pour lui d’en emprunter un puisque l’opération hasardeuse le conduirait probablement au cœur des combats ou du ratissage ennemi. Il fallait aller plus loin et gagner par les sous-sols une zone relativement sauve, en périphérie de la ville certainement. Mais l’état des souterrains le lui permettrait-il et, surtout, son poursuivant lui en laisserait-il le temps ? Il décida, contre toute impulsion première, de prendre son temps et de réfléchir. Depuis sa descente dans le sous-sol, il estima avoir parcouru environ deux kilomètres mais il lui était difficile d’apprécier dans quelle direction : le bruit des combats était identique, toujours assourdi mais, semblait-il, pas plus proche, ce qui voulait dire, soit qu’il avait suivi un chemin parallèle à la progression de l’ennemi, soit que ceux-ci avaient bifurqué leur offensive. Cela n’avait au demeurant aucune importance car, tant qu’il trouverait des souterrains praticables, il n’était certainement pas question pour lui de remonter au plein jour et puis, de toute façon, son problème était ailleurs : il était avec celui qu’il avait bien involontairement entraîné sur ses traces. Mais… En était-il si sûr au fond ? Depuis le bruit métallique qui l’avait alarmé, son oreille, pourtant parfaitement entraînée à ce jeu, n’avait plus rien entendu que de naturel et d’explicable. Peut-être aussi avait-il quand même réussi à égarer celui qui… Non, il était certain que l’autre, humain ou machine, le suivait de près. Inutile de se lamenter là-dessus : il lui fallait faire avec. Alors ? Progresser pour trouver une lointaine sortie ou bien attendre ? Ah, ce qu’il aurait aimé faire le mort ! Les combattants réguliers – enfin certains d’entre eux, les plus spécialisés, possédaient ce matériel très spécial qui donnait l’impression d’abaisser la chaleur corporelle et permettait donc de tromper – au moins un temps – l’observateur peu regardant. De l’abaisser mais pas de la faire disparaître totalement ce qui expliquait pourquoi les droïdes tiraient systématiquement sur les cadavres encore tièdes. Mais ici, oui, certainement, cela lui aurait rendu service et même… Que faisait-il donc à ressasser ces idées absurdes : il ne l’avait pas ce matériel, pensez ! Un simple partisan ! Il était nu, point final. Donc bouger. Mais pas n’importe comment.

    Sa respiration s’était calmée et il arrivait même à distinguer les alentours grâce à la lumière résiduelle du jour qui arrivait jusqu’à lui par quelques anfractuosités accidentelles. Il pourrait… La voix inattendue le paralysa.

              - Le moindre geste et ce sera votre dernier…

    Un cône de lumière orange l’enveloppa d’un coup, faisant ressortir toute sa faiblesse et sa fragilité. De chaque côté du rai de lumière, le noir le plus total. Et son ennemi, là, quelque part, tout prêt, qui l’observait. La voix était tranquille et mélodieuse mais avec quelque chose de vaguement impersonnel. Une voix féminine dont il était raisonnablement sûr que ce n’était pas une voix de bionat. Un droïde ou… un RIFU, la pensée l’envahit soudain avec horreur. Un RIFU, un de ces droïdes à forme humaine si impitoyables.

            - Mon éclateur est dirigé exactement sur votre tête. Alors, voilà ce que vous allez faire : d’abord, vous levez vos bras et vous appliquez vos mains contre la paroi du mur, paumes à plat et doigts bien écartés. Voilà, c’est ça. A présent, vous vous collez contre le mur, jambes écartées. Bien. Surtout, vous ne bougez pas d’un millimètre. Si vous avez bien compris, vous acquiescez doucement de la tête. Non, vous ne la tournez pas, contentez-vous de répondre. Très bien.

    Il sentit le mouvement léger derrière lui. Le cône de lumière ne bougea pas, le RIFU avait fixé sa torche. Il sentit la pointe d’un éclateur sur sa nuque puis une main l’effleurer très professionnellement de bas en haut, le délestant de son couteau-tremble, de sa torche laser et de son ordiquant de poignet. Du pied, les objets furent expédiés hors de portée. Il avait néanmoins eu le temps de distinguer un gant et un poignet d’uniforme bleu-nuit. Ce n’était donc pas un RIFU (ils ne prenaient jamais cette apparence) mais une biocyborg. Il ne se sentit pas spécialement réconforté.

           - Vous allez avancer devant moi, reprit la voix. Marchez lentement et sans jamais chercher à sortir du faisceau de lumière. Au moindre geste inconsidéré, je vous efface. Je ne le fais pas tout de suite, comme je le devrais, parce que je reste persuadée que vous avez un tas de choses à nous dire… Allez, citoyen-partisan, en avant.

            - Je ne suis pas un partisan, osa-t-il pour la première fois déclarer, et d’ailleurs…

               - Vous avancez.

    Tête baissée, il s’exécuta. Le cône de lumière dont il prenait bien garde de ne pas s’écarter éclairait suffisamment sa route pour qu’il ne trébuche pas sur un quelconque débris. Derrière lui, c’était le silence complet : il ne savait même pas s’il était effectivement suivi. Il accéléra légèrement son pas.

              - Je ne vous le conseille pas, susurra la voix douce mais ferme.

    Que pouvait-il tenter ? Les idées se bousculaient dans son crâne. Sans solution. Il fit semblant de traîner la jambe droite mais c’était une bien pitoyable ruse et il le savait.

            - Stop. Vous allez escalader cette échelle et nous allons sortir tranquillement, déclara la biocyborg au bout d’une centaine de mètres.

    Ils se trouvaient face à un puits ascensionnel en apparence presque intact. Il s’approcha de l’échelle de maintenance, empoigna le premier barreau et sans hésiter entreprit son escalade. A mi-hauteur, le regard braqué vers le haut, il distinguait à présent parfaitement le cercle de jour : dès qu’il l’aurait franchi, il serait définitivement perdu. Il attrapa un barreau supérieur puis le lâcha immédiatement pour se laisser tomber de tout son poids. C’était, il le savait, une tentative désespérée et, se raccrochant in extremis à l’échelle, il rentra la tête dans ses épaules, dans l’attente inévitable de la déflagration qui allait l’éliminer. Contre toute logique, il sentit ses pieds heurter la biocyborg et il vit la lumière l’abandonner, la torche tournoyant dans le conduit avant de s’immobiliser, intacte, sur le sol qu’il venait de quitter. Il était certain que ce n’était qu’un sursit, que la lumière allait revenir l’entourer. Il resta figé, prêt à sauter définitivement dans le fond du puits. Rien ne se passa. Le silence. Il hésita. Se pourrait-il que ? Il fallait se décider. Continuer et sortir à découvert était suicidaire. Il attendit encore. Enfin, rassemblant tout son courage, il se mit à redescendre lentement. La torche immobile éclairait le bas de l’échelle et, à l’orée du faisceau de lumière, il se résolut à sauter le plus loin possible. Toujours aucune réaction de son ennemie. Il osa s’emparer de la torche et la braqua autour de lui. La biocyborg était allongée et c’est en s’approchant d’elle qu’il comprit : elle était tombée sur de la ferraille dont une tige l’avait transpercée de part en part. Grande, évidemment belle, son visage pâle faisait ressortir ses cheveux bruns coupés courts. Les yeux fermés, sa combi bleue maculée d’un liquide poisseux, elle respirait difficilement. Sans se presser, il s’approcha d’elle et lui subtilisa l’éclateur qu’elle tenait encore serrée entre les doigts de sa main droite. Il leva l’arme vers son ennemie vaincue, bien décidé à abréger ses souffrances puis renonça : le bruit de la détonation risquait d’être perçu et il ne pouvait pas prendre ce risque. Alors quoi ? Écraser cette chienne, cette zarkanne qui avait failli l’effacer, à coups de talons. Ce n’était pas digne d’un combattant et il était un combattant pas un pilleur de cadavres ! La laisser à son triste sort, voilà ce qu’il allait faire. Il resta un long moment à contempler la mourante, s’étonnant qu’un être aussi spécial, quasiment immortel aux yeux d’un bionat comme lui, puisse risquer aussi stupidement sa vie. Pourquoi mais pourquoi courir un tel danger ? Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? Faute d’une réponse appropriée, il haussa les épaules, contourna avec précaution le corps allongé sur les gravats et repartit par le tunnel par lequel ils étaient venus. Il marcha longtemps sans pouvoir encore croire à sa chance. S’il n’avait été aussi épuisé, il aurait été presque guilleret de s’en tirer à si bon compte. Quoi ? Lui, un partisan, un être du bas de l’échelle dans la hiérarchie des combattants, il s’était débarrassé d’une biocyborg impériale… Oui, Il avait réussi à vaincre une biocyborg ! Une authentique ! Dans un combat à deux, rien que elle et lui et, ça, ce n’était pas rien ! Enfin, loin du lieu de sa presque mort, il décida de sortir par un tunnel qui donnait sur le jour. Il savait qu’il était enfin arrivé dans la périphérie de la ville, loin des combats qui avaient failli lui coûter si cher. Il cligna des yeux à la lumière du jour sans voir le droïde-sentinelle qui, devant l’apparence d’un être non répertorié dans sa base de données, le volatilisa sans hésiter.

     

    suite ICI

     

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    [1]  ramuz : ski motorisé piloté par ordiquant

    [2]  en hologramme (NdT)

    [3]  meslav = 20 octobre – 10 novembre

    [4]  Mez-Antelor


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    ­Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

     

    Sujet :                                    xénologie 

    Section :                                histoire générale

    Références extrait(s) :         tome 8, pp. 23-44, 97 et  suivantes ; tome 9 , pp. 22   et suivantes ; 

    Sources générales :             tomes 8 et 9  

    Annexe(s) :                         102 (xénozoologie), 958 (xénogéologie), 27 (systèmes stellaires périphériques) 

     

     

    …/… car, de tout temps, l’homme chercha à savoir si Terra, la planète d’origine, était la seule susceptible d’habiter des formes de vie. Dès les premières explorations spatiales, bien avant la Révolution de Cristal, les traces de créatures vivantes, fussent-elle cantonnées à quelques acides aminés grossièrement agencés en molécules rudimentaires, furent activement recherchées sur les planètes du système solaire d’origine, sans succès comme on le sait. Cela n’empêcha nullement…/…

     

    …/… Il va de soi que la quête de la Vie prit une toute autre dimension avec la banalisation des liaisons interstellaires. Les premiers résultats positifs furent assez précoces avec la mise en lumière de premières souches bactériennes non terriennes sur Brevan, (Cinquième Quadrant) en 174 rc, puis, trois ans plus tard, sur Gagino (Premier Quadrant), en 177 rc. Vinrent ensuite des observations éparses sur plusieurs planètes en évaluation de terraformation (cf. Histoire des Sciences, tome 217 et 218), avec notamment la découverte d’une forme de vie semiminérale (Gargelle, Troisième Quadrant), voire pseudogazeuse (QK27A044, planète non terraformée, système Béta de Véga 2). Il reste que, jusqu’à ce jour, aucune entité intelligente susceptible de rivaliser avec l’espèce humaine n’a été découverte bien que cette prospection n’en soit …/…

     

    …/… Les religieux – toutes confessions confondues – virent généralement dans cette recherche infructueuse la preuve que l’espèce humaine est unique et donc « élue » (Église de la Refondation) ou « choisie » (Seconde Religion) par un être supérieur dont la « parole » serait portée par les prophètes dont elles se revendiquent. A l’opposé, la majorité des scientifiques défendent l’idée que la « vie » peut apparaître en différents endroits de la Galaxie pour peu que les circonstances le permettent. Gard Levor, xenobiologiste de renom (549-653 rc) explique ainsi dans son traité de xénobiologie galactique : « Une petite partie seulement de la Galaxie a été explorée, et encore très incomplètement. Si l’on songe qu’il existe plusieurs milliards de galaxies comprenant chacune des milliards d’étoiles, galaxies pour le moment hors de notre portée, on comprend que, statistiquement, il est totalement impossible, que des embryons de vie analogues à ceux découverts ça et là sur un tout petit territoire, n’aient pas quelque part ailleurs donné de grandes civilisations, certainement en avance, intellectuellement et technologiquement, sur la nôtre. » …/…

     

    …/… Par la suite, des traces d’une vie relativement évoluée furent retrouvées en 891rc sur la planète Derisor (2ème quadrant), en réalité des fossiles de vertébrés rappelant parfois ceux des temps anciens de Terra nommés dinosaures ou grands sauriens en raison de leur allure reptilienne. Si certains caractères peuvent effectivement être rapprochés des représentations numériques de cette période terrestre encore en notre possession et des restes retrouvés par la suite lors de la réalisation des réseaux souterrains de Terra (par exemple, une certaine forme de gigantisme, la suprématie des espèces marines, etc.), les fossiles identifiés sur Derisor relèvent de lignées animales très différentes, éteintes depuis plusieurs milliards d’années. Cette découverte relativement tardive souleva l’enthousiasme des scientifiques mais la méfiance des autorités religieuses qui …/…

     

     

     


    4

     

     

     

    Rogue garda de sa première nuit avec Velti une sensation d’intense bonheur et la certitude, enfin, d’avoir trouvé auprès d’elle ce qu’il cherchait confusément depuis tant d’années. Après avoir fait l’amour avec elle dans un débordement de passion tempéré par de longs instants de tendresse, il ne put dormir. Il resta de longues minutes à observer sa compagne assoupie, ne pouvant s’empêcher de caresser délicatement ses cheveux de nuit éparpillés sur le drap chatoyant du biodiv mais s’interdisant d’effleurer sa peau claire afin de ne pas la réveiller. Lorsque survint le petit matin de cette nuit mémorable pour lui, elle étira les bras et se redressa brusquement avant de lui sourire sans contrainte. Il n’osa pas la prendre dans ses bras par peur de l’effaroucher, geste puéril à peine digne d’un adolescent à l’aube de sa vie amoureuse mais il est vrai qu’il se sentait neuf d’une existence nouvelle.

              - Eh bien, cher Stenek, vous me semblez bien songeur, jeta Velti en se levant.

                - C’est que, voyez-vous, Velti… essaya-t-il de répondre mais la jeune femme s’était déjà précipitée dans le salon de toilette.

     Rogue, en dépit de sa nuit blanche, se sentait parfaitement détendu. Il observa son ordiquant de poignet : il restait moins de dix minutes avant que le droïde maître d’hôtel n’apporte leurs salkos commandés par lui pour 6h85 précises. Ensuite, la visite du palais-musée Interstel – puisqu’ils se trouvaient à Iorque – avant de grignoter un petit quelque chose en chemin. Que du bonheur ! De fait, le droïde attendu se montra à l’heure voulue mais la visite du palais-musée allait devoir être différée car, après avoir installé les salkos sur la table basse, l’homme mécanique se pencha vers Rogue pour lui confier un petit objet : le magnet attendu. Contre toute attente, Rogue avait pensé que cette mission au caractère pour le moins inhabituel – pour ne pas dire extraordinaire – ne leur serait finalement pas confiée, à eux, des soldats insignifiants dans la grande marche de la Galaxie, qu’on trouverait un moyen de recruter des personnels plus compétents voire même que, à la dernière minute, les Universalistes s’apercevant du peu d’intérêt qu’ils représentaient, demanderaient à ce qu’ils soient remplacés. Apparemment il se trompait. Ils allaient donc devoir gérer ce contact avec des gens sinon inconnus du moins imprévisibles et cela sans avoir été préalablement entrainés : il voyait mal à quoi leurs compétences de combattants, fut-ce dans les forces spéciales de deux armées différentes, pouvaient leur servir. Décidément, il n’aimait pas cette idée de fuite vers l’inconnu, sans préparation et sans but véritable, mais il était un soldat et un soldat exécute les ordres.

     Dès qu’elle sortit de « l’îlot de toilette » comme on disait assez bizarrement à Iorque, Velti sut que le magnet était arrivé et son visage qui arborait un début de sourire se renfrogna. Elle fronça les sourcils et haussa les épaules avant de se laisser tomber sur un siège bas.

             - Eh bien, au moins, on n’aura pas attendu ici pour rien, commença-t-elle. Mais j’aurais préféré… Qu’importe ! Alors, Rogue, comment procède-t-on ?

                 - Mais comme nous en sommes convenus avec… qui vous savez. Le temps de me renseigner auprès… de nos amis et nous saurons exactement quel vol prendre.

                 - Bien. Je vous laisse faire…

     Velti s’approcha de sa cantine de voyage, en réalité plutôt un nécessaire de dépannage, afin d’échanger sa combi de nuit pour une tenue plus décente. Rogue la regarda faire en silence. Curieusement, l’image de la Velti qu’il avait fait se déshabiller devant lui sur Virge 7 vint se superposer à celle du moment. En avait-il fait du chemin depuis pour la retrouver ! Pourvu que… Il claqua joyeusement dans ses mains.

              - Vous savez quoi ? Et devant l’air interrogatif de la Confédérée qui avait suspendu son geste, il répondit sans attendre : Je vous parie que notre spatiofuz ne partira pas dans l’heure, ni peut-être même dans la demi-journée… Et comme de préparation particulière, nous… Eh bien, je me dis qu’on aura quand même sans doute le temps de faire un saut jusqu’au palais-musée Interstel. Hein, qu’en dîtes-vous ?

     Velti leva sa main droite en un geste d’approbation, son sourire revenu. Elle regarda son compagnon s’engouffrer à son tour dans le cube de toilette. Dès qu’elle fut sûre d’être seule, elle se mit à observer avec attention chaque détail de l’appartement hôtelier. Afin d’en fixer autant que faire se peut un maximum de détails. Pour plus tard. Pour l’avenir, quel qu’il soit. Elle aussi, elle était émue par la nuit qu’elle venait de vivre.

     

     

     

    Bristica soupira légèrement et, pour la dixième fois peut-être en moins de dix minutes, laissa ses yeux errer sur la banale scène de montagnes bleutées qui s’étendait devant elle. Elle avait beau essayer de se persuader qu’elle regardait le spectacle de ses vacances, qu’elle n’avait qu’à se lever de son biodiv pour participer à une excursion mémorable, ça ne marchait pas ; elle n’arrivait pas à oublier où elle était vraiment, à bord d’un vaisseau militaire, quelque part entre deux étoiles également inconnues d’elle, loin de sa terre natale où, pourtant, il ne lui restait plus grand monde de connaissance : les montagnes bleues, comme sa vie actuelle, étaient des images artificielles. Elle rejeta l’ordiquant qui pouvait bien attendre et se renversa en arrière pour un de ces moments de nostalgie qui lui permettaient de survivre à son isolement relatif.

     Après des semaines d’un travail acharné qui lui avait mangé tout son temps, elle sentait retomber le stress et la fébrilité du début, comme si, quelque part en elle, elle était enfin arrivée à se convaincre que la méta-analyse générale pouvait continuer sur sa lancée, aux mains des collaborateurs compétents qu’elle avait contribué à former. On n’avait plus vraiment besoin d’elle, à peine un vague conseil de ci-de là, une réflexion dont elle permettait l’aboutissement un peu plus rapidement, une résolution qu’il convenait d’encourager. Rien de vital, en réalité, rien de définitif. Presque une impression de l’accomplissement d’une tâche alors qu’il restait encore tant à faire. Vraiment ? Elle n’en était pas sûre. La limite maximale de l’axe de convection était depuis longtemps dépassée et le point de convergence de l’étude, le but ultime de tout travail de prospective, ne pouvait plus s’écarter notablement de la date prévue. À moins qu’un événement totalement inattendu mais suffisamment important… Non, c’était impossible et elle le savait : un paramètre aussi majeur n’aurait jamais pu échapper aux analyses prédictives, mille fois répétées et contrôlées. Il lui fallait se l'avouer : la phase de découverte initiale, de mise en place et de codification des procédures était à présent bel et bien terminée et son rôle, si important au début, était devenu secondaire, presque marginal. Elle n'était plus qu'une simple exécutante dans ce qu'elle avait mis en place (et qui, néanmoins, faisait encore aujourd'hui sa fierté). Du coup l'ennui et les sensations de déjà-vu s'étaient emparés de son esprit jusqu'à lui donner une vague nausée, un sentiment de vide et de temps définitivement perdu. Mais que pouvait-elle faire d'autre que de subir sa prison du moment ? Jamais les Impériaux ne consentiraient à lui autoriser ne serait-ce qu'une ébauche de liberté. Les enjeux étaient évidemment trop importants et les risques majeurs, elle le savait bien. Trop de gens attendaient son faux-pas. Trop d'ennemis... Les Impériaux préféreraient probablement l’effacer que de la voir tomber aux mains des autres. Bristica cherchait à se faire peur et ne croyait pas réellement à cette éventualité encore que... Elle haussa les épaules en un geste absolu d'impuissance. Tout cela la dépassait. Comme elle regrettait de s'être introduite malgré elle dans ce jeu mortel ! Comme elle le regrettait ! Mais il était trop tard. Trop tard pour tant de gens ! Une fois encore, elle repensa à Drago qui avait payé de sa vie son attachement à celle qu'il avait cru reconnaître comme un amour absolu. Elle avait longtemps souffert de comprendre que c'était à cause d'elle que l'homme avait été assassiné pratiquement sous ses yeux. Elle ne l'aimait alors pas - ne l'avait jamais aimé - et, pourtant, il lui manquait et elle ne pouvait s'empêcher de rêver avec tendresse, parfois même en versant quelques larmes, aux instants où ils partageaient une espèce d'intimité qui avait eu plus d'importance pour elle qu'elle ne l'avait d'abord jugé. Elle se redressa tout à coup. Non, sa vie n'était pas finie; elle ne pouvait pas s'enliser ainsi dans les honneurs et la monotonie. Sa vie, elle débutait : elle avait tant à découvrir encore que se résigner était tout simplement criminel. Elle ne savait pas encore comment mais il lui fallait se reprendre, reprendre en main son destin quel qu'il soit. Elle devait réagir. Enfin !

     

     

     

     Alane était déjà venue dans cet endroit si spécial mais elle ne reconnaissait rien.

          - J’suis v’nue ici dans le temps mais ça a tellement changé que j’reconnais que dalle, souffla-t-elle à Vilili, son voisin de gauche. J’suis presque sûre que…

            - Ta gueule ! fut la seule réponse de Vilili.

     Alane, dégoûtée, secoua la tête comme si la réplique, plus qu’agressive, avait été insultante, mais elle savait bien que son compagnon avait raison. Encore qu’en repli certain, les Confédérés étaient partout et le son de sa voix pouvait les alerter, non sur leur présence puisque leurs détecteurs les renseignaient parfaitement mais sur leurs mouvements réels. Elle baissa la tête comme pour cacher son erreur et ses possibles conséquences mais ne tarda pas à la relever. Leurs droïdes étaient loin devant, occupés à poursuivre leurs homologues ennemis mais cela ne voulait évidemment rien dire. Les « confits »[1], enfin les bionats confits, laissaient passer les mécaniques en se cachant au mieux afin de s’en prendre aux bionats ennemis. Bien sûr, eux aussi, ils faisaient ça. Malgré toutes leurs simagrées sur l’égalité des vivants, guerre ou pas guerre, on savait bien que ce qui faisait mal à l’adversaire, c’était les pertes humaines. Les pertes humaines et rien d’autre. Alane avait chaud, très chaud et, pour un peu, elle aurait bien enlevé son casque mais ça aurait été une folie : outre les indices de position qui s’affichaient en temps réel sur sa visière, il aurait été stupide de s’exposer à elle ne savait quel débris projeté par une quelconque grenade, alors elle se devait de supporter l’inconfort relatif. Elle sentit son compagnon se raidir et aperçut presque au même moment les silhouettes ennemies, sur leur droite, à seulement quelques dizaines de mètres. Trois Confédérés progressaient vers eux, sans que l’on puisse savoir s’ils les avaient repérés. Elle frôla de la main gauche le bras de Vilili et d’un geste de la tête lui fit comprendre qu’il leur fallait décrocher, maintenant ou jamais. Se replier lentement vers des positions plus sûres, ne pas chercher l’engagement qui leur serait très certainement fatal : ils s’étaient trop avancés, elle l’avait toujours su. Elle ragea intérieurement de l’avoir plusieurs fois dit sans succès à ce crétin de Vilili mais non, ce birjad n’en faisait jamais qu’à sa tête. Bien fait pour sa gueule à elle. Quoiqu’il fût son chef de groupe, elle aurait dû se tirer depuis longtemps. Surtout depuis que Loo… Elle chercha à repousser l’image du visage déchiqueté de leur troisième de groupe et celle de son corps supplicié abandonné à la vermine ou au hasard d’une avancée de leurs forces. C’est à ce moment-là qu’elle aurait… Vilili lui désigna un autre groupe de confits qui arrivait sur leur gauche. Plus en avant d’eux, ceux-là. Comme cela était prévisible, le piège ennemi se refermait. Alane interrogea du regard son compagnon dont elle devinait à travers sa visière le visage livide et impénétrable. Que… ? Elle ne s’interrogea pas longtemps. Incrédule, elle regarda Vilili se redresser brutalement et arroser de son triglon les confits qui eurent vite fait de s’aplatir. Que cherchait-il, ce crétin ? Se faire repérer mais dans quel but ? Non, elle n’avait rien compris : sans un regard vers elle, il s’élança pour ce qui paraissait être une sorte de contre-offensive personnelle, un baroud d’honneur plutôt. Explosions. Nuages de fumée. Sifflements de projectiles divers. L’enfer tout à coup. Elle se renfonça dans l’espèce de niche trouant l’esplanade défoncée des restes du centre de loisirs. Moins qu’un abri de fortune mais elle n’avait rien d’autre. Vilili avait disparu et les confits étaient tout aussi invisibles. Alane tremblait de tous ses membres et pleurait sans même s’en rendre compte. Elle savait qu’elle n’avait plus rien à espérer.

     On prétend que, lorsque la vie va vous être ôtée, en une fraction de seconde, on voit défiler toute son existence mais Alane ne voyait rien de tel. La tête dans les épaules, son triglon inutile dans sa main droite crispée, comme débranchée du réel, elle attendait dans l’obscurité de ses yeux fermés pour ne pas anticiper l’inévitable. L’angoisse. La peur. La peur qui submerge tout, qui empêche de penser. Évidemment qu’elle avait peur, qu’elle était terrorisée, paniquée. Cela ne voulait pas dire qu’elle était un mauvais soldat et elle avait démontré l’inverse à plusieurs occasions mais trop, c’est trop. On ne peut pas exiger… Le temps sembla se figer. Le bruissement d’air et le coup dans le dos, violent, qui la fait s’aplatir encore plus, qui la fait rentrer dans la terre. Les bras qu’on lui rabat en arrière, le triglon qu’on enlève, les menottes magnétiques qui se referment sans bruit sur ses poignets déjà endoloris. On la lève. On la fouille. Elle ne cherche pas à se défendre, à protester : elle subit. Que faire d’autre ? Elle se décide seulement maintenant à ouvrir les yeux. Les trois confits déjà aperçus. L’un deux, énorme silhouette nantie d’un étrange haut de combi vert, tourne autour d’elle, comme à la recherche d’elle ne sait quelle arme cachée. Alane se tait. Elle baisse les yeux. Elle se doute que le moindre geste mal interprété peut se révéler être le dernier de sa jeune vie. Elle veut se faire oublier, se faire toute petite, comme quand elle rentrait chez ses parents avec une mauvaise note de fried. C’était il y a tellement longtemps qu’elle a presque oublié et, pourtant, elle retrouve les vieux réflexes. Elle rentre ses épaules, avachit sa silhouette, regarde le sol sans le voir. Elle imagine qu’elle est ailleurs, que c’est un mauvais rêve qui va se terminer et qu’elle va se réveiller. Elle sait bien que c’est faux, qu’elle est à présent une prisonnière de guerre mais ça l’aide à supporter son sort misérable. Un des confits qui regardait son ordiquant de poignet tout à coup s’intéresse en relevant les yeux.

               - Dîtes, les mecs, c’srait-y-pas une soldate qu’on a là ? Ben j’crois ben que si…

     L’homme a parlé en fried avec un accent rauque qui traduit son origine rhésienne. Les deux autres s’immobilisent. Celui qui tournait autour d’Alane lui arrache son casque.

                - Mais l’a raison, le Blair. Une soldate que les Impériaux nous ont donné là.

     Les trois hommes s’observent du regard. Blair hausse les épaules. Sans un mot, les confits poussent Alane devant eux. Le petit groupe avance parmi les débris multiples, mobilier urbain à peine reconnaissable, un véhicule incendié, les carcasses démantibulées de quelques droïdes, un ou deux cadavres déjà en état de décomposition, une scène de combat banale. Alane est perdue. Elle n’ose rien dire de peur qu’on la maltraite. L’avenir pour elle se limite à la minute présente, aux pas automatiques qu’elle est bien obligée de faire, aux rares paroles échangées entre ses geôliers et dont elle ne saisit pas la moitié. On arrive enfin devant une espèce de petit bunker, probable ancien poste de contrôle. Un des Confédérés lui fait signe d’y entrer et elle comprend soudain. Prise de panique, elle cherche à s’enfuir mais l’homme qui s’attendait à sa réaction lui fait un croche-pied et elle s’effondre lourdement. Toute cette peur, toute cette fatigue. Alane sent qu’on la porte malgré ses mouvements désordonnés, malgré ses cris à moitié étouffés. Elle pleure de colère et de honte anticipée mais que peut-elle ? L’ignoble soldat à la combi verte est sur elle. Haletant, ses yeux hallucinés ne semblent pas la voir. Il l’immobilise d’une main et de l’autre cherche à défaire sa combi. Alane se débat ou du moins essaie de faire jouer le peu de liberté que lui laissent les menottes et tout ce poids sur elle, mais elle sait qu’elle ne peut rien faire d’autre que subir. L’homme arrache sa combi, dénudant sa poitrine et son ventre, s’écrase sur elle. Elle pleure en silence car il lui fait mal mais cela n’a plus d’importance. L’autre ensuite qui vient sur elle. Elle le laisse faire, presque indifférente. Elle attend le troisième mais une voix, soudain, retentit, toute proche.

               - Qu’est-ce que tu fais là, toi ? Et où est ton groupe ? Mais… Qu’est-ce que… Par Bergaël, sortez-tous de là-dedans…

     Alane sent à présent qu’on la soulève, qu’on la traîne dehors. Elle rampe maladroitement, cherche à repousser deux nouveaux soldats qui viennent de se saisir d’elle. Mise debout, elle vacille et, à travers ses yeux tuméfiés par les coups, elle comprend que d’autre Confédérés sont intervenus mais elle s’en moque. Elle est si loin de tout ça. Un autre arrivant qui fend le petit groupe agglutiné autour d’elle. Un officier en combi collante noire. Il repousse violemment plusieurs de ses hommes et crie :

                - Trois, hein ? Je vais vous montrer, moi. Contre le mur. Tous les trois. Les ordres étaient clairs et les consignes strictes, non ?

     Il se tourne vers son sous-officier.

                 - La prisonnière. Vous l’évacuez. Maintenant ! Quant à vous

     Le sous-officier cherche à intervenir.

                 - Commandant, pour eux, le Varna ! [2]

               - Rien à foutre du Varna, s’emporte l’officier en noir. Pas de temps à perdre.

     Alane est poussée par derrière. Elle avance mécaniquement, trébuche, se reprend avec l’aide d’un des deux soldats ennemis qui l’accompagne. Elle n’a plus peur mais elle souffre de ses blessures. Retenant de son bras valide sa combi déchirée en un dernier geste puéril d’humanité, elle gémit sans le savoir et, plus que tout, elle a honte du sang qui lui coule le long des jambes. Derrière elle, elle distingue les détonations d’un éclateur tout proche. Inconsciemment, elle rentre la tête dans les épaules mais ce n’est pas pour elle. Elle comprend que ce sont ses bourreaux qui viennent de payer de leurs vies. Elle s’en moque. Pour elle, tout a changé et personne, jamais, n’y pourra plus rien.

