• livre deux, Vliclina, chapitre un

     

     

     

    Alcyon B

     

    livre deux: Vliclina

     

     

     

     

     

     


    Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)

     

    Sujet :                             Empire galactique (organisation politique)

    Section :                         histoire générale

    Références extrait(s) :         tomes 3 à 7, 9, 17, 89

    Sources générales :               tomes 3 à 112.

    Annexe(s) :                                       

     

     

     

     …/… L’Empire galactique s’étend aujourd’hui dans une sphère d’environ 300 al, divisée en six quadrants d’importance variable, dont le centre est évidemment représenté par Terra…/… une situation assez fréquente sauf en ce qui concerne les 4ème et 5ème quadrants dont une large partie relève à présent d’autorités extérieures à l’Empire depuis le traité des Trois Axes (707rc), notamment la Confédération des Planètes Indépendantes (CPI - voir glossaire)… L’Empire administre ainsi directement 11727 systèmes planétaires représentant une population globale d’approximativement 120 milliards d’humains et biocyborgs, auxquels il faut ajouter à peu près 100 fois plus de droïdes, chiffre considérable qui exige…/… Par ailleurs, signalons qu’une bonne centaine de systèmes « indépendants » relèvent en fait de l’autorité impériale, notamment en ce qui concerne leur protection, voire une partie de leur économie…/…

     

    …/… son Altesse, l’Empereur BALDUR II, ayant accédé tardivement au trône en 948rc à l’âge de 77 ans, père de trois enfants [1], est actuellement en charge de l’administration de l’Empire. La tâche étant toutefois considérable, il est assisté d’un Conseil Impérial de 60 membres, pour moitié cooptés, pour moitié élus de manière censitaire. Ce Conseil, à vocation essentiellement politique, est lui-même aidé par 60 à 80 Assistants qui ont plutôt une fonction exécutive…/…

     

    …/… puisque ces élections censitaires ont lieu tous les six ans. Elles concernent non seulement les hautes fonctions dirigeantes mais certaines importantes charges, comme celles ayant trait à la Sécurité, à l’Économie, aux relations humains-biocyborgs-droïdes, aux disciplines artistiques, scientifiques, etc.  Voilà, pour un  avant-propos, sommairement résumé, …/…

     

    …/… On trouve à la tête de chaque quadrant (à l’exception des 2ème et 6ème où cette autorité est dédoublée) un représentant impérial suprême, Gouverneur pour l’autorité civile et Général impérial pour l’aspect militaire. Les Gouverneurs relèvent de l’autorité directe du Conseil impérial tandis que les Généraux dépendent du Généralissime des armées, actuellement le Général Staltor, nommé à cette fonction en 951rc auquel succédera progressivement le Prince Valer Alzetto, le Général Staltor ne conservant qu’un avis consultatif à partir de 972rc.

     

    …/… qu’on appelle Opposition Globale (OG). Ces forces d’opposition politique, ouvertement déclarées et légales, sont ainsi nommées depuis le quatrième siècle, époque où, pour la première fois, les autorités dirigeantes, singulièrement l’Empereur MELVITTE 1er (312rc – 330rc) , puis l’Impératrice Dor IV (330rc – 362rc) qui lui succéda, acceptèrent l’entrée au Conseil impérial de personnalités étrangères au pouvoir en place. Elus au scrutin censitaire, ces « opposants » regroupent en réalité des intérêts divers puisqu’on y retrouve tout autant des membres ou des proches de la famille impériale, des représentants de partis politiques, de syndicats, voire des élus de minorités…/…  mais il existe bien d’autres centres d’opposition, par essence labiles et mal connus, du moins de la population. On les trouve, sous des formes diverses, dans des strates plus spécifiques de la population civile, comme, par exemple, les milieux artistiques, les étudiants, etc. …/…Le Conseil impérial, par ailleurs réuni en permanence, se retrouve formellement lors de la séance dite du Conseil ordinaire qui se tient chaque premier mardi du mois. Après présentation des dossiers par les Rapporteurs spéciaux, les décisions sont entérinées à la majorité simple, l’avis de l’Empereur primant en cas d’égalité des votes…/… Les conflits entre l’Empereur et son Conseil ont en définitive été assez rares, le Premier Conseiller [2] (c’est-à-dire l’Empereur) ayant parfois été obligé de se soumettre aux décisions des autres Conseillers majoritaires. On citera, pour exemple, le profond désaccord qui marqua l’ensemble du règne, d’ailleurs assez court, de l’Empereur Fildegar II l’Intrépide (605rc – 608rc), qui s’acheva par son abdication au profit de son neveu MALTUS V (608rc – 621rc)…/…

     

    …/… « L’Empereur règne et le Gouvernement gouverne » déclare dans son préambule la Grande Charte Impériale. Ce gouvernement, nommé par le Conseil et responsable seulement devant lui, comprend, suivant les périodes, plus ou moins de ministres et ministres-délégués que la tradition divise en deux groupes : les ministres « sédentaires » (Economie, Sécurité, Affaires administratives, etc.) et les ministres « itinérants » (Sciences et Santé, Migrations et Tourisme, Relation avec les Autorités militaires, etc.). Ils sont à la tête de Départements-Ministères regroupant souvent plusieurs centaines de milliers de fonctionnaires, voire plusieurs millions pour les plus importants. (cf. tomes 14 et 15)…/…

     

     

     

     

     

     

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         Depuis qu’il avait ôté sa veste de costume, la douce chaleur du soleil printanier caressait ses avant-bras dénudés par la curieuse chemisette à manches courtes. Il se tenait, parfaitement immobile, à la terrasse du petit café et il observait. Autour de lui, les gens se hâtaient pour accomplir des tâches futiles qu’il ne pouvait pas comprendre. Il se sentait remarquablement bien. Calme, tranquille, loin de tous les problèmes, de tous les ennuis qui ordinairement l’assaillaient. C’était pour cela qu’il avait choisi cette structure. Une structure pour l’instant fixe, c’est-à-dire dénuée de toute interactivité. Ce que, au bout du compte, il préférait. Il payait cher ce droit dont bien des humains ne pouvaient profiter mais il ne l’avait jamais regretté.

         Une jeune femme vint s’asseoir à la table voisine. Elle était curieusement vêtue d’une étroite robe plissée qui moulait agréablement son corps svelte. Elle jeta un bref coup d’œil vers lui mais, bien entendu, détourna son regard sans s’intéresser. Elle posa sur sa table son étrange couvre-chef orné d’une petite voilette et le contempla quelques secondes comme si elle venait seulement de le découvrir. S’en détournant enfin, elle passa sa main dans ses cheveux aux courtes boucles brunes raidies, coiffés selon la mode de l’époque, avant de se pencher vers son sac pour en sortir un poudrier et un tube de rouge à lèvres. Il la regarda avec intérêt remettre de l’ordre à un visage qui n’en avait nul besoin, repensant aux femmes de chez lui qui, au delà des années, continuaient parfois à accomplir cette sorte de rituel. Quelque chose de voisin, en tout cas. Il ne put s’empêcher de sourire mais cela ne dérangea personne.

         Face à lui, ses proportions majestueuses fermant l’extrémité de la rue en pente, se dressait un bâtiment public dont il savait qu’on l’appelait alors le Panthéon. Des voitures, petits engins malodorants et extraordinairement lents, pétaradaient et klaxonnaient en dépassant la charrette à chevaux d’un vitrier. Il entendit des bruits de voix et revint au trottoir où des jeunes gens haranguaient des passants indifférents en frappant de leurs cannes à pommeaux la pierre du trottoir. C’étaient des Camelots du Roi – une faction politique de cette époque mystérieuse – qui, inévitablement, allaient bientôt se heurter à une faction rivale, celle des Communistes, pour une confrontation qui risquait de se révéler musclée. Comme il n’avait aucune envie de voir sa tranquillité troublée par les importuns, il se leva et se dirigea vers le jardin dit du Luxembourg où il choisit une chaise au soleil pour y observer les enfants jouant avec leurs cerceaux et les petites domestiques anglaises en uniformes qui poussaient en souriant de grands landaus bleu-marine. Il étendit les bras dans un geste de pure satisfaction et bailla. Il commençait à avoir faim.

         Ce n’était bien sûr pas lui qui avait faim mais son hologramme qui était programmé pour réagir ainsi dans un souci d’authenticité parfait. D’ailleurs, tout était parfait dans cette structure et il en ferait compliment aux maîtres d’œuvre. Pour ce qu’il en savait, un habitant de cette époque soudain transporté dans cette virtualité n’aurait en aucun cas été dépaysé : les sons, les odeurs, les attitudes des gens, le plus petit détail d’une pierre ou d’un animal, tout était remarquablement conforme à ce qu’avait dû être ce monde disparu. Mais plus que cette réalité reconstruite, ce qui le captivait et l’angoissait en même temps, c’est qu’il était projeté dans un univers où les gens comme lui n’existaient pas, un univers sans le moindre biocyborg.

