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livre trois : chapitre sept
Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)
Sujet : Point de Convergence
Section : Prospective générale
Références extrait(s) : tome 128 (11-14 ; 116-123 ; 496-512)
Sources générales : tomes 128 à 131
Annexe(s) :
…/… car le but de toute analyse prospective est d’identifier une orientation probabiliste de l’avenir. Cette « quête d’avenir » (selon la formule consacrée d’Algenor Aldrix) peut prendre pour sujet aussi bien les perspectives futures d’une entreprise commerciale ou d’un projet artistique que la situation politico-économique d’une planète donnée, voire de la Galaxie elle-même. On comprend évidemment que, plus la cible visée est d’importance, plus nombreuses sont les données à exploiter par l’informatique quantique et plus difficile la mise en place des processus de recueil et d’analyse qui…/…
…/… il existe autant de points de convergence que de situations étudiées (faillite d’une société commerciale, probabilité d’une découverte scientifique, éventualité d’un changement de régime politique et/ou d’une rivalité armée, concurrence entre deux systèmes économico-politiques, etc.) mais un seul point de convergence une fois la cible désignée, ce qui explique le caractère unique de toute méta-analyse…/…
…/… d’où la réalisation d’une méta-analyse regroupant un maximum de données pertinentes. C’est seulement lorsque celle-ci est dûment complétée que les calculs probabilistes pourront être effectués et conduiront à l’identification d’un repère temporel au-delà duquel l’essentiel de l’évolution prévisible ne pourra plus être sensiblement modifié : cette date irrévocable est appelée « point de convergence » par les quanticiens. La méta-analyse est bien entendu continuellement réactualisée permettant alors un réajustement constant du point de convergence et de son intervalle de confiance dans ce que les scientifiques appellent une « clarification tangentielle »…/…
…/… Avant le point de convergence proprement dit, un autre repère fondamental de toute analyse prospective est « l’axe de convection ». Situé en amont dans le recueil de la méta-analyse, l’axe de convection est l’ensemble regroupé (et analysé) de toutes les données prises en compte : à partir de ce point fondamental, les événements étudiés s’orientent dans une direction privilégiée qu’il est alors possible d’identifier. Toutefois subsiste toujours l’éventualité que la direction prise des événements soit modifiée par l’inclusion de nouvelles données. Il ne s’agit donc que d’une « inflexion » de la courbe prévisionnelle qui ne sera rendue quasi-définitive qu’à la date de survenue du point de convergence…./…
…/… des milliards de données diverses qu’il convient d’identifier, de classer selon leur pertinence, d’analyser séparément puis de fusionner en évaluant leurs interactions. Seuls les ordinateurs quantiques les plus performants sont capables de produire un tel travail qui dépend évidemment de la qualité des informations qui sont collectées. C’est à ce prix qu’il est possible d’obtenir un point de convergence digne de confiance et qui…/…
7
Après toute cette obscurité, l’éclairage brutal lui brûla les yeux et Velti resta quelques secondes interdite, incapable de bouger, de comprendre ce que l’on attendait d’elle. Son gardien lui rappela immédiatement combien elle était insignifiante à ses yeux en lui décochant un méchant coup de pied au genou droit. Elle poussa un gémissement de douleur et s’empressa de se relever tant bien que mal mais déjà le soldat, un Rhésien à ce qu’elle pouvait comprendre, l’avait saisie par le bras gauche et projetée sans ménagement dans le couloir sur lequel s’ouvrait sa cellule. D’autres prisonniers attendaient là, certains en piteux état. La petite troupe se mit en marche, direction les salles d’interrogatoire.
Pour Velti, l’affaire s’engagea d’emblée fort mal. Cette fois, elle faisait face à une femme procureure de sa propre sarpe. Malto-albienne comme elle, la femme affichait une grimace de dégoût en s’adressant à elle. Elle voulait « tout savoir sur sa trahison » mais n’écoutait rien de ce que pouvait lui dire Velti au point que, au bout de quelques minutes, celle-ci finit par se taire, laissant l’autre déverser sa hargne.