     

     

     

     Gilto salua brièvement son collaborateur qui se retirait. L’ayant déjà totalement oublié, il se pencha une fois encore vers le minidagbad qui scintillait dans sa main. Jamais un message aussi court ne lui avait été adressé par un moyen aussi coûteux. « Atteindre la cible par tout moyen approprié » s’affichait en rouge et en relief sur fond de poussière argentée. Laconique. Concis et laconique. Un dagbad pour si peu ! Valardi, qui d’autre ? L’homme s’impatientait et Gilto pouvait en comprendre les raisons. Toutefois, neutraliser la quanticienne ne relevait pas d’une partie de plaisir et l’acharnement mis par les uns et les autres pour s’assurer d’elle traduisait à l’évidence l’importance qu’elle revêtait : si Gilto avait pu un jour en douter, il était à présent convaincu. Bon, c’est vrai, Valardi s’impatientait. Parce qu’il pressentait – il l’avait longuement expliqué – qu’elle était pour quelque chose dans le fait « que tout n’allait pas aussi bien qu’on voulait le dire ». En dépit de la confiance et du respect que Gilto portait à son chef, il ne l’avait tout d’abord pas suivi dans sa perspective pessimiste du décryptage de la situation et puis… Il reconnaissait à présent que peut-être… Mais était-ce réellement cette femme qui était derrière tout ça ? Une seule et unique personne ? Malgré tout, il continuait à n’avoir aucune certitude. Oui, elle était certainement importante. Une pièce essentielle de la gigantesque partie de pacdole politico-militaire engagée dans la Galaxie. Et peut-être plus encore ? Le biocyborg se renversa en arrière et ferma les yeux. Sa mémoire lui permit de relire presque comme s’il était face à lui le dossier multimédia de la Farbérienne, centré sur les tentatives de déstabilisation auxquelles elle avait dû faire face. D’abord une tentative d’enlèvement dès son arrivée sur Terra. Manquée de peu. Un attentat sur son lieu de travail. Raté. Second enlèvement contré de justesse par les Impériaux et qui avait coûté l’existence de ce pauvre Lanol. Puis une tentative d’assassinat quelque part dans la Terra souterraine. Encore manqué. C’est là qu’il était intervenu, Gilto, parce que ça commençait à faire beaucoup. Cela lui avait paru bien plus ingénieux d’envoyer un espion sur place, un confrère, un collègue mieux à même de gagner sa confiance, de l’amadouer. Oui mais les Universalistes locaux avaient fini par paniquer devant l’absence de résultats et le risque que l’affaire ne s’ébruite. Ils avaient interrompu prématurément. Nouvel échec. Puisque l’on ne pouvait pas vraiment l’atteindre directement, Gilto avait longuement travaillé sur moyen encore plus subtil : un agent faussement retourné susceptible de semer le doute et de neutraliser la quanticienne. Sans plus de résultat, semblait-il. A croire que cette femme arrivait toujours, par une chance insolente, à se sortir des pires situations. Sauf que Gilto ne croyait pas à la chance. Pas à ce point. Puisque sa cible était une scientifique probablement peu formée à se défendre aussi efficacement, c’est qu’elle était protégée par quelqu’un de très compétent. Il avait longtemps cherché à identifier son ennemi inconnu puis une information était remontée jusqu’à lui : Glovenal était jugée si importante par l’Empire que c’était le patron de la police politique, le troisième assistant en personne, qui supervisait sa protection. Immédiatement, Gilto avait revu l’image de la jeune Impériale rencontrée fugitivement à la Réunion de Conciliation. Entraperçue plutôt car, par une sorte de sixième sens, il s’était immédiatement éclipsé ! C’était bien elle, la Troisième Assistante, il l’avait alors vérifié. Une femme remarquablement belle (ce qui lui était parfaitement indifférent) mais expliquait son emprise sur certains, jeune donc certainement pas encore sclérosée par les années de bureaucratie et forcément puissante, très puissante puisque présente à la Conciliation. Triplement dangereuse. Le biocyborg rouvrit les yeux sur l’environnement anonyme de son cube de travail. Il aimait les défis et c’en était indiscutablement un. Les mains bien à plat sur ses genoux, le visage impassible, son corps totalement immobile, nul n’aurait pu soupçonner l’exaltation, l’enthousiasme même qui l’habitait. Un état d’esprit bien loin de son habituelle indifférence. Puisque Valardi le sommait d’agir, il allait le faire : vite, fort et sans bavure.

     

     

     

     La bataille pour la prise de contrôle d’Alcyon B dura près de quatre jours et ne concerna que peu la planète proprement dite : tout se joua en fait dans l’espace. Les forces impériales réussirent à mettre en fuite les unités universalistes présentes sur le secteur – des Alba-Maltiens pour la plupart – après que celles-ci aient subi des pertes sérieuses. Les forces en présence étaient pourtant égales en effectifs mais certainement pas en valeur : les meilleures unités impériales, retirées, au grand dam de l’État-major, de la défense de Mez-Antelor, avaient été redéployées sur l’espace miniquadrantal d’Alcyon. Il s’agissait évidemment d’une décision stratégique imposée par les quanticiens impériaux mais qui devait avoir d’immenses conséquences : d’abord, la possibilité pour les légalistes de s’imposer dans ce secteur très particulier et de s’emparer d’Alcyon B (et donc de ses réserves de xantinum) mais également de neutraliser les éventuelles velléités des Républicains de Farber de s’impliquer dans un conflit où, jusque là, ils avaient su rester raisonnablement neutres : Farber était en effet à quelques années-lumière seulement du système d’Alcyon. Enfin – et ce n’était pas le moins important – les Impériaux reprenaient l’avantage sur leurs ennemis après une succession d’échecs et de demi-victoires qui avaient fortement contribué à abaisser le moral de leurs troupes engagées. Rendant visite à ses soldats peu après leur succès, le prince Alzetto dut convenir que sa confiance en une stratégie essentiellement civile avait payé. Peut-être, pensa-t-il, y a-t-il finalement quelque chose de vrai dans ces analyses statistiques ! Des chiffres et des théories pour lui pourtant incompréhensibles… En faisant taire grâce à cet indéniable succès les réticences de ses généraux qui, il le savait bien, avaient été de plus en plus perceptibles au fil des jours passés, il venait de reprendre un ascendant certain sur ses détracteurs : il était donc excessivement satisfait de son choix même si, fidèle à l’image qu’il entendait entretenir, il n’en montrait rien. Retourné dès le lendemain de sa visite à son vaisseau-amiral, il provoqua une holoréunion avec Carisma Dar-Aver et Vliclina au cours de laquelle il apparut détendu et amical comme il ne l’avait jamais été avec les deux femmes depuis des mois. Plus encore, il était seul, sans ses habituelles ordonnances qui avaient donné à toutes ses interventions antérieures une allure officielle des plus pesantes ; il était également habillé de façon décontractée ce qui, chez lui, se traduisait par le port d’un simple uniforme en lieu et place de sa tenue blanche et or de généralissime à laquelle elles étaient habituellement confrontées. En somme, Alzetto était satisfait de la tournure prise par les événements et il tenait à le leur faire savoir.

                 - Sa majesté est fort satisfaite, leur déclara-t-il, de notre nouvelle emprise sur cette petite planète, Alcyon B, dont vous connaissez l’importance stratégique durant ce conflit… et même au-delà, ajouta-t-il comme après quelques secondes de réflexion. J’avoue avoir quelque peu douté au début de notre stratégie d’évitement autour d’Antelor mais, au bout du compte… Je souhaitais en conséquence vous faire part des compliments de Sa Majesté dont, indéniablement, une partie vous revient de droit.

     Alzetto, fidèle à son habitude, se mit à marcher de long en large avant de venir se camper devant Vliclina qui était restée muette depuis le début de la réunion.

                  - Il y a autre chose. Je souhaite connaître – s’ils ont été complétés – les résultats de votre, hmm, enquête préliminaire sur la crédibilité de notre quanticienne en chef. Avez-vous progressé sur ce point ?

               - Votre Altesse, permettez-moi tout d’abord de vous remercier pour la transmission des compliments de Sa Majesté, répondit-elle après avoir effectué un garde à vous impeccable. Concernant votre question, je pense que le commandant Arezka vous en entretiendra personnellement puisque cette… enquête relevait de nos deux services mais…

                    - Mais ?

                    - Mais je puis d’ores et déjà vous affirmer que nos craintes semblent sur le point d’être dissipées. Il faut, bien sûr, que nous effectuions quelques…

                   - Bien, bien, la coupa Alzetto. Voilà donc un souci de moins et, croyez-moi, il me semblait de taille. Si vous le permettez, je vous propose de prendre congé mais je ne manquerais pas de reprendre contact avec vous très bientôt. A vous revoir, Citoyennes.

     Avant même d’entendre leurs salutations, l’hologramme d’Alzetto disparut du champ de vision des deux femmes.

     

     

     

     En esprit parfaitement rationnel, profitant de ces heures en demi-teinte qui permettent à des hommes comme lui de compenser un authentique sommeil de bionat, Gilto avait longuement réfléchi : le problème posé à l’Universalité par la quanticienne ne pouvait être résolu que d’une seule manière. Impossible de l’éliminer directement car, outre la perte certaine pour la science galactique que cela représenterait, elle était de toute façon inapprochable. Non, la seule façon, c’était de la faire venir jusqu’à eux et de la convaincre de l’absolue nécessité pour la Galaxie qu’elle rejoigne - au moins provisoirement - l’Universalité, non pas en trahissant un Empire dont, de toute façon, elle n’était pas ressortissante, mais en rétablissant un équilibre réel entre les belligérants de manière à mettre un terme à une situation qui était préjudiciable pour tous, y compris pour ceux qu’elle pensait servir. Il fallait absolument la convaincre de la rectitude d’un tel choix. Un interlocuteur de haut rang devait donc lui être présenté, une personne susceptible de décider sur le champ et d’improviser si nécessaire. Dans ce rôle ingrat, il ne voyait qu’un seul nom se présenter à son esprit : le sien. Faire sortir la quanticienne de son bunker était parfaitement jouable compte-tenu des éléments Universalistes dont il disposait sur place. Bien entendu, elle se méfierait et aura probablement mis au point une procédure de repli pour le cas où l’entrevue se passerait mal : c’était donc à lui que revenait la lourde charge de la convaincre et, en somme - mais Gilto détestait ce mot - de la « retourner ». Restait un dernier détail d’importance : obtenir l’aval de Valardi  mais, compte-tenu de l’inquiétude actuelle de celui-ci sur la situation réelle du conflit, il ne devrait pas avoir trop de mal à le décider.

     Gilto ne le savait bien sûr pas mais la chance était avec lui car Bristica était prête à écouter tous les avis, suivre tous les conseils pour se sortir enfin de ce qu’elle appelait la « routine des longues journées » et qui, l’étouffant progressivement, lui donnait la sensation d’être devenue ce qu’elle avait toujours redouté : une prisonnière de luxe à qui nul acte ne semble interdit mais qui, au bout du compte, ne jouit plus de rien. Elle avait durant des mois apprécié presque à la folie le fantastique privilège qu’avait été de faire avancer la prospective générale mais, à présent que le mouvement initial avait été porté et les différentes voies de recherche relativement balisées, elle s’ennuyait ferme ce qui faisait dire à ceux qui la connaissaient bien - mais ils étaient rares là où elle vivait désormais - que cela ne pouvait rien augurer de bon. De fait, après avoir goûté les soirées-repas données pour les officiels de son vaisseau (ennuyeuses), assisté aux différents spectacles organisés pour le repos des combattants (fastidieux), s’être plongé dans le contrôle des activités de son département jusqu’à en avoir la nausée et s’être rendue presque impopulaire (contre-productif) et s’en être remis aux paradis artificiels des dragées d’aucladienne (dangereux), elle ne savait plus quoi tenter. La seule solution qui lui vint à l’esprit et à laquelle elle aurait probablement dû avoir plus tôt recours, pensa-t-elle soudain, était de se confier à Vliclina qui, elle, saurait trouver… Enfin, elle l’espérait sans en être réellement convaincue. Terriblement nerveuse de devoir expliquer ses états d’âme alors que tant d’autres problèmes essentiels devaient à l’évidence passer avant, elle profita d’un des points d’information bihebdomadaires pour expliquer son malaise. À son grand étonnement, l’Impériale ne sembla ni choquée, ni même surprise. Après un moment de silence qui lui avait permis de parcourir sans le voir le décor du petit salon d’apparat où les deux femmes se trouvaient, Vliclina reporta ses yeux verts si pénétrants sur son amie. Elle soupira puis, comme si elle venait de prendre soudain une décision, expliqua :

               - Vous ne me surprenez pas, mon amie. Je me doutais bien que, un jour ou l’autre… Mais je crois que j’ai une solution qui… un moyen, peut-être… Brissy, accordez-moi un jour ou deux et je vous propose quelque chose… Peut-être une solution. Quarante-huit heures et je vous donne une réponse. Ça ira ? et, devant l’acquiescement muet de Bristica, elle ajouta : Alors, c’est dit : on rejoint les autres qui, déjà, doivent se demander ce qu’il se passe…

     

     

     

     Après un entretien holographique avec Vliclina, pour l’occasion secondée d’un biocyborg du nom de Vui-Lui introduit en tant que ministre plénipotentiaire et d’un droïde à l’aspect grave voire sévère, resté tout le temps silencieux, Rogue eut pour ordre de rejoindre Velti au spatioport militaire de York. Leur vol était prévu pour le début de soirée ce qui sous-entendait plusieurs heures d’attente avant le décollage et, évidemment, contrairement à un spatioport civil, celui des militaires était tout à fait spartiate. Rogue ne voulait pas se l’avouer mais il continuait à ne pas aimer le tour pris par les événements, surtout l’absence d’explication concernant leur choix pour une rencontre majeure avec l’ennemi. Vliclina avait été plutôt rassurante : une simple prise de contact, avait-elle assuré, durant laquelle il était hors de question que des décisions réellement importantes puissent être envisagées. Il n’empêche : le stenek n’aimait pas cela, lui qui était plutôt un homme d’action, d’être soudain devenu une sorte d’entité diplomatique. Prié d’attendre sur le sarcat [3], les mains derrière le dos, il tournait sur lui-même, l’air préoccupé, sous les yeux goguenards des gardes de la base. Toutes les vingt secondes, il projetait son regard vers le bâtiment principal du spatioport comme pour y découvrir quelque explication à sa présence sur ce terrain improbable. Il était sur le point de commencer à s’inquiéter réellement du retard de Velti lorsqu’il l’aperçue enfin, en compagnie d’un petit groupe de militaires en uniformes confédérés, très certainement sa garde rapprochée. Elle s’avança vers lui, et puisqu’il ne disait rien, se contentant de l’observer, c’est elle qui choisit de rompre le soudain silence.

                     - Je ne sais pas pour vous, mon cher ami Rogue, mais ce qui au départ devait être pour moi une simple entrevue de mise au point s’est transformé en une réunion bien plus longue au cours de laquelle on m’a prodigué force conseils et suggestions… et quelques ordres bien sentis évidemment… mais sans que je puisse jamais avoir une idée de pourquoi j’avais… nous avons été choisis. Je sais, ce sont les autres qui… mais chez nous, on doit bien avoir une petite idée, non ?

     Rogue haussa les épaules : les mêmes interrogations le taraudaient aussi. L’officier supérieur qui l’avait primitivement reçu, ayant noté l’arrivée de Velti, s’approcha de leur petit groupe. Il proposa que l’on se rende à bord de la spatiofuzz spéciale qui « leur était réservée » et dont le bilan de sécurité avant décollage était sur le point de se clore.

     Bien entendu, ni Rogue, ni Velti n’avaient la moindre idée de l’endroit où aurait lieu la prise de contact, ni avec qui. Le stenek était donc de fort mauvaise humeur tandis que sa compagne cachait sous un air faussement enjoué ses propres inquiétudes. Une surprise les attendait à bord : à peine eurent-ils franchi le deuxième sas et commencé à emprunter le couloir qui devait les mener au salon de repos qui leur était réservé qu’une forme plutôt imposante se matérialisa à leurs côtés. La jeune femme eut un mouvement de recul ce qui immobilisa immédiatement sa petite escorte, prête à intervenir.

                 - Delatary  ! s’exclama-t-elle.

                 - Delehatery, en fait, Madame. Pour vous servir.

     Rogue aurait dû se douter de la présence du grand droïde, rencontré au cours de leur promenade virtuelle sur Vargas. Étrangement, il fut soulagé par la présence de l’homme mécanique dont il avait pu apprécier la compétence… mais il est vrai qu’il s’agissait alors d’un monde inventé de toutes pièces.

               - Si vous en êtes d’accord, bien sûr, reprit le grand droïde, je me permettrai de vous accompagner jusqu’à la petite salle de repos, là, au bout de ce couloir, sur la droite. J’aimerais vous expliquer comment les choses pourraient se passer et même…

             - Eh bien, voilà enfin une bonne nouvelle  ! s’exclama Rogue. Parce que pour tout vous dire, mon cher Delehatery, nous commençons à nous impatienter quelque peu face à une mission assez mystérieuse, face à une entrevue… avec qui au fait ? Hmm, bon, oui, je suppose que vous allez très bientôt nous renseigner, n’est-ce pas ?       

               - Mais tout d’abord, Madame, Monsieur, poursuivit Delehatery, je vous propose de prendre possession de vos cubes de vie et peut-être qu’au préalable un rafraichissement ? Non ? Alors nous pourrions nous retrouver dans ce salon de repos dans… quelques instants… si cela vous convient, bien sûr.

     Velti, qui avait abandonné son escorte, ne prit que le temps de jeter un bref coup d’œil à sa cabine, austère et clairement fonctionnelle, avant de retrouver Rogue qui, après avoir déposé ses maigres bagages sur sa couchette, s’était dirigé vers le réfrigérateur à boissons occupant le ventre de sa table basse de réception (ou de travail, c’était selon). Dédaignant les boissons alcoolisées, il s’était décidé pour une eau « naturellement rupestre » d’Alcyone qui avait la particularité (il l’avait vérifié) de ne rien avoir affaire avec la géante bleue du même nom, et qu’il soupçonnait par ailleurs de ne pas être spécialement « rupestre » contrairement à ce que prétendait la publicité imbécile et mensongère de la marque. Devant l’impatience de Velti, il consentit à la suivre immédiatement vers le salon de repos où devait les espérer le grand robot.

     Effectivement, Delehatery les attendait au centre de la petite pièce et son apparence tranquille et insolite rappela soudain à Velti sa propre surprise quelques jours plus tôt lorsqu’elle l’avait découvert, sorti de nulle part au sein de la citadelle souterraine. Jouant les maitres de maison, l’homme mécanique multiplia les gestes de bienvenue mais, face à l’impatience contenue mais perceptible de ses hôtes, il décida d’en venir rapidement à l’explication de leur présence au sein de la spatiofuzz.

               -  Comme vous le savez déjà, j’agis selon les ordres de Monsieur Garendi que vous avez récemment virtuellement rencontré et il m’a chargé de vous accompagner à une rencontre qui devrait…

                        - Une rencontre avec qui ? demanda Rogue.

                         - Une rencontre avec des personnes importantes qui…

                       - Une rencontre avec qui ? répéta Rogue, d’une voix un peu plus forte.

                         - Il y aura probablement Monsieur Garendi mais…

                         - Mais ?

                   - Pour les autres participants, je ne sais rien, avoua Delehatery donnant l’impression de souffrir le martyre face à l’interrogatoire de ses invités.

                    - Et, bien entendu, vous ne savez pas où nous allons, hasarda Velti, restée jusque là muette.

                         - Ah mais si, ça je le peux, répondit le droïde de sa voix toujours mesurée. Nous sommes en route pour Soulika que nous atteindrons dans…

                   - Soulika ! s’exclamèrent les deux soldats en un synchronisme parfait avant que Velti ne reprenne :

                         - Soulika ? Soulika, la planète plaisir ? Mais, par Bergaël, qu’est-ce qu’on va faire là-bas ?

     Si Delehatery l’avait pu, il aurait certainement haussé les épaules d’impuissance : il ne savait pas.

     

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     [1] pour confédérés, traduction évidemment très approximative (NdT)

    [2]  Varna : conseil de guerre (Confédération)

    [3]  Le sarcat est une sorte de tarmac végétalisé exotique

     

     


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  • Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

     Sujet :                           Soulika (CIS)

    Section :   histoire générale ; approche onirique globale ; CIS et annexes

    Références extrait(s) : tome 384, pp.114-843, tome 8, pp.203 et                suivantes

    Sources générales :    tomes 381 à 411; tomes 128 et 129

    Annexe(s) : histoire théorique et des civilisations (9) ; extrasolarité essentielle 

     

     

                    Soulika est la quatrième planète du système du même nom, un ensemble de quatorze étoiles proches numérotées logiquement de 1 à 14, l’étoile abritant la planète Soulika étant la deuxième. Bien que se trouvant galactographiquement parlant dans la zone territoriale de la Confédération des Planètes Indépendantes (CPI), Soulika est considérée comme un extraterritoire neutre depuis le traité de Mez-Antelor et est directement administrée par le CIS (Conseil Interplanétaire de Sécurité). Située à moins de trente années-lumière de l’étoile Hadar (cinquième quadrant impérial)[1], la planète Soulika représente  depuis sa terraformation (et surtout depuis le traité de Mez-Antelor) un endroit privilégié pour nombre de personnes voire de sociétés en délicatesse tant avec l’Empire qu’avec la CPI. Toutefois, au fil des années, la planète s’est progressivement transformée en « planète de loisirs » au point que sa réputation actuelle s’étend à l’ensemble de la Galaxie. Il faut également signaler.../…

     

    …/… Tout ce qui se rapporte à l’univers onirique et distractif relève de Soulika. Dans son livre « Vie, mort et jeux divers », le célèbre auteur qu’est Raslomme (CPI) écrit : «  Si vous cherchez un jeu même le plus extraordinaire ou une activité ludique même invraisemblable, il vous suffit d’arpenter les couloirs de verre de Soulika et vous trouverez. Vous ne pouvez pas ne pas trouver. Mais si par un hasard incroyable, cela n’était pas le cas, cela ne signifierait qu’une chose et une seule : ce que vous recherchez n’existe pas ! Il suffira toutefois que vous en parliez aux différents générateurs - c’est ainsi que se font appeler les responsables de la ville-plaisir - pour que vos souhaits pour peu qu’ils soient originaux et amusants se voient réalisés mais en une version bien plus accomplie que celle imaginée dans vos rêves les plus fous » …/…

     

    …/… car il est impossible de visiter la planète-plaisir en quelques jours, voire quelques semaines. À la manière de Terra, Soulika est une planète-ville en ce sens que la moindre parcelle de terre est utilisée mais il est vrai que Soulika ne possède que deux continents plutôt petits comparés à ceux de Terra (environ un cinquième de la superficie de cette dernière) …/… C’est bien sûr sans compter sur le monde souterrain qui regroupe toutes les activités ne demandant pas l’accès à l’air libre …/…

     

    …/… la dimension touristique étant à l’évidence indispensable à la quiétude des joueurs. C’est ainsi que Soulika est une des planètes dont le chiffre d’affaires hôtelier et annexes est un des plus importants de la Galaxie. Notons au passage que cela est rendu possible par le fait que la planète-plaisir propose des jeux et des activités associées pour toutes les fiduces, tous les âges, toutes les origines rendant parfaitement crédible la devise du lieu : « Tout pour tous ».

     

     


    5

     

     

     

    Après avoir mis en fonction l’écran de confidentialité, Vliclina se tourna vers ses interlocutrices et posa ses mains sur la table basse qu’elles entouraient. Elle dévisagea d’abord Taler Arezka qui soutint son regard avant de détourner les yeux comme pour lui signifier que c’était bien à elle de mener les débats puis elle observa quelques secondes Der Aver qui, en spectatrice avisée attendait le début de la conversation en pianotant sur son ordiquant posé face à elle. Enfin, Vliclina se pencha vers Vora Lickner qui lui faisait face, attentive, sérieuse et paraissant assez détendue bien que se demandant certainement ce qui allait lui arriver. Comme s’il s’agissait d’une rencontre entre vieilles amies s’étant trop longtemps perdues de vue, l’Impériale lui décocha le plus large de ses sourires tandis que, sur le fond de son visage bruni, ses yeux émeraude étincelaient.

              - Voyez-vous, citoyenne, lors de notre première réunion, vous nous avez déclaré quelque chose qui a retenu notre attention…

    Vora Lickner soutint le regard de l’Impériale mais sans prononcer le moindre mot et bien malin celui qui aurait pu deviner ce qu’elle pensait vraiment.

          - Vous avez alors déclaré que vous étiez vous-aussi une professionnelle et qu’il n’était pas question pour vous de mourir en victime pour une cause quelle qu’elle soit. Vous en souvenez-vous ?

                 - Parfaitement. J’assume mes propos.

                 - Alors voici venu le moment de nous prouver qu’il ne s’agissait effectivement pas de paroles en l’air…

    Vora Lickner se redressa imperceptiblement, le regard dur, méfiant. Contrairement à ce qu’elle attendait, ce fut la militaire qui prit la parole. Taler Areska se leva et se mit à marcher de long en large devant la table basse.

                  - Citoyenne… commença-t-elle.

    En réalité, Vliclina et elle avaient longtemps discuté du cas Lickner. L’Impériale avait tout d’abord pensé laisser à la militaire le soin de la « neutraliser » définitivement comme cela est joliment dit dans le langage des services actifs mais un élément imprévu était venu contrarier cette option et, peut-être, sauver la vie de la dite Vora Lickner. En effet, un agent dormant depuis longtemps présent chez les Universalistes avait fait remonter l’information : ceux-ci n’avaient pas renoncé à retourner la quanticienne en chef de l’Empire et c’était même un personnage de haut-rang chez eux qui s’était collé à la tâche. On n’en savait pas plus sauf que l’opération d’infiltration était imminente. Contrairement à l’habitude, l’information n’avait pas été remontée par les équipes du Troisième mais par celles du Premier Assistanat et, pour être tout à fait précis, par l’équipe théorique RIG rattachée au kazin 12 sur Suburba Major, une planète de peuplement avancé du système de Sirius la blanche, l’étoile reine incontestée des nuits de Terra. C’est donc Carisma qui apporta l’affaire mais, en vérité, on en savait assez peu : un « proche » de la quanticienne en chef devait prendre contact avec elle pour lui proposer un entretien avec un haut responsable dont il n’était même pas certain qu’il soit universaliste. Immédiatement, les multiples agents du Troisième Assistanat s’étaient lancés, quoique discrètement, à la recherche d’éléments supplémentaires mais sans succès tandis que de son côté Taler Areska s’assurait auprès de ses supérieurs qu’il ne s’agissait pas d’une opération initiée par l’armée. Un geste dont on aurait, au demeurant, assez mal compris l’intérêt. On ne pouvait néanmoins pas en rester là. S’en ouvrir à Bristica paraissait à première vue le geste le plus simple sauf que la confiance placée en elle, surtout par la militaire, était encore loin d’être absolue et que, de plus, il était difficile de demander à la Farbérienne d’intervenir directement dans un domaine qui n’était absolument pas le sien. C’est alors que Vliclina avait pensé à Vora Lickner. Par les temps qui couraient, compte tenu du flou des positions de chacun, celle-ci représentait un des agents captifs les plus expérimentés pouvant directement intervenir. Restait à la convaincre.

              - …et, du fait, nous vous offrons la possibilité de vous réintroduire dans un service d’active mais, pour cela, nous devons être certains de votre engagement total pour cette mission, termina Talek Areska qui, après avoir observé quelques secondes de plus Vora Lickner, retourna s’asseoir.

    Vliclina leva la main avant que sa prisonnière ne prenne la parole.

             - Je complète immédiatement l’excellente présentation du commandant Areska en précisant que, en dépit de l’enthousiasme certain qui, j’en suis sûre, ne manquerait pas de vous animer pour mener à bien la tâche que nous sommes susceptibles de vous demander, nous avons décidé de, comment dire ?, prendre quelques précautions…

    Et face au regard soudain interrogateur de sa prisonnière, Vliclina poursuivit :

                - À savoir l’aide d’un bioimplant RCE. Qui est une sorte de…

               - Je sais exactement ce qu’est un implant RCE, répliqua Vora.

               - Eh bien, pas moi, intervint pour la première fois Carisma Der-Aver. Quelqu’un aurait-il la gentillesse de…

    Vliclina n’était pas dupe : il était plus qu’improbable que la Première Assistante n’ait jamais entendu parler de ce type d’arme de dissuasion mais elle trouvait plutôt habile d’agir ainsi afin que les choses soient parfaitement claires pour tout le monde. S’adressant à Carisma, elle reprit :

            - Ce type d’engin, par ailleurs minuscule, est comme son nom l’indique implanté dans l’organisme d’une personne… dont on souhaite une fidélité à toute épreuve. C’est un objet infalsifiable qui est commandé à distance afin de libérer une toxine très puissante, la leuvacérine, un dérivé de la strychnine de synthèse. Inutile de préciser que la létalité de l’engin assure à celui qui dispose de sa clé de chiffrement le loyalisme absolu de son, heu, collaborateur… Et cela même si ce collaborateur se trouve fort loin de lui : il y aura toujours quelqu’un d’assez proche possédant la dite clé d’activation de l’implant…

               - Mais n’ai-je pas entendu dire que ce type d’engins avait quand même des limites, hasarda Der-Aver, celles de l’organisme implanté lui-même ? Que, en somme, il suffisait de sacrifier une partie de son corps, un de ses membres par exemple, pour normalement…

            - Ah, mais ça, c’était au début ! s’exclama Vliclina. À présent, l’implantation se fait directement dans le cerveau, à proximité de l’hippocampe si je me souviens bien, un endroit où, si on essaie de le retirer, le pire arrive en réduisant son porteur à bien moins qu’un légume. Non, grâce à leur chiffrement unique, on peut désactiver ces implants, les rendre inoffensifs, mais, une fois en place, jamais les enlever physiquement. Je sais que cette menace permanente peut paraître parfois cruelle mais quand on s’en sert, c’est que l’on n’a pas le choix. Vous voyez, citoyenne Lickner, vous voyez bien que, vous aussi, vous n’avez pas le choix, conclut-elle en se tournant vers Vora. Ou plutôt si : entre ça et l’effacement.

               - Pas vraiment le choix, murmura Vora Lickner. Mais que devrai-je faire alors si je choisis l’implant… Forcément mettre ma vie en danger d’une manière ou d’une autre, n’est-ce-pas ?

                   - Mais non, lui répondit immédiatement Vliclina, et c’est là où se trouve la beauté de la chose : on vous demande de ne surtout rien changer…

                     - Je ne comprends pas…

                 - Je veux dire, ne rien changer à votre activité apparente. Comme avant, vous donnerez l’impression de renseigner nos… amis sur ce que vous savez d’intéressant sur nous mais en réalité nous vous confierons nous-mêmes les dites informations qui seront, soyez en certaine, parfaitement crédibles… mais surtout…

               - Surtout ?  Vora Lickner s’était penchée en avant vers Vliclina, soucieuse tout à coup, très concentrée sur la porte de sortie éventuelle que les Impériaux étaient peut-être sur le point de lui offrir.

             - Nous allons vous confier une mission qui consistera à intercepter une certaine information qui ne manquera pas de vous passer entre les mains d’une manière ou d’une autre si, comme vous nous l’avez laissé entendre, vos introductions au sein des Universalistes sont bien celles que vous dîtes.

    Un silence s’abattit soudain sur le petit groupe. Vora Lickner avait baissé les yeux, attentive à deviner où se situait le piège éventuel mais elle n’en voyait aucun puisque, d’une certaine manière, l’implant RCE était là pour lui rappeler qu’on ne plaisantait pas.

                      - J’accepte, lança-t-elle brutalement.

    Presque surprise de la promptitude avec laquelle la réponse avait été faite, ce fut la militaire qui lui répondit :

                      - Vous êtes absolument certaine ?

                      - Absolument.

                   - Alors, intervint Vliclina, on va aborder les grandes lignes du projet. Le reste, les détails, ce sera pour plus tard. Après la pause de l’implant.