         Quand il choisissait une structure, et contrairement aux rares privilégiés de son époque qui le pouvaient, il fixait toujours son choix sur des situations d’avant la Révolution. Des époques lointaines parfois comme la fois où il avait vécu presque trois jours entiers à proximité de la cour de Ramsès IX, un pharaon d’Égypte, une époque du début de l’Humanité. C’était aujourd’hui son sixième voyage – non son cinquième puisqu’il fallait exclure la structure de l’Angleterre de l’époque Victorienne dont il avait été rappelé après quelques minutes pour une difficulté de dernière heure dans son époque réelle – et, sans grande hésitation, il avait choisi cette fois d’être Français. Français à une époque paraît-il aussi exaltante que brève puisque située entre deux grandes guerres. Ce soir, probablement, il verrait bien si la structure tenait toutes ses promesses… Mais il était prudent : pour profiter au maximum de son incursion en temps réel dans des sites et des temps enfuis, il consacrait la première partie de son voyage à une étude passive. Bien entendu, il possédait d’emblée toutes les données de son univers fictif puisque cela était au départ imprimé temporairement dans son cerveau. Il aurait pu en conséquence engager n’importe quelle conversation, par exemple avec la jeune femme du café tout à l’heure, ou décider une action quelconque mais avec les conséquences diverses qu’elle risquait d’entraîner. Toutefois Gilto, en biocyborg très classique, était excessivement réservé. Ce qu’il désirait surtout, c’était s’imprégner au préalable de son nouvel environnement afin de s’y fondre. Après quelques heures de cet apprentissage volontaire, il demanderait – ce soir, sans doute – le démarrage de l’interactivité. Dès lors, il serait un Français comme les autres et ce serait très certainement la partie la plus intéressante de son expérience.

         Une fois encore, il bailla. D’un geste bref sur l’ordiquant virtuel de la poche droite de sa veste, il demanda qu’on coupe sa sensibilité personnelle qu’il ne voulait pas encore assumer. L’ordiquant du contrôle central, bien réel lui mais situé fort loin de son monde actuel, réagit instantanément et la sensation de faim disparut sur le champ. Gilto se leva et sortit du jardin. Il venait de décider de faire le tour de Paris – le nom de la ville de ce temps-là – en autobus. Tout un après-midi de découverte. Ce soir, il ferait plus ; il irait dans le quartier de Montmartre errer à l’aventure dans les estaminets et les cabarets, où on le verrait, où on noterait sa présence et où il pourrait interagir avec tous ces gens reconstruits.

         Vers la fin de l’après-midi, alors qu’il observait le soleil qui avait rayonné toute la journée – normal, il avait choisi cette configuration – descendre lentement à l’horizon des toits et rougir le palais dit du Louvre, de l’autre côté de la rivière Seine, il accepta pour la première fois, juste avant de déclencher l’interactivité, de penser au problème crucial posé par le Troisième Membre Garendi. Le problème de la quanticienne de Farber. Une équation délicate, ardue même. Évidemment, il n’allait pas résoudre ici, en plein milieu de la ville Paris, plus de onze siècles avant sa sortie de la Maison du Père, une affaire aussi complexe ! Mais c’était une habitude chez lui que de venir si loin pour prendre du recul face à une mission difficile. Une sorte de cristallisation comme il aimait à s’en convaincre. Il repassa en revue ce qu’on lui avait appris, les perspectives nouvelles, les échecs de ses prédécesseurs, les espoirs de ses mandataires ainsi que leurs craintes si profondes, si déstabilisantes qu’ils en avaient sabordé le début de leur action. Gilto, avec cet esprit acéré qui faisait une grande partie de sa force, arriva rapidement à la conclusion que la jeune femme, prise dans un maelström d’événements auxquels elle ne pouvait pas comprendre grand chose et dans lesquels, en tout cas, elle ne devait probablement pas s’impliquer par conviction, se trouvait dans une situation assez inconfortable. A lui de lui prouver qu’elle avait jusque là fait fausse route, qu’elle avait choisi (?) le mauvais camp. Une chose, néanmoins, était évidente pour Gilto : la violence, la coercition ne menaient à rien avec elle. Ce qu’il fallait, c’était trouver les arguments susceptibles de l’ébranler puis de la faire basculer. C’était impératif car, comme le Troisième Membre Garendi lui en avait fort justement fait la réflexion, la contribution scientifique de la jeune femme était de premier plan et il serait absurde de s’en passer en la neutralisant. Non, il fallait la convaincre et, précisément, Gilto commençait à entrevoir une issue possible… Une ébauche de solution… Mais il était encore trop tôt. Pour l’heure, il entendait bien profiter de ses vacances. Il donna l’ordre à son ordiquant d’activer l’interactivité de la structure. Presque aussitôt, il entendit une voix de femme qui s’exclamait :

              - Mais c’est Monsieur Portier ! Ça alors, quelle surprise !

         Gilto se retourna vers celle qui venait de l’apostropher. Un couple s’avançait vers lui et la femme, déjà, lui tendait la main en souriant.

             - Monsieur et madame Maresquier, s’exclama à son tour Gilto, mais que faîtes-vous ici ? Je vous croyais en vacances sur la Côte…

             - Ah, croyez-le si vous voulez, mon cher, répliqua la femme, nous serions bien partis si ma belle-mère… Mais, je vous en dirai plus tout à l’heure, ne restons pas ici. Allons plutôt prendre l’apéritif. C’est tellement cocasse, vous savez, de vous retrouver comme ça, en plein Paris…

         Ils s’exprimaient en Fried, la seule entorse aux coutumes de l’époque que, au grand dam de certains puristes, s’était permis Gilto. Il se cala entre l’homme et la femme et, les prenant chacun par un bras, il s’éloigna en leur compagnie.

     

     

     

         Le vieil homme se renfonça dans son grevig [3] et soupira profondément. Son regard s’attarda longuement sur les vagues furieuses de l’océan en contrebas. L’eau puissante, en s’écrasant sur la falaise, rejaillissait dans les airs en projetant des millions de gouttelettes irisées qui retombaient lentement, parées de couleurs étranges qui se mariaient à la douce lueur cuivrée du ciel de la mi-journée. Il ne se lassait pas de ce spectacle simple et pourtant si captivant. Durant ses années d’activité sur de multiples planètes dont certaines rivalisaient en beauté avec celle-ci, il avait toujours attendu ces instants merveilleux, ces minutes sublimes où il lui semblait ne faire qu’un avec la terre de son enfance. Mais il n’était plus – et depuis si longtemps – un enfant. Il savait que le fait de pouvoir bénéficier de ce spectacle féerique signifiait que son existence approchait de son terme, qu’il était entré dans le crépuscule de sa vie. Il ne regrettait rien de ses années enfuies mais se souciait seulement de ce que bientôt, demain peut-être, il lui faudrait se séparer de ce bonheur. Une fois encore il soupira avant de tourner la tête vers sa fille qui se tenait, immobile et silencieuse, à ses côtés. Elle aussi paraissait apprécier la scène sauvage et son regard clair allait d’une vague à l’autre comme si elle cherchait à emmagasiner des images pour un futur plus maussade. Exactement comme lui, auparavant, l’avait fait. La jeune femme humait l’air avec une délectation dont il savait qu’elle n’était pas feinte et, par moment, d’une impulsion totalement inconsciente, elle rejetait de la main gauche une mèche de ses cheveux blonds que l’air marin agaçait, dans un geste qui rappelait au vieil homme que, même dans une foule immense, il aurait pu la reconnaître entre tous à ce simple mouvement.

              - Je suis heureux ici, murmura-t-il comme pour lui seul, mais je sais que désormais le temps m’est compté.

              - Allons, père, voyons… lui répondit la jeune femme. Son regard clair était revenu sur la silhouette fragile du vieillard et ses yeux adoucis voulaient lui faire partager toute sa confiance alors qu’ils comprenaient tout du drame de cette vieillesse.

             - Mais si, Vli. Je sais bien ce que je dis. Depuis la mort de ta mère, je sens que je décline chaque jour un peu plus. Elle me manque tellement, tu sais. Depuis qu’elle est partie, mes journées ne sont plus les mêmes… J’apprécie toujours autant de me trouver ici et, si je le pouvais, je passerais dans cet endroit chaque minute que Bergaël nous offre pour regarder les vagues. J’en ai tant rêvé jadis, tellement rêvé alors que j’arpentais les terres de tous ces astres que je ne reverrai pas. Mais je suis si fatigué maintenant… Et le temps passe si vite.

              - Père, vous ne devriez pas…

              - …faire dans la nostalgie ? Allez, Vli, il faut comprendre : tu le vivras toujours assez tôt mais, à mon âge, les souvenirs et les regrets, ce sont les seuls luxes qui nous restent… Mais tu as raison. Quand tu seras repartie, j’aurai tout le temps de ressasser mes vieilles lunes. Ce n’est pas si souvent que je t’ai avec moi. Autrement que par une image, je veux dire. Non, ce n’est pas un reproche : je sais combien tu es occupée… Alors, dis-moi. Comment vas-tu ? Es-tu satisfaite de ce que tu fais ?

         Vliclina s’apprêtait à répondre lorsque son père l’arrêta de la main.

              - Je ne te demande évidemment rien de tes activités. D’ailleurs, tu ne pourrais rien me dire, je le sais. Non, ce que je veux savoir, c’est si, au bout du compte, tu es heureuse, véritablement heureuse…

                   - Ce que je fais me passionne, lui répondit sa fille après une infime hésitation. Même si parfois c’est difficile. Il y a tant de problèmes à résoudre, tant de conflits à gérer, tant de…

                  - Oui, mais toi ? l’interrompit presque agacé le vieil homme. Toi ? Ta vie personnelle, ta vie de femme, je veux dire…

                 - Eh bien… Je suis seule. Pour le moment, je vis seule, si tu veux savoir. Et cela me convient assez bien.