- Des traîtres à la patrie, j’en ai souvent vus mais pas à ce point, non pas à ce point, crachait la femme d’une voix déformée par la haine. Vous avez collaboré main dans la main avec nos pires ennemis… Ne niez pas ! Avec les plus sombres brutes que craignent même les Impériaux des lignes régulières. Oui, Velti Rav-Den, officier-commando officiellement déchu, dégradé du 127ème escadron d’intervention tactique de la 7ème sarpe de la Confédération. Comment avez-vous pu… ? Comment avez-vous-même osé… ? Vous me dégoutez, c’est vrai, vous m’écœurez mais vous allez quand même nous expliquer ce que vous avez… confié à ce… Stenek. Quoique, comme je vous l’ai déjà dit, il nous a tout raconté puisque – c’est là toute la beauté de l’affaire – c’était finalement l’un des nôtres… Eh oui, l’un des nôtres. Qui, au passage, vous a parfaitement bernée… mais vu votre moralité approximative, ça n’a pas dû être trop dur… Non, taisez-vous, c’est moi qui explique pour ces messieurs, ajouta-t-elle en tournant la tête vers une rangée de probables militaires en civil restés jusque là parfaitement silencieux. Il n’y a rien à récupérer chez vous. Tout est pourri. Je parie même que ce n’est pas pour l’argent… encore que… mais non, chez vous l’argent est secondaire et c’est simplement par haine des vôtres, par jalousie de ceux qui font mieux que vous mais aussi avec la pure bêtise d’un esprit médiocre que vous vous êtes vautrée dans la plus abjecte des trahisons… Une ignominie. Une attitude scandaleuse, innommable. Vous savez quoi ? Normalement on devrait vous traîner devant le Varna mais ce serait trop doux pour une grajane sauvage comme vous. Non, pour vous, blanchiment opérant et effacement comme un vulgaire criminel de droit commun. Ce que vous êtes. Non, pire, bien sûr que vous êtes pire. Vous êtes la honte absolue de notre planète, la lie de la Confédération. Allez, pour moi, ça suffit pour aujourd’hui ! On se reverra très bientôt, vous pouvez y compter, et vous aurez alors intérêt à… Allez, débarrassez-moi de ça, j’aimerais respirer un peu d’air frais, conclut la procureure en faisant signe à l’escorte qui se tenait au garde-à-vous près de la porte.
Velti fut ramenée sans ménagement dans sa cellule. Elle se laissa tomber à même le sol, se sentant totalement épuisée. Elle comprenait que sa situation était plus que compromise. Le pire était de savoir que ce traitement indigne d’un soldat comme elle, elle le devait à Rogue qui l’avait odieusement trahie et qui devait à présent se pavaner en expliquant à la cantonade comment il était venu jusqu’à Alba-Malto pour la convaincre, puis la séduire et enfin la compromettre. Elle entendait son rire triomphant et sa haine pour l’Impérial s’amplifia. Sa colère et son écœurement étaient au-delà de toute raison. L’écran du plafond, le seul lien avec l’extérieur une fois la porte fermée, s’anima et l’image en 3D d’un biocyborg apparut. Il était habillé en militaire et ne paraissant pas plus aimable que la procureure qu’elle venait de quitter.
- Debout, allez, debout ! Vous devez marcher en rond dans la cellule où bien on vous passe en psycho. À vous de décider. Allez, marchez. Vous êtes surveillée à chaque instant. On vous dira quand vous pourrez vous arrêter. En attendant, marchez ! Marchez !
L’écran s’éteignit instantanément et, en dépit de sa fatigue, Velti se releva et entreprit de tourner en rond dans sa cage de pierre. Trop épuisée, elle ne pouvait savoir combien de temps elle avait arpenté sa misérable cellule mais lorsque l’ordre vint enfin de cesser de marcher, elle se laissa tomber contre le mur qui faisait face à la porte à l’ancienne de sa prison. Elle regarda sans le voir l’écran aveugle par lequel elle était censée être continuellement surveillée et s’endormit d’un coup.
La lumière blanche la réveilla. Elle scruta ses environs immédiats. Des murs également blancs, aucun autre mobilier que le biodiv sur lequel elle était allongée. Sa fatigue avait totalement disparu : avait-elle dormi si longtemps que… la mémoire lui revint soudain. Soulika. Elle était sur Soulika. Ce qu’elle venait de vivre et qui était encore bien présent dans son esprit, n’était qu’un mirage, une mémoire artificielle construite par des droïdes spécialisés qui avaient analysé ses peurs intérieures et ses angoisses cachées afin de lui servir cette soupe incroyable… qui l’avait tant effrayée et même terrorisée, elle devait bien le reconnaître. Jamais elle n’aurait choisi une telle structure si Gordan-Manir… Mais quel plaisir peut-on retirer d’une torture de ce genre ? Elle se demanda si Rogue… De penser à lui fit remonter en elle des flots de haine parfaitement injustifiés : le malheureux n’avait rien à voir avec ce qu’on venait de lui faire vivre à elle. Heureusement, il était prévu qu’elle subisse une nouvelle séance de « désensibilisation » (la première avait été faite sans qu’elle n’en ait vraiment gardé le souvenir) afin de dissoudre les derniers miasmes de haine et de colère liés à son récent exercice. Encore heureux pensa-t-elle sinon… Elle se redressa et son mouvement fut immédiatement perçu puisque la cloison située à sa droite s’effaça pour permettre à un ordimédic de s’approcher d’elle. Encore quelques minutes d’attente et on pourrait passer aux choses sérieuse : la réunion avec l’assistant de la CFS dans un contexte de sécurité totale. Du moins pouvait-on l’espérer car c’était pour cette raison, et elle seule, qu’elle avait eu droit à cette pitoyable mésaventure qui trottait encore – mais heureusement de moins en moins fort – dans les recoins de son cerveau. Le droïde l’obligea doucement à se rallonger avant de vérifier ses constantes. S’assurer également qu’il ne restait rien des vicissitudes psychologiques qu’elle venait de subir. Son cœur s’était ralenti et la sueur qui la submergeait il y a encore quelques minutes était sur le point de s’évaporer définitivement. Un bref séjour dans le cabinet de toilette attenant à la petite pièce et elle serait remis totalement sur pied. Elle sourit au souvenir de la situation désastreuse de son rêve provoqué : c’était donc cela ses craintes les plus profondes ? Passer pour un traître, un déserteur ? Ou était-ce plutôt la trahison des siens et surtout celle de son ami l’Impérial ? Plutôt étrange tout ça. Une pensée la frappa : et lui, c’étaient quoi ses terreurs ? Elle n’en avait aucune idée mais elle savait qu’il n’avouerait jamais rien ce qui d’ailleurs était peut-être préférable. En tout cas, si de nouvelles distractions devaient lui être proposées, Velti savait qu’elle ne toucherait plus, ni de près, ni de loin aux divertissements à caractère psychologique.