     

     

      

    Valardi se tenait debout face à la large baie vitrée de sa farla et son regard errait sur l’immense forêt en contrebas, sublime image qu’il ne voyait pas. Extérieurement, comme à son habitude, il paraissait particulièrement détendu, presque insouciant mais il ne fallait pas s’y tromper : l’homme bouillait intérieurement. Il était la proie d’une grande colère et, surtout, d’une profonde inquiétude. Il se doutait - non, il savait et cela depuis des jours - que la situation générale n’était pas celle qui était bêtement perçue par nombre de ses collaborateurs. Quelque chose n’allait pas et il n’arrivait pas vraiment à savoir quoi. Il n’arrivait pas à cerner le point d’impact négatif, le grain de sable contraire qui le hérissait tant. Lorsqu’il s’efforçait de rationaliser, de considérer logiquement et sans apriori les analyses qui lui parvenaient constamment, il se disait qu’il surjouait le personnage pessimiste que pourtant il savait ne pas être : on n’arrive pas à son degré d’influence sans avoir une confiance aveugle en ses propres capacités et, donc, sans être confiant, forcément optimiste. L’espace d’un bref instant, il se rassurait et puis l’inquiétude le reprenait jusqu’à le pénétrer à nouveau. Et voilà que pour couronner l’ensemble une vraie mauvaise nouvelle était venue le fragiliser un peu plus : Gilto, un des rares proches en qui il avait réellement confiance, ne donnait plus signe de vie. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : le biocyborg avait décidé de passer à l’offensive comme il en avait manifesté le désir et comme Valardi l’y avait d’ailleurs autorisé ; Gilto s’était fondu dans l’anonymat pour débusquer celle dont il pensait qu’elle était responsable de tous leurs malheurs, la quanticienne impériale en chef. Valardi regrettait d’avoir donné son accord car, à bien y réfléchir, il doutait à présent du bien-fondé de l’opération et il aurait préféré avoir le biocyborg à ses côtés pour tenter de donner un sens aux événements. Il était impossible à joindre et Valardi en était fort déçu. Il se détourna de la fenêtre et se dirigea vers ses droïdes captifs en sous-sol : il venait de prendre la décision de ne plus attendre dans son refuge mais de se jeter dans la mêlée.

     

     

      

    Luoi, en accord avec sa hiérarchie, avait choisi et la planète - Arténion 5 - et le lieu - le stade de borqual Darek le Sage - pour la « grande réunion finale » de l’Ange, prélude à l’action de plus grande envergure depuis longtemps soigneusement planifiée. Malgré les différentes répressions puis les diverses tentatives de conciliation, le mouvement initié par Groal s’était progressivement amplifié au point d’inquiéter à nouveau les autorités civiles impériales auxquelles les militaires, occupés sur d’autres champs d’opération, avaient rétrocédé le problème une fois les premières reprises en mains accomplies. Luoi, en parfaite ordonnatrice des basses œuvres avait donc décidé de profiter de l’avantage : Arténion 5 parce que c’était la première fois que le mouvement s’établissait matériellement dans un autre système stellaire que celui où il avait pris naissance et le grand stade de borqual pour sa taille, pas loin de cent mille places tout de même, une audience en fait presque doublée puisqu’on utilisait également le terrain de jeu au centre duquel se dressait l’estrade angélique.

    La biocyborg ne s’intéressait qu’à Groal et à ses diverses interventions : c’était sa chose, sa responsabilité. Tout le reste de l’organisation, elle l’abandonnait à des seconds couteaux qui, d’ailleurs, s’en sortaient plutôt bien. Cette spécialisation extrême dans la promotion du phénomène Groal expliquait pourquoi Luoi se reposait en définitive sur peu d’éléments : une dizaine de droïdes spécialisés (dont six d’entre eux totalement anonymes dans la foule compacte des autres hommes mécaniques) et deux biocyborgs comme elle. Aucun bionat car, les jugeant par trop irrationnels, elle n’avait pas réellement confiance en eux pour des opérations de ce genre. L’estrade était en fait une espèce de gigantesque planorbe à laquelle on avait ajouté des moyens techniques presque sans équivalents sur Arténion 5, des moyens permettant aussi bien la retransmission holographique de l’orateur dans l’ensemble de la Galaxie que des effets spectaculaires sur place pour les spectateurs présents physiquement. L’ensemble de l’édifice était évidemment intégralement blanc.

    Tout n’avait pas été si facile. Luoi avait dû batailler pour faire admettre sa stratégie, bien entendu à l’Ange lui-même qu’il avait fallu persuader qu’il était bien le seul à l’origine du programme retenu mais aussi à ses lointains employeurs. Elle y était notoirement parvenue jusqu’à présent parce qu’elle était parfaitement organisée et sûre de sa méthodologie. C’était la raison pour laquelle elle prenait aujourd’hui le risque d’exposer Groal en chair et en os : le premier pas indispensable vers ce qu’elle pressentait comme une progression foudroyante dans l’adhésion des masses populaires. Une fois encore, elle vérifia d’un coup d’œil rapide mais attentif les équipes de sécurité, celles de la municipalité-hôte évidemment mais surtout la sienne. Tout le monde était déjà en place. Dans quelques minutes, par une sorte de miracle complètement inexplicable, l’Ange allait soudainement apparaître dans la tour de verre surplombant la planorbe géante comme s’il surgissait du néant. Il était en réalité présent depuis plusieurs heures - sa mauvaise humeur le prouvait suffisamment mais il faut ce qu’il faut - et il attendait que l’ordre lui soit signifié de se substituer à son hologramme apparu d’un coup dans la tour de verre : le spectacle pourrait alors commencer et Groal savait très précisément ce qu’il aurait à dire et à partager et surtout comment le faire. Dans le stade lui-même, quatre autres tours de verre, mais bien sûr uniquement holographiques celles-là, permettraient aux spectateurs moins chanceux quant à leur placement dans les tribunes de ne rien perdre de ce qui allait leur être révélé. Des centaines, des milliers d’autres tours holographiques se distribuaient un peu partout dans la Galaxie, du moins dans les parties - les plus nombreuses - qui n’était pas touchées physiquement par la guerre. Bien que « biocyborg jusqu’aux bouts des ongles » comme elle aimait à le dire, Luoi était impatiente de vivre enfin ces moments singuliers pour lesquels elle avait tant travaillé et tant supporté.

    Ce fut magnifique ! Dans un tourbillon de lumières mauves s’éclaircissant peu à peu tandis que le fracas d’une musique quasi-céleste étourdissait chaque spectateur, la silhouette d’un homme en blanc apparut progressivement tandis qu’un rugissement venu de la foule, aurait-on pu croire, s’amplifiait à l’infini. Luoi remonta les travées en direction des biogradins permanents à quelques dizaines de mètres de la tour principale afin d’apprécier l’intégralité de la scène, la vue qui ferait demain les gros titres des talides mais elle s’arrêta soudain et se retourna lentement : une angoisse totalement non professionnelle venait de la saisir et elle en frissonna. Sans savoir de quoi il s’agissait, elle avait inconsciemment aperçu quelque chose. Elle observa les rangées de spectateurs subjugués par l’apparition du grand homme, les personnels de sécurité à leurs postes, les bionats qui entouraient la planorbe et, derrière eux l’écran magnétique protecteur qui isolait l’installation et son occupant. Tout paraissait parfaitement normal et pourtant quelque chose n’allait pas. Là. Un flocon noir minuscule souillait la base de la tour de verre. Une trace microscopique, à peine une salissure. Mais de l’intérieur de la colonne de verre. Ce qui était impossible. D’habitude pourtant si régulier et si imperméable aux incidents extérieurs, le cœur de la biocyborg donna l’impression de s’arrêter. Elle, si prompte à réagir à toute sollicitation, resta totalement immobile, comme paralysée par une force qui la dépassait tout à coup. À présent, une ombre s’associait à l’image éthérée de l’Ange, une ombre grandissant rapidement et totalement incongrue. Groal avait enclenché son introduction mais sa diction se ralentit tandis qu’il détournait son regard de la foule qui l’entourait comme s’il soupçonnait qu’un événement inhabituel était sur le point de se produire, comme si une impression de danger l’assaillait soudain. Tout se passa très vite. L’ombre atteignit l’Ange qui ouvrit la bouche pour crier mais n’en eut pas le temps : d’un coup il donna l’impression d’exploser et, dans la fraction de seconde, les parois de verre de la tour se colorèrent en rouge sans que l’on puisse en voir plus. Pétrifiée, l’assistance se tut et durant un bref moment un incroyable silence submergea toute cette population puis un cri d’horreur monta du stade ; les premiers rangs refluèrent comme pour se distancier de ce qu’il venait de se produire. Telle une vague gigantesque, un raz-de-marée impitoyable, l’onde de choc atteignit l’ensemble de l’assistance déclenchant une panique sans précédent. Les forces de sécurité pourtant nombreuses furent immédiatement submergées par ce mouvement de panique incoercible qui répandit la mort au hasard des bousculades. Luoi, tétanisée, figée au sein de cette agitation, comprit immédiatement que son arrêt de mort à elle venait aussi d’être signé.

      

     

     

                     - Je dois vous parler, Madame… Bristica…

    Surprise, la Farbérienne releva les yeux et, sans cacher son étonnement, interrogea son assistante du regard. Celle-ci, toutefois, silencieuse, tête basse, restait sur place à danser d’un pied sur l’autre, en se tordant les mains. Petite jeune femme d’environ soixante ans, discrète jusqu’à en paraître effacée, elle était presque continuellement silencieuse au point qu’un œil non averti eut pu la croire mutique. Elle affichait en fait l’exact opposé du portrait fantasmé qu’on se faisait des ressortissants de Mez Antelor dont elle était originaire. Toutefois, son dévouement à la prospective générale était proverbial, un dévouement qui n’avait fait qu’empirer depuis que Bristica avait pris les commandes du centre d’études mais c’était néanmoins essentiellement son professionnalisme et la volonté farouche de toujours bien faire qui avaient séduit la Farbérienne. Son comportement du moment était donc à ses yeux plutôt surprenant. Puisqu’elle ne semblait plus vouloir s’exprimer, c’est Bristica qui se décida à reprendre la parole.

             - Eh bien, Galène, que se passe-t-il ? Vous m’appelez « Madame » à présent ? Plutôt inhabituel entre nous, non ?

                      - C’est qu’il faut que je vous parle… mais pas ici, se hâta de préciser l’assistante. Et, devant le regard surpris de Bristica, elle ajouta : Vous pourriez peut-être m’accorder quelques minutes d’entretien, Ma…, Bristica ? Si vous êtes d’accord, un peu plus tard, dans mon sarmiv… Vous connaissez Elya, s’empressa-t-elle d’ajouter, oui, c’est elle ma colocataire, elle est au spectacle et… on sera tranquilles et…

                 - Vous êtes sûre que ça va ? s’étonna Bristica. Elle avait presque l’impression que son assistante était sur le point de fondre en larmes.

                    - Oui, oui, bien sûr que ça va. Dans une heure, vous pensez que ça serait possible ? Ah oui, c’est au 82ème niveau, allée 121 et couloir…

                     - Mais, Galène, je sais tout ça  ! Nous y avons travaillé  plus d’une fois, dans votre sarmiv mais…

                     - Alors, à tout à l’heure…

                     - Mais, attendez donc, Galène, voyons, pourquoi ne pas…

    Mais la femme avait déjà quitté la salle en une sorte de fuite totalement inexplicable pour Bristica. Immobile une à deux minutes à essayer de comprendre cette étrange attitude, la Farbérienne haussa les épaules puis se replongea dans son ordiquant : elle saurait bien assez tôt ce qui paraissait avoir déstabilisé une de ses assistantes préférées et qui, après tout, ne pouvait pas être aussi grave que ça. Pourtant, à peine ses yeux à nouveau posés sur l’écran, Bristica releva la tête ; en réalité, elle pensait parfaitement comprendre la réaction de sa collaboratrice puisqu’elle ressentait exactement la même chose : elle aussi souffrait des néfastes contraintes de leur enfermement. Des mois qu’elle n’avait pas quitté sa prison spatiale, une prison d’or et de pourpre, où elle pouvait exiger à peu près tout ce qui lui passait par la tête mais une prison néanmoins. Et Bristica n’en pouvait plus de cet univers luxueux et feutré. Ce qu’elle souhaitait par-dessus tout, c’était marcher au hasard, se fondre sans but apparent dans une foule anonyme, écouter le chant des oiseaux sous quelque frondaison naturelle, jouer sans y penser avec le grajane d’un ami, boire longtemps et à petites gorgées la boisson du soir [2] en compagnie de camarades bruyants et indisciplinés, être libre, réellement, totalement libre de ses mouvements et donc de ses pensées. Être ailleurs, en somme, n’importe où mais ailleurs que ce sur ce navire de guerre, elle qui n’avait jamais été volontairement proche des militaires, ni sur Farber, ni après. La Farbérienne ne doutait pas un instant que les mêmes pensées assaillaient - peut-être depuis longtemps mais elle n’avait rien su deviner - la pauvre Galène et c’était donc à elle, sa responsable, de lui faire comprendre qu’elle l’avait comprise, qu’elle partageait son ennui et qu’elle allait réfléchir au meilleur moyen de résoudre ce dilemme.

    Galène l’attendait près de l’entrée de son sarmiv. Toutefois, elle paraissait à présent bien plus calme, presque sereine. Bristica attendit que sa collaboratrice et amie lui explique ce qui la préoccupait mais, apparemment, cette dernière différait l’exposition de ce qui lui pesait sur le cœur et c’est la raison pour laquelle la Farbérienne, une fois confortablement installée sur le biodiv central de l’appartement de fonction, décida de prendre les devants.

                   - Galène mon amie - car vous êtes bien toujours mon amie, n’est-ce-pas ?- vous rappelez-vous la conversation que nous avons eue en sortant du concert des Généraux le mois dernier ? Nous avions décidé qu’il était trop tôt…

               - … pour regagner nos appartements respectifs, je m’en souviens fort bien et…

                      - … nous étions alors convenues que ce qui nous manquait…

                      - … c’était d’aller prendre l’air quelque part…

                      - … ailleurs que dans cette prison dorée, conclut Bristica.

    À présent que la glace semblait vraiment rompue, les deux femmes conversaient librement. Bristica fut la première à évoquer quelque chose, une balade, une excursion peut-être sur une quelconque planète à visiter : on pourrait même envisager de convier une partie de l’équipe d’évaluation puisque la dernière simulation venait d’avoir lieu et que, de toute façon, tous les postes du service étaient doublés pour des raisons autant de sécurité que d’efficacité… Il suffirait ensuite d’inverser les « touristes » ! C’était un excellent moyen de relancer l’engouement de chacun ! La Farbérienne s’était prise à son idée et elle commençait à l’étoffer sérieusement : elle ne doutait pas un instant que Vliclina approuverait son argumentation. C’est alors que profitant d’une pause dans le quasi-monologue de sa supérieure, Galène avança la proposition qu’elle avait en tête depuis le début.

                        - En fait, j’ai peut-être quelque chose…

                        - Oui ?

                     - Voilà, reprit Galène. Il y a un symposium de PG qui doit bientôt avoir lieu… Si, si, prévu depuis longtemps mais…  Çà concerne l’impact que notre discipline peut avoir sur la vie quotidienne du citoyen de base… Oui, je sais, c’est de la vulgarisation et bien loin de nos préoccupations mais il y aura quand même quelques uns de nos collègues et surtout… surtout c’est prévu sur Dorisor…

                   - Dorisor ? s’étonna Bristica, Incontestablement intéressant mais c’est plutôt loin d’où nous sommes non ?

                - Oui, c’est vrai, ça va demander une certaine organisation, une certaine rigueur mais, au bout du compte…

                   - le jeu en vaut peut-être la chandelle, murmura Bristica.

              - Sans compter que Dorisor est vraiment un endroit formidable pour les scientifiques s’intéressant à l’Évolution et à la biologie prospective. Et c’est parfaitement situé, oui parfaitement, mais si : loin dans le troisième quadrant, c’est-à-dire loin de la guerre…

             - Eh bien, vous tenez…nous tenons peut-être quelque chose, approuva la Farbérienne. Il faut simplement que j’en parle à qui de droit… Merci, ma chère Galène, d’avoir su anticiper… d’avoir pensé… Excellent. Et bien sûr, je vous tiendrai au courant dès que j’aurai quelque chose  !

    Les deux amies poursuivirent leur conversation une petite dizaine de minutes, revenant à plusieurs reprises sur l’intérêt indéniable que présenteraient ces espèces de demi-vacances en immersion scientifique. Un bon début pour retrouver un peu de sérénité et d’entrain. D’ailleurs se dit Bristica le temps d’un petit silence entre les deux femmes, ce qui compte, c’est de quitter ne serait-ce qu’un moment l’ambiance étouffante du lieu. Il est vrai qu’avec une conférence sur Dorisor, on faisait d’une pierre deux coups ! Comment Vliclina pourrait-elle… La Farbérienne se leva et, encore plongée dans des pensées qui venaient d’illuminer sa vie présente, embrassa sa collaboratrice sur la joue. Elle réfléchissait déjà aux arguments qu’elle devrait opposer aux doutes que ne manquerait pas d’avoir Vliclina. Mais il fallait absolument qu’elle puisse convaincre l’Impériale. Il le fallait absolument. Du coup, elle avait totalement oublié l’agitation dont Galène avait fait preuve au début de leur entretien.

     

     

      

    Le droïde souffrait. Bien sûr, ce n’était qu’un droïde mais il souffrait incontestablement et Kartz n’aimait pas voir souffrir, fut-ce un droïde. Il faudrait abréger ses souffrances, pensa-t-il brièvement avant de revenir à l’ensemble de l’opération en cours. Il serra nerveusement son triglon contre son bas-ventre en marmonnant : «  il faut y aller maintenant, par Bergaël, sinon on va se retrouver débordés » mais il n’avait personne à qui confier ces fortes paroles… Les autres étaient restés en arrière, attendant son feu vert pour s’enfoncer sous le pont-canal. De l’autre côté, une zone vide. Vide sur plus d’un kilomètre. En apparence du moins. Puis, au-delà, les gars de la 102ème avec lesquels il fallait faire la jonction. La zone paraissait déserte mais Kartz hésitait à y engager la section. Rien de concret pourtant sauf cette gêne indéfinissable que lui inspirait l’endroit, une espèce de malaise subliminal comme si quelque chose en lui qu’il n’arrivait pas à identifier lui soufflait que l’apparente tranquillité qui lui faisait face n’était qu’une façade, une paix de pacotille. Il frissonna malgré son lourd équipement mais ce n’était ni de froid, ni de peur. Il pressentait un piège mais n’aurait pas su en dire plus. De quoi était-il au fond certain ? D’abord que les Confédérés cherchaient à les couper en deux : en réalité, l’intérêt de l’endroit que les militaires se disputaient était probablement secondaire mais, en les fixant précisément ici, l’ennemi gagnait du temps, le temps nécessaire à l’embarquement des cargueurs venus chercher leurs troupes pour un repli qui ressemblait à une contre-offensive qui se développerait un peu plus loin. Il fallait donc faire la jonction le plus rapidement possible. D’autant - et c’était le deuxième élément dont il était convaincu - que l’endroit était vidé de ses éventuels droïdes : par élimination directe, évidemment, mais aussi et surtout par les contre-mesures électrostatiques développées par les Confédérés et qui avaient été si intenses que certains de ses supérieurs s’étaient interrogés sur le but final de l’opération, peut-être bien plus stratégique que primitivement perçu. Bon, d’accord, éventuellement quelque peu étrange mais ça ne le regardait pas et Kartz avait avant tout une mission qui était d’évaluer le passage des siens sous le pont-canal. Le canal lui-même qui s’étirait une trentaine de mètres plus haut était vide depuis longtemps et considérablement exposé : vouloir le traverser de jour avec d’éventuels snipers en face, c’était du suicide… Toutefois, sa caméra de poing ne montrait pas le moindre signe d’activité humaine et son drone de reconnaissance était revenu sans aucune mention d’un quelconque élément douteux. Alors ? Son instinct peut-être. La rançon de sa longue expérience sans doute. À moins qu’il ne soit tout simplement devenu un peu trop vieux, bientôt bon pour la casse, la réforme, le retrait définitif des troupes d’active. Il y pensait un peu trop ces jours-ci et… Mais, bon, je fais quoi ? Je leur dis quoi ? Il libéra la languette de son émetteur et la plaqua contre sa gorge, un moyen de communiquer dans un silence parfait tout en restant parfaitement intelligible ;

                   - Bon, les gars, y a un truc qui cloche par ici. Je ne sais pas encore ce que c’est mais je vais le découvrir, je vous le promets.

                    - Eh, kartzounet, tu crois pas que t’en fais un peu trop ?

    La réflexion venait de sa partenaire mais toute la section pouvait entendre l’échange et il perçut quelques rires vite réprimés.

                 - Y a un truc qui cloche, j’te dis et je vais voir. Je vous fais signe dès que c’est bon.

                  - Bien reçu. Silence radio alors.

    Il se mit en route plus méfiant que jamais. Quelques mètres plus loin, il contourna le droïde qui tendit son bras vers lui, dans un geste de supplication : toute la partie inférieure de l’homme mécanique semblait avoir disparu, remplacée par une bouillie informe. C’était un de leurs droïdes, il le savait bien, envoyé en reconnaissance avant le repli définitif de toutes leurs unités mais, par peur de se découvrir, il ne pouvait rien pour lui. Il se dirigea, à demi courbé, vers l’ouverture béante ouverte sous le bâtiment. On y accédait par un escalier en marbre d’une dizaine de marches. Le tunnel proprement dit devait faire dans les dix à quinze mètres de large et se prolongeait sous le canal, voire même un peu au-delà. En tout cas, il pouvait apercevoir dans le lointain le petit carré de lumière de la sortie. De part et d’autre de l’ouverture, des bâtiments creusés à même le sous-bassement de pierre du canal, très certainement des structures de maintenance. D’excellente qualité. Pour la première fois, Kartz eut une pensée pour les gens qui habitaient ici, enfin qui habitaient ici avant. Pour ce qu’il en avait vu, la ville semblait agréable, très arborée avec nombre de bâtiments de qualité comme celui-ci, des monuments et de vastes parcs où devaient se promener les familles les jours de repos. Il haussa les épaules. C’était partout pareil quelle que soit la région. La guerre. Elle apportait toujours avec elle la souffrance et les injustices. Kartz savait tout cela et parfois il souffrait pour tous ces pauvres gens, victimes plus ou moins innocentes. Mais c’était la règle du jeu et il faisait partie du système : la guerre, c’était sa raison de vivre.

    Il parcourut les cent premiers mètres du tunnel lentement mais sans se cacher réellement. À quoi bon ? Si l’ennemi avait placé des éléments de défense forcément humains puisque les droïdes avaient tous été neutralisés, il le saurait bien assez tôt. Ou plus probablement, il n’aurait pas le temps de savoir, de se rendre compte mais en revanche son groupe saurait à quoi s’en tenir. En ne le voyant pas confirmer la sécurité du passage, ils comprendraient. L’éclairage de son casque en faisait évidemment une cible parfaite mais elle était indispensable à sa progression. Et puis si piège il y avait, quel intérêt de neutraliser un simple éclaireur comme lui : il valait bien mieux attendre le gros de la troupe… Cela n’enchantait pas Kartz de se savoir transformé en une sorte d’appât mais il en avait l’habitude et, tout au fond de lui, il croyait à sa bonne étoile. À peu près à mi-chemin, endroit qu’il savait être le plus dangereux car éminemment stratégique pour un piège parfait, il remarqua des traces sur le sol parfaitement dallé mais recouvert de tout un ensemble de débris et d’immondices accumulés depuis la bataille pour la ville, deux semaines plus tôt. Pas des traces de pas, bien sûr, mais des marques parallèles, récentes. Comme si on avait traîné quelque chose. Pourquoi ici ? Et quand ? Il s’accroupit, observa son ordiquant de combat qui lui offrait toujours quelques données de plus que celui de son casque. Rien de particulier. Il s’apprêtait à repartir quand l’idée lui vint soudain : un écran Bel-Pher. Il y avait peut-être tout près de lui quelqu’un avec un écran Bel-Pher, camouflage d’autant mieux réussi qu’il suffisait ici de recréer l’image simple du tunnel et de son obscurité. En fait, il n’y avait pas pensé d’emblée parce que, assez coûteux, ce type de matériel était plutôt rare sur ce genre de site de combat. Le gars attendait qu’il passe et… Non, le gars était derrière lui et l’avait laissé passer parce qu’il espérait une prise plus importante qu’un simple éclaireur. Il voulait toute sa section, enfin, le plus possible de sa section.

    Kartz avait nombre de défauts mais une qualité essentielle : il savait prendre rapidement une décision. « Par toutes les zarkannes de l’Enfer, il faut que je trouve ce type, vite ! » se tança-t-il. Pour ne pas donner l’impression d’avoir découvert le piège, Il inspecta rapidement l’endroit à nouveau puis fit mine de s’éloigner lentement, comme il était venu. Il parcourut dix mètres puis se retourna brutalement d’un seul coup, son triglon dans la main droite et un éclateur dans l’autre : aucun Bel-Pher ne pouvait résister à un tir croisé de ce genre. Il arrosa la paroi suspecte, se demanda durant plusieurs secondes s’il n’avait pas été exagérément soupçonneux mais une immense flamme bleue lui donna sa réponse. Une silhouette. Le sniper. Une femme à ce qu’il put discerner. Il ne lui laissa aucune chance : le triglon la fit rebondir comme un pantin désarticulé mais il ne put en voir plus, l’obscurité revenue se mélangeant avec la poussière pour brouiller la lunette de son casque. Des voix inquiètes surgirent de nulle part : ses hommes avaient entendu les détonations et il les rassura. Il ne chercha pas à aller inspecter le cadavre de la soldate ennemie. Il reprit son chemin vers la sortie, convaincu à présent que les siens ne risquaient plus rien à traverser le tunnel du pont-canal. De fait, une fois à l’air libre, il se trouva face à une place entourée d’arbres et de parterres de fleurs, le tout relativement épargné. Il consacra plusieurs minutes à s’assurer de la quiétude du lieu puis reprit contact avec son équipe.

                   - Carter, Xanklivoua, vous pouvez y aller. Comme convenu, vous passez les estafettes d’abord puis le matériel. Exécution. On n’a pas de temps à perdre. Quoi ? Non, un snip. Un seul, j’te dis, Xankli  ! …Non, c’est pas bizarre. Elle - c’était une nana -nous aurait allumés avec son Bel-Pher… Ouais, t’as raison, c’est rare un Bel-Pher par ici mais qu’est-ce que j’y peux ? Bon, tu vas discuter toute la journée ou vous venez ? C’est ça, en route, les gars ».

    Kartz, lui toujours si posé, piaffait d’impatience. Il attendait le moment tant désiré où ses hommes l’auraient rejoint et où ils pourraient tous se mettre à couvert. Il comprenait que les combats se situaient plus au sud mais il n’aimait quand même pas ce calme presque irréel. Caché derrière un bloc décoratif dont il ne comprenait guère la signification, il évalua à six, sept minutes maxi le temps nécessaire pour mettre tout le monde définitivement à l’abri, de l’autre côté de la place, près de la première rangée de bâtiments. Il pouvait suivre sur la visière de son casque la progression de ses hommes, minuscules points rouges sur la carte dynamique. Ils arrivaient à la hauteur du sniper tué. Un bref coup d’œil si vous voulez mais on perd pas de temps, d’accord ? avait-il précisé. En fait rien n’était joué car, après ce premier obstacle allégrement franchi, il restait l’autre côté de la ville proprement dite. Plus que quelques secondes et il apercevrait les premiers de ses soldats, probablement Gaarbe avec sa tubulaire, prête déjà à explorer les alentours, certainement mieux qu’il ne venait de le faire. Toutefois, il se demanda si… Le souffle de l’explosion fut si puissant que, bien que situé à plus de cent mètres de la sortie du tunnel, il fut violemment projeté à terre. Incrédule, il observa la taraudante flamme verte qui s’échappait de l’ouverture en partie détruite. En se relevant avec peine, il ne chercha pas à s’approcher du lieu de ce qui était pour lui un drame abominable : il venait de perdre sa section, tous ses soldats, cinquante et un très exactement. La magnétobombe au chlore - la force de l’impact et la teinte caractéristique du nuage toxique l’identifiaient sans erreur - n’avait permis à aucune personne présente dans le tunnel d’en réchapper. Il était impossible de résister à ça et, pourtant, il n’arrivait pas à s’en convaincre. Il sentit couler sur ses joues des larmes qu’il était incapable de retenir. D’ailleurs, il ne le voulait pas. Il comprit soudain - mais trop tard, c’est toujours comme ça - qu’il s’était agi d’un piège savamment orchestré. Un piège immonde qui reposait sur le sacrifice d’un soldat et de son écran Bel-Pher, sacrifice destiné à donner l’impression que cette neutralisation résumait toute l’activité ennemie, un sacrifice voulu pour rassurer et faire baisser la garde des victimes à venir. C’est pour ça que la femme l’avait laissé passer sans rien faire, pour qu’il ait l’impression qu’en se débarrassant d’elle, il pouvait ouvrir la voie à ses hommes. Il comprenait tout à présent. Ignoble. Quels pouvaient être les chefs militaires susceptibles de donner de tels ordres et quels pouvaient bien être les soldats d’une armée régulière les acceptant ainsi sans sourciller, en dehors de tout caractère désespéré évidemment ? Mais ici, il n’y avait rien de désespéré puisque, en réalité, il s’agissait à l’évidence d’une simple opération de routine sur un théâtre d’opération secondaire…  Kartz sentit une profonde nausée monter en lui et il n’eut que le temps de jeter son casque avant de vomir une bile brûlante et acide. À la façon d’une vague irrépressible contre laquelle nulle barrière ne pouvait être dressée, le poids de sa culpabilité était sur le point de le submerger. Oui, de sa culpabilité. Parce que c’était bien lui qui avait donné son feu vert à la progression de son groupe dans le tunnel, n’est-ce pas ? Lui qui n’avait rien vu venir. La bombe avait été installée là parce que les autres savaient que ce serait le chemin qu’ils choisiraient, le pensant le plus praticable et le moins risqué. Et lui, il était tombé dans le panneau : un seul sniper… Un seul  ! Rien qu’un seul ! Évidemment qu’il aurait dû se méfier ! Du coup, il se savait à présent parfaitement vulnérable : la bombe au chlore avait été activée en visuel secondaire, à partir d’un poste d’observation probablement masqué et indétectable dans un des immeubles auxquels il tournait le dos. Indétectable vraiment ? Gaarbe, elle, elle l’aurait certainement… Mais à quoi bon penser à ça ? Kartz était anéanti mais sans la moindre volonté de vengeance. Il savait qu’il était perdu, à la merci des bourreaux de sa section. La seule chose qu’il pouvait se jurer, c’était qu’il ne serait pas capturé vivant : quand il verrait la première forme ennemie s’avancer vers lui, il appuierait sur la gâchette de son triglon, en visant sa tempe droite. Aucun combat à envisager avec les autres. Quoi, pour finir par se faire capturer ? Surtout pas ! Surtout pas ! Non, la seule chose qui lui restait, c’était de partir en beauté. Dès qu’il verrait un mouvement. Il repoussa son casque d’un geste machinal, s’allongea contre un petit arbre aux feuilles jaunes qui bordait la place et se mit à attendre.

     

     

      

    À la grande surprise de Rogue, une fois arrivé sur Soulika, tout se passa très vite. Il avait maintes et maintes fois tenté d’imaginer la prise de contact. Officielle, certes, mais probablement assez discrète pour ne pas attirer l’attention, en somme un contact entre belligérants comme la diplomatie souterraine en arrange assez fréquemment. Il avait parié sur une réunion organisée au bout de deux à trois jours, histoire pour chacun de se renseigner suffisamment sur les différents intervenants, leurs protections respectives et la présence d’éventuels gêneurs. Il en fut pour ses frais : à peine conduit à leur hôtel, modeste mais tout à fait convenable, un droïde vint à leur rencontre pour les avertir qu’une réunion était prévue dans la suite B12LN de ce même hôtel en début de soirée soit quelques heures à peine après leur arrivée. Il se proposait de venir les chercher en temps voulu. Velti parut aussi surprise que Rogue et celui-ci haussa les épaules.

                   - On se retrouve vers six heures si vous voulez bien, jeta-t-il à sa compagne. Pour faire le point…, ajouta-t-il à tout hasard.

    Velti proposa son appartement et s’éloigna rapidement pour discuter la prise en charge de sa garde rapprochée, les six soldats d’élite qui lui avaient été confiés par sa hiérarchie.