         Un petit instant de silence s’installa avant que le vieillard ne reprenne :

                - Tu mènes ta vie personnelle comme tu l’entends, Vli, et je te rappelle que jamais, jamais, je n’ai souhaité m’en mêler. Mais je te rappelle aussi ce que tu m’as dit la dernière fois que tu es venue sur Graise pour la disparition de ta mère. Tu m’as dit… Tu m’as dit que, en dépit de… ta manière particulière de concevoir tes relations, eh bien, tu m’as dit que tu n’étais pas hostile au fait de fonder une famille. Avec un homme. Avoir des enfants… des enfants à toi. Pas adoptés, ni bioportés… Tu te souviens ?

                - Je me souviens. C’est vrai, je l’ai dit. Et je le pense toujours. Mais ce n’est pas si facile, père.

             - Je le sais. Je le sais et je comprends… mais, Vli, tu me promets d’y penser encore ?

                - Je te le promets.

                - Vois-tu, poursuivit le vieil homme. J’ai appris que la vie passe vite. Bien plus qu’on ne croit. A peine le temps de respirer un peu et c’est déjà le soir. Alors le temps perdu… Je sais que tu penses que je suis un vieil égoïste…

               - Oh père…

              - Mais je pense surtout à toi. Tu es mon seul enfant, la seule personne qui me reste en ce monde. Mais si. Mais si. Or je comprends ton engagement. Le service de l’État, surtout au plus haut niveau comme le tien, c’est enivrant. Exaltant même. Mais, comme je disais, le temps passe vite et… Allez, je vois bien que je t’ennuie. Si, si,  je t’agace avec mes sermons. Je vais rentrer mais tu peux rester encore si tu veux. Non ? Alors on rentre.

         Ils regagnèrent lentement la demeure ancestrale qui se dressait, solitaire et comme éternelle, sur le bout de falaise. Ars, le droïde qui avait toujours vécu dans la famille, s’était approché et aida le vieil homme à diriger son grevig. Vliclina retrouva sa chambre et son ordiquant. L’après-midi de travail qu’elle eut avec ses subordonnés l’éloignèrent des vagues et du vieillard mais, le soir venant, alors que comme toujours sur Graise, l’atmosphère se colorait de cette teinte de cuivre si particulière à ce lieu, elle repensa à ce que lui avait dit son père. Etait-elle heureuse ? Vraiment heureuse ? Le monde de pouvoir, de rivalités, de haines, de trahisons parfois, dans lequel elle vivait lui allait parfaitement. De cela, au moins, elle était sûre. Ce monde, d’ailleurs, elle en avait toujours rêvé. Enfant, déjà, elle se souvenait de ses promenades solitaires ici-même, dans cet endroit qu’elle aimait mais qu’elle considérait un peu comme une prison. Elle échafaudait alors des existences de rêve, des destinées extraordinaires où elle sauvait le monde par de prodigieuses découvertes scientifiques ou par des actes de bravoure tels qu’ils en faisaient trembler les foules. Au long de ces années-là, les choses n’allaient jamais assez vite pour elle et le temps lui paraissait parfois comme figé. Elle désespérait de jamais connaître ce qu’elle appelait la vraie vie, celle de Terra et des planètes importantes où se décidait l’avenir de l’Humanité. Elle oscillait perpétuellement entre son père, haut fonctionnaire trop occupé, et sa mère, aristocrate indifférente et insaisissable. Un père toujours absent mais extraordinairement admiré pour son activité réelle ou supposée, et pour sa bienveillance chaque fois – mais c’était rare – qu’il rapportait sur Graise, dans le petit monde simple de sa fille, les bouffées de liberté tant désirée. Une mère non pas hostile ni même agacée mais simplement pas concernée par cette enfant étrange dont les yeux demandaient tant sans jamais promettre et qu’elle fuyait par l’étude comparative des civilisations, sa seule compagnie. Vliclina, abandonnée, avait peuplé sa prime jeunesse de rêveries que ne troublaient ni la stéréovision, ni les talides qu’on lui rapportait quelquefois de terres lointaines. Solitaire, elle partageait peu les amusements forcément puérils des enfants de son âge et préférait la seule ressource de son âme tourmentée, livrée à ses propres répugnances. Un seul souhait : voir plus loin ; une seule obsession : réussir à s’intégrer ailleurs, là où on vivait. Elle avait vécu sa formation sur Terra comme une délivrance et n’avait jamais regretté son départ de Graise.

         Mais elle ne répondait pas à la question de son père. Elle ne pouvait pas y répondre. Simplement parce qu’elle n’en connaissait pas la réponse. Plus tard, pensa-t-elle, dans des années de là, lorsqu’elle sera encore plus seule, peut-être regrettera-telle que sa vie n’ait pas suivi une autre pente. Peut-être. Pour l’heure, ce n’était pas l’objet. Vliclina tendit la main vers son ordiquant, le réveilla et murmura doucement les références qu’elle savait évidemment par cœur : 1er Quad, Terra, Neopar 12, 828F2169-0052, Lesarn Bari. Mais comme elle s’y attendait, la machine n’obtint pas la liaison directe avec son amie et elle ne souhaita pas laisser de message. Elle en fut, à la fois, contrariée et soulagée. Elle replia l’ordinateur et laissa vagabonder son regard sur la chambre de son enfance, laissée toujours en l’état en dépit des années. Faudra changer tout ça, pensa-t-elle avant d’ajouter : mais à quoi bon ? Elle se leva lentement et se dirigea vers la porte coulissante à l’ancienne. Dans la salle de vie, elle retrouva son père qui suivait les nouvelles locales sur la vieille stéréoviz et s’avança vers lui de sa démarche souple. Elle posa la main droite sur l’épaule du vieil homme et celui-ci la recouvrit de sa propre main tremblante. Ils restèrent silencieux, chacun dans leurs pensées, indifférents à la présentation 3D de la pièce de théâtre qui devait se jouer le soir même à l’aire de divertissement de Bellagor, la plus grande ville de Graise. Silencieux mais proches. C’est peut-être ça qui est important, pensa l’Impériale.

     

     

     

     

         Située au rez-de-chaussée de l’imposant bâtiment du Département-Ministère de l’Economie générale de Salmende, sur le deuxième continent de Terra, la salle, bien qu’équipée des instruments de contrôle et de communication les plus modernes, n’avait pas été modifiée dans sa structure profonde depuis le troisième siècle, ce qui lui conférait un air d’ancienneté qui cadrait mal avec l’idée qu’on se faisait de l’économie galactique, pourtant un des secteurs les plus performants de la Civilisation. Mais il était vrai que l’endroit – qu’on dénommait la Grande Salle des Agréments - était essentiellement formel : on n’y traitait, de manière au demeurant épisodique, que certains aspects juridiques du Commerce galactique et, d’une certaine manière, on pouvait prétendre que les hauts plafonds lambrissés et les murs aux dorures et autres fioritures héritées des premiers siècles de la Renaissance convenaient plutôt bien à l’aspect rébarbatif, et parfois même poussiéreux, des débats qui s’y tenaient.

         Pour l’heure, la salle bruissait de mille bruits de conversations à voix basse, de raclements de gorge, de bruissements de vêtements et des chuintements métalliques des droïdes qui assuraient le suivi des opérations. La stéréovision éteinte ne venait pas égayer l’atmosphère feutrée et les attitudes recueillies des participants. Ici, on était entre juristes et cela se sentait.

         Contrairement aux séances précédentes, la salle était archicomble – plus de six cent personnes spécialement accréditées – puisque, derrière les travées rectangulaires noires de monde et les balcons latéraux réservés aux hologrammes et eux-mêmes copieusement garnis, une foule compacte se pressait que les droïdes maintenanciers avaient bien du mal à canaliser. L’ambiance était bigarrée en raison du grand nombre de participants venus des quatre coins de la Galaxie et on pouvait même apercevoir quelques fasubles des prêtres de la Refondation dont les couleurs mauves ou pourpres donnaient à l’ensemble une tonalité presque irréelle.

         L’enjeu de la réunion convenait parfaitement à cette agitation puisqu’il s’agissait de l’avant-dernière audition précédant l’ouverture du procès géant opposant la Guilde des Marchands à son homologue, la Compagnie du Fret Stellaire, ouverture à présent imminente. Dans d’autres endroits de Terra, de nombreuses audiences de ce genre – compte-tenu des décalages horaires – se déroulaient aussi dont certaines évoquaient les aspects juridiques qui n’étaient pas abordés ici. Mais, sans conteste, la Grande Salle des Agréments de Salmende avait la cote : on notait même la présence, ici ou là, de représentants des médias ce qui n’était pas chose courante en la matière.

         Le Planificateur porta la main à sa cuisse droite afin de faire cesser la démangeaison qui, depuis plusieurs minutes, l’agaçait et dont il attribuait la cause à la fasuble qu’il portait, certainement trop resserrée par endroit. Faisant mine d’observer l’assistance, il chercha du regard le Vérificateur qui devait se trouver quelque part avec les médias mais, ne pouvant l’apercevoir, il revint à l’estrade centrale où le président de séance venait de rappeler à l’ordre la foule devenue bruyante.