Lipak se redressa à moitié et observa attentivement son environnement proche. Les ruines de la ville donnaient l’impression de s’étendre à l’infini et le soleil orangé, déjà omniprésent, dardait ses premiers rayons, vers l’est, au dessus des toits à demi effondrés. La journée promettait d’être encore chaude, peut-être plus que celle de la veille qui avait déjà battu des records. Il était parfaitement détendu et il comprit tout à coup qu’il était heureux d’être là, vivant, sur cette planète étrangère, au sein de ce capharnaüm de souffrance et de mort. D’ailleurs, qu’aurait-il bien pu faire d’autre qu’être ce militaire capable de délivrer la mort sans qu’on ne le soupçonne, qu’être celui qui, parfois, pouvait réellement faire bouger les lignes, changer le cours d’une bataille et peut-être de l’Histoire ? Bien sûr, il savait qu’il exagérait son rôle, qu’il n’était pas si important qu’il voulait parfois le prétendre mais ça lui plaisait de croire à moitié à ces mensonges de motivation. En tout cas, c’était vrai, qu’aurait-il pu faire d’autre ? Il soupira et revint au déroulement de sa mission. Stenek de la branche très spéciale dite « 2 BS jaune », il faisait partie de ces tireurs d’élite qui sont cargués dans la plus grande discrétion derrière les lignes ennemies afin de chercher à les désorganiser. Comme les autres soldats de sa division, Lipak était capable de tuer un humain jusqu’à quatre, voire cinq kilomètres de distance en terrain découvert grâce à son arme fétiche, un flaster[1] à guidage laser capable d’envoyer un projectile explosif, radioactif ou biocontaminé avec une précision sans pareille. Pour peu, bien sûr, que l’on sache s’en servir. En zone escarpée ou urbaine, on ne pouvait évidemment pas tirer aussi loin et il fallait donc se rapprocher des cibles potentielles. En revanche, le sniper était alors mieux protégé qu’en terrain découvert parce qu’il pouvait rapidement se dissimuler avant de s’exfiltrer prestement par un itinéraire choisi à l’avance. La vertu de ce genre de soldat était donc double : l’habileté du tireur, évidemment, mais aussi la promptitude à disparaître du champ d’intervention en abandonnant un adversaire surpris et impuissant. Lipak le savait : un soldat comme lui était un véritable poison pour les lignes arrière ennemies. Pas étonnant dès lors que le dit-ennemi fasse l’impossible pour se débarrasser d’une nuisance dans son genre. Une fois capturés il savait le sort qui était réservé aux soldats de sa trempe : pas de prison plus ou moins sévère et encore moins d’échange contre des soldats de même nature que lui, non, l’effacement pur et simple, rapide, immédiat, parfois agrémenté de quelques tortures bien senties, selon les actions qui lui seraient reprochées. C’était le prix à payer pour son type d’activité.
Il s’était séparé de ses cinq compagnons aussitôt après la dépose de nuit et avait progressé d’abord dans une campagne monotone et indifférente avant d’atteindre les premiers contreforts de la ville pour s’y fondre. Peu de soldats ennemis rencontrés en cours de route mais cela ne voulait rien dire. Lipak savait que la ville était d’importance stratégique et qu’elle ne tomberait pas facilement, en tout cas pas par une simple avancée de droïdes. Et d’une certaine manière, c’était à lui de faciliter le terrain pour les troupes régulières que les Confédérés attendaient certainement de pied ferme. Lipak avait tout d’abord consacré un temps d’observation indispensable à repérer les objectifs à atteindre, c’est-à-dire les gradés de l’armée ennemie ou les soldats de postes stratégiques. Il était certain d’avoir devant lui quatre à cinq jours avant de courir des risques inconsidérés. La première journée, il la passa à prendre ses marques, à repérer des positions de repli, à cataloguer et trianguler ses cibles. C’est comme ça qu’il put localiser une relève régulière de la garde confédérée et abattre un officier supérieur. En pleine nuit et à près de quatre cent cinquante mètres. Pas si mal pour cet environnement de ruines et de débris disparates. Il avait immédiatement abandonné ce qu’il appelait son surplomb, en fait ici le quatrième niveau d’un immeuble dévasté lors d’une quelconque offensive. Treize minutes pour se mettre à l’abri plusieurs centaines de mètres plus au sud dans un égout repéré à l’avance et désaffecté depuis longtemps. Il s’était tranquillement endormi après avoir ingurgité sa ration de survie du deuxième matin ; il faisait toute confiance à sa combi antimag qui, portée à même la peau, le rendait invisible aux radiants adverses : une strappe laissait plus de traces sur leurs écrans que lui.