    Arrivé dans son « appartement », en réalité une seule pièce de la taille habituelle d’un cube de vie, Rogue hésita à ressortir. Peu prudent : mieux valait se faire discret, en tout cas pour le moment. Il décida de prendre son mal en patience avant de rejoindre Velti. Comme lui, la jeune femme sembla relativement surprise par la tournure prise par leur arrivée sur Soulika mais il serait toujours assez tôt, argumenta-t-elle, pour comprendre le but de ce qui paraissait être de la précipitation mais cachait certainement autre chose. Le droïde se présenta à vingt et une heures précises et il était cette fois accompagné de Delehatery. Sans vraiment se l’expliquer, Rogue en fut à nouveau soulagé, un peu comme si, par cette présence, il se retrouvait en terrain presque connu. Décidément, il appréciait le grand droïde !

    Simple et fonctionnelle, la salle de réunion était une petite pièce très certainement réservée à l’administration de l’hôtel. Mais Rogue n’avait d’yeux que pour ses interlocuteurs que, enfin, il pouvait rencontrer. Il ne savait pas vraiment à ce à quoi il s’était attendu mais il fut certainement déçu de retrouver à peu près les mêmes personnes que lors de leur promenade virtuelle dans le parc Jezer. Assis au centre, il reconnut immédiatement Garendi qui ne lui avait pas laissé un bon souvenir, la biocyborg que, à l’époque, on n’avait pas jugé bon de lui présenter et deux autres personnages (si l’on exceptait « l’alter ego » de Delehatery en retrait du petit groupe) qu’il n’avait jamais vus. Garendi ne se leva pas à leur entrée mais, toujours truculent, leur souhaita la bienvenue en les invitant à les rejoindre devant la longue table de bois précieux.

                   - Comment ça va, vous deux ? Avez-vous fait bon voyage ? Tant mieux. Alors, comme ça, commando Velti, vous voilà de nouveau en phase active ?

    Mais sans attendre de réponse que, de toute façon, on n’avait pas l’intention de lui donner, il fit signe à la biocyborg d’ouvrir un écran de confidentialité. À l’évidence, le troisième assistant de la CFP n’avait nullement l’idée de perdre du temps.

                  - Je vais vous expliquer, commença-t-il. Mais avant, si vous êtes d’accord, on oublie les salamalecs, les présentations en grande pompe, les boniments sur cette rencontre informelle entre ceux qui… que… blablabla. Nous sommes ici pour du travail, pas des ronds-de-jambes diplomatiques… Vous en êtes bien d’accord, n’est-ce pas ? Bon, à ma droite, c’est Gordan-Manir, mon assistant actuel et à ma gauche…

    Il fut interrompu par son assistant qui s’avança promptement et salua les arrivants d’un bref hochement de tête en déclarant :

              - Gordan-Manir au service du Troisième Membre de la Compagnie du Fret Stellaire et au votre également si vous le souhaitez. On peut m’appeler Gord, c’est plus commode.

    L’homme, grand et maigre, recula de plusieurs pas afin de se retrouver à l’ombre de son supérieur, son visage longiligne présentant un air penaud comme s’il avait commis l’impair impardonnable d’avoir pris la parole sans y avoir été invité.

                     - … Karistik qui s’occupe de la petite logistique, poursuivit Garendi imperturbable. C’est grâce à elle que nous pouvons avoir cette réunion parce que, malgré tout, il en faut, de la logistique.

    La biocyborg adressa son sourire le plus chaleureux à chacun des participants, un sourire qui tranchait vraiment avec celui de son chef : il paraissait tout à fait sincère, se dit Rogue, mais, au fond, comment savoir avec un biocyborg ?

                     - Et puis, face à vous, cher ami Stenek, je vous présente Rayin Garek qui fait partie de la SP de la Confédération, enfin NOTRE Confédération… 5ème sarpe, basée sur Carsus si j’ai bien compris mais qui a promis, non juré !, qu’il n’y aurait aucune espèce d’anicroche avec vous, cher commando Velti Rav-Den. Bon, si vous voulez discuter de, heu, vos problèmes spécifiques, ce sera après… et définitivement sans moi, c’est bien entendu ?

    Velti avait relevé les yeux vers le Confédéré et put y lire toute la haine à laquelle elle s’attendait : pour lui, elle n’était qu’une ignoble renégate qui avait trahi les siens ce qui était absolument faux : elle n’avait fait qu’obéir à sa hiérarchie et se trouvait du coup à sa place actuelle totalement par hasard. Elle lui adressa son plus large sourire tandis que ses yeux d’un bleu lumineux malgré la lumière réduite brillaient de tous leurs feux. Le Confédéré détourna son regard mais on pouvait deviner qu’il était ivre de rage.

    Garendi avait bien pris conscience de la tension qui régnait entre les deux Confédérés mais il s’en souciait comme d’une guigne. Il interrogea de son regard froid et dur ses invités, un sourire figé sur les lèvres, puis se tourna pour obtenir l’approbation de ses compagnons. Nul ne broncha. Revenant sur Rogue et Velti, il conclut :

                   - Bon, comme j’ai dit, je vous explique. Voilà. D’abord et pour vous mettre à l’aise, je sais que vous n’êtes que des messagers, des garembrinans comme on dit chez nous. En conséquence, on ne vous demandera aucune approche décisionnelle à laquelle, au demeurant, vous n’auriez pas l’autorisation de procéder, n’est-ce pas ? Car c’est bien ça, n’est-ce pas ? Bien. C’était l’évidence même. Vous allez devoir écouter et éventuellement poser des questions sur ce qui vous paraîtra quelque peu abscons et… À propos, aucun enregistrement de quelque ordre que ce soit, bien sûr… et, oui, oui, mais évidemment que je vous crois, mais oui… nous avons déjà procédé à des vérifications… Rien à signaler, on le sait. Et puis, je vous fais confiance. Mais, quand même, pas de prise de notes sous quelque forme que… Oui, tout dans la tête. Après, par Budda et les autres, vous ferez ce que vous voulez, ça ne me regardera plus mais si j’étais vous, je ferais vraiment profil bas… À présent, je reviens à mon propos : écoutez bien. Ah oui, il vous sera évidemment remis en fin d’entretien un magnet mais en réalité un simple résumé pas forcément tout à fait complet… Certaines, euh, propositions ne seront que orales et donc… Bref, vous me comprenez, hein ? Une simple conversation entre nous, quoi. C’est bien pour ça que j’avais une nouvelle fois envie de vous rencontrer, vous savez.

    Il termina son monologue par un grand éclat de rire qui, dans cet endroit insolite, à l’ambiance tendue, résonna comme une sorte de menace à peine déguisée. Il se tourna vers l’entrée du cabinet pour s’assurer que les droïdes étaient bien sortis puis, pour la première fois depuis l’arrivée de Rogue et Velti, se leva, marcha de long en large en redéployant son ample combinaison vargassienne parementée, rouge ce jour-là, puis se tournant vers son auditoire qui le suivait des yeux, s’exclama :

                   - Allez, on y va. On va un peu travailler, ça nous fera du bien !

     

     

      

    Au tout début, Vliclina avait été catégorique : impossible d’accorder à Bristica ce qu’elle désirait. Elle comprenait parfaitement le désir de la Farbérienne de s’affranchir un temps de l’univers clos dans lequel elle se trouvait et dans lequel elle prétendait « s’ennuyer jusqu’à dépérir ». Mais on était en guerre ce qui obligeait chacun à certains sacrifices et le moins que l’on pouvait dire était que ceux qui étaient imposés à la quanticienne étaient pour le moins supportables. Certes, elle n’était pas réellement prisonnière puisque sa collaboration était volontaire et pourtant si ! Envisager ne serait-ce qu’un instant de l’exposer à l’ennemi sans autre raison valable qu’une certaine lassitude de sa part ne tenait évidement pas la route. D’ailleurs, aurait-elle accédé à ce désir insensé qu’elle savait qu’elle ne pourrait jamais, au grand jamais, avoir l’accord du Premier Assistanat : elle pouvait même deviner l’étonnement - pour ne pas dire la colère - de Carisma Der-Aver d’avoir seulement osé envisager une telle opération. Sans évoquer le Prince Alzetto qui serait vent debout contre cette idée folle.

    Puis elle avait réfléchi plus avant. Que Bristica soit Farbérienne et donc théoriquement non impliquée dans la guerre que Ranval menait contre la sédition n’avait aucune espèce d’importance : la quanticienne était, qu’elle le veuille ou non, partie prenante du conflit. Et non des moindres. Toutefois, celle-ci avait toujours fait preuve d’une parfaite loyauté vis-à-vis de l’Empire et ce n’était donc pas une éventuelle défection qui était à craindre mais bien plutôt son exposition dans le monde ouvert. L’autre point à considérer était l’état d’avancement du conflit piloté par la méta-analyse générale menée par son service. Vliclina avait expliqué que, même si elle devait mourir subitement, cela ne modifierait en rien le futur prévisible. Elle avait même ajouté que si, par un extraordinaire concours de circonstances, un quanticien, là-bas au bout du monde, reprenait l’intégralité de ses travaux pour les adapter à la politique ennemie, ce serait de toute façon trop tard. Elle paraissait sûre d’elle et Bristica n’avait aucune raison de ne pas la croire mais elle savait aussi qu’Alzetto ne partagerait certainement pas cet optimisme. L’argument était d’ailleurs à double tranchant : le prince ne manquerait pas de souligner que, puisqu’on lui affirmait que la situation était déjà jouée, les états d’âme de la quanticienne lui importaient peu et cela même s’ils influaient sur elle jusqu’à la rendre inopérante.

    Il y avait autre chose : lors d’un point d’information de PG au cours duquel, chaque semaine, le petit groupe de quanticiens mené par Bristica présentait l’évolution tendancielle de la méta-analyse aux autorités impériales, des entretiens spontanés se tenaient alors de façon informelle. La méta-analyse semblait peu varier (le contraire aurait été inquiétant) mais Vliclina avait alors appris que les quanticiens étudiaient également certaines variantes qu’ils appelaient des « matrices tangentielles » or plusieurs d’entre elles indiquaient que si un événement majeur de nature hasardeuse car d’origine « comportementale » (c'est-à-dire humaine et individuelle) se produisait, cela pouvait éventuellement avancer la date de survenue du point de convergence. Et si la capture d’un haut responsable universaliste se révélait être un événement majeur, avait imaginé Vliclina ? Elle n’avait évoqué cette idée plutôt insensée avec personne, notamment pas Bristica, mais l’arrière-pensée trottait quelque part au fond de son esprit et contribua plus qu’elle ne l’aurait cru à sa prise de décision.

    C’est en effet à ce stade de réflexion que Vliclina avait infléchi sa position. Puisqu’un élément majeur de l’équipe dirigeante ennemie allait s’impliquer dans une tentative de déstabilisation de la Farbérienne et si cette information était réellement confirmée, peut-être par Vora Lickner, il fallait absolument profiter du désir d’émancipation passager de Bristica. D’une pierre deux coups en somme : accéder au désir de la quanticienne… et capturer le haut dirigeant Universaliste. Qui pourrait être l’élément hasardeux des quanticiens… Après en avoir longuement débattu avec sa conscience, Vliclina décida de demander l’avis de Taler Areska puis, si la militaire trouvait quelque crédit à son idée, d’en inférer aux deux autres, incontestablement la partie la plus délicate de son entreprise.

     

     

      

    Le restaurant dominait sur sa droite une étrange marina sur pilotis qui s’étendait à perte de vue. À gauche, l’œil s’égarait au loin sur des montagnes aux sommets blanchis alors qu’en contrebas l’océan aux vagues infimes affichait un bleu d’une profondeur si intense qu’il incitait à la rêverie. Malgré l’animation qui habitait la salle principale du restaurant, les clients qui s’interpelaient, les serveurs qui s’affairaient et même quelques enfants qui jouaient entre les tables basses avec des grajanes ou des chiens, il flottait une atmosphère tranquille, détendue, bon enfant, comme si l’on était venu ici pour y passer quelques jours de repos, loin des tracas de la vie quotidienne. Valardi trouvait l’idée intéressante : alors que les questions sans réponses florissaient chaque jour un peu plus et que l’inquiétude (en tout cas pour lui) était de mise, rencontrer les décideurs réels de l’action universaliste dans cette ambiance de vacances, semblait assez paradoxale mais il appréciait l’extravagance, presque l’incongruité du choix. Un choix de toute manière sans conséquences puisqu’on était dans la virtualité et que les protagonistes de ce repas fictif étaient physiquement séparés par des centaines d’années-lumière. Ils n’étaient pas nombreux. Quatre pour être exact mais quatre dont l’importance était certaine. Valardi avait décidé de se projeter en avance, raison pour laquelle il avait demandé à ses droïdes captifs et aux techniciens d’ouvrir sa session une demi-heure avant l’heure prévue. Ce fut le général-commodore Graven qui arriva d’abord et Valardi ne l’identifia qu’au tout dernier moment tant l’austère soldat qu’il connaissait avait changé d’apparence : il vit s’approcher un grand échalas, assez âgé et vêtu à la mode touristique du siècle dernier sur Gavelor avant que la planète ne soit remplacée par Mez-Antelor comme lieu de villégiature privilégié des Grands de ce monde. Il portait cette sorte de combi qui rappelait les chasubles de certains religieux, loin en effet de l’uniforme strict et austère des officiers supérieurs de l’Empire. En dépit de sa relative mauvaise humeur, Valardi sourit intérieurement : l’homme aurait pu venir en grand uniforme ou à l’inverse en combi de baignade, cela n’avait aucune importance puisque la virtualité dans laquelle ils se promenaient n’existait que pour eux quatre et serait détruite après l’entrevue pour le cas peu vraisemblable où quelqu’un aurait songé à en faire une copie. Il fit un bref signe du bras au Général qui s’assit à sa droite. Poussant la simulation jusqu’au bout, il l’interrogea :

                  - Souhaitez-vous un apéritif, un verre de glork ? Non ? Vraiment pas ? murmura-t-il en apercevant le signe de dénégation de Graven.

    L’Impérial ne semblait pas apprécier son humour. Heureusement, ils n’eurent pas à attendre longtemps car les deux autres arrivaient, Larouel-Teli, la biocyborg de la CPI et Berlico qui représentait les intérêts de la Compagnie du Fret Stellaire, tous deux vêtus de leurs combis habituelles, le visage grave et le regard aigu : il était aisé de comprendre que, eux aussi, se posaient des questions. Ce fut Berlico qui prit la parole en s’adressant d’emblée au Général Graven.

                  - Merci, Général, d’être parmi nous puisque notre amie la princesse Altéor est à présent soumise à résidence. À propos, comment va-t-elle ? Avez-vous pu vous renseigner sur son état… La… hmm… partie adverse lui a-t-elle fait subir quelque préjudice ?

    Face à la série de questions, Graven prit son temps pour répondre. Il regarda chacun de ses interlocuteurs avant de prendre la parole d’une voix grave et forte.

                    - Non, elle va bien. Du moins à ce que je sais. Toutefois, elle est à présent totalement hors-jeu. Pire encore, l’approcher, c’est se perdre. Il ne faut donc plus compter sur elle et c’est la raison pour laquelle…

               - Vous la remplacez, intervint Valardi. Ou plutôt, vous lui succédez, avec son plein accord, c’est elle-même qui me l’a dit avant de… Vous savez bien. Ses derniers mots de femme libre ont été pour vous, son fidèle collaborateur.

    Graven hocha la tête en signe d’assentiment.

                   - Voilà, poursuivit Valardi puisqu’il avait à présent l’attention du trio. Je vais vous parler franchement. J’ai pensé qu’il fallait avancer notre réunion parce que je ne suis pas tranquille… et je souhaite avoir votre avis sur la situation générale. Je ne parle bien sûr pas des théories des logiciens, des analystes et autres quanticiens qui jonglent avec des notions que j’ai du mal à saisir mais je veux avoir votre avis, votre sentiment profond sur les faits, sur les actions, en bref, sur le monde réel tel que vous l’observez et le ressentez. Avez-vous l’impression que tout se déroule  normalement, dans la même direction que celle que nous avons jadis déterminée et selon un rythme de progression dans le temps satisfaisant ? Par exemple, Général Graven, vous qui êtes quasiment en immersion avec l’État-major ennemi, avez-vous l’impression que ces gens sont désorientés… désorganisés… ou peut-être démotivés, qui sait ?

    Graven prit à nouveau tout son temps pour répondre.

                   - Non, on ne peut pas dire ça. Il est vrai qu’il y a quelques mois, quand Antelor est tombé, il y a eu dans l’armée comme un flottement, une hésitation. Au plus haut niveau, on pensait qu’on avait eu tort de suivre de trop près les quanticiens et leurs promesses. Quant à la base, elle commençait à perdre confiance en l’intelligence du commandement central. Et puis… J’ai l’impression que tout est à peu près rentré dans l’ordre lorsque…

                 - … lorsque qu’ils ont repris l’initiative… notamment sur Silanne et le système de Drefel… compléta Valardi.

                        -  … sans oublier celui du Trident et les mines d’Alcyon B.

    C’était la première fois que la biocyborg confédérée prenait la parole et, au timbre un peu métallique de sa voix, on devinait qu’elle ne semblait pas très satisfaite de ce qu’elle entendait. Un silence s’installa durant une dizaine de secondes. Elle reprit la parole.

                    - Puisqu’on en est à dresser une sorte de bilan global, permettez-moi de vous faire part de mon impression sur ce qui me concerne le plus directement, à savoir les forces armées de la CPI. Depuis le… changement de gouvernement, nous avons affaire à une sédition qui concerne essentiellement Alba-Malto, je ne vous apprends rien. Mais ce n’est pas cela qui me préoccupe le plus. Je trouve… comment dire cela ?... je trouve que le moral de nos troupes n’est pas au mieux et…

                           - À cause du conflit interne avec Alba-Malto ?  la coupa Berlico.

                     - Non, ce n’est pas ça encore que… Non, non mais nos services de renseignement nous font part de… d’une forme de réserve de beaucoup vis-à-vis de la politique menée, en fait une méfiance sur la justification de la Guerre avec l’Empire. Beaucoup de nos gradés pensent que nous aurons du mal à... enfin, ils hésitent… ils pensent que nous ne faisons pas vraiment le poids, et, bien sûr, la sédition y est pour beaucoup

                             - Vous pensez à d’autres rebellions ? intervint Graven.

                     - Non, rien n’indique… En tout cas, certainement pas encore. Pas avant longtemps. Mais… En fait, prendre un avantage décisif sur nos ennemis - passez-moi l’expression - relancerait la machine ! Surtout si les éventuels dommages concernaient le cœur de la puissance adverse… Le pire, à ce qu’il semble, serait une forme d’enlisement du conflit et une sorte de grignotage de nos positions. Messieurs, je n’ai pas d’élément concret à apporter mais, croyez-moi, ce serai réellement une bonne chose si nous reprenions l’offensive, si nous marquions un coup d’éclat, si nous faisions douter l’ennemi.

    L’entrevue des principaux décideurs universalistes dura presque une heure et demie sans qu’il soit fait mention d’une éventuelle catastrophe à venir mais sans non plus que soit clairement évoquée une issue favorable prochaine. Revenu à la réalité, Valardi resta quelques instants supplémentaires dans la salle de transmission du sous-sol de sa farla. Pour la première fois, il se demanda si Gilto n’avait pas raison, s’il ne fallait effectivement pas s’occuper, d’une façon ou d’une autre mais définitivement, de celle qui dirigeait la prospective générale impériale. Alors que, au départ, tout avait donné l’impression que la crise se résoudrait rapidement, peut-être cette situation incertaine était-elle la conséquence de leur handicap supposé en termes de prospective, la conséquence de leur infériorité théorique. Il n’y croyait pas ou plutôt il n’y avait pas cru mais à présent… Il avait espéré que la réunion avec les trois autres lèverait une partie de ses appréhensions mais cela n’avait pas été le cas. Angoissé sans savoir pourquoi, il était à présent de fort mauvaise humeur.

     

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    [1] Hadar est la seconde étoile la plus brillante de la constellation du Centaure et est située à plus de 525 années-lumière de la Terre

    [2] C’est ainsi qu’on appelle souvent l’apéritif vespéral sur Farber


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  • Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

     

    Sujet :                                                    Derisor 

    Section :                                                histoire générale

    Références extrait(s) :             tome 122, pp. 452 et suivantes ; tome 9, pp.          174 et suivantes 

    Sources générales :                tomes 8 et 9

    Annexe(s) :          102 (xénozoologie), 958 (xénogéologie), 27 (systèmes                               stellaires périphériques) 

        

       

    …/… Par la suite, des traces d’une vie relativement évoluée furent retrouvées en 891 rc sur la planète Derisor (système de Rigel, 2ème quadrant), en réalité des fossiles de vertébrés rappelant parfois ceux des temps anciens de Terra nommés dinosaures ou grands sauriens en raison de leur allure reptilienne. Si certains caractères peuvent effectivement être rapprochés des représentations numériques de cette période terrestre encore en notre possession et des restes retrouvés par la suite lors de la réalisation des réseaux souterrains de Terra (par exemple, une certaine forme de gigantisme, l’antériorité des espèces marines, etc.), les fossiles identifiés sur Derisor relèvent de lignées animales très différentes, éteintes depuis plusieurs milliards d’années. Cette découverte relativement tardive souleva l’enthousiasme des scientifiques mais la méfiance des autorités religieuses qui …/…

     

    …/… puisque c’était la seule planète de l’univers connu ayant abrité une Vie relativement évoluée. Il n’est donc pas étonnant que, à partir de la mise au jour des « fossiles dorisoriens », la planète elle-même ait été associée à cette immense découverte : c’est la raison pour laquelle, dans certains endroits, elle est plus connue sous le nom de « planète scientifique (ou des scientifiques) ou « planète de la science ». Progressivement, une importante infrastructure fut localement mise en place, d’abord uniquement pour assurer l’observation et le décryptage des fossiles dérisoriens mais par la suite également dans des domaines n’ayant que très peu à voir avec la paléontologie ou la xénozoologie. Par exemple, en 794rc, les autorités de tutelle en charge du développement de la planète encouragèrent la création d’un département de xénogéologie afin…/…

     

    …/… un lieu d’échanges scientifiques important qui, dans certaines disciplines, arrive presque à concurrencer les départements correspondants de Terra ou de Vargas. De fréquents congrès, séminaires, symposiums, etc. sont à présent organisés par les autorités de Derisor dont la majorité d’entre eux ne concerne pas - ou seulement de très loin - la paléontologie exotique. C’est dans cette optique très spéciale que bien des scientifiques cherchent à venir sur la planète au moins une fois dans leur vie, de préférence le jour de la tenue d’un point d’information concernant leur domaine, afin d’y rencontrer collègues étrangers et amis, mais aussi pour y envisager des vacances studieuses qui…/…

     

      

     

    6

      

     

    Rogue sortit de la réunion avec Garendi et ses comparses d’encore plus mauvaise humeur que lorsqu’il y était arrivé. Il se promit de ne plus jamais participer à ce genre d’opérations, lui qui n’était qu’un soldat et certainement pas un politique ou un diplomate. Il en parlerait au plus tôt à la Troisième Assistante, il se le jura. A contrario, Velti ne partageait pas son point de vue : elle était tout simplement soulagée d’avoir accompli cette mission qui l’avait tant inquiétée. Elle avait essayé de mémoriser un maximum des informations délivrées par le Vargassien qui, il faut bien le dire, avait passé les près de deux heures de leur entrevue à pérorer, rarement interrompu pour une précision de l’un ou de l’autre de ses compagnons, à l’exception notoire du soldat confédéré plongé dans un mutisme réprobateur. Garendi était dans son élément, à tourner en rond, faire semblant de réfléchir pour asséner ensuite des informations assez disparates et plutôt difficiles à retenir. Heureusement pour elle, bravant les interdictions pourtant fort claires de l’odieux personnage, Velti n’avait pas hésité à solliciter son ordiquant de poignet pour y enregistrer ou y inscrire à l’aveugle ce qui lui semblait incompréhensible, le bouclier de confidentialité ne désactivant heureusement pas les dispositifs inclus dans son périmètre de couverture. Elle arriverait certainement à reconstituer tout cela et elle espérait fermement que Rogue en avait fait de même car de cette façon, à eux deux…

              - Non, je n’ai pas directement enregistré ce que nous a raconté le bonhomme, argumenta-t-il. J’étais trop persuadé qu’il y aurait une espèce de contrôle a posteriori, ou je ne sais pas, moi, un dispositif espion ou un truc du genre mais, apparemment non. Alors, bravo, vous avez certainement eu le nez fin et, moi, j’ai eu tort. Mais, ne vous inquiétez pas, Velti, j’ai quand même noté les références chiffrées qu’il a évoquées… Pour être sûr.

    La jeune femme haussa les épaules sans répondre.

              - Par contre, poursuivit le stenek, vous avez vu que son adjoint, là, Gard, il a…

               - Gord. Gord pour Gordan-Manir.

             - Oui Gord. Quand il m’a pris à part, à la fin, eh bien, il m’a… il nous conseille de rester quelques jours sur Soulika… pour donner le change… parce que si quelqu’un nous surveille, un aller-retour trop rapide peut sembler suspect et…

             - Ça vous va bien à vous de dire ça !  le coupa Velti. Vous avez votre machin spécial pour communiquer direct avec votre chef…

               - le dagbad ?

            - Oui, vos infos seront tout de suite diffusées à qui de droit mais moi je…

             - C’est vrai, Velti, le dagbad me simplifie la tâche mais rappelez-vous que ce n’est pas comme dans le Kha, ce n’est pas direct comme vous dîtes mais… d’accord, vous avez raison, c’est quand même très rapide et… Écoutez, je vous propose quelque chose. On reste ici, disons, deux-trois jours. On profite des festivités locales… pour ne pas paraître suspects, pour donner le change en somme, et puis, vous vous faîtes rappeler par votre hiérarchie au plus vite… Un truc urgent, n’importe quoi. Et moi, comme je ne veux pas rester seul ici, eh bien, je pars avec vous. Qu’en pensez-vous ?

    Velti marchait de long en large dans le cube de vie, comme plongée dans une profonde réflexion. Le stenek suivait la mince silhouette dans sa combi noire et argent et il ne pouvait s’empêcher de constater combien la jeune femme à présent comptait dans sa vie. Il était absolument certain que ce n’était pas seulement une simple aventure agréable : il y avait autre chose entre eux, il avait du mal à définir quoi. Elle releva la tête, ses yeux bleus étincelant de malice, et se planta devant lui avec ce sourire qu’il aimait tant chez elle..

          - Vous savez quoi, lui lança-t-elle, c’est d’accord, on va faire comme ça.

    Il lui rendit son sourire.

     

     

         Elle n’en revenait toujours pas. Trev avait beau se rejouer encore et encore la scène dans sa tête, elle ne comprenait pas comment elle avait pu se laisser berner de la sorte. Il est vrai que le commando avait été affaibli par la mort de Swann que la mine flottante avait pulvérisé alors qu’il franchissait en rampant l’entrée du deuxième shorpe[1]. Un épouvantable coup du sort. Malgré ses années d’entraînement et son endurcissement durant tant de combats, elle avait senti les larmes - de rage, de chagrin, de regret, elle ne savait pas vraiment - lui couler sur les joues, derrière le métal transparent du casque intégral qu’elle portait, heureusement aveuglé pour l’extérieur. L’incompréhension et la colère. La tristesse, ce serait pour plus tard. Repli quelques dizaines de mètres en arrière pour faire le point avec le reste du commando. Deux hommes et deux femmes dont elle évidemment. Les communications avec l’autorité centrale formellement interdites ne facilitaient pas la prise de décision. Cette décision - Continuer ? Se replier ? Attendre d’hypothétiques renforts ? - ce n’était pas à elle de la prendre mais à Vernisse, leur chef de groupe. Elle se souvenait s’être un bref instant détournée des autres afin d’ouvrir son casque et essuyer ses larmes : il ne fallait certainement pas, en plus de tout ce grand désordre, qu’on s’aperçoive de son petit moment de faiblesse. Vernisse était un excellent soldat qui avait fait ses débuts sur Alba-Malto, puis, par la suite, toute sa carrière dans les rangs des sarpes de Carsus. Il avait sa pleine confiance. Relevant la tête, Vernisse s’était rapproché des trois autres et donné ses ordres : on oubliait le shorpe qu’on allait contourner pour rejoindre le front d’attaque qui suivait l’avancée des droïdes. Agir, en somme, comme cela avait toujours été prévu : on pleurerait la mort de Swann plus tard, lorsque la mission qui avait coûté la vie à leur camarade serait achevée. En dépit de la fatigue et du désarroi moral, il fallait continuer, à nouveau escalader des ruines, contourner les ouvertures béantes laissées par les bombes-laser, franchir les flaques d’eau croupie abandonnée par une quelconque rupture de canalisation sur un sol à présent rendu inégal. Elle faisait tout particulièrement attention à ces pièges banals mais elle n’avait pu s’empêcher de glisser sur le bord d’une de ces flaques et, voulant reprendre son équilibre un peu trop brutalement, avait basculé en sens inverse, dévalé une sorte de petite pente de végétation visqueuse et atterri tête la première sur un mur de soubassement. Elle était restée interdite quelques secondes mais sans jamais perdre connaissance, le casque ayant largement amorti le choc. Et c’était ça, le problème : le casque avait été sérieusement endommagé puisque sa visière était devenue muette ; impossible de savoir où étaient les autres ! Elle avait remonté en catastrophe la petite pente mais, arrivée en haut, elle avait dû se rendre à l’évidence : elle était seule. Elle avait contemplé son environnement qui était particulièrement insignifiant et avait décidé d’avancer dans la direction que les autres avaient probablement prise. Mais pourquoi ne l’avaient-ils pas attendue ? Étaient-ils en train de la chercher ? Elle releva la visière de son casque, inutile de toute façon, et tendit l’oreille. Au loin, un bruit étouffé rappelait le roulement du tonnerre sur Efim, sa ville natale de la planète Vargas mais en plus sourd et en plus monotone : assurément les échos de l’offensive confédérée. Rien de proche néanmoins. Elle avança lentement, à moitié courbée, se cachant d’abord parmi les débris des constructions, puis allant de plus en plus vite au fur et à mesure que son angoisse s’accroissait d’être seule au sein de ce chaos. Ensuite elle se disait qu’elle faisait une trop belle cible pour le cas relativement improbable où des soldats ennemis se seraient risqués au sein de leur offensive ; elle ralentissait alors ses mouvements pour un temps mais abandonnait à nouveau sa prudence les secondes passant. C’est arrivée près d’un manège, oui d’un manège pour enfants encore relativement préservé, qu’elle avait entendu la voix de Vernisse et, d’un coup, un immense soulagement avait envahi tout son corps. Sauvée. Les autres étaient tout proches. Le manuel de la sarpe expliquait que, dans une action collective d’assaut, un soldat isolé et sans repères ne peut pas espérer survivre plus de six minutes. En fait, elle avait survécu plus longtemps que ça et elle était toujours opérationnelle !

                    - Par ici, la haie, là, devant vous, lui cria Vernisse. Sous le cillypenda, il y a une ouverture !

        Elle s’avança, se pencha sous l’arbre aux feuilles palmées, bondit par-dessus un mince obstacle de verdure et se retrouva face à un droïde. Pendant un très court instant, désorientée, elle resta immobile. Que faisait ce droïde… Qu’est-ce que…

            - Allez, venez par ici, reprit la voix mais ce n’était manifestement pas la voix de son chef.

         Elle se retourna vers la haie qu’elle venait de franchir. La tenant en joue avec un éclateur, une mince silhouette en combi bleu-marine lui fit signe d’approcher de sa main libre. Trev avait immédiatement reconnu un biocyborg impérial et, sans qu’on le lui ait demandé, elle tomba à genoux. L’esprit en totale confusion, elle ne pouvait que se répéter : comment ai-je pu être si stupide ? Comment ai-je pu être bernée si facilement ? Elle n’en revenait pas.

                      - Remettez vos armes au citoyen droïde et approchez.

         Sentant la peur s’emparer d’elle peu à peu, presque tétanisée par le retournement si inattendu de sa situation, elle ne bougea pas.

                    - Allez, relevez-vous et approchez, reprit le biocyborg. Il ne vous sera fait aucun mal, je m’y engage.