              - Citoyens, délégués et amis, nous allons avancer. Pour cela, j’appelle le témoignage du Citoyen-Biocyborg Glan-Dell, Mission 154C12, de Gavelor, alpha du Cygne, 3ème Quadrant, qui va nous soumettre ses conclusions.

         Une silhouette se leva des premiers rangs et elle se dirigea rapidement vers le cercle lumineux placé sur le sol de l’estrade majestueuse située à gauche du bureau présidentiel. Le biocyborg se pencha légèrement vers l’assistance, le poing sur le cœur dans un salut traditionnel à l’impériale. Il déplia son ordiquant et commença immédiatement son discours. Il savait qu’il ne lui était attribué que neuf minutes et il entra d’emblée dans le vif de son sujet. Le silence était revenu dans l’assistance et chacun s’efforça de saisir le fond de son argumentation.

         Le Planificateur n’écoutait pas. Il savait, comme tout le monde, que l’essentiel des débats ne se situait pas dans cette salle mais au cœur des instances dirigeantes des trois partis concernées, Guilde, CFS et évidemment Empire. De toute façon, l’issue du procès ne l’intéressait pas. Il était, en revanche, très attentif aux moindres mouvements de la salle, vérifiant les issues, la place des droïdes maintenanciers et surtout la présence du dispositif de sécurité dont les représentants étaient plus que discrets. Satisfait, il reporta ses regards vers le Septième Conseiller impérial, assis un peu en retrait du Président, qui donnait l’impression de suivre avec une attention soutenue les moindres paroles du biocyborg orateur. L’homme était âgé et semblait fragile. Ce n’en était que mieux, pensa le Planificateur. La cible était tout à fait à la portée de sa triade. Il n’en avait d’ailleurs jamais douté puisque l’équipe qu’il avait l’honneur de diriger était sans conteste une des meilleures possibles. Il avait à sa tête accompli bien d’autres missions, certainement plus dangereuses.

         Le Vérificateur passa à l’action à 3 heures 85 précises. Dans le même moment, on entendit comme un piétinement venant de l’arrière tandis que les sifflements des sirènes des capteurs d’incendie se déclenchaient. L’orateur s’interrompit instantanément tandis que l’assistance se retournait, étonnée. Durant une infime fraction de temps, il y eut comme un flottement puis une femme, au troisième rang, se leva brutalement donnant le signal d’une invraisemblable panique. Hurlements, cris, bousculades, sièges renversés, documents éparpillés, corps se chevauchant, s’écrasant, se piétinant, en quelques secondes le désordre fut à son comble. Ni les droïdes maintenanciers, ni les agents de la Sécurité apparus comme par enchantement ne purent contenir cette furie. Réelle ou supposée, l’alerte épouvantait chacun et on se ruait vers la sortie, trop étroite, où l’on s’entassait dans un réflexe totalement puéril de fuite irraisonnée.

         Tache mauve immobile au sein du chahut, le Planificateur s’était levé à son tour mais ne faisait aucun geste vers la sortie. Il se contentait de repousser fermement ses voisins immédiats. Ses yeux ne quittaient pas le 7ème Assistant que sa garde rapprochée évacuait déjà vers l’issue de sécurité située juste derrière l’estrade. Excellent, pensa le Planificateur. La première partie du plan est achevée et elle s’est parfaitement bien déroulée. Il ne consentit à sortir qu’une fois le 7ème assistant soustrait aux regards. A présent, c’était à l’Exécuteur d’intervenir.

     

     

     

               - Par ici, Citoyen-Conseiller, veuillez nous suivre. Le glisseur nous attend à l’endroit habituel. Nous conseillons à la Citoyenne Holos de nous accompagner.

         La voix du Jijor [4] était parfaitement calme. On devinait plutôt l’ennui transparaître dans ses gestes mesurés et précis. L’alerte à l’incendie qui avait provoqué la panique de la salle des Agréments ne l’inquiétait en aucune manière : elle faisait partie de ces événements imprévus qu’il savait parfaitement gérer. Il se tourna vers les deux biocyborgs et les cinq droïdes qui composaient son équipe et, d’un mouvement du menton, leur intima l’ordre de se mettre en position.

              - Vous savez, mon amie, commenta le Conseiller à l’adresse de sa secrétaire, les ordres en pareil cas sont formels : nous devons directement regagner le service. Je suis désolé pour le petit désagrément…

         Le petit groupe se mit en marche en silence.

        À la sortie du PAMA ascensionnel, le Jijor, d’un geste du bras, retint les autres dans le sas d’arrivée puis, ne voyant rien d’anormal, leur fit signe de reprendre leur route. Leur glisseur n’était plus qu’à quelques mètres d’eux lorsque, d’un seul bloc, les droïdes de protection s’arrêtèrent comme tétanisés. Immédiatement, le Jijor sut qu’il se passait quelque chose d’inhabituel. Il se tourna vers le Conseiller qui continuait à avancer tranquillement et s’apprêtait à lui crier quelque chose lorsque sa tête explosa littéralement dans un bruit mou. Le Conseiller qui suivait à deux pas fut aspergé d’un flot de sang et s’arrêta pétrifié d’horreur. Un des biocyborgs se jeta sur lui pour le tirer à couvert vers un des sas de surveillance étrangement vide mais lui aussi reçut de plein fouet une autre décharge d’éclateur. Il entraîna le Conseiller dans sa chute. Celui-ci n’arrivait pas à se dégager du corps à présent inerte et essayait sans succès de repousser la lourde masse en sanglotant de terreur. Comme dans un cauchemar, il pouvait entendre le deuxième biocyborg, quelque part sur sa droite, qui tirait avec son incandescent. Puis le silence seulement entrecoupé de quelques gémissements. Vraisemblablement sa secrétaire dont il apercevait du coin de l’œil l’ombre au milieu des droïdes immobilisés. Il arriva enfin à se relever pour se trouver nez à nez avec un inconnu en combi noire qui l’observait en secouant la tête. Certainement un des assaillants.

              - Pitié, hurla-t-il, je ferai ce que vous voudrez. Dîtes moi seulement ce que…

         L’inconnu interrompit ses supplications d’un coup d’éclateur en pleine poitrine. L’homme en combi noire s’approcha du cadavre qu’il repoussa négligemment de son pied gauche puis, satisfait, se retourna vers la femme immobile. Il fut rejoint par un homme de haute taille qui l’interrogea d’un geste de la tête avant de porter son regard vers la secrétaire. La femme hurla et, dans un geste de désespoir absolu, se rua vers le glisseur. L’engin était vide et ses portières bloquées. Terrorisée, elle pivota vers ses assaillants. Les deux hommes s’approchèrent d’elle sans se presser.

            - Je suis réellement désolé pour vous, lui murmura le Planificateur. Mais dans toute guerre, il y a des victimes innocentes. Vous saviez en acceptant votre fonction les risques que vous encouriez, n’est-ce pas ?

         Il se détourna sans un regard pour l’Exécuteur qui se tenait à ses côtés et se dirigea tranquillement vers le PAMA. Il nota à peine le chuintement de l’incandescent et le bruit léger de la secrétaire qui s’effondrait. Pour lui, la mission s’était achevée plusieurs minutes plus tôt et elle avait été couronnée de succès. A présent, il ne lui restait plus qu’à se replier paisiblement et attendre le moment propice pour quitter Terra, un endroit que, décidément, il n’aimait pas. Il était certain d’y parvenir.

     

     

     

         Si Bristica avait jamais douté qu’on la prenne au sérieux, elle aurait été vite convaincue du contraire la première fois où elle fut invitée à explorer son nouveau lieu de travail. L’endroit – qui s’étendait sur une dizaine de salles aussi vastes que bien équipées – se situait à quelques dizaines de mètres de son appartement. Tout y avait été pensé avec minutie et on y avait reconstitué là quelque chose qui ressemblait, en peut-être encore plus élaboré, à ce qu’avait été la grande salle des Ordiquants de l’Institut, celle là même qui avait tant souffert de l’attentat quelques semaines plus tôt. Elle avait erré, les yeux écarquillés de surprise, entre les différents plans de travail, les machines, les aires de réunion ou de repos. L’aide de camp personnel du Prince Alzetto était à ses côtés, silencieux mais concerné, attentif à percevoir sa première réaction et probablement aussi à recueillir ses éventuelles suggestions ou demandes. Mais la quanticienne était restée un long moment à déambuler sans but apparent d’un point à un autre de l’immense laboratoire, s’arrêtant ici pour tester fugitivement un ordiquant géant ou détailler les droïdes spécialistes, ailleurs pour éprouver la pertinence d’une centrale de bases de données ou encore la précision d’un relais de communications multiples. Elle avait trouvé là tout ce dont la spécialiste qu’elle était avait toujours rêvé pour sa discipline sans jamais avoir pensé un jour pouvoir en approcher. C’était incroyable ! Comment avait-on fait pour amener ici, en plein espace et en si peu de temps, un matériel d’une qualité apparemment aussi élaborée ? Revenue à son point de départ, elle se retourna vers son nouvel habitat de travail et en détailla les parois. Étrangement, elle s’interrogea sur ce que ces murs avaient bien pu abrité il y avait encore peu : quoi que cela ait été, il était maintenant impossible de le savoir. Tout était à présent neuf, fonctionnel, très scientifique. Elle se retourna vers l’aide de camp qui attendait son verdict et ne put trouver à dire que :

              - C’est… bien, c’est réellement très bien.