Il les repéra peu avant midi, trahi par leur manège stupide de militaires forts-en-gueule et volontiers bravaches qui n’hésitaient pas à se montrer à découvert. Sauf que ce n’était pas des militaires. Dès le premier coup d’œil au travers de sa lunette de visée, il avait reconnu le désordre vestimentaire de mercenaires en marge d’une armée régulière. Rien d’intéressant. Ce n’était pas son problème et il décida de passer à autre chose. Il avançait lentement en direction d’un point d’appui périphérique ennemi repéré par les drones avant son carguage et où, en position immobile et à condition d’être raisonnablement patient, il finirait bien par trouver une cible acceptable. Il revit les trois mercenaires dans le courant de l’après-midi mais les circonstances furent radicalement différentes. La chaleur était intense et la lumière aveuglante malgré les lunettes de protection. Cette fois, les individus malmenaient une fine silhouette qui, avec le grossissement optique adéquat de son blook-laser, se révéla être celle d’un vieillard n’ayant pas voulu ou pas pu quitter la ville au début des combats. Lipak leva les sourcils de surprise lorsqu’il vit un des trois hommes tirer à bout portant sur le vieux à l’aide d’un éclateur ou d’un triglon, difficile à dire. Le vieux s’écroula et, comme subitement pris d’une crise de rage, les trois individus se mirent à rouer de coups et à piétiner ce qui n’était plus qu’un cadavre. Voilà une attitude pour le moins étrange, pensa Lipak qui envisagea une consommation excessive d’aucladienne chez les trois fripouilles. Mais ce n’était toujours pas son problème. Il parvint jusqu’à ce qui ressemblait au point d’appui indiqué par le drone vers la fin de l’après-midi. Son périple n’avait pas été simple : il avait dû passer une heure totalement immobile dans le recoin d’un escalier effondré qui jouxtait un PAMA hors d’usage. Quelques instants plus tôt, il avançait prudemment en étudiant toutes choses se trouvant sur son chemin à venir lorsqu’il avait repéré une patrouille confédérée. Il s’apprêtait à décrocher quand il entendit les bruits de voix provenant de la direction inverse. Piégé ! Il décida de défendre chèrement sa peau. Il avait longuement réfléchi à ce genre de situation et s’était promis de ne jamais tomber vivant aux mains de ses ennemis quels qu’ils soient. Mais Bergaël devait veiller sur lui car les deux groupes firent leur jonction à quelques mètres de sa cachette de fortune et relâchèrent aussitôt leurs efforts d’exploration. Les soldats se mirent à rire et à parler fort avant de s’éloigner ensemble dans la même direction. Lipak attendit un long moment afin d’être certain puis se dirigea rapidement vers le point d’appui confédéré.
Lipak observa longuement le cube double qui desservait un bâtiment plus important en partie souterrain et utilisé comme point de relai pour la logistique ennemie. En fait, les soldats présents sur le lieu faisaient certainement partie des services d’intendance ce qui était au moins aussi intéressant que le harcèlement d’un service d’active, d’ailleurs souvent plus prompt à riposter : faire douter ceux qui assurent le confort des militaires, c’était s’en prendre à toute l’armée ! Puisqu’il n’aurait droit qu’à deux – ou s’il avait de la chance – trois coups, il était impératif de sélectionner avec soin les cibles. Or, depuis que des snipers opéraient dans leurs lignes arrières, les Confédérés avaient demandé à leurs soldats de faire disparaître tous les signes distinctifs susceptibles d’évoquer un ordre hiérarchique, une façon de rendre plus difficile l’identification des officiers ou des membres des forces spéciales. Lipak, tantôt avec son blook-laser, tantôt avec la lunette du flaster, chercha à décrypter l’organisation ennemie. Il comprit assez rapidement qu’il avait affaire à une sarpe vargassienne mais eut plus du mal à identifier les décisionnaires. Il arriva finalement à isoler deux individus : leurs gestes volontiers incisifs ressemblaient indéniablement à ceux délivrant ordres et consignes mais ils n’étaient jamais ensemble et ce n’était certainement pas un hasard. L’ouverture – comme il aimait à appeler cet instant si particulier – survint à 4 heures 63 selon les indications de son viseur : un convoi de trois blindés légers se présenta à l’entrée magnétique du point d’appui qui unissait les deux cubes et, chance inespérée les deux supposés officiers en charge se présentèrent ensemble. Malgré son corps en partie engourdi par sa longue attente, Lipak n’hésita pas et appuya sur la gâchette digitale de son flaster qui émit un chuintement presque inaudible. Une des deux silhouettes s’effondra instantanément. Lipak modifia légèrement sa ligne de mire et fit exploser la tête du deuxième officier qui n’avait sans doute pas encore compris ce qu’il venait de se passer. Pour faire bonne mesure, le sniper tourna son arme en direction d’un des soldats qui avait émergé du premier véhicule mais il sut immédiatement qu’il avait manqué cette nouvelle cible. Sans plus s‘attarder, il se releva de quelques centimètres et démonta son flaster en deux parties qu’il introduisit dans sa dorsale de stockage. Les Confédérés commençaient à peine à s’activer et à chercher d’où étaient venues les charges mortelles qu’il dévalait les quelques marches du bâtiment lui ayant servi de poste de guet. L’ennemi allait bien entendu finir par déterminer l’origine des tirs – leurs balisticiens étaient experts en la matière – mais il serait alors à plus d’un kilomètre de là.