         Trev releva la tête. Son ennemi n’avait pas l’air particulièrement agressif, ni même irrité par son apparente apathie. Grand, brun, le visage halé et les yeux gris, il semblait presque amusé par la situation. Mais que peut-on déduire de l’attitude d’un biocyborg, impérial ou pas ? Peu de choses. Rien en fait. Ce qui était certain, c’est qu’elle était prise, seule avec ces soldats ennemis sortis de nulle part et elle ne pouvait certainement pas compter sur le reste de son commando évaporé elle ne savait où. Elle frissonna comme au sortir d’un cauchemar, se releva lentement, attentive à gérer au plus juste l’absence de provocation de ses gestes et elle jeta son paralysant, son fusil-laser et, pour faire bonne mesure, son couteau-tremble que le droïde aurait de toute façon trouvé. Sur des jambes flageolantes, elle s’approcha de l’Impérial et se campa devant lui. D’une voix qui prenait de l’assurance au fil des mots, elle se mit à réciter ses titres selon le code de procédure militaire en zone de combat.

              - Je suis le soldat-éclaireur Trev Alern, matricule 128AA53BX, Sarpe Bel-Digor,  planète Carsus, membre de la Confédération des Planètes Indépendantes et, en tant que tel, selon le traité de Mez-Antelor, je demande…

         Le biocyborg, impassible, la laissa s’exprimer sachant parfaitement que ce qu’elle égrenait d’une voix à présent monocorde n’avait pas la moindre importance. Même elle ne pouvait l’ignorer. Elle se tut après avoir présenté ses titres une deuxième fois et un court silence s’installa.

            - Je sais ce que vous pensez, reprit l’officier impérial. Vous vous dîtes : si je gagne suffisamment de temps, mes camarades vont venir me tirer de ce mauvais pas. Et, sinon eux, d’autres soldats amis. Vous avez faux sur toute la ligne ! Il n’y aura pas de patrouille confédérée miracle, vos appuis sont trop éloignés, je puis vous le garantir. Quand à vos trois camarades, j’ai le regret de vous apprendre qu’ils ont été neutralisés par le groupe d’intervention que je dirige. Eux étaient géographiquement très proches et il n’aurait pas été prudent de notre part…

         Trev s’était à nouveau mise à trembler de tous ses membres tandis que la boule qui lui serrait la poitrine était revenue, gagnant chaque seconde en intensité. Elle se savait au bord d’un malaise réel et se laissa à nouveau tomber sur ses genoux, tête baissée et respiration saccadée. Le groupe détruit… Ses camarades… Tout ce qu’elle avait de réel, d’authentique dans ce conflit… Elle peinait à réaliser l’étendue du désastre et l’intensité de son propre chagrin encore à venir. Toutefois, à présent, elle le savait avec certitude, elle était perdue.

          -  … ce qui amène la question suivante : que va-t-on faire de vous ?  poursuivait le biocyborg. Normalement, puisque vous avez évoqué Antelor et décliné votre identité, il me suffirait de vous considérer comme captive de mon unité afin de vous adresser secondairement à un centre de rétention… Mais voilà où se situe mon problème et accessoirement le vôtre : ici et maintenant, nous avons l’ordre de ne faire aucun prisonnier. Aucun. Officiellement, nous ne sommes même pas là. Mais puisque, d’autre part, vous nous avez vus et identifiés, il ne saurait être question de… Vous comprenez à présent la réalité de mon dilemme ?

       Elle releva la tête et dévisagea son ennemi pour y reconnaître une empreinte sarcastique voire sadique mais non : l’Impérial paraissait sincère sur sa présence qui le gênait manifestement dans l’accomplissement de sa tâche. Une tâche qu’elle ne connaissait pas, qu’elle ne voulait pas connaître, dont elle se moquait absolument. Mais elle n’arriverait certainement pas à les en convaincre. En conséquence, elle savait parfaitement ce qui allait lui arriver : le droïde - ou peut-être même le cyborg - allait la « terminer ». Le hasard. Au mauvais endroit, au mauvais moment et voilà tout ! La simple malchance. C’était ça qui allait faire basculer sa vie dans le néant. Cela aurait été bien le moment de s’en remettre à la religion et à ses sauveurs mais elle n’était pas croyante. Elle soutint quelques instants le regard de son ennemi puis détourna les yeux presque nonchalamment pour observer aux alentours les feuilles des arbres qui bruissaient doucement. Elle repensa au jardin de la famille à Efim qui ressemblait un peu à ça. Elle n’avait presque plus peur et reportant son regard sur la silhouette qui lui faisait face, elle se jura que jamais, jamais, elle ne supplierait. Quoi qu’elle fasse elle était perdue, alors elle ne lui donnerait pas ce plaisir : ce serait sa petite victoire sur le sort contraire.

             - Je vais vous demander de vous asseoir la tête complètement baissée avec vos mains par-dessus, lui ordonna son ennemi. Voilà, c’est ça. Ne bougez surtout pas, c’est bien compris ?

       Recroquevillée sur elle-même, elle avait fermé les yeux mais elle les rouvrit en comprenant que, de toute façon, il lui était impossible de voir ce que faisaient les deux soldats. Les yeux grand ouverts même fixés sur du vide ! C’était cela qu’on apprenait sur Vargas ; on y prétendait que, quoi qu’il se produise, on ne meurt jamais les yeux fermés ! Elle attendait le coup, probablement de triglon, qui allait venir en sachant que ce serait si brutal qu’elle n’aurait même pas le temps de se rendre compte… Elle tremblait de tous ses membres mais ce n’était pas vraiment de peur. La tension, l’adrénaline probablement. Et il était vrai que… Mais que c’était long, ces ordures faisaient durer le plaisir ! Tant pis car, quoi qu’il en soit… Elle releva la tête, écarquilla les yeux : le biocyborg avait disparu. Elle se retourna. Elle était seule. Se pourrait-il que … ? Elle se releva, fit quelques pas comme dans un état second. Oui, vraiment seule. On aurait pu croire que rien de ce qu’elle venait de vivre ne s’était produit. Elle se retrouvait dans l’état où elle était juste avant de tomber dans le piège, ses armes en moins. Alors, c’était vrai, en définitive, il l’avait épargnée. Sans doute avait-il jugé qu’elle n’était qu’un pion tout à fait secondaire ou qu’elle n’avait rien appris sur leur présence et encore moins sur les raisons de cette présence. Tout de même, il aurait pu neutraliser un soldat ennemi mais il n’avait pas jugé bon de le faire. Pourquoi ? Par miséricorde ? Un biocyborg impérial ? Elle n’y croyait pas et pourtant elle était là, vivante. Elle ramassa son casque, secoua ses cheveux et, encore incrédule, se mit en marche en direction des lignes confédérées, vers la sécurité.

      

     

       Elle chercha à se relever mais, au tout dernier moment, renonça. Pour ce qu’elle en savait le monstre gluant qui la pistait depuis des heures n’était pas loin mais, s’il ne possédait pas un excellent odorat, il avait en contrepartie une des visions les plus perçantes de cette partie de l’univers : il était sensible au moindre mouvement sur des kilomètres. Plus encore, il paraissait capable d’identifier ceux de la proie qu’il avait prise en chasse parmi des milliers d’autres. Velti porta sa main lentement vers sa poche fémorale droite à la recherche de son triglon. Rien à faire. La poche était vide et elle devait se rendre à l’évidence : elle avait perdu son arme lors de sa dégringolade vers les égouts de Majoric, la ville qu’elle et son groupe étaient censés pacifier. Pacifier, tu parles ! Dès le début, ça avait mal tourné, avec ce cargueur si lent à les déposer et surtout l’absence de réception au sol. À se demander ce qu’étaient devenus les commandos d’initialisation… Désintégrés par une force hostile ou occupés déjà à commencer le nettoyage ? En tout cas, on ne les avait pas vus et il avait fallu improviser. Enfin, commencer à improviser… Parce qu’ils n’avaient pas eu le temps de faire plus. Les espèces de torpilles huileuses les avaient immédiatement attaqués et, à présent, elle s’en traînait une. Et ces… choses ne lâchaient jamais prise. Jamais. Bon, on ne s’affole pas. Elle rampa sur sa droite, vers le plan incliné d’où elle avait chuté pour espérer remonter vers ses appuis. La chose était à cinq mètres d’elle et la regardait de ses six yeux qui, tous, la fixaient. Elle pouvait même voir leurs réflexes d’accommodation pour trouver le meilleur angle d’attaque. Son cœur s’arrêta. Foutue. Elle était foutue. Elle vit la chose se mettre à trémuler, son corps oblong se préparant à sauter sur elle. Velti savait que cela irait vite. Elle ferma les yeux mais un chuintement les lui fit rouvrir. Une sorte de rayon jaune venait de frapper la chose - elle pouvait en voir la rémanence sur la peau visqueuse de son prédateur - et l’avait immobilisée. Temporairement ? Ou destruction définitive ? Elle ne se posa pas la question et, se relevant d’un coup, elle se jeta sur sa gauche, à l’aveuglette. Elle sauta par-dessus divers débris, contourna un pan de mur puis un arbuste qui la gifla brutalement au passage, se mit à courir aussi vite qu’elle pouvait compte tenu de son équipement sur une sorte de trottoir rapide relativement libre d’obstacles longeant un mur d’un blanc éblouissant, tourna à nouveau sur sa gauche dès qu’elle le put et se trouva face à un édifice bleuté. Pas de fenêtres, une simple porte du même métal bleuté qu’elle poussa. Contre toute attente, la porte s’ouvrit et, toujours conscient que d’autres choses gluantes pouvaient être à ses trousses, elle avança.

              - Vous n’auriez pas dû, lança le droïde qui, à présent lui faisait face. Trop imprudent, vous savez.

       L’homme mécanique n’hésita pas. Il leva son bras droit et la visa au thorax. Le rayon laser frappa Velti de plein fouet alors qu’elle s’y attendait le moins. La douleur, différée d’une à deux secondes fut abominable, atroce, excruciante. Sa respiration s’arrêta net et elle sentit ses jambes se dérober sous elle. Sa tête heurta violemment le sol mais elle était déjà presque morte. Sa vision du sol et d‘un mur vitré se brouilla, passant curieusement en noir et blanc avant de progressivement s’estomper. Puis le noir absolu. Définitif. Elle n’existait plus, n’avait jamais existé.

       Puis, d’un seul coup, la nuit profonde disparut pour laisser place à une pâleur intense au sein de laquelle peu à peu des couleurs apparurent. Puis des formes et la présence d’un droïde qui la guidait gentiment vers l’aire de repos. Elle était morte et voilà qu’elle était vivante. Quelques secondes encore et son cerveau embrumé s’éclaira. Elle était sur Soulika et tout ça n’était qu’un jeu. Oui mais si réel, si réel ! Rien à voir avec un passage en virtualité, immobile sous le contrôle d’un droïde captif. Dans ce jeu insensé, elle avait couru, sauté, plongé, s’était débattue en tous sens mais chaque fois sans le savoir sous le contrôle attentif d’assistants droïdes qui la surveillaient attentivement. Elle avait discerné le plus petit choc sur son corps, senti sur sa peau le moindre contact, respiré mille odeurs étrangères, vécu chaque seconde comme totalement réelle. Et surtout, contrairement à une virtualité holographique où on reste toujours quelque peu en retrait, où on sait à chaque instant qu’on vit des scènes artificielles, ici, elle avait totalement adhéré aux scènes haletantes proposées. Tous ses souvenirs, sa façon d’anticiper les événements, même ses réflexes, ses automatismes si longtemps travaillés avaient été présents à chaque instant… Tout était réel, connu depuis toujours à la seule exception du motif de sa présence. C’était hallucinant, totalement prenant. Elle en tremblait encore.

       Velti était toujours sous le choc de son jeu lorsqu’elle retrouva Rogue un peu plus tard dans le salon de détente de leur section ludique. Il l’attendait patiemment et écouta avec intérêt les explications dithyrambiques sur ce qu’elle venait d’expérimenter. Lui avait choisi un tout autre exercice : une partie de borqual sur une planète périphérique où il devait affronter une équipe de droïdes plus ou moins télépathes qui arrivaient à anticiper la plupart de ses actions. Frustrant mais parfaitement dépaysant.

             - C’est cette sensation de mort, Rogue, vous comprenez, qui était si terrifiante, chuchota Velti. La douleur. La tristesse. Partir de façon si inopinée. Un déchirement…

       Le stenek se rapprocha de la jeune femme et la prit dans ses bras. Elle tremblait imperceptiblement et il pouvait ressentir son désarroi : il la serra contre lui. La voix les fit sursauter et ils levèrent brusquement les yeux vers la silhouette qui s’était approchée sans être vue.

           - Alors, vous aussi, vous profitez de cette extraordinaire interface de jeux. C’est bien, non ? Moi, j’ai choisi un truc bizarre…

       Gordan-Manir, l’assistant de Garendi, se tenait devant eux, les mains derrière le dos, balançant sa grande silhouette légèrement d’avant en arrière.

              - Imaginez, poursuivit-il. On me propose de piocher dans mes souvenirs et de me faire revivre certaines scènes de mon passé, revoir des gens qui ont disparu, des gens qui sont morts, des situations qui m’auraient marqué mais que je pourrais revivre différemment si je le désire. Aucune conséquence psychologique, aucune dérive comportementale. Promis ! Juré sur les têtes de Krisjesou, Budda et les autres. Enfin, c’est ce qu’ils disent mais, je dois vous l’avouer, j’ai une grosse appréhension, j’hésite. J’hésite vraiment.

       Gordan-Manir s’avança vers eux et, sans y être invité, s’assit sur le biodiv à côté de Rogue. Il soupira.

              - Non, je ne reste pas. Monsieur Garendi m’attend. Précisément pour cette stimulation onirique distanciée. C’est comme ça qu’ils nomment le truc bizarre… Enfin ce dont je viens de vous parler. Il se pencha vers eux. Mais il faudra qu’on se revoie… Je voudrais vous parler aussi d’un autre truc. Sa voix était devenue presque imperceptible. Un truc qui est arrivé sur Drefel 2. Le biocyborg du groupe 107 dont vous avez trouvé le cadavre. Près de la gare de l’aérotrain. Vous vous rappelez, n’est-ce-pas ? Non, non, ne dîtes rien. Je reprends contact sous peu. Il se leva. Eh bien, c’est d’accord, on se voit plus tard et on choisit un jeu à trois. Mais un bon, un vrai, un de ceux qui font vraiment peur, d’accord ? Il était déjà parti laissant Rogue et Velti sans voix.

      

     

       C’est curieux mais, parfois, on attend durant un temps infini quelque chose - un endroit, une situation, une rencontre - quelque chose pour laquelle on donnerait des années de sa vie pour qu’elle se produise réellement et puis… Et puis, la réalité rejoint la fiction tellement désirée. L’événement attendu avec tant de force et d’impatience arrive : il est là. Enfin ! soupirez-vous. Vous êtes plongé dedans, littéralement immergé dans tout ce que vous espériez si intensément mais vous réalisez aussitôt que c’était une erreur. Vous regrettez immédiatement votre implication présente. Pour un peu, vous prendriez vos jambes à votre cou pour vous enfuir, pour échapper à ce que, à présent, vous redoutez le plus au monde. En mettant les pieds sur Derisor, Bristica s’était mise à trembler ce qui ne lui arrivait pas souvent. Elle s’était sentie vulnérable comme jamais auparavant et ce n’était pas seulement dû à sa longue captivité forcée au sein du navire impérial, non, ça, elle l’avait anticipé. Elle avait travaillé sur son retour à une certaine indépendance, à une certaine liberté. Non, c’était bien autre chose. C’était cette plongée dans l’inconnu, une situation qui avait fait l’objet de son déni jusqu’à maintenant. Elle comprenait enfin pleinement qu’elle était devenue une cible évidente, un enjeu entre des gens qu’elle ne soupçonnait même pas, qu’elle avait été transformée tout à coup et par sa faute en une espèce d’abstraction sacrificielle. Une morte en sursis, plutôt, et cela… si on ne lui réservait pas pire. Elle s’en voulait absolument d’avoir été faible, d’avoir été lâche. Et elle en voulait aussi à Vliclina de l’avoir écoutée, de lui avoir cédé, de ne pas avoir su lui dire non. À présent, il lui fallait assumer ce qui, à ses yeux, ressemblait à une sorte de suicide. La chronique d’une mort annoncée. Une folie.

       Bristica regarda autour d’elle. Le cube de vie modeste, le mobilier rudimentaire et quelconque, l’environnement médiocre. Tout cela tranchait avec le luxe insolent du navire spatial dont elle avait été l’hôte quelque peu forcé durant de si longs jours. Un luxe auquel – elle devait bien l’admettre à sa grande honte – elle s’était facilement habituée. Justement, la banalité de son habitat actuel était la meilleure réponse à son besoin d’anonymat, à la nécessité pour elle de se perdre, ignorée, dans une foule de scientifiques standardisés. Ça et le fait éminemment rassurant que les droïdes grésiques avaient transformé son apparence au point qu’elle ne se reconnaissait plus elle-même. Par l’inhalation d’une substance dont elle n’avait jamais entendu parler, la nuance violette de sa peau (dont elle pensait à juste titre que cela faisait partie de son charme) avait été transformée en une teinte crème orangé qu’elle trouvait très quelconque… ce qui était bien le but recherché. Les traits de son visage avaient été subtilement modifiés et jusqu’à sa silhouette qui avait été astucieusement retouchée. Elle ne souhaitait qu’une seule chose : retrouver ses traits d’avant lorsque son aventure dans l’inconnu serait terminée, ce qui lui avait été formellement assuré. En réalité, et à y bien réfléchir, en dehors des probables fonctionnaires en immersion autour d’elle mandatés par le troisième assistanat pour assurer sa sécurité, et cette bonne vieille Galène, personne, absolument personne ne pouvait savoir qui elle était vraiment. La panique du début s’estompa vaguement. Bristica savait qu’il suffirait de peu pour qu’elle revienne impitoyablement mais pour l’heure… Allez, il ne lui restait à présent plus que l’essentiel, ce pour quoi elle avait fait tout ce chemin : le plaisir de participer à l’aventure de Derisor. Une récompense bien méritée pour quelqu’un qui avait comme elle tant donné à la connaissance scientifique.

       Un bourdonnement léger la tira de ses réflexions. Bristica se retourna vers la porte de son cube de vie. L’écran qui en recouvrait la partie supérieure venait de s’animer, affichant grandeur nature le visage de son assistante. La quanticienne l’effleura d’un revers de la main pour s’identifier à son tour.

            - On vous attend dans le hall d’entrée, déclara Galène sans attendre. Vous savez, cet après-midi, avec le groupe, on a décidé de repérer les endroits qui nous intéressent… Venez vite parce que, comme vous savez, les places pour les conférences sont comptées et les premiers arrivés seront les premiers servis. Enfin, je veux dire qu’on pourra discuter les choix qui… Vous venez ?

                - Je suis en bas dans deux minutes !

       Galène avait déjà coupé le contact. Elle paraissait surexcitée et Bristica qui jusqu’à présent était plutôt apathique s’en sentie toute ragaillardie. C’était son assistante qui avait raison : elles étaient sur Derisor pour se distraire. Des conférences, des visites dans différents striamirs [2] mais aussi des restaurants, des spectacles divers, bref tout un monde distinct de leur quotidien spatial. Des occasions à ne certainement pas manquer ! Elle s’empara de son ordiquant de bras négligemment abandonné sur le petit biodiv qui faisait face au lit escamotable et se précipita vers la porte de son appartement qui s’ouvrit en chuintant à son approche.

      

     

       La pièce n’était pas très grande pour une salle de réunion. Son mur qui faisait face à la grande baie vitrée voyait ses couleurs et sa forme sans cesse se modifier mais sans ostentation : des nuances de gris qui se chevauchaient jusqu’à former des figures nouvelles apparues presque sans qu’on n’y prenne garde, accompagnées de faux-reliefs qui donnaient une impression de fuite vers d’autres horizons, et, au bout du compte, une sensation d’infini relatif. L’étroitesse du lieu reculait alors sous l’emprise des trompe-l’œil. Luoi ne percevait rien de cette salle de réunion où elle se trouvait, seule, isolée, depuis la fin de la conférence du triumvirat deux heures plus tôt. Elle ne pouvait penser qu’à une seule chose. Une seule ! Elle était coincée. Elle n’arrivait pas à envisager le moindre moyen de s’en sortir. Il n’y avait personne pour l’aider ou pour ne serait-ce même que l’écouter. La comprendre. Partager un peu sa peine infinie. Un trouble intense qui n’était pas un chagrin profond ou un grave désarroi comme ceux qui peuvent s’emparer d’un bionat confronté à une situation sans issue, quand celui-ci, perdu, désespéré, se jette contre les grilles de sa prison et cherche à se fracasser la tête pour mettre fin à une souffrance absolue. Non, Luoi était un biocyborg, quelqu’un qui, face à une situation extrême, réagissait de façon contrôlée, raisonnée. Enfin, en principe parce que pour la première fois de  sa vie, elle doutait des capacités de son cerveau à appréhender son vécu actuel. Elle était même un biocyborg de la dernière génération - appellation qu’elle détestait - mais qui signifiait aux yeux des autres qu’elle était sortie il y a peu de la Maison Du Père où elle avait été conçue. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle elle avait été choisie pour s’occuper de la carrière de Groal. Ce que ses employeurs lui avaient présenté comme une mission mais qui, à ses yeux si raisonnables, était tout simplement un travail. La directrice du triumvirat dont les membres représentaient la division ID (Investigation et Discipline) de la CFS avait néanmoins insisté lourdement et à plusieurs reprises : elle avait « failli à sa mission ». La pire chose qui pouvait arriver à un agent spécial de la CFS comme elle. Plus qu’une trahison, de l’incompétence. Et Luoi savait exactement ce que cela signifiait : l’effacement définitif. Sans autre forme de procès. Elle ne discutait pas la sentence. En un sens, c’était vrai, elle avait échoué mais elle ne comprenait ni où, ni pourquoi et ce mystère la taraudait.

       Immédiatement déchargée de l’enquête qui avait suivie la mort de « l’Ange », elle avait quand même pu se tenir globalement au courant de l’avancée des choses grâce aux quelques amis proches qui lui étaient restés dans l’organisation. De chercher à savoir l’avait un peu soutenue durant les quatre jours qui avaient précédé son passage en commission de discipline. Le prédicateur Groal avait été « implosé » par une sarvie, cet horrible petit robot, pas plus grand qu’une plume d’oiseau-lyre qui, une fois introduit dans la circulation générale d’un bionat (ou d’ailleurs d’un biocyborg) entraîne une soudaine et extraordinaire hypertension artérielle qui, la plupart du temps, provoque, en même temps que l’arrêt cardiaque immédiat du sujet, l’issue fulgurante de la masse sanguine par tous les orifices naturels donnant alors cette image insupportable d’implosion globale (en réalité une explosion). On lui avait présenté l’hologramme du corps du prédicateur supplicié et son cerveau pourtant bien équilibré avait été ébranlé par la vue, sur fond de peau éclatée et couverte de sang séché (tous les vaisseaux sanguins de l’épiderme avaient explosé), des orbites creuses de l’homme puisque ses yeux avaient été éjectés par la force de l’impact interne. Abominable. Mais une question était restée sans réponse : quels étaient les auteurs de cet attentat ? Cela ne semblait pas préoccuper plus que cela ses accusateurs. Eux ne voyaient, ne savaient qu’une chose : les troubles qui avaient suivi l’assassinat du prédicateur avaient déjà entraîné de nombreux morts et l’instabilité dans les systèmes stellaires de Lommis et de ses proches voisins avait été telle que les militaires impériaux avaient été obligés de revenir pour maintenir l’ordre. Un désastre. Les trois membres de ce tribunal plus ou moins improvisé en imputaient toute la responsabilité à elle, Luoi, comme si sa seule présence incompétente avait pu aboutir à la déstabilisation d’une partie de la Galaxie. C’était certainement lui faire trop d’honneur. Mais au delà des critiques en partie justifiées, Luoi comprenait qu’elle n’était qu’un pion, pire un bouc émissaire. En réalité, elle n’avait jamais eu la moindre chance car, elle en était à présent certaine, elle avait été piégée dès le départ.

       C’étaient les raisons pour lesquelles elle savait qu’elle jouait réellement son avenir immédiat. Luoi marchait mécaniquement de long en large et, malgré le calme apparent de son visage, cela traduisait une nervosité extrême pour une biocyborg comme elle. Chaque trente secondes ses pas la ramenaient vers la table haute autour de laquelle s’était réunie la commission : au moment de quitter la pièce, en retard sur les autres qui sortaient, la directrice du triumvirat l’avait regardée avec tristesse comme pour lui signifier que, elle au moins, elle comprenait le sort contraire et le discrédit qui la frappaient, qu’elle aurait sans doute voulu agir autrement mais qu’elle ne pouvait rien. Biocyborg comme elle, la femme avait délicatement posé un coffret translucide bleuté sur un bord de la table haute puis, comme prise de remords, s’était presque enfuie, la laissant seule face à une cloison qui se refermait. Luoi savait ce qu’ils voulaient : qu’elle et elle seule décide de mettre fin à ses jours, prouvant ainsi par cet acte définitif, surtout pour un biocyborg, qu’elle endossait toute la culpabilité d’avoir failli, qu’elle reconnaissait toute sa responsabilité de n’avoir pu empêcher comme elle l’aurait dû le crime abject qui endeuillait cette partie de la Galaxie. C’était injuste et tous le savaient. L’attentat n’avait pu se préparer que de l’intérieur. Luoi avait été trahie, jouée, attirée dans un traquenard et elle devait à présent en assumer les conséquences. Elle s’arrêta devant la table. Le coffret semblait la narguer. Elle savait parfaitement ce qu’il contenait : une capsule de varinium, un neuroparalysant puissant qui, dès qu’absorbé, interrompait toutes communications en détruisant les fentes synaptiques des cellules nerveuses concernées. Il suffisait de broyer entre deux doigts la capsule de produit et de s’imprégner la peau. Facile, indolore et irréversible. Mais elle ne pouvait pas s’y résoudre. Sacrifier une jeunesse quasi-éternelle, un avenir s’étendant peut-être sur plusieurs centaines d’années, tant d’espoirs et de bonheur anticipé, tout cela pour assurer la tranquillité de quelque décideur politique dont elle n’avait jamais entendu parler. Non, elle ne pouvait pas s’y résoudre. C’était pourtant la seule issue qui pourrait lui donner l’impression fallacieuse d’avoir une sorte de choix. De toute façon, on ne la laisserait jamais en vie. La vérité, c’est qu’elle était morte avec Groal. C’était ça la vérité. Alors le varinium… Une solution élégante… qui arrangeait tout le monde… Mais elle ne pouvait pas s’y résoudre. Elle reprit sa marche.

      

     

       La confirmation d’un projet de contact entre Bristica et un universaliste important fut effectivement transmis à Vliclina par Vora Lickner mais l’Impériale avait déjà pris sa décision : elle avait autorisé plusieurs jours auparavant Bristica à se rendre sur Derisor afin d’y réparer son enthousiasme émoussé. Elle savait qu’elle jouait gros : si l’inconnu finissait par « retourner » la Farbérienne (peu probable) ou arrivait à la soustraire par un moyen quelconque au contrôle de l’Empire, elle risquait tout simplement sa carrière, voire pire. Toutefois, Vliclina n’hésita pas longtemps. Prendre au piège un ennemi appartenant très certainement au premier cercle des Universalistes était plus que tentant : nécessaire. Parce que, il fallait bien l’admettre, les services d’éclairage qui étaient sous ses ordres étaient fort mal renseignés sur ces ennemis dont certains, peut-être, la rencontraient et la saluaient chaque jour. Le jeu en valait donc la chandelle. Bien que source de préoccupation réelle et permanente, ce n’était toutefois pas cela qui tourmentait le plus l’esprit de l’Impériale. En réalité, elle s’interrogeait surtout sur les contacts potentiellement établis entre son agent stenek spécial sur Soulika, notamment l’approche des éléments du groupe 107 qu’il lui avait rapportée. Cette éventualité la laissait perplexe et elle se demandait s’il ne fallait pas qu’elle intervienne plus directement avec des professionnels de l’éclairage de son département : toutefois, le duo formé par Rogue et la représentante de la CPI « minoritaire » avait été choisi par ces étranges correspondants et c’était peut-être là que résidait l’éventuel aboutissement des contacts. Beaucoup de questions sans réponses. Un casse-tête. Et puis, outre les multiples dossiers qu’elle devait gérer au quotidien, voilà que venait se greffer depuis peu l’assassinat d’un prédicateur de Lommis Gamma, planète d’administration quadrantale des plus banales. Elle n’avait jusqu’alors que suivi d’assez loin l’agitation en question mais, depuis la mauvaise humeur d’Alzetto forcé de redéployer quelques troupes d’active là-bas, elle soupçonnait que l’affaire n’était pas aussi simple qu’il y paraissait. Contrairement à son projet initial de rencontrer discrètement sur Mars certains dignitaires religieux qu’elle savait dignes de confiance, elle préféra se consacrer à une prise de contact avec ses principaux chefs de groupe afin d’en savoir un peu plus sur les dossiers stratégiques en cours mais surtout une façon pour elle de se rapprocher d’un terrain qu’elle avait négligé récemment. Ces chefs de groupe étaient au nombre de cinq et, délaissant l’habituelle approche holographique, elle décida de les recevoir en chair et en os dans son appartement de travail personnel au central du 3ème assistanat. Ce fut son troisième varig[3] qui lui fit comprendre combien elle avait eu raison de bousculer son emploi du temps.

     

      

       Au premier décroché du minicargueur, malgré son entraînement accompli, Silovan rentra la tête dans ses épaules ce qui, en raison de son lourd équipement, ne fut heureusement pas perçu par son entourage. Comme à chaque fois qu’il s’apprêtait à vivre une expérience stressante, il avait mal à sa main droite, une sorte de rhumatisme psychosomatique qu’il connaissait bien. Il se pencha pour regarder à travers le hublot. Rien à observer à part l’obscurité de l’espace à peine tachée de quelques rares étoiles. Indifférentes les étoiles. Des minicargueurs comme celui qui le transportait, il devait pourtant y en avoir une bonne douzaine et, de les savoir si près mais totalement invisibles, le rassura un peu. Le vaisseau de ligne ennemi, cible de leur opération, se trouvait certainement devant eux et donc non visible de son siège. Et c’était tant mieux car son immense silhouette l’aurait sans doute fortement impressionné. La visière de son casque affichait en superposition l’état d’avancement de la mission : dans deux minutes, ils seraient sur zone et… La noirceur extérieure s’illumina tout à coup quand, dans le même temps, il sentit un nouveau mais plus intense hoquet du véhicule de transport. Durant une milliseconde, il pensa que c’en était fini avant même qu’ils n’aient commencé mais ce n’était que les contremesures destinées à couvrir leur avancée qui venaient d’être détectées par la défense automatique du vaisseau ennemi. Il regarda ses compagnons. Il ne pouvait pas voir leurs visages et c’est à leur immobilité de statue et à leurs bras comme soudés à leurs genoux qu’il saisissait leur angoisse partagée. À l’exception, évidemment, de Rascoal qui, affalé en arrière sur sa banquette, voulait donner un exemple de décontraction totalement surfait. Normal : le gars venait de Preston [4] et se croyait obligé de marquer sa différence. D’ailleurs, il avait toujours… La visière de Silovan venait de passer au rouge. Vingt secondes avant l’arrimage. Vingt secondes ! Il sentit son harnais de maintien se rétracter et comme les autres commandos, il se leva, attrapant de sa main droite la poignée haute correspondante. Le cargueur allait s’arrimer à la coque du vaisseau impérial, la cloison isolante de proue se collant à la paroi ennemie tandis que les puissants faisceaux-laser de la déchiqueteuse commenceraient immédiatement leur travail de percement. Encore quelques instants à attendre – cela dépendait de la résistance de la paroi – et la cloison qui les séparait du compartiment avant et de la déchiqueteuse s’effacerait, leur laissant le champ libre pour pénétrer dans le vaisseau ennemi.  C’était à cet instant que les choses sérieuses débutaient.