         Le soldat hocha la tête sans autre commentaire mais Bristica savait qu’il avait perçu son étonnement et, sans conteste possible, toute la satisfaction qui perçait dans le son de sa voix. Il la raccompagna à sa chambre et, pour la première fois, consentit à prononcer quelques mots ;

           - Citoyenne, on m’a chargé de vous dire que vous pouvez commencer à travailler quand il vous plaira. Puis, après un moment de silence, il ajouta : on m’a également chargé de vous demander de bien vouloir nous fournir la liste de vos collaborateurs, soit nominaux si vous pensez à quelqu’un en particulier et on cherchera alors à vous satisfaire si c’est possible, soit par notion de compétence et on vous fera dans ce cas parvenir une liste de noms dont les dossiers et les cursus vous seront alors soumis. Permettez-moi à présent de me retirer…

         Restée seule, Bristica s’effondra sur son biodivan, encore sous le coup de ce qu’elle venait de voir. A présent qu’elle pouvait réfléchir, elle comprenait que les Impériaux lui avaient définitivement fait confiance et elle en était tout spécialement satisfaite. Ils mettaient à sa disposition exclusive les moyens les plus récents et le personnel qualifié qu’elle allait pouvoir gérer à son entière discrétion. D’une certaine manière, c’était une consécration, le statut qu’elle avait toujours espéré et recherché. Mais au delà de cette grande satisfaction d’amour-propre, elle ne devait pas oublier que, si on lui faisait ainsi confiance, c’était aussi et surtout parce que la situation l’exigeait. Elle commençait à se convaincre que son aventure qui avait débuté comme un pari, presque un jeu, la propulsait à présent aux premières loges de la politique galactique. Elle se rendait enfin compte que, de ses décisions, de sa compétence, de son intuition même, dépendaient bien des vies, humaines ou non. Qu’elle allait, par la manière dont elle engagerait et mènerait ses analyses, induire une foule de décisions, qui resteraient pour la plupart ignorées d’elle mais dont elle devrait moralement assumer toute la responsabilité. C’était une idée totalement effrayante et elle en frissonna de terreur anticipée. Puis, avec cette facilité qui lui était si particulière lorsqu’elle se heurtait à un problème complexe, elle rejeta ces idées qu’elle jugeait négatives et se mit à dresser des plans sur la manière dont elle allait organiser sa mission.

         Elle se mit au travail dès le lendemain et dès lors, comme dans un songe fantastique, elle ne vit plus passer les journées. En fin de compte, elle était plutôt heureuse.

     

     

     

          Fidèle à la routine qu’il avait instaurée quelques semaines plus tôt, chaque dimanche, vers 18 heures (heure galactique), le Prince Alzetto organisait une réunion au plus haut niveau dans son bureau du vaisseau-amiral. Il y était souvent la seule personne physique puisque les autres – le Deuxième Conseiller Cartile, la Première Assistante Dar-Aver et le chef d’état-major du Premier quadrant – n’étaient représentés que par leurs hologrammes. Au delà de leurs fonctions qui les maintenaient sur les lieux respectifs de leurs activités et face à une menace d’autant plus redoutable qu’elle était mal cernée, Alzetto avait expressément recommandé que les contacts réels entre eux soient réduits au minimum. Une précaution raisonnable, pensait-il, devant les attentats imprévisibles qui les menaçaient tous.

         La réunion du dimanche 8 juin 975 rc [5] fut toutefois assez différente des précédentes, en raison de la présence de trois participants inhabituels. Ce jour là, en effet, outre Vliclina dont la présence n’était sollicitée que de manière occasionnelle, Bristica avait été invitée pour la première fois à présenter les résultats de sa nouvelle analyse affinée.

          Le bureau du Prince Alzetto occupait une aile du 186ème niveau du vaisseau amiral mais ne possédait aucun des caractères auxquels on aurait pu s’attendre, eu égard à son propriétaire. C’était une pièce assez fonctionnelle et sans particularité notable, à l’exception de l’immense baie vitrée qui ornait toute la surface de la paroi latérale gauche. La présence d’une telle singularité dans un vaisseau de guerre était à l’évidence un fait rarissime, une entorse voulue aux règles les plus élémentaires de l’art militaire et dont la protection extérieure avait coûté une petite fortune. Quand on pénétrait dans cet endroit, invariablement, l’œil de l’arrivant était attiré par cette immense toile d’ébène sur laquelle, grains de poussière dorée, s’accrochaient des milliers d’étoiles immobiles. On avait soudain l’impression de se trouver précipité dans la profondeur glacée du vide et on ne pouvait s’empêcher, l’espace d’un instant, de retenir son souffle devant le spectacle fabuleux, si étranger à l’univers clos qu’on venait de quitter. Il ne s’agissait plus ici d’un simulacre, d’une image arrachée au passé d’une quelconque planète mais bel et bien de la Galaxie, dans toute sa beauté mais aussi son indifférence.

         Lorsque le droïde ordonnancier la fit pénétrer dans le bureau du Prince, Bristica eut ce moment d’hésitation propre aux nouveaux venus et ce fut Alzetto lui-même qui l’interpella.

              - Approchez, Citoyennes, approchez. N’ayez pas peur et venez prendre place à nos côtés.

         Alzetto et les trois hologrammes étaient installés autour d’un meuble bas qui faisait office de table de travail informelle et sur laquelle, pour parfaire un peu plus l’illusion d’une authentique réunion, avait été disposé un service à café et ce qui ressemblait à un fildaire [6] au citron. Les deux femmes s’approchèrent des fauteuils que leur désignait Alzetto et s’y assirent dans le silence attentif des autres participants. Comme à chaque fois dans une situation de ce genre, Bristica était mal à l’aise. Les personnalités politiques de haut rang qui lui faisaient face l’intimidaient toujours plus qu’elle n’aurait voulu, elle qui se savait avant tout une scientifique plus habituée à l’agitation méthodique d’un laboratoire quantique qu’à l’atmosphère feutrée de salons officiels, surtout en pareille compagnie. Elle risqua un sourire hésitant vers Vliclina avant de fixer les pointes de ses bottes. L’Impériale, quant à elle, ne paraissait pas particulièrement intimidée – il est vrai qu’elle devait commencer à avoir l’habitude de ce type de situations – et présentait assez belle allure dans son impeccable uniforme blanc aux parures dorées. Bristica se demanda si l’apparente décontraction de son amie était réelle et décida que oui. Elle aussi aurait aimé se comporter de cette manière mais elle n’y arrivait jamais tout à fait. Peut-être cette faculté faisait-elle partie d’un patrimoine génétique auquel jamais elle ne pourrait accéder à moins qu’ayant toujours baigné dans ce milieu particulier… Alzetto reprit la parole et elle fixa son attention sur ce qu’il disait.

              - J’ai demandé à la Citoyenne Glovenal de participer à la fin de notre séance de travail car je sais que ce qu’elle a à nous apprendre nous intéresse tous au plus haut point. Mais avant tout, chère amie, poursuivit-il en se tournant vers Bristica, je voudrais savoir si vous êtes toujours aussi satisfaite des conditions dans lesquelles vous exercez vos recherches… Oui ? Eh bien, c’est parfait. Alors, dîtes nous un peu où vous en êtes mais je précise immédiatement que nous ne souhaitons que vos conclusions… Nous vous écoutons, Citoyenne…

         Bristica avait relevé la tête et regarda alternativement les hologrammes qui l’examinaient avec curiosité. Elle reporta son regard vers Alzetto, toussota pour s’éclaircir la voix et se lança.

              - Pour résumer de manière la plus courte possible ce à quoi nous sommes arrivés, je dirais que, compte-tenu des nouvelles et capitales informations qui m’ont été récemment communiquées, nous pouvons situer le point de convergence à 2,4 années. J’ajoute qu’il s’agit d’une projection relativement fiable puisque la prévisibilité globale de nos estimations porte sur une période d’un peu plus de onze ans et que l’indice de probabilité accompagnant ces chiffres est de l’ordre de 0,98, ce qui est très honorable. Enfin, dernier point, ce chiffre de 2,4 années se situe dans un écart-type – un intervalle de confiance si vous préférez – de 5,3 mois. Au total, comme vous pouvez le constater, nos résultats semblent donc indiquer un état critique – une crise majeure sans l’ombre d’un doute – dans un avenir proche…

              - Eh bien, Citoyenne, reprit Alzetto, voilà qui est effectivement clair et concis. Je tiens, une fois encore, à vous remercier de l’excellent travail accompli par vous-même et vos services. Puis se tournant vers les hologrammes, il ajouta : ces données illustrent de manière parfaite nos conversations de tout à l’heure. Ce n’est d’ailleurs une surprise pour aucun de nous et, personnellement, je vois ça plutôt comme une confirmation de nos craintes. Bien. Je vous propose d’en rester là pour aujourd’hui car il faut que nous intégrions ces informations. Toutefois, je vous suggère d’avancer notre prochaine réunion à mardi : nous avons, vous en conviendrez avec moi, un certain nombre de choses à préciser rapidement… Cela vous convient-il ? Eh bien, c’est excellent. A mardi.