Encore deux jours à errer à la recherche de nouvelles proies et Lipak s’éloignerait lentement des lieux de sa mission pour demander une exfiltration bien méritée. Il passa une nuit des plus paisibles dans un recoin extérieur d’une sorte de hangar encore presque intact – il dormait dans un lieu fermé le moins souvent possible – et se mit en route peu après le lever du soleil orangé après avoir avalé sa ration de troisième matin et satisfait quelques besoins naturels. Il avançait, par petits bonds successifs, toujours à demi baissé, ne se redressant qu’à l’abri d’un mur ou d’une végétation pour observer attentivement son chemin à venir. C’est alors qu’il revit les trois mercenaires : à l’angle d’une cour intérieure aux murs partiellement détruits, ils étaient affalés sur des sacs et des couvertures de fortune où ils avaient manifestement passé la nuit. Lipak décida de tracer son chemin en effectuant un large demi-cercle qui l’éloignerait du trio car cela aurait été un comble que ces trois soudards soient à l’origine de sa capture ! Quelques minutes plus tard, il était à une centaine de mètres de la petite cour et il jeta un dernier coup d’œil sur les racailles avec son blook-laser pour s’assurer de ne pas avoir été repéré. C’est alors qu’il découvrit certains détails qui lui avaient initialement échappé : les birjads n’étaient pas seuls. Un peu plus loin se trouvaient les cadavres de deux enfants baignant dans leur sang alors qu’à quelques mètres une femme nue et ensanglantée gisait semble-t-il à moitié décapitée. Il n’était pas difficile de comprendre que les mercenaires étaient tombés sur la femme et les enfants et qu’ils l’avaient violée après avoir assassiné les gosses. Ou peut-être avant. Lipak avait pour unique mission de désorganiser l’arrière ennemi en abattant le plus possible de décideurs ou d’exécutants de haut niveau. Ordinairement, il aurait dû s’éloigner de ce trio criminel. C’est ce qu’il aurait fait quelques années plus tôt, lorsqu’il débutait dans cette discipline si spéciale et que seules comptaient pour lui les consignes de sa hiérarchie. Mais diverses opérations de maintien de l’ordre et, depuis quelques mois, la guerre elle-même lui avaient fait rencontrer bien des atrocités, presque toujours injustes. Celle qu’il venait de voir n’était probablement pas pire que tant d’autres mais ce fut comme une dernière goutte d’eau faisant déborder un vase : au risque de mettre en péril sa mission, il décida de s’occuper des trois crapules.
Son plan était en définitive très simple : il pouvait effacer les trois nuisibles sans presque avoir besoin de dévier de sa route et prolonger sa tâche comme convenu. Il attendrait que les trois hommes soient présents ensemble dans sa ligne de tir pour les neutraliser d’un coup, un exercice ne présentant guère de difficultés puisqu’il était à moins de cent mètres d’eux. Pour être certain de mettre définitivement hors de combat un ennemi, et si cela était évidemment possible, il visait toujours les têtes. Il pointa d’bord celle du plus corpulent des trois dont il avait l’impression qu’il était également le chef. Vu la courte distance, il avait choisi des balles explosives à sursaut interne et eut la satisfaction de voir la tête du misérable disparaître dans un geyser rouge. L’homme auquel il s’adressait n’eut pas le temps de réagir que, lui aussi, fut effacé dans la foulée mais le troisième semblait avoir de meilleurs réflexes car lorsque Lipak modifia à nouveau légèrement l’angle de sa visée, il ne trouva que du vide. L’homme avait probablement immédiatement compris ce qu’il se passait et s’était jeté à l’abri d’une saillie du mur. Lipak décida d’attendre. Une heure s’écoula sans que rien ne bouge. Conscient d’avoir, au moins partiellement, vengé les pauvres gens dont les cadavres commençaient à pourrir au soleil, il décida d’abandonner ce qui, somme toute, n’était qu’une péripétie très secondaire. D’ailleurs le mercenaire était peut-être déjà loin, enfui par une issue qu’il ne pouvait voir de là où il était.