     

     

       La déchiqueteuse avait pris comme repère d’effraction des sas de maintenance du vaisseau dont la résistance était forcément moindre. Le premier obstacle que rencontra, dès l’ouverture, le groupe de Silovan furent les droïdes de surveillance heureusement vite neutralisés par un kochevi [5] habilement manié par leur lieutenant. La suite fut moins facile : deux des commandos furent proprement hachés par une mitrailleuse sentinelle automatique s’activant aux mouvements non autorisés et dont la présence fut une réelle surprise. Deux grenades à étouffement judicieusement lancées en eurent raison mais cet obstacle imprévu leur avait fait du mal… Ne pas réfléchir, avancer. La tâche de Silovan était simple : s’aventurer dans les entrailles du vaisseau ennemi le plus loin et le plus longtemps possible ; si tout se déroulait comme anticipé, de nombreux autres groupes d’assaut comme le leur devaient s’introduire en ce même instant mais seuls quelques uns d’entre eux avaient pour mission de s’emparer ou au moins de neutraliser le commandement général du navire de guerre de l’Empire : tous les autres n’étaient que diversion. Cela ne plaisait guère à Silovan d’être considéré comme un outil de diversion, lui qui, en rejoignant les troupes confédérées bien avant le changement de régime, avait longtemps attendu de prouver sa réelle valeur. D’un autre côté, être une force d’appoint présentait l’avantage, en théorie du moins, d’être moins exposé. Il fallait avancer.

       Une mauvaise sueur coule le long du corps de Silovan, heureusement immédiatement neutralisée par la climatisation de sa combinaison de combat et sa main droite lui fait vraiment mal mais cela ne l’inquiète pas : quand il aura besoin d’elle, elle ne faillira pas. Le lieutenant réorganise ses cellules d’assaut puisque les deux morts n’étaient pas affectés ensemble et qu’il faut donc refaire les binômes. Silovan, lui, depuis le début, sait qu’il est en binôme avec Rascoal, le Prestonien. Il attend, immobile, anxieux, raide comme un grajane devant un tournier agressif, que leur chef leur donne l’ordre de séparation. Rascoal se rapproche de lui et lui indique le fond de la salle d’entrepôt : c’est bien par là qu’ils doivent commencer leur progression. Le lieutenant est déjà parti et les autres binômes se dispersent. Sur sa visière, Silovan suit sa progression sur une carte en superposition mais il s’agit d’un plan général de ce type de vaisseau ennemi et rien ne dit que celui-ci n’a pas été modifié. La vigilance est donc de mise, à chaque seconde, à chaque mètre parcouru, nul besoin de le lui rappeler. Il a laissé Rascoal ouvrir la marche mais il le suit de près, attentif à tout. Des couloirs, des escaliers, des coursives, des salles désertes à l’exception de quelques droïdes d’entretien qu’ils prennent soin d’ignorer : le décor est bien celui d’un vaisseau de guerre, tout à fait semblable à celui qui les a amenés. Seule différence, l’emblème du globe terrestre phosphorescent sur fond bleu-nuit entouré de ses deux éclairs d’argent qui semble les narguer un peu partout. Première alerte. Rascoal crie quelque chose dans son casque et se laisse tomber à terre. Silovan n’a rien compris mais se laisse tomber lui-aussi. Une décharge de triglon vient d’éroder la cloison derrière lui : il l’a échappé belle. Rascoal rampe et il le suit. Son compagnon lui fait signe de s’écarter sur la droite et d’être particulièrement attentif. Silovan lève son pouce gauche puis positionne son fusil-laser d’assaut. Rascoal fait un roulé-boulé en tirant n’importe comment avec son incandescent. Sa ruse réussit : l’ennemi, caché à l’angle du couloir, s’est avancé et Silovan lui éclate la tête. Quelques secondes d’attente. Rien. L’homme devait être seul. Rascoal se redresse et Silovan le rejoint. Ils reprennent leur progression.

       À plusieurs reprises, ils ont senti le vaisseau vibrer profondément comme s’il était touché par des projectiles et c’est certainement bien le cas. Les forces confédérées défendront Mez-Antelor jusqu’au dernier de leurs soldats a seriné la cellule de communication de leurs forces armées, encore et encore. Les impériaux se casseront les dents sur leurs défenses, Silovan en est convaincu et il en est d’ailleurs une preuve vivante puisqu’il est lui-même à bord d’un vaisseau ennemi pour y faire un maximum de dégâts. Enfin s’il le peut. Ils avancent dans un long couloir puis une grande salle oblongue parsemée d’un côté par des alvéoles hyper-éclairées. Sa visière ne l’a pas trompé : ils atteignent un poste de combat, des canons, des lance-torpilles, des tubules-laser sont devant eux mais aussi des dizaines d’ennemis… Ils entendent des détonations, les chuintements grésillés caractéristiques des éclateurs de poing, des cris divers : certains des leurs ont déjà engagé le contact. Ils s’avancent, demi-courbés, prêts à s’aplatir si besoin. L’explosion est si intense que, au début, Silovan, sourd tout à coup, se laisse tomber à terre mais presque aussitôt l’enfer se déclenche. La lumière omniprésente jusque là disparait à l’exception de grandes flammes orange et bleues qui ne durent pas. Une force incroyable attire Silovan vers l’avant, vers le poste de combat dont les alvéoles sont à présent aveuglées. Il tente de résister, d’appeler Rascoal. Il voudrait attraper sa lampe ventrale pour comprendre ce qu’il se passe mais il est comme aspiré par cette force inconnue. Il crie, se débat, essaie de s’accrocher au moindre objet fixe et il comprend soudain. Le vaisseau a dû être touché par une torpille magnétique ou un truc du genre qui a explosé une partie de la coque d’où la décompression soudaine. Il sait que ces énormes vaisseaux spatiaux sont compartimentés et que, déjà, des portes automatiques ont condamné l’endroit où il se trouve. Durant quelques brefs instants, il arrive à s’accrocher par la main droite à une espèce de rampe mais la pression est terrible et il sent qu’il ne pourra pas se retenir longtemps. Toutes sortes d’objet prennent de la vitesse autour de lui pour s’échapper vers le vide. Dans sa trajectoire folle, une caisse vient lui heurter le genou gauche avant de disparaître dans la nuit. La douleur remonte jusqu’à sa hanche et lui fait pousser un cri étouffé dont il sait qu’il ne sera pas entendu car ses liaisons radio avec les autres, avec Rascoal sont coupées. Contre la rampe, son gant se comprime, il est sur le point de se déchirer peut-être. Silovan, au bord de la panique, repère un autre point d’attache, un trépied de décharge qu’il lui faut saisir par une de ses trois barres d’ancrage. Là, il pourra attendre l’égalisation des pressions lorsque tout l’air aura évacué l’endroit. Il peut tenir : sa combi a pris le relais, trente minutes d’oxygène, une dizaine de minutes dans le froid absolu. Suffisamment pour trouver un moyen de quitter le compartiment ou, au pire, d’attendre dans un quelconque endroit protégé qu’on vienne le chercher, ami ou ennemi. Il ferme les yeux, les rouvre, prend son inspiration et lâche la rampe. Le trépied est à deux mètres. La force l’attire vers lui. Il tend sa main gauche pour le saisir. L’extrémité de son gant cogne contre le métal et sa main rebondit. Il n’a pas le temps de lancer son bras droit, le trépied est dépassé et, avant même qu’il ne l’ait réalisé, il est éjecté par le trou béant. Cette fois, il voit enfin toute la masse de son ennemi. Le vaisseau semble intact mais il n’est pas seul : toute une flotte composée de vaisseaux impériaux et confédérés s’affronte au large d’une planète qu’il n’a jamais visitée, qu’il n’a même jamais vue en talide - ou, en tout cas, il ne s’en souvient pas - mais c’est pour la défendre qu’il va mourir. Car il va mourir, il le sait. Il a parfaitement conscience de son insignifiance dans ce capharnaüm gigantesque. Il est tout seul. Nul ne sait ce qui lui est arrivé. Une bouffée de haine l’envahit mais qui ne dure pas. Une demi-heure. Il a une demi-heure à vivre. Ses trente dernières minutes. Comment va-t-il les passer ?

     

      

       Lorsqu’il entreprenait une opération, fût-elle de peu d’importance, Gilto en devenait presque obsessionnel, repassant en mémoire encore et encore tous les tenants et aboutissants de la dite-opération. Compte-tenu de son importance, l’approche de la quanticienne Glovenal l’obnubila intégralement durant plusieurs jours jusqu’à en devenir presque paranoïaque. Le service de renseignement de la CFS lui ayant appris par l’intermédiaire de leur agent spécial Vora Lickner que la scientifique devait se rendre incognito sur Derisor, il ne lui restait plus qu’à organiser une rencontre grâce à un contact sur place qui n’était autre que la propre assistance de la Farbérienne. Il planifia en conséquence sa « disparition » du monde des vivants, ne laissant à personne, pas même à Valardi, le moindre indice. Sa première action consista à changer totalement son apparence au moyen de procédés qui rappelaient les techniques grésiques des bionats mais évidemment adaptés au biocyborgs ce qui, au demeurant, était plus facile. En anonymat complet, il contacta des droïdes spécialisés dans ce type d’intervention qui s’intéressèrent à tous les aspects possibles de son apparence. Ils ne purent jouer sur sa taille mais, lui qui était un individu plutôt mince, voire maigre pour certains, il devint presque corpulent. Son visage anguleux fut arrondi, sa peau éclaircie d’une simple nuance mais qui faisait toute la différence et ses cheveux teints en blond pâle et coupé courts. Lorsqu’il se regarda dans un miroir, il dut se rendre à l’évidence : il ne se reconnaissait plus du tout. La deuxième partie de sa transformation consista à apprendre – et parfois se faire mentalement implanter – des gestes et des attitudes propres à son nouvel aspect tandis qu’on chercha à lui effacer certains comportements trop spécifiques acquis au fil des années. Il s’étonna d’arriver à un résultat aussi complet en moins d’une dizaine de jours. Satisfait de sa nouvelle apparence, il entreprit sa deuxième action : contacter sur Mez Antelor l’unique correspondant qu’il avait choisi, le Professeur Drimed, spécialiste reconnu et respecté de Prospective générale qui présentait l’immense avantage d’être un universaliste convaincu. Gilto devint alors son troisième « aide technique », un poste actuellement vacant à l’École de PG spécialisée de Mez Antelor où officiait normalement Drimed. Compte tenu de l’occupation confédérée et des combats s’en rapprochant, on risquait peu d’y enquêter. Il ne lui restait plus qu’à se rendre sur la lointaine Derisor pour y rencontrer celle qui était la responsable de ses transformations physiques et mentales : selon ses informations, il était parfaitement dans les temps puisque la quanticienne venait de débarquer sur la planète pour des vacances studieuses. Il restait à présent à la convaincre. Avec un peu de chance et beaucoup de persuasion, Gilto estimait que son dessein avait de bonnes chances d’aboutir.

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    [1]  Shorpe : sorte de casemate mobile souvent enfoncée dans le sol et que les unités du Génie peuvent déplacer en fonction des opérations en cours. Elle est en principe défendue par des droïdes.

    [2] Striamirs : sorte de musées interactifs thématiques. Certains d’entre eux ont fait la notoriété de Derisor.

    [3] Varig : responsable en premier d’une division opérationnelle du 3ème assistanat impérial

    [4] cinquième des planètes composant la confédération (par ordre d’importance : Vargas, Alba-Malto, Rhesis, Carsus, Preston, Xang)

    [5] Kochevi : système de neutralisation de la majorité des modèles de droïdes par émission d’ondes de très haute fréquence



     


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  • Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

     Sujet :                                    Point de Convergence

    Section :                                Prospective générale

    Références extrait(s) :          tome 128 (11-14 ; 116-123 ; 496-512)

    Sources générales :             tomes 128 à 131

    Annexe(s) :                                            

     

      

    …/… car le but de toute analyse prospective est d’identifier une orientation probabiliste de l’avenir. Cette « quête d’avenir » (selon la formule consacrée d’Algenor Aldrix) peut prendre pour sujet aussi bien les perspectives futures d’une entreprise commerciale ou d’un projet artistique que la situation politico-économique d’une planète donnée, voire de la Galaxie elle-même. On comprend évidemment que, plus la cible visée est d’importance, plus nombreuses sont les données à exploiter par l’informatique quantique et plus difficile la mise en place des processus de recueil et d’analyse qui…/…

     

    …/… il existe autant de points de convergence que de situations étudiées (faillite d’une société commerciale, probabilité d’une découverte scientifique, éventualité d’un changement de régime politique et/ou d’une rivalité armée, concurrence entre deux systèmes économico-politiques, etc.) mais un seul point de convergence une fois la cible désignée, ce qui explique le caractère unique de toute méta-analyse…/…

     

    …/… d’où la réalisation d’une méta-analyse regroupant un maximum de données pertinentes. C’est seulement lorsque celle-ci est dûment complétée que les calculs probabilistes pourront être effectués et conduiront à l’identification d’un repère temporel au-delà duquel l’essentiel de l’évolution prévisible ne pourra plus être sensiblement modifié : cette date irrévocable est appelée « point de convergence » par les quanticiens. La méta-analyse est bien entendu continuellement réactualisée permettant alors un réajustement constant du point de convergence et de son intervalle de confiance dans ce que les scientifiques appellent une « clarification tangentielle »…/…

     

    …/… Avant le point de convergence proprement dit, un autre repère fondamental de toute analyse prospective est « l’axe de convection ». Situé en amont dans le recueil de la méta-analyse, l’axe de convection est l’ensemble regroupé (et analysé) de toutes les données prises en compte : à partir de ce point fondamental, les événements étudiés s’orientent dans une direction privilégiée qu’il est alors possible d’identifier. Toutefois subsiste toujours l’éventualité que la direction prise des événements soit modifiée par l’inclusion de nouvelles données. Il ne s’agit donc que d’une « inflexion » de la courbe prévisionnelle qui ne sera rendue quasi-définitive qu’à la date de survenue du point de convergence…./…

     

    …/… des milliards de données diverses qu’il convient d’identifier, de classer selon leur pertinence, d’analyser séparément puis de fusionner en évaluant leurs interactions. Seuls les ordinateurs quantiques les plus performants sont capables de produire un tel travail qui dépend évidemment de la qualité des informations qui sont collectées. C’est à ce prix qu’il est possible d’obtenir un point de convergence digne de confiance et qui…/… 

     

     

     

    7

     

     

         Après toute cette obscurité, l’éclairage brutal lui brûla les yeux et Velti resta quelques secondes interdite, incapable de bouger, de comprendre ce que l’on attendait d’elle. Son gardien lui rappela immédiatement combien elle était insignifiante à ses yeux en lui décochant un méchant coup de pied au genou droit. Elle poussa un gémissement de douleur et s’empressa de se relever tant bien que mal mais déjà le soldat, un Rhésien à ce qu’elle pouvait comprendre, l’avait saisie par le bras gauche et projetée sans ménagement dans le couloir sur lequel s’ouvrait sa cellule. D’autres prisonniers attendaient là, certains en piteux état. La petite troupe se mit en marche, direction les salles d’interrogatoire.

         Pour Velti, l’affaire s’engagea d’emblée fort mal. Cette fois, elle faisait face à une femme procureure de sa propre sarpe. Malto-albienne comme elle, la femme affichait une grimace de dégoût en s’adressant à elle. Elle voulait « tout savoir sur sa trahison » mais n’écoutait rien de ce que pouvait lui dire Velti au point que, au bout de quelques minutes, celle-ci finit par se taire, laissant l’autre déverser sa hargne.

              - Des traîtres à la patrie, j’en ai souvent vus mais pas à ce point, non pas à ce point, crachait la femme d’une voix déformée par la haine. Vous avez collaboré main dans la main avec nos pires ennemis… Ne niez pas ! Avec les plus sombres brutes que craignent même les Impériaux des lignes régulières. Oui, Velti Rav-Den, officier-commando officiellement déchu, dégradé du 127ème escadron d’intervention tactique de la 7ème sarpe de la Confédération. Comment avez-vous pu… ? Comment avez-vous-même osé… ? Vous me dégoutez, c’est vrai, vous m’écœurez mais vous allez quand même nous expliquer ce que vous avez… confié à ce… Stenek. Quoique, comme je vous l’ai déjà dit, il nous a tout raconté puisque – c’est là toute la beauté de l’affaire – c’était finalement l’un des nôtres… Eh oui, l’un des nôtres. Qui, au passage, vous a parfaitement bernée… mais vu votre moralité approximative, ça n’a pas dû être trop dur… Non, taisez-vous, c’est moi qui explique pour ces messieurs, ajouta-t-elle en tournant la tête vers une rangée de probables militaires en civil restés jusque là parfaitement silencieux. Il n’y a rien à récupérer chez vous. Tout est pourri. Je parie même que ce n’est pas pour l’argent… encore que… mais non, chez vous l’argent est secondaire et c’est simplement par haine des vôtres, par jalousie de ceux qui font mieux que vous mais aussi avec la pure bêtise d’un esprit médiocre que vous vous êtes vautrée dans la plus abjecte des trahisons… Une ignominie. Une attitude scandaleuse, innommable. Vous savez quoi ? Normalement on devrait vous traîner devant le Varna mais ce serait trop doux pour une grajane sauvage comme vous. Non, pour vous, blanchiment opérant et effacement comme un vulgaire criminel de droit commun. Ce que vous êtes. Non, pire, bien sûr que vous êtes pire. Vous êtes la honte absolue de notre planète, la lie de la Confédération. Allez, pour moi, ça suffit pour aujourd’hui ! On se reverra très bientôt, vous pouvez y compter, et vous aurez alors intérêt à… Allez, débarrassez-moi de ça, j’aimerais respirer un peu d’air frais, conclut la procureure en faisant signe à l’escorte qui se tenait au garde-à-vous près de la porte.

         Velti fut ramenée sans ménagement dans sa cellule. Elle se laissa tomber à même le sol, se sentant totalement épuisée. Elle comprenait que sa situation était plus que compromise. Le pire était de savoir que ce traitement indigne d’un soldat comme elle, elle le devait à Rogue qui l’avait odieusement trahie et qui devait à présent se pavaner en expliquant à la cantonade comment il était venu jusqu’à Alba-Malto pour la convaincre, puis la séduire et enfin la compromettre. Elle entendait son rire triomphant et sa haine pour l’Impérial s’amplifia. Sa colère et son écœurement étaient au-delà de toute raison. L’écran du plafond, le seul lien avec l’extérieur une fois la porte fermée, s’anima et l’image en 3D d’un biocyborg apparut. Il était habillé en militaire et ne paraissant pas plus aimable que la procureure qu’elle venait de quitter.

              - Debout, allez, debout ! Vous devez marcher en rond dans la cellule où bien on vous passe en psycho. À vous de décider. Allez, marchez. Vous êtes surveillée à chaque instant. On vous dira quand vous pourrez vous arrêter. En attendant, marchez ! Marchez !

         L’écran s’éteignit instantanément et, en dépit de sa fatigue, Velti se releva et entreprit de tourner en rond dans sa cage de pierre. Trop épuisée, elle ne pouvait savoir combien de temps elle avait arpenté sa misérable cellule mais lorsque l’ordre vint enfin de cesser de marcher, elle se laissa tomber contre le mur qui faisait face à la porte à l’ancienne de sa prison. Elle regarda sans le voir l’écran aveugle par lequel elle était censée être continuellement surveillée et s’endormit d’un coup.

         La lumière blanche la réveilla. Elle scruta ses environs immédiats. Des murs également blancs, aucun autre mobilier que le biodiv sur lequel elle était allongée. Sa fatigue avait totalement disparu : avait-elle dormi si longtemps que… la mémoire lui revint soudain. Soulika. Elle était sur Soulika. Ce qu’elle venait de vivre et qui était encore bien présent dans son esprit, n’était qu’un mirage, une mémoire artificielle construite par des droïdes spécialisés qui avaient analysé ses peurs intérieures et ses angoisses cachées afin de lui servir cette soupe incroyable… qui l’avait tant effrayée et même terrorisée, elle devait bien le reconnaître. Jamais elle n’aurait choisi une telle structure si Gordan-Manir… Mais quel plaisir peut-on retirer d’une torture de ce genre ? Elle se demanda si Rogue… De penser à lui fit remonter en elle des flots de haine parfaitement injustifiés : le malheureux n’avait rien à voir avec ce qu’on venait de lui faire vivre à elle. Heureusement, il était prévu qu’elle subisse une nouvelle séance de « désensibilisation » (la première avait été faite sans qu’elle n’en ait vraiment gardé le souvenir) afin de dissoudre les derniers miasmes de haine et de colère liés à son récent exercice. Encore heureux pensa-t-elle sinon… Elle se redressa et son mouvement fut immédiatement perçu puisque la cloison située à sa droite s’effaça pour permettre à un ordimédic de s’approcher d’elle. Encore quelques minutes d’attente et on pourrait passer aux choses sérieuse : la réunion avec l’assistant de la CFS dans un contexte de sécurité totale. Du moins pouvait-on l’espérer car c’était pour cette raison, et elle seule, qu’elle avait eu droit à cette pitoyable mésaventure qui trottait encore – mais heureusement de moins en moins fort – dans les recoins de son cerveau. Le droïde l’obligea doucement à se rallonger avant de vérifier ses constantes. S’assurer également qu’il ne restait rien des vicissitudes psychologiques qu’elle venait de subir. Son cœur s’était ralenti et la sueur qui la submergeait il y a encore quelques minutes était sur le point de s’évaporer définitivement. Un bref séjour dans le cabinet de toilette attenant à la petite pièce et elle serait remis totalement sur pied. Elle sourit au souvenir de la situation désastreuse de son rêve provoqué : c’était donc cela ses craintes les plus profondes ? Passer pour un traître, un déserteur ? Ou était-ce plutôt la trahison des siens et surtout celle de son ami l’Impérial ? Plutôt étrange tout ça. Une pensée la frappa : et lui, c’étaient quoi ses terreurs ? Elle n’en avait aucune idée mais elle savait qu’il n’avouerait jamais rien ce qui d’ailleurs était peut-être préférable. En tout cas, si de nouvelles distractions devaient lui être proposées, Velti savait qu’elle ne toucherait plus, ni de près, ni de loin aux divertissements à caractère psychologique.

     

     

      

         Lipak se redressa à moitié et observa attentivement son environnement proche. Les ruines de la ville donnaient l’impression de s’étendre à l’infini et le soleil orangé, déjà omniprésent, dardait ses premiers rayons, vers l’est, au dessus des toits à demi effondrés. La journée promettait d’être encore chaude, peut-être plus que celle de la veille qui avait déjà battu des records. Il était parfaitement détendu et il comprit tout à coup qu’il était heureux d’être là, vivant, sur cette planète étrangère, au sein de ce capharnaüm de souffrance et de mort. D’ailleurs, qu’aurait-il bien pu faire d’autre qu’être ce militaire capable de délivrer la mort sans qu’on ne le soupçonne, qu’être celui qui, parfois, pouvait réellement faire bouger les lignes, changer le cours d’une bataille et peut-être de l’Histoire ? Bien sûr, il savait qu’il exagérait son rôle, qu’il n’était pas si important qu’il voulait parfois le prétendre mais ça lui plaisait de croire à moitié à ces mensonges de motivation. En tout cas, c’était vrai, qu’aurait-il pu faire d’autre ? Il soupira et revint au déroulement de sa mission. Stenek de la branche très spéciale dite « 2 BS jaune », il faisait partie de ces tireurs d’élite qui sont cargués dans la plus grande discrétion derrière les lignes ennemies afin de chercher à les désorganiser. Comme les autres soldats de sa division, Lipak était capable de tuer un humain jusqu’à quatre, voire cinq kilomètres de distance en terrain découvert grâce à son arme fétiche, un flaster[1] à guidage laser capable d’envoyer un projectile explosif, radioactif ou biocontaminé avec une précision sans pareille. Pour peu, bien sûr, que l’on sache s’en servir. En zone escarpée ou urbaine, on ne pouvait évidemment pas tirer aussi loin et il fallait donc se rapprocher des cibles potentielles. En revanche, le sniper était alors mieux protégé qu’en terrain découvert parce qu’il pouvait rapidement se dissimuler avant de s’exfiltrer prestement par un itinéraire choisi à l’avance. La vertu de ce genre de soldat était donc double : l’habileté du tireur, évidemment, mais aussi la promptitude à disparaître du champ d’intervention en abandonnant un adversaire surpris et impuissant. Lipak le savait : un soldat comme lui était un véritable poison pour les lignes arrière ennemies. Pas étonnant dès lors que le dit-ennemi fasse l’impossible pour se débarrasser d’une nuisance dans son genre. Une fois capturés il savait le sort qui était réservé aux soldats de sa trempe : pas de prison plus ou moins sévère et encore moins d’échange contre des soldats de même nature que lui, non, l’effacement pur et simple, rapide, immédiat, parfois agrémenté de quelques tortures bien senties, selon les actions qui lui seraient reprochées. C’était le prix à payer pour son type d’activité.

         Il s’était séparé de ses cinq compagnons aussitôt après la dépose de nuit et avait progressé d’abord dans une campagne monotone et indifférente avant d’atteindre les premiers contreforts de la ville pour s’y fondre. Peu de soldats ennemis rencontrés en cours de route mais cela ne voulait rien dire. Lipak savait que la ville était d’importance stratégique et qu’elle ne tomberait pas facilement, en tout cas pas par une simple avancée de droïdes. Et d’une certaine manière, c’était à lui de faciliter le terrain pour les troupes régulières que les Confédérés attendaient certainement de pied ferme. Lipak avait tout d’abord consacré un temps d’observation indispensable à repérer les objectifs à atteindre, c’est-à-dire les gradés de l’armée ennemie ou les soldats de postes stratégiques. Il était certain d’avoir devant lui quatre à cinq jours avant de courir des risques inconsidérés. La première journée, il la passa à prendre ses marques, à repérer des positions de repli, à cataloguer et trianguler ses cibles. C’est comme ça qu’il put localiser une relève régulière de la garde confédérée et abattre un officier supérieur. En pleine nuit et à près de quatre cent cinquante mètres. Pas si mal pour cet environnement de ruines et de débris disparates. Il avait immédiatement abandonné ce qu’il appelait son surplomb, en fait ici le quatrième niveau d’un immeuble dévasté lors d’une quelconque offensive. Treize minutes pour se mettre à l’abri plusieurs centaines de mètres plus au sud dans un égout repéré à l’avance et désaffecté depuis longtemps. Il s’était tranquillement endormi après avoir ingurgité sa ration de survie du deuxième matin ; il faisait toute confiance à sa combi antimag qui, portée à même la peau, le rendait invisible aux radiants adverses : une strappe laissait plus de traces sur leurs écrans que lui.

         Il les repéra peu avant midi, trahi par leur manège stupide de militaires forts-en-gueule et volontiers bravaches qui n’hésitaient pas à se montrer à découvert. Sauf que ce n’était pas des militaires. Dès le premier coup d’œil au travers de sa lunette de visée, il avait reconnu le désordre vestimentaire de mercenaires en marge d’une armée régulière. Rien d’intéressant. Ce n’était pas son problème et il décida de passer à autre chose. Il avançait lentement en direction d’un point d’appui périphérique ennemi repéré par les drones avant son carguage et où, en position immobile et à condition d’être raisonnablement patient, il finirait bien par trouver une cible acceptable. Il revit les trois mercenaires dans le courant de l’après-midi mais les circonstances furent radicalement différentes. La chaleur était intense et la lumière aveuglante malgré les lunettes de protection. Cette fois, les individus malmenaient une fine silhouette qui, avec le grossissement optique adéquat de son blook-laser, se révéla être celle d’un vieillard n’ayant pas voulu ou pas pu quitter la ville au début des combats. Lipak leva les sourcils de surprise lorsqu’il vit un des trois hommes tirer à bout portant sur le vieux à l’aide d’un éclateur ou d’un triglon, difficile à dire. Le vieux s’écroula et, comme subitement pris d’une crise de rage, les trois individus se mirent à rouer de coups et à piétiner ce qui n’était plus qu’un cadavre. Voilà une attitude pour le moins étrange, pensa Lipak qui envisagea une consommation excessive d’aucladienne chez les trois fripouilles. Mais ce n’était toujours pas son problème. Il parvint jusqu’à ce qui ressemblait au point d’appui indiqué par le drone vers la fin de l’après-midi. Son périple n’avait pas été simple : il avait dû passer une heure totalement immobile dans le recoin d’un escalier effondré qui jouxtait un PAMA hors d’usage. Quelques instants plus tôt, il avançait prudemment en étudiant toutes choses se trouvant sur son chemin à venir lorsqu’il avait repéré une patrouille confédérée. Il s’apprêtait à décrocher quand il entendit les bruits de voix provenant de la direction inverse. Piégé ! Il décida de défendre chèrement sa peau. Il avait longuement réfléchi à ce genre de situation et s’était promis de ne jamais tomber vivant aux mains de ses ennemis quels qu’ils soient. Mais Bergaël devait veiller sur lui car les deux groupes firent leur jonction à quelques mètres de sa cachette de fortune et relâchèrent aussitôt leurs efforts d’exploration. Les soldats se mirent à rire et à parler fort avant de s’éloigner ensemble dans la même direction. Lipak attendit un long moment afin d’être certain puis se dirigea rapidement vers le point d’appui confédéré.

         Lipak observa longuement le cube double qui desservait un bâtiment plus important en partie souterrain et utilisé comme point de relai pour la logistique ennemie. En fait, les soldats présents sur le lieu faisaient certainement partie des services d’intendance ce qui était au moins aussi intéressant que le harcèlement d’un service d’active, d’ailleurs souvent plus prompt à riposter : faire douter ceux qui assurent le confort des militaires, c’était s’en prendre à toute l’armée ! Puisqu’il n’aurait droit qu’à deux – ou s’il avait de la chance – trois coups, il était impératif de sélectionner avec soin les cibles. Or, depuis que des snipers opéraient dans leurs lignes arrières, les Confédérés avaient demandé à leurs soldats de faire disparaître tous les signes distinctifs susceptibles d’évoquer un ordre hiérarchique, une façon de rendre plus difficile l’identification des officiers ou des membres des forces spéciales. Lipak, tantôt avec son blook-laser, tantôt avec la lunette du flaster, chercha à décrypter l’organisation ennemie. Il comprit assez rapidement qu’il avait affaire à une sarpe vargassienne mais eut plus du mal à identifier les décisionnaires. Il arriva finalement à isoler deux individus : leurs gestes volontiers incisifs ressemblaient indéniablement à ceux délivrant ordres et consignes mais ils n’étaient jamais ensemble et ce n’était certainement pas un hasard. L’ouverture – comme il aimait à appeler cet instant si particulier – survint à 4 heures 63 selon les indications de son viseur : un convoi de trois blindés légers  se présenta à l’entrée magnétique du point d’appui qui unissait les deux cubes et, chance inespérée les deux supposés officiers en charge se présentèrent ensemble. Malgré son corps en partie engourdi par sa longue attente, Lipak n’hésita pas et appuya sur la gâchette digitale de son flaster qui émit un chuintement presque inaudible. Une des deux silhouettes s’effondra instantanément. Lipak modifia légèrement sa ligne de mire et fit exploser la tête du deuxième officier qui n’avait sans doute pas encore compris ce qu’il venait de se passer. Pour faire bonne mesure, le sniper tourna son arme en direction d’un des soldats qui avait émergé du premier véhicule mais il sut immédiatement qu’il avait manqué cette nouvelle cible. Sans plus s‘attarder, il se releva de quelques centimètres et démonta son flaster en deux parties qu’il introduisit dans sa dorsale de stockage. Les Confédérés commençaient à peine à s’activer et à chercher d’où étaient venues les charges mortelles qu’il dévalait les quelques marches du bâtiment lui ayant servi de poste de guet. L’ennemi allait bien entendu finir par déterminer l’origine des tirs – leurs balisticiens étaient experts en la matière – mais il serait alors à plus d’un kilomètre de là.