         Les hologrammes disparurent instantanément. Vliclina se leva et Bristica s’apprêtait à en faire autant lorsque Alzetto les retint d’un geste de la main.

              - Citoyennes, si vous permettez… Je souhaiterais que vous restiez encore un peu avec moi. Nous attendons une autre visite dans… dans un petit quart d’heure, ajouta-t-il en consultant l’ordiquant de sa manche d’uniforme. En attendant, je vous propose une tasse de café, un luxe que nous permet indiscutablement notre présence physique ici, conclut-il en souriant.

         La conversation porta évidemment sur le matériel de prospective mis à la disposition de Bristica. Alzetto voulait être absolument certain que tout avait été organisé au mieux. Il interrompit tout à coup ses questions et se leva, immédiatement imité par Vliclina, puis Bristica. Un hologramme venait d’apparaître à proximité de leur table de travail. Il s’agissait de celui d’un homme en uniforme gris d’officier supérieur. L’homme, grand et plutôt âgé, s’approcha d’eux rapidement en leur faisant signe de se rasseoir d’un mouvement vif de la main droite.

               -  Eh bien, Alzetto, voici donc la spécialiste de prospective dont on m’a si souvent parlé…

            - Effectivement, c’est elle, Votre Majesté. Puis, le poing toujours sur le cœur, le Prince murmura à la Farbérienne : Son Altesse, l’Empereur Baldur, Premier Conseiller de l’Empire…

          - Je suis très heureux de faire votre connaissance, Mademoiselle… déclara l’hologramme. C’est bien ainsi que l’on dit dans votre République, n’est-ce pas ?

         Bristica, pétrifiée de surprise, ne pouvait détacher ses yeux de l’image qui, comme dans un rêve, lui faisait face. Elle arriva à balbutier :

              - Effectivement, Votre Majesté. Je suis très honorée de…

         Mais l’Empereur s’était déjà retourné vers Alzetto.

            - Je n’ignore évidemment rien des difficultés assez inhabituelles qui parsèment l’avenir proche de la Société galactique. En conséquence, mon cher Alzetto, je compte notamment sur vous pour les résoudre. Je suis d’ailleurs absolument persuadé que vous y arriverez au mieux des intérêts de Ranval. Et puis, je peux constater que vous êtes entouré de collaborateurs aussi efficaces que charmants. Vous savez, Mademoiselle, poursuivit l’Empereur en fixant Bristica tétanisée, je voudrais vous convaincre de tout l’intérêt que nous portons à vos travaux qui, à ce qu’on m’en a dit, se révèlent capitaux pour l’avenir du monde dans lequel nous vivons et que nous aimons. Nous connaissons la chance que nous avons de vous avoir à nos côtés et nous vous en remercions sincèrement. Je suis persuadé que, grâce à votre ténacité et à vos compétences, vous saurez nous aider dans la tâche difficile qui est la nôtre de maintenir l’ordre dans un monde fort divers et, hélas, parfois livré à des influences délétères. Allons, mes amis, je vous quitte déjà mais croyez bien que j’ai été enchanté de cette rencontre.

         L’hologramme disparut aussi vite qu’il était apparu. Après un bref moment de silence, Alzetto se tourna vers la Farbérienne :

              - Je pense, Citoyenne, que vous avez fait plutôt bonne impression à Sa Majesté. Je puis en effet vous dire qu’il est rare que le Premier Conseiller parle aussi longtemps à une personne qui lui est présentée pour la première fois…

         Encore toute frémissante de l’extraordinaire occasion qu’avait été pour elle le fait d’avoir été mise en présence du premier personnage de l’Empire, Bristica se retrouva quelques minutes plus tard dans son appartement. Elle s’effondra sur son biodiv et resta un long moment perdue dans ses pensées. Vliclina s’était assise sur un fauteuil en vis-à-vis et, compréhensive, ne chercha pas à sortir son amie de son mutisme.

              - Est-ce que vous saviez… hasarda enfin la quanticienne.

            - Que nous aurions une visite de l’Empereur ? Non, ma chère Brissy, le Prince ne m’en avait pas informée… Vous savez, Valer Alzetto raffole de ce genre de situations…

              - Ca a été... Ca a été… un grand moment dans ma vie…

            - Je peux comprendre ça, Brissy. Je peux le comprendre très bien.

     

     

     

         En vingt-huit années d’activité professionnelle, jamais Lansoer Deneb n’avait été confronté à une enquête aussi difficile, mais contrairement à d’autres qui auraient été ennuyés, voire paniqués par cette opportunité, l’affaire qu’on lui avait confiée le stimulait. Il savait que c’était son profil atypique qui lui avait valu ce choix et il s’en félicitait. Il n’était en fait entré dans la Milice que pour des opérations de ce genre. Au début, cela avait été difficile à faire accepter à ses chefs et il avait dû prendre longuement son mal en patience avant qu’on reconnaisse enfin ses qualités très spéciales.

         Son supérieur hiérarchique, le Commodore général Vickers avait été clair : on lui donnait carte blanche pour résoudre le délicat problème qui se présentait aux forces de sécurité impériales. La présence, lors de l’entrevue, de représentants de l’Armée et du Troisième Assistanat ne l’avaient pas ému outre mesure. Il comprenait bien que l’assassinat du Septième Conseiller, à l’évidence éminemment politique, relevait de services très spécialisés dans ce genre d’enquête et que son intervention à lui, simple policier de base, devait se comprendre comme celle d’un élément adjuvant, une chance supplémentaire donnée à une investigation qui, d’emblée, se présentait fort complexe. Il avait toutefois fait comprendre à ce beau monde qu’il n’entendait en aucune manière changer ses méthodes de travail : assurer seul la direction et le suivi de l’opération mais disposer le cas échéant de tout le soutien en personnel et en matériel dont il aurait besoin. Ni les militaires, ni les forces civiles spéciales n’avaient pipé mot. On lui recommandait simplement de tenir au courant son supérieur de l’état d’avancement de son enquête afin que celui-ci puisse en référer à qui de droit. C’était bien le minimum et Deneb avait acquiescé d’un signe de tête sans plus de commentaires. De toute façon, tous savaient qu’il n’en ferait qu’à son idée.

         L’attentat remontait à moins de cinq heures mais déjà une grande quantité de données avait été rassemblée, données dont Deneb prit connaissance sans a priori. Il en ressortait que la manière dont le meurtre brutal du Conseiller avait été réalisée orientait les enquêteurs vers une approche politique pure, à l’exclusion presque certaine d’un acte criminel isolé et, a fortiori, d’une implication personnelle et/ou familiale de la victime : l’attentat – en tout cas à partir des reconstitutions probables des événements – semblait porter la signature de l’Escadron noir de la CFS. Ce qu’on voulait savoir, c’était la raison profonde d’une action de ce type et, par conséquent, organiser la capture des assaillants, vraisemblablement les membres d’une triade stellaire très spécialisée.

         Deneb se moquait bien des raisons plus ou moins officielles qui avaient conduit au meurtre. A défaut du pourquoi, ce qui l’intéressait était essentiellement le comment de l’opération. S’il avait la chance de mettre la main sur les coupables, aux autres ensuite de se débrouiller.

         Deneb était un homme d’âge moyen, à l’apparence ordinaire et au comportement banal. Son unique singularité était d’être né sur Terra, à Néopar pour être précis, ce qui était effectivement peu courant parmi les habitants de la planète-ville en ces temps de migrations forcées. Il vivait seul en compagnie de Vri, son tournier [7], et en était très heureux. Quelques vingt ans plus tôt, il avait brièvement partagé la vie d’une de ses collègues de l’époque et cette expérience traumatisante lui avait laissé une impression de captivité dont il se souvenait parfois avec terreur.

         Deneb prétendait souvent que les quarante-huit premières heures après un crime étaient capitales et que les éventuels indices ayant alors échappé à l’attention des enquêteurs disparaissaient ensuite à jamais, rendant toutes choses plus difficiles encore. Sa première action fut donc d’aller à Salmende afin d’y arpenter la Grande Salle des Agréments ainsi que le lieu proprement dit de l’attentat. Il n’y trouva rien qu’auraient pu oublier les premiers intervenants mais cela avait peu d’importance car il cherchait avant tout à s’imprégner de l’endroit. Il était persuadé que le choix d’un lieu, d’un horaire et même d’une victime pouvait déjà en dire long à l’enquêteur. Mais il fut bien obligé d’admettre que la Grande Salle et ses dépendances n’avait été retenue par les criminels que pour l’opportunité : la possibilité d’approcher à moindre risque un Conseiller impérial, ce qui ne l’avançait guère. Il se fit expliquer le procédé qui avait permis la neutralisation des droïdes de la garde rapprochée – un matériel ultra confidentiel accessible uniquement à du personnel hyperspécialisé – et contempla longuement l’endroit où la secrétaire avait été tuée, témoignage du désir absolu des assaillants de ne laisser aucune chance au moindre indice d’être rapporté. Il quitta le lieu du drame sans information nouvelle mais ne se sentait nullement découragé. Il s’y attendait et savait que c’était à partir de maintenant que les choses sérieuses commençaient.