Lipak procédait par petits bonds, toujours à l’abri derrière une caillasse, une ruine, un arbre. Il aurait été suicidaire de retourner guetter au point d’appui de la veille où l’alarme devait être maximale. En revanche, revenir plus en arrière dans le secteur du premier jour lui parut bien plus subtil car les Vargassiens devaient probablement projeter sa trajectoire de progression vers l’avant selon un itinéraire logique. Vers midi, après un frugal repas, il reprit sa route à l’abri des divers débris jonchant la zone, s’aventurant à découvert le moins possible et toujours après une inspection attentive. Son radiant s’activa d’un coup lui adressant un picotement significatif sur le bras gauche. Une seule présence vivante. Étrange et, pour tout dire, suspect : les soldats ennemis ne se déplaçaient qu’en patrouilles d’au moins cinq hommes… Un animal ? Assez gros, alors, parce que son radiant ne se serait pas déclenché pour une strappe ou un rat. Mais même les chiens errants avaient déserté un périmètre aussi dangereux. Un des autres Steneks qui se serait égaré ? Bien peu probable. Il s’accroupit à l’abri de la haie à moitié calcinée qui entourait la maison qu’il contournait. Tout était silencieux. Aucun cri d’oiseau ou chant de phligastère [2]. Rien. Un silence de tombeau. Mais un radiant se trompe rarement. Lipak se figea. Sa patience ne connaissait pas de limite.
À couvert sous le feuillage de la haie, il ressentit à nouveau le picotement de son radiant. Plus insistant cette fois. Il décida de plonger vers l’intérieur de la haie, vers le jardin ravagé de la petite maison et ce geste lui sauva la vie car à peine avait-il engagé son mouvement qu’un trait de feu pulvérisa une bonne partie de l’endroit qu’il occupait. Il sauta immédiatement dans une sorte de petite fosse qui avait probablement été jadis un abri de glisseur et contourna le plus rapidement possible le mur de la maison. Il trouva une ouverture et s’y engouffra, le souffle haletant. Il n’avait rien perdu de son équipement et il savait à présent deux choses. La première était qu’il avait entraperçu dans sa chute l’origine de l’attaque : le troisième mercenaire à l’uniforme dépareillé. L’autre certitude était qu’il avait quand même été touché : il sentait le sang couler de ce qui paraissait être une blessure plutôt superficielle selon son ordiquant de poignet mais fort gênante car à moins de la soigner rapidement, elle réduisait à néant la protection de sa combi antimag. Il ne paniqua pas. Il avait été par le passé confronté à des situations bien pires. Il sera toujours temps de s’en occuper quand il aura résolu l’autre problème, bien plus urgent : le mercenaire. Un soldat qu’il convenait de prendre très au sérieux car celui-ci l’avait pisté sans qu’il s’en aperçoive vraiment et avait choisi une attaque à un moment favorable, une attaque qui avait failli réussir s’il n’avait pas possédé cette espèce de troisième sens qui… L’idée le fit s’arrêter sur la personnalité de son adversaire. Celui-ci n’avait pas hésité à se lancer à sa poursuite alors qu’il avait certainement compris qui il était et quelle était son action sur zone. L’homme était doué. Définitivement pas un mercenaire. Plutôt un de ces spécialistes du contre-espionnage de terrain, peut-être même un Blouda. Il fallait faire le point. Rapidement. Mais il avait déjà compris que son séjour dans la ville s’était prodigieusement compliqué puisqu’il était à présent confronté à une sorte de double de lui-même.
- Drimed ? Le Drimed de Mez Antelor ? Mais comment saurait-il que… Vous lui avez dit ! Galène, ne me mentez pas, vous lui avez dit qui j’étais réellement et c’est pour cela que…
- Pardonnez-moi, s’exclama Galène. Je devais le faire parce que… il vous a en grande estime et il souhaitait depuis longtemps vous rencontrer et comme le hasard a fait que… Et puis, je crois qu’il a quelque chose à vous demander, un problème de prospective je crois bien et… Le risque est nul, je vous l’assure. Pensez-donc : avec un scientifique de cette valeur… et lui seul, bien sûr, est dans le secret, je peux vous le garantir. Vous savez, Bristica, c’est vraiment peu de chose. Nous repartons dans moins d’une semaine et…
La Farbérienne n’écoutait plus son assistante. Elle marchait de long en large dans son petit cube de vie, pensive. Certes, en agissant ainsi, Galène avait rompu toutes les consignes et d’une certaine manière trahi ses engagements vis-à-vis de la Sécurité impériale. Mais, à y bien réfléchir, le risque était quand même relativement insignifiant : le professeur Drimed, elle le connaissait bien, avait correspondu par le Kha avec lui et avait même failli à deux reprises le rencontrer. Avant que Bristica ne soit elle-même propulsée au sommet de la recherche en PG, c’était un de ceux qu’elle avait érigé en modèle. Elle avait eu affaire à lui sur Farber lorsqu’il était venu inaugurer une salle de prospective appliquée. De plus, elle imaginait mal Galène lui proposant une rencontre dont elle ne serait pas elle-même convaincue de la totale sécurité.