         Encore deux jours à errer à la recherche de nouvelles proies et Lipak s’éloignerait lentement des lieux de sa mission pour demander une exfiltration bien méritée. Il passa une nuit des plus paisibles dans un recoin extérieur d’une sorte de hangar encore presque intact – il dormait dans un lieu fermé le moins souvent possible – et se mit en route peu après le lever du soleil orangé après avoir avalé sa ration de troisième matin et satisfait quelques besoins naturels. Il avançait, par petits bonds successifs, toujours à demi baissé, ne se redressant qu’à l’abri d’un mur ou d’une végétation pour observer attentivement son chemin à venir. C’est alors qu’il revit les trois mercenaires : à l’angle d’une cour intérieure aux murs partiellement détruits, ils étaient affalés sur des sacs et des couvertures de fortune où ils avaient manifestement passé la nuit. Lipak décida de tracer son chemin en effectuant un large demi-cercle qui l’éloignerait du trio car cela aurait été un comble que ces trois soudards soient à l’origine de sa capture ! Quelques minutes plus tard, il était à une centaine de mètres de la petite cour et il jeta un dernier coup d’œil sur les racailles avec son blook-laser pour s’assurer de ne pas avoir été repéré. C’est alors qu’il découvrit certains détails qui lui avaient initialement échappé : les birjads n’étaient pas seuls. Un peu plus loin se trouvaient les cadavres de deux enfants baignant dans leur sang alors qu’à quelques mètres une femme nue et ensanglantée gisait semble-t-il à moitié décapitée. Il n’était pas difficile de comprendre que les mercenaires étaient tombés sur la femme et les enfants et qu’ils l’avaient violée après avoir assassiné les gosses. Ou peut-être avant. Lipak avait pour unique mission de désorganiser l’arrière ennemi en abattant le plus possible de décideurs ou d’exécutants de haut niveau. Ordinairement, il aurait dû s’éloigner de ce trio criminel. C’est ce qu’il aurait fait quelques années plus tôt, lorsqu’il débutait dans cette discipline si spéciale et que seules comptaient pour lui les consignes de sa hiérarchie. Mais diverses opérations de maintien de l’ordre et, depuis quelques mois, la guerre elle-même lui avaient fait rencontrer bien des atrocités, presque toujours injustes. Celle qu’il venait de voir n’était probablement pas pire que tant d’autres mais ce fut comme une dernière goutte d’eau faisant déborder un vase : au risque de mettre en péril sa mission, il décida de s’occuper des trois crapules.

         Son plan était en définitive très simple : il pouvait effacer les trois nuisibles sans presque avoir besoin de dévier de sa route et prolonger sa tâche comme convenu. Il attendrait que les trois hommes soient présents ensemble dans sa ligne de tir pour les neutraliser d’un coup, un exercice ne présentant guère de difficultés puisqu’il était à moins de cent mètres d’eux. Pour être certain de mettre définitivement hors de combat un ennemi, et si cela était évidemment possible, il visait toujours les têtes. Il pointa d’bord celle du plus corpulent des trois dont il avait l’impression qu’il était également le chef. Vu la courte distance, il avait choisi des balles explosives à sursaut interne et eut la satisfaction de voir la tête du misérable disparaître dans un geyser rouge. L’homme auquel il s’adressait n’eut pas le temps de réagir que, lui aussi, fut effacé dans la foulée mais le troisième semblait avoir de meilleurs réflexes car lorsque Lipak modifia à nouveau légèrement l’angle de sa visée, il ne trouva que du vide. L’homme avait probablement immédiatement compris ce qu’il se passait et s’était jeté à l’abri d’une saillie du mur. Lipak décida d’attendre. Une heure s’écoula sans que rien ne bouge. Conscient d’avoir, au moins partiellement, vengé les pauvres gens dont les cadavres commençaient à pourrir au soleil, il décida d’abandonner ce qui, somme toute, n’était qu’une péripétie très secondaire. D’ailleurs le mercenaire était peut-être déjà loin, enfui par une issue qu’il ne pouvait voir de là où il était.

         Lipak procédait par petits bonds, toujours à l’abri derrière une caillasse, une ruine, un arbre. Il aurait été suicidaire de retourner guetter au point d’appui de la veille où l’alarme devait être maximale. En revanche, revenir plus en arrière dans le secteur du premier jour lui parut bien plus subtil car les Vargassiens devaient probablement projeter sa trajectoire de progression vers l’avant selon un itinéraire logique. Vers midi, après un frugal repas, il reprit sa route à l’abri des divers débris jonchant la zone, s’aventurant à découvert le moins possible et toujours après une inspection attentive. Son radiant s’activa d’un coup lui adressant un picotement significatif sur le bras gauche. Une seule présence vivante. Étrange et, pour tout dire, suspect : les soldats ennemis ne se déplaçaient qu’en patrouilles d’au moins cinq hommes… Un animal ? Assez gros, alors, parce que son radiant ne se serait pas déclenché pour une strappe ou un rat. Mais même les chiens errants avaient déserté un périmètre aussi dangereux. Un des autres Steneks qui se serait égaré ? Bien peu probable. Il s’accroupit à l’abri de la haie à moitié calcinée qui entourait la maison qu’il contournait. Tout était silencieux. Aucun cri d’oiseau ou chant de phligastère [2]. Rien. Un silence de tombeau. Mais un radiant se trompe rarement. Lipak se figea. Sa patience ne connaissait pas de limite.

         À couvert sous le feuillage de la haie, il ressentit à nouveau le picotement de son radiant. Plus insistant cette fois. Il décida de plonger vers l’intérieur de la haie, vers le jardin ravagé de la petite maison et ce geste lui sauva la vie car à peine avait-il engagé son mouvement qu’un trait de feu pulvérisa une bonne partie de l’endroit qu’il occupait. Il sauta immédiatement dans une sorte de petite fosse qui avait probablement été jadis un abri de glisseur et contourna le plus rapidement possible le mur de la maison. Il trouva une ouverture et s’y engouffra, le souffle haletant. Il n’avait rien perdu de son équipement et il savait à présent deux choses. La première était qu’il avait entraperçu dans sa chute l’origine de l’attaque : le troisième mercenaire à l’uniforme dépareillé. L’autre certitude était qu’il avait quand même été touché : il sentait le sang couler de ce qui paraissait être une blessure plutôt superficielle selon son ordiquant de poignet mais fort gênante car à moins de la soigner rapidement, elle réduisait à néant la protection de sa combi antimag. Il ne paniqua pas. Il avait été par le passé confronté à des situations bien pires. Il sera toujours temps de s’en occuper quand il aura résolu l’autre problème, bien plus urgent : le mercenaire. Un soldat qu’il convenait de prendre très au sérieux car celui-ci l’avait pisté sans qu’il s’en aperçoive vraiment et avait choisi une attaque à un moment favorable, une attaque qui avait failli réussir s’il n’avait pas possédé cette espèce de troisième sens qui… L’idée le fit s’arrêter sur la personnalité de son adversaire. Celui-ci n’avait pas hésité à se lancer à sa poursuite alors qu’il avait certainement compris qui il était et quelle était son action sur zone. L’homme était doué. Définitivement pas un mercenaire. Plutôt un de ces spécialistes du contre-espionnage de terrain, peut-être même un Blouda. Il fallait faire le point. Rapidement. Mais il avait déjà compris que son séjour dans la ville s’était prodigieusement compliqué puisqu’il était à présent confronté à une sorte de double de lui-même.

     

     

     

                - Drimed ? Le Drimed de Mez Antelor ? Mais comment saurait-il que… Vous lui avez dit ! Galène, ne me mentez pas, vous lui avez dit qui j’étais réellement et c’est pour cela que…

                     - Pardonnez-moi, s’exclama Galène. Je devais le faire parce que… il vous a en grande estime et il souhaitait depuis longtemps vous rencontrer et comme le hasard a fait que… Et puis, je crois qu’il a quelque chose à vous demander, un problème de prospective je crois bien et… Le risque est nul, je vous l’assure. Pensez-donc : avec un scientifique de cette valeur… et lui seul, bien sûr, est dans le secret, je peux vous le garantir. Vous savez, Bristica, c’est vraiment peu de chose. Nous repartons dans moins d’une semaine et…

         La Farbérienne n’écoutait plus son assistante. Elle marchait de long en large dans son petit cube de vie, pensive. Certes, en agissant ainsi, Galène avait rompu toutes les consignes et d’une certaine manière trahi ses engagements vis-à-vis de la Sécurité impériale. Mais, à y bien réfléchir, le risque était quand même relativement insignifiant : le professeur Drimed, elle le connaissait bien, avait correspondu par le Kha avec lui et avait même failli à deux reprises le rencontrer. Avant que Bristica ne soit elle-même propulsée au sommet de la recherche en PG, c’était un de ceux qu’elle avait érigé en modèle. Elle avait eu affaire à lui sur Farber lorsqu’il était venu inaugurer une salle de prospective appliquée. De plus, elle imaginait mal Galène lui proposant une rencontre dont elle ne serait pas elle-même convaincue de la totale sécurité.

              - Oui mais il faut bien sûr prévenir nos… amis du 12A [3] sinon… Mais ça va tout compliquer et puis, il est aussi fort possible qu’ils refusent…

          Bristica arrêta de déambuler et se laissa lourdement tomber sur le biodiv qui faisait face à celui de son assistante. À présent, elle avait fortement envie de rencontrer le professeur Drimed qui ne manquerait pas de l’éclairer sur plusieurs points de détail de la méta-analyse la plus récente : elle ne lui en dévoilerait évidemment que le minimum – ce qu’il comprendrait sans hésiter, elle en était persuadée –et peut-être même pourrait-il l’aider à surmonter son malaise actuel face à sa soudaine célébrité dans son domaine de prédilection. Elle avait décidément de plus en plus envie de rencontrer le Mézien quitte à ne pas…

             - Mais il ne faut pas prévenir le 12A ou quiconque d’ailleurs. Trop compliqué, reprit-elle en regardant Galène dans les yeux. Ils vont nous inonder de précautions, de droïdes surveillants, de matériel de ceci, de cela, peut-être même m’interdire cette visite, non, il ne faut rien dire pour si peu !

                 - Mais vous n’y pensez pas, essaya Galène. Nous sommes venus ici en jurant de ne pas… de suivre… C’est trop imprudent, il ne faut pas…

              - Ah parce que maintenant c’est vous qui voulez m’empêcher d’assister à une réunion tout ce qu’il y a de plus anodine avec un de mes maîtres, oui, un de mes maîtres…

               - Non, bien sûr, mais quand même, il est important au moins de…

            - Alors, c’est décidé ! Vous allez m’organiser ça, ma chère Galène, mais, prudence, hein, personne ne doit savoir…

         Galène hocha faiblement la tête de haut en bas puis de gauche à droite comme si elle devait se convaincre qu’il lui fallait bien accepter l’avis de sa chef, comme si elle devait se résigner face à une décision que, au fond, elle n’approuvait pas. Mais, intérieurement, elle exultait : jamais elle n’aurait pensé que la situation évolue si favorablement, si vite.

     

     

      

              - Pourquoi nous ? demanda immédiatement Velti. Oui, pourquoi ?

         Gordan-Manir s’attendait certainement à cette question mais il prit son temps pour répondre. Il observa son environnement proche, le module de récupération où il avait convié ses interlocuteurs, certain de la confidentialité désirée. Murs d’un blanc légèrement bleuté, mobilier réduit mais suffisant pour aborder le de bilan de leurs aventures virtuelles. Il décida de s’asseoir sur le biodiv central et croisa ses longues jambes, chacun de ses mouvements suivis par Rogue et Velti. Il toussota.

              - Tout d’abord, je dois vous répéter que ce que je vais vous dire est absolument confidentiel, vous devez vous en douter. Voilà. Je vais être direct. Le Troisième Membre Garendi souhaite entrer en contact avec des représentants hauts placés dans le gouvernement impérial, si possible des personnes en contact avec l’Empereur lui-même, et donc disposant de pouvoirs décisionnels. Mais pourquoi s’adresser d’abord à vous, demandiez-vous ? Eh bien parce qu’il est impossible de contacter des responsables d’un tel niveau directement sans que cela ne s’ébruite : vous êtes en quelque sorte des intermédiaires obligés… comme moi. Des gens susceptibles de permettre l’organisation de contacts réels. Il faut comprendre que le Troisième Membre court de gros risques : si son initiative venait à être connue de… certains membres de notre compagnie, sa situation serait intenable à la CFS. Nous avons… j’ai profité de votre implication dans l’exploration du fort de Maddoc – c’est le nom de la structure souterraine où nous vous avons pour la première fois rencontrés – pour suggérer à Monsieur Garendi… une première entrevue virtuelle… donc sans danger pour aucun de nous… puis une autre, celle de maintenant, pour formaliser la prise de contact à venir. Des questions ?

                    - À propos de… la structure souterraine, demanda Rogue qui prenait la parole pour la première fois. Doit-on penser…

         Le stellaire l’arrêta d’un mouvement du bras.

             - Je vous promets de vous expliquer du mieux possible, répondit-il d’une voix douce, mais pas maintenant… Dans une deuxième partie de notre entretien. Toutefois, je puis vous confirmer que votre découverte de Maddoc – la structure – ne doit effectivement pas grand chose au hasard, j’y reviendrai, je vous en donne l’assurance. En attendant, il faut que nous décidions comment nous allons organiser cette prise de contact…

         Les trois humains discutèrent une bonne demi-heure sur les modalités à mettre en place et surtout sur la discrétion totale à respecter. Rogue et Velti avaient bien entendu une foule de questions en tête mais avaient assez vite compris que ce serait pour plus tard car le temps défilait et ils ne pouvaient pas rester trop longtemps dans cette salle de repos sans éveiller les soupçons. Ils n’étaient toutefois pas au bout de leur surprise. Ils pensaient avoir abordé l’essentiel lorsque Gordan-Manir les déstabilisa une fois de plus.

              - Bon, déclara-t-il d’une voix ferme. Venons-en à présent à un autre aspect de notre entrevue, probablement le plus important. Et, face à ses deux interlocuteurs qui le regardaient avec des yeux interrogateurs, il précisa : le groupe 107. Il faut maintenant qu’on aborde ce point capital. Le groupe 107…comment vous dire ? C’est une… organisation qui veille aux intérêts de la Confédération car vous pouvez aisément comprendre que les intérêts des uns, par exemple de la CFS, ne sont pas forcément les siens. Le Groupe n’est guère connu de la grande masse de nos concitoyens, voire de beaucoup de nos dirigeants. Je ne vous en dirai pas plus si ce n’est que ses membres relèvent à la fois du politique et de l’armée. Je les représente aujourd’hui au même titre que je représente le Troisième Membre de la CFS : une double casquette en somme et…

               - Garendi est au courant ? demanda Velti.

             - Certainement pas, lui répondit immédiatement Gordan-Manir en la fixant directement dans les yeux, mais il se trouve que sur le sujet qui nous intéresse aujourd’hui, les actions des uns et des autres vont dans le même sens. Oui, dans la même direction car ma hiérarchie dans le Groupe souhaite entrer en contact avec des responsables de chez vous pour, comment a dit mon correspondant ?, « pour arrêter les frais avant qu’il ne soit trop tard ». Vous voyez, je ne suis comme vous qu’un simple intermédiaire. À nous de permettre une entrevue entre ces gens-là, le reste n’est plus de notre ressort.

          - Vous souhaitez donc que nous informions nos supérieurs, compléta Velti pour…

               - Pas vos supérieurs à la CPI dite légale évidemment, la coupa le stellaire, mais l’entourage de l’Empereur, les décideurs impériaux en fait. Mes correspondants m’ont assuré avoir longuement et finement étudié les possibilités et ils ont choisi leurs interlocuteurs potentiels. Dans votre structure, précisa Gordan-Manir, ils ont tout particulièrement pensé à la Troisième Assistante, Madame Garzelino-Gradvel, et nous savons que vous avez la possibilité de l’approcher directement. Elle et elle seule dans un premier temps et, oui, c’est certainement une des raisons pour lesquelles nous avons tenu à nous adresser à vous deux, conclut-il en s’adressant directement à Rogue.

          - Et comment nous avez-vous recruté… cette structure… Maddoc… lui répondit le Stenek d’une voix douce mais tendue. Est-ce que quelqu’un… une indiscrétion…

                - Rien de tout cela, interjeta Gordan-Manir, rien de tout cela. Je vais vous dire… Nous voulions entrer en contact avec… la Troisième Assistante car son poste est primordial dans l’avancée non militaire de la stratégie impériale. Je veux dire : impossible de contacter directement votre armée car nous ne savons pas… ou plutôt  nous savons qu’il y existe des Universalistes assez haut placés qui… Bref, la Troisième Assistante semblait le meilleur choix… Elle dirige sauf erreur la… police politique opérationnelle de l’Empire. Le premier cercle, en somme.

         Le Stellaire s’était levé et marchait de long en large dans le petit cube de vie du module de récupération. Vêtu d’une combi jaune fluo, sa grande silhouette paraissait dominer l’espace mais Rogue restait sur la défensive, incapable de croire tout ce qu’il entendait et qui, pourtant, faisait sens. Trop peut-être. L’air renfrogné de Velti semblait confirmer que pour elle aussi ce que racontait le Stellaire donnait l’impression de sortir tout droit d’une talide pour jeunes adolescents en mal d’aventures. Gordan-Manir avait regardé son ordiquant de poignet à plusieurs reprises et d’une voix plus pressante, il reprit ses explications.

            - Le temps presse et nous aurons l’occasion de préciser tellement d’autres choses mais je conçois votre envie de comprendre. Le cadavre que vous avez trouvé sur Drefel était un accident, un de nos malheureux compagnons neutralisé par erreur lors d’une contre-offensive impériale. Nous l’avons amené sur place parce que nous espérions que cela vous pousserait à explorer plus avant les environs et donc trouver le fort Maddoc, d’ailleurs abandonné depuis quelques mois pour des raisons stratégiques qui…

               - Par hasard, s’exclama Velti, cette structure, ce fort, nous l’avons trouvé par hasard… Comment auriez-vous pu être certains que…

                 - Par hasard ? Oui et non. Et soyez assurés que si vous n’aviez pas, brillamment je le reconnais, trouvé l’entrée de cette citadelle, nous vous aurions d’une façon ou d’une autre mis sur la voie… Écoutez, cela fait maintenant un bon moment que nous discutons et j’ai peur que cela semble bizarre à ceux qui nous observent… Car on nous observe, vous pouvez en être sûrs. Il y a ici aussi des informateurs partout… Nous avons longuement parlé… Trop longtemps peut-être… Il faut à présent nous séparer.

                  - Oui, mais la suite, hasarda Rogue. Comment…

               - Eh bien il faut que vous rapportiez cette conversation. Le plus rapidement possible mais en prenant toutes précautions afin… Enfin vous me comprenez… Et puis une suite sera sans doute donnée qui vraisemblablement ne nous concernera pas. Voilà. En attendant…

         Gordan-Manir se leva et, avant de sortir du module, se tourna vers ses interlocuteurs pour ajouter :

              - En tout cas, il faut rester ici encore quelques jours… et se revoir une ou deux fois… sinon ce serait suspect, vous ne trouvez pas ?

         Puis il disparut laissant Rogue et Velti indécis.

     

     

     

         Allongé sur le sol de ce qui devait être un cube de repos avant la guerre, entouré de mobilier détérioré, de morceaux de verre et de marex [4], de pièces de tissu inidentifiables et de débris provenant des murs en partie éventrés, Lipak faisait le mort. Il se devait d’anticiper ce que pensait l’autre : peut-être celui-ci avait-il cru l’avoir blessé plus sérieusement ? Et qu’il s’était traîné à l’intérieur de l’habitation pour y mourir. Ou qu’il était en tout cas suffisamment atteint pour perdre rapidement ses forces par une quelconque hémorragie interne. Et peut-être même qu’il avait déjà perdu connaissance. Quelle que soit l’option retenue, il devait faire le mort et attendre calmement que l’autre s’approche tranquillement afin de le neutraliser proprement. Mais l’autre ne venait pas. Se méfiait-il ou, chance incroyable, avait-il été atteint par le tir de barrage qu’il avait jeté à l’aveuglette par-dessus son épaule alors qu’il se repliait ? Attendre était le bon choix. Attendre jusqu’à la tombée de la nuit si nécessaire : il connaissait trop bien la persévérance de ces membres des forces spéciales et il n’était pas question pour lui de montrer de l’impatience jusqu’à devenir une cible trop facile. L’autre avait bien entendu un radiant comme lui et était donc parfaitement capable d’apprécier sa situation. Ne pas bouger. Donner l’impression - à défaut d’être mort ce qu’infirmait forcément le radiant - d’être inanimé, gravement touché en somme. Lipak serrait son éclateur dans la main droite, prêt à tirer sur tout ce qui bougerait à proximité. Enfin des cibles conséquentes évidemment, pas comme les cafards locaux qui venaient d’escalader sa main et cherchaient à s’infiltrer sous sa combi.

         La lumière commençait à diminuer et Lipiak était persuadé que son ennemi attendrait le crépuscule qui sur cette planète devait arriver dans quoi ? Une noze, une noze et demie tout au plus. C’est alors qu’il faudra être vigilant et surtout rapide. Il évaluait le faux silence qui vibrait de mille bruits, craquements divers de la maison en partie détruite, bruissement du vent dans les arbustes qui parasitaient les pans de murs qui l’entouraient, parfois le glissement furtif d’un quelconque animal. Le temps passait lentement mais jamais il ne laissa son attention vagabonder : tous ses sens en éveil, il guettait l’autre qui – il en était persuadé – ne manquerait pas de venir l’achever. C’est pour ça qu’il fallait rester aussi immobile qu’une statue de pierre. Il crut entendre un bruit insolite de frottement ou de glissement sur une surface rêche. Qui ne se reproduisit pas. Peut-être avait-il rêvé ? Chercher à entendre quelque chose d’inhabituel à toute force au sein d’un maelstrom de petits bruits ordinaires finissait par se résoudre à une sorte de privation sensorielle et son cortège d’hallucinations auditives. Son radiant ne vibrait plus mais il avait été en partie endommagé lors de sa chute. La chaleur était intense dans ce réduit insalubre mais il n’en souffrait pas, preuve que sa blessure était probablement plus sérieuse qu’il ne l’avait primitivement pensé. Ce ne fut pourtant pas un quelconque bruit qui vint l’avertir d’une attaque imminente mais un simple reflet sur le pan de marek qui gisait sur sa droite. Une minime baisse d’intensité de la lumière déclinante plutôt ce qui, au demeurant, prouvait que l’attaque était prématurée. Il leva son arme au moment précis où une silhouette mi-courbée surgissait de face. Il pressa la gâchette de l’éclateur et eut la satisfaction de comprendre qu’il avait touché son ennemi de plein fouet en voyant la silhouette sauter en l’air comme un pantin désarticulé avant de s’effondrer quelques mètres en arrière dans un fracas invraisemblable. Il devina plutôt qu’il ne vit car sa vue fut momentanément brouillée par l’éclat de l’incandescent que l’autre avait eu le temps d’utiliser. Tout d’abord, il pensa que le rayon de feu l’avait manqué de peu en brûlant les gravats sur sa droite mais il déchanta lorsqu’il décida de se lever : la douleur, insupportable, lui vrillait la jambe. Il sut immédiatement qu’il ne pourrait pas se mettre à l’abri, encore moins regagner les lignes amies. Il était prisonnier de l’endroit sordide, à la merci de ses ennemis qui, s’il avait de la chance, l’éliminerait sans l’ombre d’une hésitation. Mais ceux-ci ne venaient pas témoignant de que l’autre avait bien agi en solitaire. Se reposer suffisamment et essayer quand même était la seule option. Il fallait bouger mais il ne pouvait pas s’y résoudre pour le moment tant la douleur était intense. Après une série de mouvements désordonnés qui furent autant d’épreuves, il arriva à saisir l’ampoule de morphine et de pluricarine qui ne le quittait jamais, à l’armer puis à se l’injecter directement à travers sa combi. Cela diminuerait inévitablement ses réflexes mais il souffrait trop pour entreprendre sa sortie sans les antalgiques. La nuit était venue, la douleur un peu apaisée mais toujours bien présente. Encore quelques minutes et il pourrait se lancer. Il regrettait à présent amèrement d’avoir dérogé à l’esprit de sa mission, d’avoir enfreint les ordres pour une histoire qui ne le concernait pas. La première fois que cela arrivait et il en payait le prix fort. Bien fait pour sa gueule : il n’avait pas agi en professionnel, lui dont la carrière était pourtant si exemplaire ! Lipak ferma les yeux et soupira. Le temps passait et jouait contre lui. Mais cette lassitude, intense, entamait sa combativité. Il était la proie d’un sentiment de flottement qui cédait temporairement la place à une sorte de pesanteur, comme s’il était devenu lourd, presque volumineux avant de revenir inéluctablement. Et cette fatigue toujours aussi cruelle. Il passait par des moments d’exaltation où tout semblait encore possible (se reposer, reprendre des forces, repartir enfin) avant de céder à un découragement nouveau pour lui (non, c’était foutu, trop loin de ses bases, des Confédérés partout). Et le temps qui s’écoulait sans qu’il ait, comme au début, le désir d’en comprendre le déroulement grâce à son ordiquant de poignet. Il avait réussi – il ne se rappelait plus exactement quand – à se débarrasser de son casque qui l’empêchait, croyait-il, de bien observer son environnement proche mais cela n’avait pas changé grand chose. L’obscurité était à présent totale et il sut avec certitude que ce n’était pas que la nuit qui en était seule responsable. Sans s’en rendre vraiment compte, il se résigna à lâcher prise.

     

     

      

         L’homme portait beau. Vêtu d’une combi ample de couleur vert pâle à parements bruns, élancé, mince, les gestes mesurés mais précis, la peau ivoire de son visage uniformément lisse à l’exception de quelques rides d’expression bienvenues, un authentique sourire aux lèvres, il ne faisait certainement pas son âge et respirait d’emblée la cordialité. Par le Kha, Bristica avait suffisamment étudié son hologramme au long des congrès et autres interventions ponctuelles pour ne pas être surprise par son apparence. Ce qu’elle n’avait en revanche pas anticipé, c’était cette présence qui émanait de lui, comme une sorte de magnétisme irradiant dans son environnement proche : il lui fut immédiatement sympathique.

              - Approchez, approchez, citoyennes ! Je vous attendais. Bien sûr que je vous attendais.

         D’un geste ample du bras droit, il fit signe à Bristica et à Galène de s’asseoir sur le biodiv autour de la table basse où trônait un ordiquant de travail. Sur le mur de droite après le sas d’entrée, un écran géant, pour le moment éteint. Bristica introduisit son assistante auprès de leur hôte qui lui décocha un large sourire de bienvenue avant de se retourner vers la Farbérienne.

              - Si vous saviez quel honneur vous me faîtes, commença-t-il, et combien vous me rendez heureux de me permettre d’avoir l’immense privilège de vous rencontrer. Si, si, je sais ce que je dis…

              - Allons, allons, vous exagérez mes mérites, professeur Drimed, et d’ailleurs… essaya de répondre Bristica.

              - Pas du tout ! Pas du tout du tout ! l’interrompit-il. Je sais tout ce qu’on vous doit – ou plutôt je saurais ce qu’on vous devra lorsque vos travaux seront accessibles et que… Évidemment, je ne connais que par ouï-dire votre nouvelle approche, trois fois rien en réalité, uniquement ces bruits de couloir qui cheminent le long de ce si petit univers qu’est le monde de la Prospective géné. Mais, allez, asseyez vous confortablement et commandons quelque chose à boire pour célébrer cette rencontre imprévue. Ah, autre chose, je vois bien que vous êtes ici incognito car, heu, vous avez changé votre apparence physique et donc votre identité. Comment dois-je vous appeler ?

         La Farbérienne se pencha en avant, vers son interlocuteur comme pour lui confier un secret extraordinaire.

                        - Doria Ligura. Doria tout court, ce sera très bien. Je sais que cela doit vous paraître un peu ridicule mais… répondit-elle, vaguement mal à l’aise.

                - Pas du tout. Il y a pas mal d’intérêts en jeu qui s’entrecroisent autour de vous, ça je le comprends parfaitement. Du coup, vous devez vous protéger, je comprends, je comprends. Mais ici, avec moi, vous êtes en terre scientifique et nous ne parlerons pas de ces choses dérangeantes, les luttes d’influence, la politique, tout ça. Promis. Donc, comme je le proposais, un café, du thé, un tasse de zolt, ou pourquoi pas un glork ?

                        - Pour moi, une tasse de zolt, répondit Bristica presque hésitante. Et vous Galène ? Pareil ? Bon…

         Elle se tourna vers l’homme qui regardait avec sympathie ses deux invitées. Ce dernier, captant son regard, en profita pour approfondir sa pensée.

                    - Alors voilà, commença-t-il, j’ai plein de question à vous poser, vous vous en doutez, mais, n’ayez aucune crainte, rien qui puisse trahir la confiance placée en vous par votre… employeur. Non, de la théorie, rien que de la théorie, notamment susceptible de m’aider sur un petit problème logique dont je n’arrive pas à me dépatouiller. Si, si, c’est vrai. Rien de méchant et d’ailleurs j’ai ma petite idée mais j’aimerais que vous confirmiez… ou non. Je vais vous expliquer… conclut-il en riant.

         Drimed attendit que le droïde de l’Institut ait apporté les boissons qu’il venait de commander avant de déployer son ordiquant de travail. Les deux femmes se rapprochèrent.

                - Voilà. On m’a demandé de vérifier la validité d’un changement de programmation du trafic aéro-maritime, ici même sur Derisor, et de ses conséquences prévisibles. Surtout de ses conséquences. Oui, vous comprenez, depuis le début de cette guerre, il est difficile d’anticiper… Mais, qu’importe ! Pas quelque chose de vraiment capital, vous voyez… Récréatif plutôt, je dirais… Mais ce qui m’a d’abord paru quasi-enfantin, me donne en fait du fil à retordre parce que, vous voyez, là et là, la linéarité de second rang est dans le cas présent discutable et, du coup, l’analyse…

         Le problème présenté par Drimed, à défaut de pouvoir être considéré comme étant d’une importance capitale, présentait aux yeux de Bristica le double avantage, d’une part, de discuter sur le fond d’un aspect théorique de prospective générale sur lequel elle avait buté dans le passé et, d’autre part, de pouvoir apprécier le mode de réflexion d’un expert en PG, elle qui depuis bien des mois était relativement coupée de sa communauté professionnelle, avec, en plus, l’approche dans ce domaine de quelqu’un qu’elle avait toujours admiré. Elle ne vit pas passer les trois heures qui suivirent et fut toute étonnée lorsque Galène la ramena à la réalité.

                   - Vous restez ici quelques jours ? s’écria alors Drimed. Et devant la réponse positive des deux femmes, il reprit d’une voix enjouée : eh bien, on se reverra car j’ai d’autres choses… et vous aussi m’avez-vous dit… À la bonne heure ! Profitez d’abord un peu de l’endroit : les interventions de PG du symposium ne sont guère palpitantes et je suis à peu près certain que vous pouvez vous en dispenser. Par contre, Derisor est plein de surprises et ses musées et zones de recherches valent le déplacement. D’ailleurs, si cela vous intéresse, je pourrais peut-être vous accompagner une fois ou deux. Mais en attendant, profitez ! Profitez ! Et vous revenez ici quand vous voulez !

         De retour dans son cube de vie et alors que son assistante préparait avec le droïde de l’établissement un programme de visite, Bristica se félicitait d’avoir rencontré ce professeur Drimed qui, quelques mois auparavant l’aurait probablement terrifiée, et avec qui elle avait eu un contact d’égal à égal. Pas tout à fait d’ailleurs car au détour de certains raisonnements et approches théoriques, elle avait reconnu chez lui une façon d’aborder les problèmes d’une manière qu’elle jugeait à présent dépassée mais il n’y pouvait rien. Elle avait alors compris tout le chemin qu’elle avait parcouru en si peu de temps.

     

     

      

         Lorsque Der-Aver entra dans le cube à hologrammes, Vliclina comprit immédiatement que sa supérieure hiérarchique était de fort mauvaise humeur ce que cette dernière ne chercha d’ailleurs pas à cacher. Vêtue d’une combi-toge noire qui descendait jusqu’à ses bottines de la même couleur, elle triturait négligemment le revers de sa manche gauche. La peau de son visage semblait encore plus blanc qu’à l’accoutumée, plus clair que la deuxième lune d’Algir 3 [5] .

                - J’espère, ma chère amie, commença d’emblée celle-ci d’une voix agacée assez inhabituelle chez elle, que vous ne m’avez pas dérangée pour rien parce que… parce que je sors d’une réunion – une de plus ! - avec l’État-major et croyez-moi sur parole… j’ai failli y laisser le peu de patience qu’il me reste ces jours-ci. Alors ?