         Comment approcher les coupables ? Tous les vols quittant Terra étaient à présent sous haute surveillance et, à moins que les Stellaires – si c’était eux – n’aient quitté la planète-ville immédiatement après leur action ce qui était somme toute peu probable en raison des risques, ils devaient se terrer quelque part en attendant que les choses se calment. C’était donc à Deneb de jouer.

         Durant son voyage de retour vers Néopar, il chercha à rassembler les éléments dont il disposait et commença à réfléchir sur le fond. Le meurtre étant politique et destiné à frapper les esprits, il partit du principe qu’il avait effectivement affaire à une triade, c’est-à-dire trois individus, vraisemblablement des biocyborgs puisque tel était l’usage chez ces gens-là. Il y avait le tueur principal, peut-être aidé des autres ; il y avait celui qui avait déclenché la fausse alarme ce qui ne pouvait se faire qu’à partir des centres de contrôle situés en dehors de la Grande Salle mais pas du côté de la sortie d’urgence empruntée par la victime. Que faisait donc le troisième ? Accompagnait-il le tueur et avait-il attendu en sa compagnie ? (Deneb, par le minutage précis des événements qu’il avait reconstitué, savait que le ou les tueurs devaient précéder l’arrivée du Conseiller et de son escorte sur le parvis des glisseurs). C’était bien sûr possible mais il ne le croyait pas : lui, il aurait préféré surveiller les opérations dans la Grande Salle de manière à anticiper tous impondérables et/ou changements de dernière minute. Il paria sur cette hypothèse et décida que c’était peut-être là que résidait un des points faibles du plan des Stellaires.

         Rentré chez lui, il prit le temps de nourrir Vri qui tournait en rond autour de lui et observa la petite bête engloutissant la nourriture comme si un quelconque prédateur devait venir la lui enlever sur le champ. Rassasié, le tournier se cala sur le biodiv à sa manière spéciale : trois tours sur lui-même dans un sens, trois tours dans l’autre puis, après une à deux secondes d’immobilité, le fléchissement des pattes et l’enroulement, le museau dans sa fourrure, avec un couinement de plaisir. Deneb s’attabla à l’espèce de secrétaire qui lui servait de bureau et déplia son ordiquant.

         Ses empreintes personnelles lui permettaient d’accéder à n’importe quelle base de données de la police, plus quelques autres dont il avait seul le secret. Il commença par se faire communiquer les noms des participants à la séance du procès. Il décida d’exclure tous les hologrammes, trop limités dans leurs gestes, et de négliger la foule des observateurs debout dans le fond de la salle, trop mal placés. 621 personnes étaient présentes ce jour-là, dont 587 assises et 34 debout le long des travées, essentiellement des agents de sécurité plus quelques organisateurs dont il étudierait le cas plus tard. Il entreprit d’éliminer également les individus trop âgés (42), inaptes à un effort physique un peu trop soutenu. Restaient 545 personnes.

           Dans un deuxième temps, il se fit communiquer les mouvements de tous ces suspects. Il entreprit de ne retenir que les gens arrivés sur Terra depuis moins d’un mois : il y avait bien entendu la possibilité que la triade soit présente sur la planète-ville depuis plus longtemps ; toutefois, connaissant leurs méthodes, il en doutait. Deux cent quarante quatre personnes correspondaient à ces critères dont soixante-huit biocyborgs mais il n’était pas encore question pour Deneb d’éliminer les bionats. De la même manière, il ne songeait nullement à absoudre ceux qu’il appelait les résidents permanents sur Terra. Leur cas serait étudié ultérieurement, singulièrement si sa première approche n’aboutissait pas.

           Le milicien décida alors de passer à la deuxième partie de son enquête, celle qui consistait à dresser une première listes de coupables possibles en affectant chacun des noms de critères tantôt « majorants », tantôt « minorants », suivant les renseignements sur chacun glanés au fil de ses vérifications. Au bout de plusieurs heures d’un travail aussi méticuleux que patient, il arriva à une première liste: 46 bionats et 14 biocyborgs. S’il avait de la chance, le malfaiteur se trouvait dedans. Sinon, il recommencerait autrement. Il se leva, engourdi par tant d’immobilité, et s’approcha de la fenêtre. D’un mouvement rapide de la main droite, il éclaircit la vitre qui révéla un jour nouveau : le deuxième de son enquête. Le soleil illuminait déjà les tours voisines dans un éclairage subtil et délicat comme on peut le découvrir à Néopar, au tout petit matin en cette saison. Il n’était nullement fatigué. Au contraire, il avait l’impression d’être plus incisif que jamais, un sentiment qui l’habitait chaque fois qu’il était sur la piste d’un fauteur de troubles. Un sentiment délicieux, revigorant, qui, à lui seul, lui faisait comprendre tout le plaisir, tout l’amour même, qu’il avait de son métier quand celui-ci lui permettait de délivrer toutes les qualités d’investigateur qu’il savait posséder. En sifflotant, il se dirigea vers son coin-cuisine pour se préparer un salko léger. Ensuite, Vri pour sa promenade matinale dans le jardin du sommet de sa tour. Enfin, et il en frémissait d’avance, le service où il communiquerait sa liste pour un approfondissement plus sérieux. Il pensa immédiatement à Nola et Greisenne, les deux humaines du département de l’Informatique appliquée qui n’attendaient que son feu vert pour le seconder. Un sacré travail en perspective mais si passionnant !

     

     

     

         Le Département-ministère de la Sécurité dont dépendait la Section d’Investigations Criminelles où travaillait Deneb occupait un vaste complexe à Néopar. Deneb, en tant qu’investigateur spécial, s’y rendait rarement puisque son activité se situait plutôt sur le terrain, parfois loin de ses bases néopariennes. Car, contrairement à la majorité de ses collègues très fortement sectorisés, il avait été appelé, au fil des années, en renfort un peu partout sur Terra, en surface et dans le Monde Intérieur, et même deux fois au Troisième Niveau ce qui ne lui avait d’ailleurs pas laissé un souvenir impérissable. Mais cette affaire-ci était très particulière : les circonstances et surtout les motivations du crime ne pouvaient pas être approchées par une véritable enquête de terrain. Il anticipait un long travail d’investigation sur les bases de données, donc au Département-ministère.

         Les onze salles du TREPO [8] s’étendaient sur la moitié du 121ème étage de la tour principale du département-Ministère. Pour un organisme qui centralisait la plus grande partie des données criminelles de l’Empire, cela pouvait paraître peu mais la raison en était qu’il ne s’agissait que d’un organe, certes suprême, d’analyse et de recherche (dont les sauvegardes en temps réel se situaient à Iorque, à des milliers de kilomètres de là). Les activités proprement dites du TREPO s’effectuaient dans ses multiples appendices situés dans chaque relais de police de la Galaxie, du moins dans sa composante impériale. On pouvait se représenter le service d’Investigations Criminelles comme une immense toile d’araignée aux ramifications multiples dont chaque composant était relativement indépendant mais la tête pensante dans ces onze salles du 121ème étage. C’était là que des ordiquants géants recueillaient les informations portant sur les activités délictueuses de millions de personnes, humains, biocyborgs et même droïdes, tous confondus dans une approche semblable du Crime plus ou moins organisé. On pouvait y initier n’importe quelle recherche, les criminels connus étant répertoriés selon leurs empreintes digitales, rétiniennes et vocales, leur profil ADN ou neuronal [9], leurs antécédents, leurs familles, leurs hologrammes, etc. A défaut d’une identification précise du délinquant, les ordiquants du TREPO savaient interroger les bases de données de l’ensemble de l’Empire afin d’y comparer les forfaits de tous ordres par leurs similitudes, leurs circonstances de survenue, les profils socio-économiques, leur chronologie, etc. Ces ordinateurs spécialisés disposaient évidemment d’une mémoire géante qui avait engrangé les milliards de crimes et délits des siècles passés. Une salle était même spécialisée dans le recueil des profils psychologiques afin de permettre la mise en relation de comportements autrement passés inaperçus. Pour qui savait quoi et comment chercher, c’était un extraordinaire instrument comme uniquement une grande civilisation savait en réaliser.

         Ces onze salles étaient une sorte de forteresse dans la forteresse et seuls quelques rares privilégiés pouvaient y accéder. Deneb en faisait partie mais n’en tirait aucune gloire : pour lui, le centre névralgique du TREPO n’était qu’un outil, rien de plus. Ayant prévenu de son arrivée par visiophone Nola et Greisenne, les deux responsables du service central, il ne perdit pas de temps à leur expliquer ce qu’il voulait faire et se mit immédiatement au travail. Preuve de ce que l’enquête était considérée par tous comme prioritaire, il n’eut aucune peine à réquisitionner près du tiers des droïdes pour les affecter immédiatement à ses recherches. Il passa sa journée en vérifications, allant d’un droïde à un ordiquant, jonglant en permanence d’une base de données à l’autre, s’exclamant parfois à haute voix devant un résultat incompréhensible ou incomplet pour retomber ensuite dans un mutisme total, seuls ses yeux et ses gestes fébriles témoignant de son activité intense. Il ne prit évidemment pas le temps de déjeuner. De temps à autre, une des deux femmes venait s’assurer qu’il n’avait besoin de rien et repartait en hochant la tête, perplexe devant une telle hargne.