- Oui mais il faut bien sûr prévenir nos… amis du 12A [3] sinon… Mais ça va tout compliquer et puis, il est aussi fort possible qu’ils refusent…
Bristica arrêta de déambuler et se laissa lourdement tomber sur le biodiv qui faisait face à celui de son assistante. À présent, elle avait fortement envie de rencontrer le professeur Drimed qui ne manquerait pas de l’éclairer sur plusieurs points de détail de la méta-analyse la plus récente : elle ne lui en dévoilerait évidemment que le minimum – ce qu’il comprendrait sans hésiter, elle en était persuadée –et peut-être même pourrait-il l’aider à surmonter son malaise actuel face à sa soudaine célébrité dans son domaine de prédilection. Elle avait décidément de plus en plus envie de rencontrer le Mézien quitte à ne pas…
- Mais il ne faut pas prévenir le 12A ou quiconque d’ailleurs. Trop compliqué, reprit-elle en regardant Galène dans les yeux. Ils vont nous inonder de précautions, de droïdes surveillants, de matériel de ceci, de cela, peut-être même m’interdire cette visite, non, il ne faut rien dire pour si peu !
- Mais vous n’y pensez pas, essaya Galène. Nous sommes venus ici en jurant de ne pas… de suivre… C’est trop imprudent, il ne faut pas…
- Ah parce que maintenant c’est vous qui voulez m’empêcher d’assister à une réunion tout ce qu’il y a de plus anodine avec un de mes maîtres, oui, un de mes maîtres…
- Non, bien sûr, mais quand même, il est important au moins de…
- Alors, c’est décidé ! Vous allez m’organiser ça, ma chère Galène, mais, prudence, hein, personne ne doit savoir…
Galène hocha faiblement la tête de haut en bas puis de gauche à droite comme si elle devait se convaincre qu’il lui fallait bien accepter l’avis de sa chef, comme si elle devait se résigner face à une décision que, au fond, elle n’approuvait pas. Mais, intérieurement, elle exultait : jamais elle n’aurait pensé que la situation évolue si favorablement, si vite.
- Pourquoi nous ? demanda immédiatement Velti. Oui, pourquoi ?
Gordan-Manir s’attendait certainement à cette question mais il prit son temps pour répondre. Il observa son environnement proche, le module de récupération où il avait convié ses interlocuteurs, certain de la confidentialité désirée. Murs d’un blanc légèrement bleuté, mobilier réduit mais suffisant pour aborder le de bilan de leurs aventures virtuelles. Il décida de s’asseoir sur le biodiv central et croisa ses longues jambes, chacun de ses mouvements suivis par Rogue et Velti. Il toussota.
- Tout d’abord, je dois vous répéter que ce que je vais vous dire est absolument confidentiel, vous devez vous en douter. Voilà. Je vais être direct. Le Troisième Membre Garendi souhaite entrer en contact avec des représentants hauts placés dans le gouvernement impérial, si possible des personnes en contact avec l’Empereur lui-même, et donc disposant de pouvoirs décisionnels. Mais pourquoi s’adresser d’abord à vous, demandiez-vous ? Eh bien parce qu’il est impossible de contacter des responsables d’un tel niveau directement sans que cela ne s’ébruite : vous êtes en quelque sorte des intermédiaires obligés… comme moi. Des gens susceptibles de permettre l’organisation de contacts réels. Il faut comprendre que le Troisième Membre court de gros risques : si son initiative venait à être connue de… certains membres de notre compagnie, sa situation serait intenable à la CFS. Nous avons… j’ai profité de votre implication dans l’exploration du fort de Maddoc – c’est le nom de la structure souterraine où nous vous avons pour la première fois rencontrés – pour suggérer à Monsieur Garendi… une première entrevue virtuelle… donc sans danger pour aucun de nous… puis une autre, celle de maintenant, pour formaliser la prise de contact à venir. Des questions ?
- À propos de… la structure souterraine, demanda Rogue qui prenait la parole pour la première fois. Doit-on penser…
Le stellaire l’arrêta d’un mouvement du bras.
- Je vous promets de vous expliquer du mieux possible, répondit-il d’une voix douce, mais pas maintenant… Dans une deuxième partie de notre entretien. Toutefois, je puis vous confirmer que votre découverte de Maddoc – la structure – ne doit effectivement pas grand chose au hasard, j’y reviendrai, je vous en donne l’assurance. En attendant, il faut que nous décidions comment nous allons organiser cette prise de contact…
Les trois humains discutèrent une bonne demi-heure sur les modalités à mettre en place et surtout sur la discrétion totale à respecter. Rogue et Velti avaient bien entendu une foule de questions en tête mais avaient assez vite compris que ce serait pour plus tard car le temps défilait et ils ne pouvaient pas rester trop longtemps dans cette salle de repos sans éveiller les soupçons. Ils n’étaient toutefois pas au bout de leur surprise. Ils pensaient avoir abordé l’essentiel lorsque Gordan-Manir les déstabilisa une fois de plus.