         Vliclina savait qu’il lui fallait répondre rapidement et sans détours. Elle se leva de son biodiv et se campa devant l’image de sa supérieure. Elle toussota imperceptiblement avant de se lancer.

              - Carisma, je souhaite vous parler d’un événement qui s’est produit il y a quelques jours et qui est passé relativement inaperçu chez nous. Elle attendit quelques instants, certaine d’attirer l’attention de son interlocutrice. Les événements de Lommis, la mort bizarre d’un illuminé local, ça vous rappelle quelque chose, bien sûr ?

                   - ?

                - Eh bien ce n’est pas du tout ce qu’on croit… ou qu’on veut nous faire croire. J’en ai la certitude grâce au rapport de mon troisième varig qui se trouvait un peu par hasard dans les environs lorsque… Je vais vous résumer l’affaire rapidement avant de vous dire ce que je sais.

         Vliclina évoqua l’ascension rapide de Groal, le prédicateur antidroïdes, dont la rage ne semblait égaler que sa démence relative. Elle mentionna l’embarras des militaires chargés d’un maintien de l’ordre qui avait échappé aux autorités locales, obligés de geler au pied levé une partie des troupes d’active qui devaient – comme par hasard – se rendre sur le théâtre d’opérations de Mez-Antelor. Après quelques instants de silence pour permettre à Der-Aver d’assimiler ces informations dont elle n’avait eu qu’une connaissance lointaine et parcellaire, elle relata le spectaculaire attentat public qui bouleversa une partie des intervenants locaux avant de dégénérer en rébellion quasi-ouverte contre le pouvoir en place et l’envoi d’un complément de troupes supplémentaire au grand dam de l’État-major central. Attentive et pressentant que Vliclina n’avait pas fini son exposé, Der-Aver s’empara d’un tab afin de s’y asseoir confortablement et écouter la suite. L’holographie était parfaite. Pour un peu Vliclina aurait pu tendre la main vers la petite table qui trônait à côté de Der-Aver afin de se saisir avec elle d’une tasse de thé d’Arcturus. La Première Assistante leva son regard vers l’image de Vliclina immobile et attentive.

              - Vous avez à l’évidence l’explication de ces… événements somme toute plutôt insolites, n’est-ce pas ? demanda-t-elle, sa colère du début totalement dissipée.

                   - C’est là qu’entre en jeu mon troisième varig, lui répondit l’Impériale. Polféa – c’est son nom – se trouvait sur Arène 4 du système Altrig-Vorsid qui, précisément, est voisin de celui de Lommis gamma. Chaque année, il… Mais qu’importe ! Vous imaginez que les événements que je viens de vous décrire l’ont intéressé au plus haut point et je l’ai même encouragé à fouiller un peu. Ce qu’il a fini par apprendre, c’est que ce… Groal était probablement manipulé. Manipulé par une biocyborg du nom de Luoi mais agissant à l’évidence pour des intérêts largement supérieurs et…

                       - J’imagine que vous avez convoqué cette biocyborg ?

                       - Hélas non, Carisma, parce qu’elle s’est autolysée…

                       - Suicidée ? Une biocyborg ?

                  - Étrange à première vue, n’est-ce pas, mais Polféa, mon varig, a enquêté discrètement. La dénommé Luoi en réalité a été poussée à mettre fin à ses jours, une histoire d’honneur, soi-disant, car elle aurait failli à sa mission mais…

                    - Mais vous n’y croyez pas, avança Der-Aver, soudain très intéressée.

                  - Mon varig en doute, les contacts que j’ai pu avoir également et moi-aussi, bien sûr.

                     - Et vous en déduisez ?

               - Que depuis le début le sort de ce faux prophète était scellé… et qu’il faisait probablement partie d’une… machination destinée à nous embarrasser. À nous ralentir certainement.

         Pensive, Der-Aver se leva et se mit à arpenter sa partie du cube de transmission holographique et Vliclina se garda bien de l’interrompre. L’assistante en premier, pensive, se tourna vers son interlocutrice.

                - Et vous en déduisez ? demanda-t-elle.

               - Qu’il existe à Ranval, dans l’ensemble de l’Empire, des forces terriblement destructrices - mais à vrai dire ce n’est évidemment pas une surprise - dont le but évident est de nous désorganiser…

               - … et de figer une partie de nos forces armées, compléta Der-Aver. Ces gens ne s’en tiendront pas là d’où la nécessité de…

               - … creuser encore plus avant, lui répondit Vliclina.

           - Eh bien, c’est ce que vous allez faire, conclut la première assistante.

     

     

     

         Glieb ne dormait que d’un œil. Il ne dormait toujours que d’un œil. Simple question de prudence. Surtout à présent, en ces temps troublés. Vigilance, vigilance. Il était capable de détecter le moindre mouvement inhabituel dans son espace proche qu’il appelait son « petit univers ». Variable, le petit univers. Parfois un recoin sous un quelconque bâtiment public. Ailleurs, un morceau de parc d’agrément. Ou plus simplement le fond d’une cour de dégagement d’un resto rapide. Des centaines d’endroits dont certains connus seulement de lui et de quelques rares initiés. Faut dire qu’il avait l’habitude du terrain : vingt-deux ans qu’il arpentait la ville qu’il connaissait du coup par cœur. Il était méfiant évidemment. Et bien entraîné à tenir les autres à distance. Vingt-deux ans à éviter les forces de l’ordre et surtout les autres stackers. Tous dangereux d’après-lui. Tous ! Pour l’heure, il se reposait d’une dure journée de marche – et parfois de course à la vue d’un uniforme – et il avait choisi l’abri d’un syllycopore aux branchages bas et touffus. Attentif donc à son environnement, il ne lui fut pas difficile de comprendre qu’il se tramait quelque chose, là, à deux pas de l’endroit où il se trouvait. À cette heure de la nuit, il aurait dû être seul (il comptait les éventuels stackers et autres vagabonds pour rien, tout en les surveillant soigneusement pour le cas où…). Mais les types étaient trois et ils préparaient certainement un mauvais coup, rasant les murs de l’autre côté de la rue, décontractés, presque insouciants mais revenant sans cesse vers l’entrée du strola [6] de quartier. Peut-être étaient-ils en train de chercher à y pénétrer, histoire d’y voler des ordiquants ou des données numériques à revendre ? Mais ce qui intriguait Glieb, c’était qu’ils ne ressemblaient pas aux habituels petits malfrats spécialisés dans ces magouilles misérables : ils semblaient… mieux organisés, presque militaires. Et les militaires, Glieb savait les reconnaître pour avoir été jadis l’un d’entre eux avant de les fuir comme la fièvre de Tannit [7]. Mais tout ça ne le regardait pas et il se renfonça dans son abri de fortune.

         Nouveau mouvement qui attire son regard. Cette fois, ce sont deux types qui sortent du strola et rejoignent les trois autres. Conversation rapide, à peine quelques secondes puis le petit groupe se disperse, chacun partant dans une direction différente. Étranges tout de même ces gens, pense Glieb, mais il s’en fout. Ça ne le regarde toujours pas. Il ferme les yeux et replie ses jambes. Il pense à la flasque de vin d’Antelor qu’il abrite avec amour contre son flanc gauche, dans la poche intérieure de sa combi élimée. Du vin d’Antelor ! Autant dire un nectar. Bien meilleur que l’infâme piquette qui lui donne habituellement le courage d’affronter la rue. Presque aussi savoureux que le glork, hélas trop cher. Il ricane intérieurement en repensant à la tête du tenancier de l’espèce d’auberge où, après avoir fait semblant de s’étaler de tout son long sur la terrasse de l’établissement, il a subtilisé la flasque abandonnée un instant par un client. Le patron, un birjad de première s’est alors mis à l’agonir d’injures plus fleuries les unes que les autres et, lui, l’air terrorisé, il s’est enfui à toutes jambes. Avec le vin. L’autre n’avait rien vu, l’abruti. Il en rit encore, Glieb. Il se demande si…

         Le souffle de l’explosion le soulève presque de terre tandis qu’une partie des feuilles du syllycopore s’envole dans les airs. Le bruit, terrible, puis une espèce de silence car il n’entend plus rien d’autre qu’un sifflement aigu dans ses oreilles. Il cherche à se lever mais, constatant que son corps lui répond parfaitement, il se renfonce dans sa cachette. Il porte les mains à ses oreilles qu’il frotte avec énergie sans grand résultat. Le nuage de poussière et de débris qui l’a épargné (les débris en tout cas) commence à retomber. Il cligne des yeux pour chercher à comprendre. Le strola a disparu, remplacé par un tas de gravats. Il comprend immédiatement qu’il a été témoin d’un attentat et il se lève pour s’aplatir à nouveau sur le sol. Trop tard. Il entend les sirènes qui se rapprochent. S’il se met à courir, il sera rattrapé et peut-être accusé. Pas question. Tout cela ne le regarde pas. Il décide de faire le mort sous son arbuste couvert de poussière.

         L’agitation est à présent à son comble. Les militaires ont investi l’endroit. Pas la police, les militaires et ça, ça sent les ennuis, se répète Glieb, recroquevillé sur lui-même. Il tente de se rassurer : bien caché et avec un peu de chance… Il lève les yeux et, au travers des larges feuilles brun-violet de sa cache, il peut apercevoir deux solyents pris aux Impériaux lors de la chute de la planète se mettre en place, lui coupant définitivement tout espoir de fuite. Il doit certainement y en avoir d’autres qu’il ne peut voir. Bergaël maudit, se murmura-t-il, c’est bien ma veine à moi qui demande jamais rien. Moi qui veux rester en dehors de toutes leurs saloperies de politique et de magouilles militaires… Moi qui en ai rien à… La lumière aveuglante blanc bleuté d’une torche laser lui brûle soudain les yeux.

              - Eh, kek qu’tu fais là, toi ? Sors de d’là et plus vite que ça ! hurle soudain un uniforme gris qui vient de soulever son abri feuillu.

         Il se sent immédiatement soulevé et violemment projeté à plusieurs mètres de l’arbuste. Comble de malheur, en retombant sur son flanc gauche, sa flasque de vin explose et le bruit de verre brisé fait sursauter le soldat qui le met immédiatement en joue avec son éclateur. D’autres uniformes, attirés par les cris du premier soldat, se joignent à leur collègue. Entouré soudain, devenu le centre de l’attention des soldats, il reçoit quelques coups de bottes, histoire de le mettre en condition. Glieb se roule en boule, essaie de se faire le plus petit possible, de jouer les insignifiants ce qui lui a souvent permis de sortir sans trop de casse de rixes entre stackers. Mais ça ne marche pas cette fois-ci. Il gémit sous la douleur des coups qui, à présent, pleuvent sur lui. Heureusement, une voix lui vient en aide.

                - Holà, holà, qu’est-ce qu’il se passe ici ?

         Il écarte ses bras qui protégeaient son visage. Le nouvel arrivant est un officier, un biocyborg à l’air plus engageant. On le redresse. Plusieurs soldats froncent leurs nez tant l’odeur de vin est intense. L’officier ne semble pas s’en soucier.

                -  Alors, interroge le biocyborg. Rapport.

        C’est le premier soldat qui s’y colle. Il explique comment, effectuant la « prise de contrôle » de la zone qui lui avait été assignée, il avait découvert l’individu qui, non content de se trouver en vue directe sur le lieu de l’attentat, avait violemment résisté lors de son interpellation. Glieb n’est pas du tout d’accord avec la version présentée. Et d’abord qui c’est qui lui a fait casser sa flasque d’Antelor ? Et qui l’a frappé alors qu’il n’avait fait aucun geste hostile… Mais il préfère attendre qu’on l’interroge. Parce que ça, il ne va pas y couper. Protester maintenant face au soldat soutenu forcément par les autres ? Un pur suicide. Pourtant, il faut qu’il retienne l’attention du cyborg afin de se dégager de sa mauvaise posture. Il toussote puis, d’une voix hésitante, il bredouille :

              - Y a p’têt ben kek chose que j’ai vu avant… avant le grand boum.

         L’attention du biocyborg est immédiate. D’un geste de la tête, il fait signe aux soldats et Glieb est littéralement soulevé, transporté, déplacé vers un poste d’observation provisoire de l’armée qui vient juste d’être ouvert et l’odeur de vinasse ne semble plus rebuter ses tortionnaires. Il en profite pour soulever sa combi d’une main experte afin de répandre un peu plus les effluves énoliques : après tout ils l’ont bien cherché !

         Deux militaires gardent l’accès au poste et c’est le biocyborg qui s’y colle. Il est accompagné d’un militaire à l’uniforme gris sans aucune marque distinctive qui permettrait à Glieb de l’identifier. Parce que même s’il les fuit comme la peste, il connait parfaitement les différents grades des Confédérés. Ou des Impériaux avant. Mais le type en gris à l’allure peu engageante, rien. Pas rassuré le Glieb. Il décide de se concentrer sur le cyborg. Celui-ci se penche vers lui, toujours indifférent à son odeur persistante.

              - Alors, l’ami, que faisiez vous dans votre cachette ? Surveiller si l’opération de sabotage a bien fonctionné ? Si vos copains terroristes ont eu le temps de s’enfuir sans dommages ?

              - Ben non, M’sieur… commandant. Moi, je campe ici presque tous les soirs. Je vis ici, moi et…

              - Qu’avez-vous vu, après le grand boum comme vous dîtes ?

              - Après ? Rien. C’est avant que…

         L’interrogatoire paraît durer des heures. On le force à répéter encore et encore la même histoire. Les trois puis cinq hommes entraperçus un peu avant l’explosion, leur aspect organisé, leur disparition soudaine. Enfin, l’homme en gris fait un signe à son compagnon et ils sortent tous les deux du poste d’observation. Glieb soupire, on va enfin le laisser tranquille mais il regrette sa flasque de vin perdue. A l’extérieur les deux humains font quelques pas puis s’arrêtent.

              - Qu’en pensez-vous ? demande le biocyborg.

         L’autre hausse les épaules avant de prendre pour la première fois la parole.

              - Rien. C’est très certainement un stalker qui se trouvait là par hasard… mais je refuse de prendre le moindre risque. Après tout nous ne pouvons pas être sûrs donc…. D’ailleurs, c’est la quatrième attaque en une semaine et il faut réagir. Alors, tant pis pour lui mais on va faire un exemple. Pour au moins montrer que nous ne restons pas inactifs. Cour martiale et effacement. Rien d’autre.

         Le biocyborg semble hésiter.

              - Mais ce n’est pas un militaire, vous-même reconnaissiez que…

             - On ne prend aucun risque, vous dis-je. On le considère comme un espion, c’est tout.

       L’homme en gris toise son interlocuteur, l’air indifférent, avant d’ajouter :

              - Dommage collatéral. C’est la guerre.

        Sans attendre de réponse, il s’éloigne à grands pas.

     

     

     

         Rogue et Velti jouèrent le jeu. Comme l’avait suggéré Gordan-Manir, ils se plongèrent dans les délices intensément ludiques de la planète-plaisir. Ce qui caractérisait celle-ci, c’était que, une fois que l’on avait choisi ce que les organisateurs appelaient un « itinéraire », il n’y avait plus besoin de débourser le moindre crédit puisque la prestation – il y en avait pour toutes les bourses – était entendue « tous frais inclus ». L’espèce de fiduce locale remise à son arrivée au visiteur se déclinait en diverses couleurs qui permettaient, ou non, l’accès aux différentes attractions. Pour ne pas attirer l’attention et en accord avec les stratèges du Troisième Assistanat, Rogue et Velti avaient choisi une prestation moyenne dont ils entendaient à présent profiter pleinement avant un retour vers Terra qui s’annonçait forcément éprouvant, débriefing aidant. En réalité, les deux complices n’étaient pas franchement détendus : leur aventure soulikienne leur paraissait trop facile et les questions restées sans réponse trop nombreuses. Après deux ou trois participations à des attractions relativement anodines, ils retrouvèrent Gordan-Manir le jour suivant pour un voyage virtuel dans le passé d’une planète dont ils n’avaient jamais entendu parler mais qui recélaient des trésors architecturaux et quelques animaux effrayants. Velti était persuadée que ce petit univers, contrairement à ce qui était prétendu, n’avait jamais existé mais elle en apprécia l’originalité. À l’issue de la prestation, Gordan-Manir leur remit un cadeau inestimable : un mini-bouclier de confidentialité qui leur permettrait enfin de faire le point de leur situation ce qu’ils avaient jusque-là évité par peur d’activer quelques oreilles indiscrètes. Il suffisait de trouver l’endroit et le moment adéquats. Velti, toujours soupçonneuse, se demanda s’il fallait vraiment accorder leur confiance à leur interlocuteur avant de conclure qu’elle ne voyait vraiment pas ce qu’aurait pu rapporter au Stellaire une traitrise destinée à des intermédiaires aussi peu qualifiés qu’eux.

         Ils avaient prévu de s’isoler à l’issue du repas de gala auquel les animateurs soulikiens responsables de leur « itinéraire » les avaient conviés. La salle était immense mais, bizarrement, donnait à chacun des convives une impression d’intimité. Le box où avaient été dressés leurs couverts se situait un peu à l’écart de la stéréoviz centrale qui diffusait les images d’un orchestre à la mode - sur Soulika du moins - mais qui inspirait à Velti un ennui profond. Il est vrai qu’elle n’avait jamais été emballée par ce type de prestations et que, comme elle l’avait à plusieurs reprises susurré à l’oreille de Rogue, « des militaires comme nous devraient être au combat alors que, ici, nous… je…, bref vous me comprenez, non ? ». L’Impérial l’avait regardée en souriant et Velti en avait été réduite à hausser les épaules et à faire contre mauvaise fortune bon cœur. Mais elle était particulièrement dépitée et saurait le faire savoir à son compagnon une fois la confidentialité établie. La jeune femme dut, en revanche, convenir que les mets choisis arbitrairement étaient délicieux : on lui avait servi un marasmée d’Algol (une étoile triple située à moins d’une centaine d’années-lumière de Terra et donc colonisée parmi les premières d’où l’ancienneté de sa tradition culinaire) qui se présentait sous la forme d’une sorte de… ragoût exposé dans un cône en cristal iridescent. Méfiante tout d’abord mais, devant le sourire discret de Rogue, elle s’était résolue à le goûter et c’était exquis. Comble de la prévenance, on lui avait servi en guise de digestif de l’authentique starkad de chez elle : certainement authentique car une Malto-albienne comme elle aurait découvert une falsification ! Comme la soirée s’éternisait quelque peu et face à l’impatience grandissante de sa compagne, Rogue proposa de prolonger « cet excellent moment » par une promenade sur les contreforts de leur hôtel qui offraient une extraordinaire vue sur le lac où se reflétait (il l’avait lu sur son ordiquant) toute la richesse de la voute étoilée singulièrement dense pour cette planète proche du centre galactique.

         Velti décida de se lever sur le champ mais elle ne le put tout simplement pas. Ses membres inférieurs ne lui répondaient pas et même ses bras lui paraissaient tout à coup d’une lourdeur inhabituelle. Elle voulut en avertir Rogue mais lui aussi semblait en grande difficulté. Tétanisée, la jeune femme aurait bien voulu demander de l’aide mais son corps ne lui obéissait plus. Sans doute alerté par leur comportement insolite, des ordimédics se dirigeaient hâtivement vers eux mais, à leur arrivée, les deux convives avaient déjà perdu connaissance.

         Rogue émergea d’un coup de l’espèce de catatonie avec perte de conscience qui l’avait envahi. Autour de lui, deux ordimédics – pas moins – qui s’intéressaient à son « réveil ». Il ne reconnaissait pas l’endroit, une salle aveugle presque vide d’objets occupée en son centre par le biodiv sur lequel on l’avait étendu. Curieusement, après ce qu’il venait de subir, il se sentait parfaitement bien. Interroger les droïdes soignants ne servant à rien, il se redressa et s’apprêtait à quitter son lit d’infortune lorsque deux hommes en uniforme de la Sécurité locale s’avancèrent vers lui, souriant et, en apparence du moins, nullement agressifs. Ce fut le plus âgé des deux qui l’interpela.

               - Mille excuses, ami Stenek ! Oui, mille excuses pour avoir usé d’un tel misérable subterfuge mais il fallait absolument vous exfiltrer de votre salon de…

                    - Qui êtes-vous ? demanda sèchement Rogue qui craignait le pire.

                   - Peu importe mon nom. Ce qu’il vous faut savoir, c’est que j’ai été mandaté par la Troisième Assistante elle-même pour veiller à votre sécurité sur Soulika et justement…

                     - Où est la personne qui était avec moi ?

              - Mais ici, juste à côté. Vous pourrez la retrouver dans quelques instants et…

               - Racontez-moi ce qu’il s’est passé, s’enquit Rogue qui ne croyait qu’à moitié ce que lui débitait ce parfait inconnu.

                     - En deux mots, lui répondit l’homme en s’approchant de lui, j’ai reçu l’ordre de vous rapatrier sur Terra, suite à une menace dont nous avons pu heureusement avoir eu connaissance à temps. Mon rôle se cantonne à ça. Je ne connais pas les raisons de cette menace si ce n’est que vous y auriez certainement perdu la vie, vous et votre compagne. Je ne sais pas quel est votre rôle dans tout ça et n’ai d’ailleurs pas à le savoir, ni pourquoi on vous en veut ainsi. Croyez-bien que…

                    - Et ce… cette perte de connaissance ?

                   - Rien qu’un petit subterfuge pour vous exfiltrer sans risque en donnant le change à d’éventuels ennemis qui ne manquaient certainement pas d’être présents. De toute façon, vous ne m’auriez pas suivi si je vous l’avais demandé, n’est-ce pas ? Non, n’ayez crainte, aucun risque pour la santé. Une simple drogue incapacitante à brève durée d’action sans aucune conséquence, je le répète, sur votre état de santé. Et, pour répondre à la question que vous n’avez pas encore posée, nous nous trouvons dans le sous-sol de la maison des Congrès de Soulika, dans un lieu dépendant du Douzième Assistanat de Sa Majesté, un endroit où nulle personne mal intentionnée ne peut nous atteindre.

            - Bien. À présent j’aimerais m’entretenir avec l’officier-commando Rav-Den.

                   - Mais certainement, Commandant Saclen. Veuillez me suivre par ici, je vous prie.

         Velti était effectivement assise sur un biodiv dans l’alcôve voisine qui ressemblait en tous points à celle que Rogue venait de quitter. Elle paraissait avoir recouvré toutes ses capacités et, lorsqu’elle s’adressa à lui, au son de sa voix, Rogue comprit que la colère commençait à la gagner face à ce qu’elle devait considérer comme une attaque insupportable, quelles qu’en fussent les justifications.

                  - Vous pouvez nous laisser quelques minutes ? demanda Rogue à l’homme qui paraissait en charge de leur sécurité. Je souhaiterais m’entretenir en privé avec… heu… le commando Dav-Ren.

                 - Mais certainement, Commandant Sachlen. Je dois seulement vous préciser qu’il nous est demandé de prévoir votre retour sur Terra le plus tôt possible. Dès que les gens du 3ème Assistanat ont su que… Enfin, ils souhaitent vous revoir au plus vite.

         L’homme se tordait les mains comme si ce qu’il annonçait était une très mauvaise nouvelle alors que Rogue se félicitait intérieurement de devoir quitter rapidement Soulika dont les distractions multiples et « les plaisirs infinis » commençaient à lui peser.

                   - Et donc… ?

             - Eh bien, si cela vous convient évidemment, nous pouvons envisager un départ dès demain matin par une ligne régulière. Sous bonne escorte. Mais discrète évidemment.

              - Cela me semble parfait pour moi, conclut Rogue. Et vous, Velti, qu’en pensez-vous ? Est-ce que…

         D’un geste du bras, la jeune femme fit signe à son entourage que peu lui importait les conditions du moment qu’elle quittait cette planète pour elle à présent plutôt inhospitalière avant de préciser :

                - Mais j’ai besoin de faire le point avec vous, Rogue. De ce fait, messieurs, si vous le voulez bien...

         Les « deux hommes de la Sécurité » portèrent le poing droit à leur cœur et quittèrent la petite alcôve. On pouvait comprendre qu’ils semblaient satisfaits de la bonne volonté des deux militaires, probablement importants, dont ils avaient eu la charge. Velti se tourna vers Rogue qui s’enquit de sa bonne santé retrouvée mais la Confédérée avait d’autres sujets de conversation à aborder. Elle marcha plusieurs minutes en silence de long en large dans le petit réduit avant de se planter face à Rogue assis sur le biodiv central.

                 - C’est le moment d’activer notre bouclier, affirma-t-elle en le sortant de la poche intérieure de sa combi. Il me semble important de préciser que… Oui ?

         L’homme le plus âgé, celui qui paraissait être le chef des agents de sécurité, était revenu.

                - Mes excuses, Citoyens. J’ai peu de temps car j’ai prétexté que… Mais peu importe. Voilà. C’est en fait une spatiofuzz de l’armée qui vous convoiera vers Terra. Vous serez toutefois bien inscrit au registre de la ligne régulière… Pour tromper d’éventuels agents ennemis, vous comprenez ? On viendra vous chercher une noze avant le départ de la fuzz régulière. Soyez prêts, s’il vous plaît. Entre temps, je reste, bien entendu, à votre disposition. Mes civilités, Citoyens.

         L’homme avait déjà disparu. Rogue regarda sa compagne, songeur. Velti secoua sa lourde chevelure brune comme pour se dégager d’une interrogation muette avant de dévisager le stenek.

                  - Et cet écran de confidentialité, on y va ? murmura-t-elle.

     

     

      

                 - Vous voyez, celui-là, c’est un Careti 128 D IV [8]. Découvert en 884. Un peu plus de trois milliards d’années et pourtant assez bien conservé, vous ne trouvez pas ? s’exclama Drimed en se tournant vers Bristica. Il désignait du doigt une sorte de monstre à six pattes dont on devinait plutôt qu’on ne voyait la silhouette engluée dans sa gangue de pierre.Vous verrez plus loin une reproduction grandeur nature de… cette chose. Du moins l’apparence externe que nos paléontologues estiment qu’elle avait. D’ailleurs cela a peu d’importance : ce qui compte, au fond, c’est que la vie a existé ici – et comme vous le savez, ce n’est pas si fréquent dans la Galaxie -, a prospéré avant de finalement s’éteindre sans donner de descendance, disons, décente, enfin je veux dire intelligente comme sur Terra.

                       - Et ça a duré…

               - Longtemps ? Plusieurs centaines de millions d’années, répondit Drimed. Évidemment pas sous la même forme, bien sûr. Les lois de l’évolution sont immuables. Mais vous savez, que nos grands anciens – je veux dire ceux de la prospective géné – avaient prévu que nous trouverions ces traces de vie. Si, si ! Presque au début. Tenez, Aldrix lui-même…

         Drimed était intarissable, d’autant qu’il avait à juste titre l’impression que le sujet intéressait son interlocutrice. Sans doute avait-il ainsi plus ou moins consciemment l’idée de compenser, certes faiblement, son ignorance de la nouvelle approche de prospective générale que représentait pour lui Bristica. À qui il n’en voulait d’ailleurs aucunement, comprenant parfaitement qu’elle avait signé un contrat avec ses employeurs. Il espérait seulement pouvoir rapidement profiter des nouvelles données, peut-être même avant la fin du conflit actuel. À moins que Gilto… Son cœur se serra à la pensée que peut-être sa collègue devrait… Il en bafouilla son explication mais face aux sourcils levés de la Farbérienne, il sut se reprendre.

                   - En réalité, j’ai quelque chose d’encore plus intéressant à vous montrer. Venez, suivez-moi, lança-t-il à Bristica et Galène. Vous allez apprécier, je crois, la prochaine raline [9]. J’ai réservé ça pour la fin de notre visite d’aujourd’hui et j’ai d’ailleurs fait appel à un de mes plus proches collaborateurs qui… Non, non, ne vous alarmez-pas : j’ai toute confiance en lui. Et, de toute façon, il ne sait de vous que ce que je lui en ai dit, à savoir que vous êtes une de mes plus brillantes étudiantes de jadis, sur Farber, lorsque je suis venu pour installer la section de l’école de…, enfin vous savez bien… Il ne sait donc rien de vous et nous serons prudents dans nos propos, je vous le promets. Mais Zer-Dag – c’est son nom – va nous aider car c’est lui qui a collaboré à la mise en place de cette raline et… Mais vous allez voir par vous-même, je ne vous en dis pas plus.

         Sur un signe d’invitation du quanticien, ils pénétrèrent dans un couloir désert dont l’extrémité, brillamment éclairée, paraissait ouvrir sur une grande salle. Bristica n’était pas inquiète. Elle avait accordé sa confiance à Drimed dont l’enthousiasme et la spontanéité l’avait séduite. Qui sait si plus tard… L’endroit était désert, ce qui était normal car, avait expliqué le quanticien, il avait « réservé » cette partie du musée à leur seule disposition. Pour ne pas à avoir à rencontrer des scientifiques, peut-être même des spécialistes de la prospective générale qui aurait pu, en dépit de son apparence transformée, reconnaître la jeune femme, avait-il précisé. Bristica s’apercevait ainsi progressivement qu’elle était devenue célèbre, au moins dans le petit monde professionnel qui était le sien ce qui, certainement la flattait mais lui faisait surtout très peur. Chimères et pusillanimité conclut-elle en haussant mentalement les épaules. Ils entrèrent dans la salle dont les plafonds étaient ici plus hauts tandis que les murs étaient couverts de meubles de présentation débordant d’objets manifestement en rapport avec la paléontologie exotique qu’elle découvrait. Au centre trônait un étrange appareil dominé par un droïde captif.

                    - Cet endroit est très spécial, commença Drimed, parce qu’il associe l’étude de certains fossiles derisoriens avec la plupart des disciplines appliquées dont nous disposons de nos jours avec, au premier rang, vous l’avez deviné, notre chère prospective géné. Ah, mais voici notre ami. Venez, Zer-Dag, venez que je vous présente nos invités, la citoyenne Doria Ligura et son amie la citoyenne Galène, Galène tout court, ajouta-t-il en souriant pour lui-même.…

         La silhouette qui s’approchait était celle d’un biocyborg vêtu d’une combi aux couleurs chatoyantes comme cela était la mode sur Mez-Antelor. Drimed fit les présentations en insistant sur la bonté de son collaborateur qui n’avait pas hésité à sacrifier une journée de repos bien méritée pour leur servir de guide. Zer-Dag baissa les yeux avec modestie avant de déclarer que tout le plaisir était pour lui. Mince, la peau légèrement halée, les cheveux bruns portés courts et les yeux noisette, il ressemblait selon Bristica à bien des cyborgs qu’elle avait déjà côtoyés ; pourtant, alors qu’ils se dirigeaient vers le poste de contrôle central, il l’observa presque à l’improviste et cela la mit mal à l’aise sans raison.

      

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    [1] Fusil à guidage laser réservé à certains types de snipers

    [2] Phligastère : sorte de sauterelle émettant un bruit analogue à celui que produisent les cigales avec leurs cymbales mais en plus grave. Présente dans de nombreux systèmes stellaires mais pas sur Terra.

    [3] 12ème Assistanat, contre-espionnage impérial

    [4] Marex : sorte de plastique relativement solide, présentant l’avantage d’être facilement biodégradable. Originellement mis au point dans les combinats de Flexoat (cinquième planète du système d’Antarès)

    [5] Algir 3 : planète du système du même nom dont l’une des deux lunes est universellement connue pour sa couleur étrange, d’une pâleur presque translucide en raison de la présence d’une fine poudre de calcaire blanc sur la plus grande partie de sa surface conjuguée avec une orbite excentrique autour de sa planète provoquant parfois une lumière frisante d’Algir, son soleil blanc-vert (quatrième quadrant)

    [6] Strola : bâtiment dédié à la culture, essentiellement sous forme numérique

    [7] Fièvre de Tannit : sorte de peste virale, d’origine inconnue, terriblement redoutée, notamment par le transport interstellaire

    [8] Référence de classification de paléontologie impériale correspondant à la classification cladistique (basée sur la phylogénèse) en cours à notre époque

    [9] Une raline est une salle uniquement dédiée à la présentation d’un sujet thématique, notamment dans les musées

      

     


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