         Vers dix heures du soir, d’un coup, sa tension retomba et Deneb en souriant, presque confus, s’approcha de Nola qui supervisait le tirage 3D d’une énorme statistique.

              - Ca y est, murmura-t-il d’un air détaché, j’ai l’impression que je tiens quelque chose…

        La vieille femme qui n’avait attendu si tard que dans l’espoir d’entendre cette phrase sursauta et se leva s’un seul mouvement. Comme par enchantement, sa collègue Griseinne était apparue à ses côtés. Toutes deux suivirent Deneb jusqu’à une console d’où deux droïdes se retirèrent respectueusement.

            - Voilà, commença le policier. Nous avons en fait quatre suspects… Tous bionats…

                - Mais je croyais… s’exclama Griseinne, une pâle jeune femme d’une cinquantaine d’années dont chacun savait qu’elle assurerait un jour la succession de Nola.

               - Moi aussi… Un biocyborg… rétorqua Deneb. Mais non… Ca ne collerait pas… Notez que je ne suis sûr de rien… Je me trompe peut-être…

         Les deux femmes étaient convaincues du contraire.

              - J’ai besoin de votre aide parce que je désirerais… Je me suis évidemment fait adresser la stéréoviz de la séance mais je ne voulais la visionner que pour confirmation et… mais regardons plutôt.

         Deneb fit un signe à l’un des droïdes et immédiatement l’image tridimensionnelle de la Grande salle des Agréments envahit un des coins de la pièce. L’image était pour l’instant figée sur le moment précédant immédiatement le début de l’alarme.

              - Mes quatre candidats sont là, là, là et là, précisa Deneb en désignant quatre individus du doigt. Allez, intima-t-il au droïde.

         La scène s’anima. Les trois humains regardèrent avec attention les images de la panique, la bousculade, les corps à corps. Au bout de quelques minutes, Deneb se retourna vers les deux femmes et déclara :

                 - Maintenant le plus intéressant. Nous allons revenir environ une demi-heure en arrière. Observez bien mes suspects et dîtes-moi si l’un d’entre eux vous semble… plus suspect que les autres…

         Ils observèrent à nouveau durant une dizaine de minutes avant que Deneb ne fasse signe au droïde d’interrompre la projection.

                   - Alors ? interrogea-t-il.

                   - Le religieux, murmura Nola. Le religieux du 14ème rang…

              - C’est exactement mon impression, répondit Deneb. Au moment de l’incident, comme vous avez pu le voir, il reste très stoïque et ne part que dans les derniers. Mais ce n’est pas cela… Après tout, c’est un homme d’église et on peut comprendre son calme… Pour l’exemple… En revanche, avant l’alarme, je le trouve assez peu attentif et assez…

                   - Intéressé par les abords de la salle. Curieux de tout ce qui l’entoure… l’interrompit Nola.

                - C’est ça. C’est bien ça… Trop curieux… Or, si je me suis intéressé à cet individu, ce n’est pas sans raison, vous vous en doutez… D’abord, j’ai fait cartographier chacun des participants de la réunion, pour mettre un maximum de noms sur ces visages. Parallèlement, je me suis livré à ma petite enquête de probabilité. Le nombre de requêtes, je ne vous dis pas… J’ai sorti quelques noms, quatre principalement, je vous l’ai dit et, en visionnant ensuite l’enregistrement, comme par hasard, un de ces noms… Et c’est un bionat! Un religieux qui plus est ! Je n’y aurais jamais pensé… Astucieux. Très astucieux… Néanmoins, on ne peut évidemment pas être complètement sûrs… Après tout, ces religieux ont souvent des comportements bizarres… D’autre part, on n’arrive jamais à avoir nos données à jour sur ces dignitaires… Vous connaissez la méfiance de l’Eglise de la Refondation au sujet de ses ressortissants… Mais quand même… Il correspond parfaitement au profil… Arrivé il y a deux semaines sur Terra… Direction Iorque… On ne le retrouve que la veille de la séance, dans la stratofuz pour Salmende. Seul alors que ces gens là ont volontiers des secrétaires avec eux et surtout… il est totalement inconnu de nos services. Il ne figure sur aucune des listes, certes incomplètes, que nous avons des dignitaires de l’Eglise…

               - C’est indéniablement une piste intéressante, approuva Nola. Il va falloir vérifier ce qui…

                - Et puis, poursuivit Deneb, je sens que c’est lui. Si le coupable – ou l’un des coupables – était dans cette salle, ce ne peut être que lui. Je le sens. Je le sais… Bon, on va le regarder de plus près, ajouta-t-il après un moment de silence.

         Le milicien fit agrandir la partie de la stéréoviz qui concernait le suspect et les trois policiers la visionnèrent dans des plans différents. Ils détaillèrent attentivement l’homme, passèrent en revue chaque détail de sa tenue, de ses gestes, de son visage.

                 - Ce n’est peut-être pas un religieux, commenta Nola. Je veux dire… Il est possible qu’il ne s’agisse que d’un habit d’emprunt…

                 - Peut-être, lui répondit le milicien. Peut-être… mais, quoi qu’il en soit, il lui aura alors fallu une certaine complicité à la Refondation. Disons au moins une neutralité bienveillante. Je ne peux pas croire, en effet, qu’un religieux de ce rang puisse apparaître en public sans éveiller les soupçons de certains responsables de l’Eglise. Non, pour moi, il lui fallait au minimum un accord tacite de membres influents. N’oubliez pas l’accréditation, les risques d’être aperçu dans un média quelconque… Au demeurant, cela est de peu d’importance pour notre enquête.

         Tous trois se replongèrent dans la contemplation de l’hologramme de l’individu, figé sous l’angle le plus favorable. Un homme grand, plus de deux mètres, au visage énergique et au regard noir extraordinairement incisif. Il paraissait âgé d’une soixantaine d’années.

              - Moi, ça ne me dit rien, avança Nola. Je ne crois pas l’avoir jamais vu.

         Deneb haussa brièvement les épaules dans un mouvement qui signifiait que, pour lui aussi, l’homme était un parfait inconnu.

              - Bon, reste maintenant le plus difficile : il faut le trouver, conclut-il.

     

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    [1]  en 975 rc, année de la narration (livre 1), l’Empereur BALDUR II a trois enfants : deux filles, Algrisa, née en 958 rc (17 ans), Meïnor (961 rc) et un fils, Visio-Garm (965 rc). C’est l’enfant aîné – donc Algrisa - qui est l’héritière de principe. A ce sujet, notons que l’édition « officielle » numérique du Codex est réactualisée en permanence par une commission spéciale siégeant en continu mais se réunissant formellement tous les deux à trois ans voire parfois plus, réécriture effectuée selon les sujets concernés et l’importance des événements politiques et/ou économiques. Des mises à jour consultables (les addenda impériaux instantanés) sont évidemment disponibles en permanence et en temps réel mais le document princeps reste la dernière édition « officielle » du Codex, disponible par le GRG au moyen de n'importe quel ordiquant C’est cette dernière que nous avons retenue comme source principale d’information mais chaque fois que nous ferons appel à une mise à jour plus récente, nous ne manquerons pas de le signaler. (NdT)

    [2]  L’empereur étant d’office « le Premier Conseiller », il tombe sous le sens qu’il existe en conséquence un 61ème conseiller alors que ceux-ci ne sont formellement que soixante.

    [3]  Grevig : sorte de chaise-longue mobile en souher (le souher étant un tissu biologique épousant totalement la forme du corps) qui peut également servir de lit puisque l’objet, régulé thermiquement par ordiquant, peut envelopper complètement son locataire.

    [4]  Jijor : milicien spécial de l’Empire chargé de la sécurité rapprochée des personnalités importantes. Les Jijors dépendent de l’autorité civile, en l’occurrence le Premier Assistanat.

    [5]  le nouvel an galactique est fixé au 3 mars, jour du début de la Révolution de Cristal, 975 ans plus tôt. Bien que les dates des mois galactiques (ceux de Terra) ne correspondent pas tout à fait aux nôtres, il a été jugé préférable de conserver les noms de notre calendrier grégorien. (bis repetitas)

    [6]  fildaire : gâteau originaire de Iorque, sur Terra

    [7]  Tournier : sorte de petit chien muté (dont l’origine incertaine est peut-être à situer sur Bêta 2 Langlol, une planète du système d’Altaïr). Un tournier est aux chiens ce qu’un grajane est aux chats.

    [8]  TREPO : Service d’Investigations Criminelles (En Fried, les abréviations courantes des organismes, services, sociétés, groupes, etc. sont rarement traduites par les premières lettres de leurs intitulés mais par des vocables, parfois très éloignés des titres complets, que seuls les circonstances ou l’usage ont imposé).

    [9]  Certains profils d’activité neurologique spécifiques à chaque individu


  • Commentaires

    1
    Henri L.
    Samedi 13 Juillet 2019 à 18:29

    Bonjour Djeser. Je suis particulièrement intéressé par votre livre alcyon mais je dois vous complimenter surtout pour le début de votre second tome où le voyage virtuel d'un de vos héros dans le Paris des années trente est particulièrement réussi ! Par ailleurs plus on avance dans l'histoire, plus l'intrigue devient complexe, les personnages nombreux et l’intérêt général accru... J'attends avec impatience la suite !

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