- Bon, déclara-t-il d’une voix ferme. Venons-en à présent à un autre aspect de notre entrevue, probablement le plus important. Et, face à ses deux interlocuteurs qui le regardaient avec des yeux interrogateurs, il précisa : le groupe 107. Il faut maintenant qu’on aborde ce point capital. Le groupe 107…comment vous dire ? C’est une… organisation qui veille aux intérêts de la Confédération car vous pouvez aisément comprendre que les intérêts des uns, par exemple de la CFS, ne sont pas forcément les siens. Le Groupe n’est guère connu de la grande masse de nos concitoyens, voire de beaucoup de nos dirigeants. Je ne vous en dirai pas plus si ce n’est que ses membres relèvent à la fois du politique et de l’armée. Je les représente aujourd’hui au même titre que je représente le Troisième Membre de la CFS : une double casquette en somme et…
- Garendi est au courant ? demanda Velti.
- Certainement pas, lui répondit immédiatement Gordan-Manir en la fixant directement dans les yeux, mais il se trouve que sur le sujet qui nous intéresse aujourd’hui, les actions des uns et des autres vont dans le même sens. Oui, dans la même direction car ma hiérarchie dans le Groupe souhaite entrer en contact avec des responsables de chez vous pour, comment a dit mon correspondant ?, « pour arrêter les frais avant qu’il ne soit trop tard ». Vous voyez, je ne suis comme vous qu’un simple intermédiaire. À nous de permettre une entrevue entre ces gens-là, le reste n’est plus de notre ressort.
- Vous souhaitez donc que nous informions nos supérieurs, compléta Velti pour…
- Pas vos supérieurs à la CPI dite légale évidemment, la coupa le stellaire, mais l’entourage de l’Empereur, les décideurs impériaux en fait. Mes correspondants m’ont assuré avoir longuement et finement étudié les possibilités et ils ont choisi leurs interlocuteurs potentiels. Dans votre structure, précisa Gordan-Manir, ils ont tout particulièrement pensé à la Troisième Assistante, Madame Garzelino-Gradvel, et nous savons que vous avez la possibilité de l’approcher directement. Elle et elle seule dans un premier temps et, oui, c’est certainement une des raisons pour lesquelles nous avons tenu à nous adresser à vous deux, conclut-il en s’adressant directement à Rogue.
- Et comment nous avez-vous recruté… cette structure… Maddoc… lui répondit le Stenek d’une voix douce mais tendue. Est-ce que quelqu’un… une indiscrétion…
- Rien de tout cela, interjeta Gordan-Manir, rien de tout cela. Je vais vous dire… Nous voulions entrer en contact avec… la Troisième Assistante car son poste est primordial dans l’avancée non militaire de la stratégie impériale. Je veux dire : impossible de contacter directement votre armée car nous ne savons pas… ou plutôt nous savons qu’il y existe des Universalistes assez haut placés qui… Bref, la Troisième Assistante semblait le meilleur choix… Elle dirige sauf erreur la… police politique opérationnelle de l’Empire. Le premier cercle, en somme.
Le Stellaire s’était levé et marchait de long en large dans le petit cube de vie du module de récupération. Vêtu d’une combi jaune fluo, sa grande silhouette paraissait dominer l’espace mais Rogue restait sur la défensive, incapable de croire tout ce qu’il entendait et qui, pourtant, faisait sens. Trop peut-être. L’air renfrogné de Velti semblait confirmer que pour elle aussi ce que racontait le Stellaire donnait l’impression de sortir tout droit d’une talide pour jeunes adolescents en mal d’aventures. Gordan-Manir avait regardé son ordiquant de poignet à plusieurs reprises et d’une voix plus pressante, il reprit ses explications.
- Le temps presse et nous aurons l’occasion de préciser tellement d’autres choses mais je conçois votre envie de comprendre. Le cadavre que vous avez trouvé sur Drefel était un accident, un de nos malheureux compagnons neutralisé par erreur lors d’une contre-offensive impériale. Nous l’avons amené sur place parce que nous espérions que cela vous pousserait à explorer plus avant les environs et donc trouver le fort Maddoc, d’ailleurs abandonné depuis quelques mois pour des raisons stratégiques qui…
- Par hasard, s’exclama Velti, cette structure, ce fort, nous l’avons trouvé par hasard… Comment auriez-vous pu être certains que…
- Par hasard ? Oui et non. Et soyez assurés que si vous n’aviez pas, brillamment je le reconnais, trouvé l’entrée de cette citadelle, nous vous aurions d’une façon ou d’une autre mis sur la voie… Écoutez, cela fait maintenant un bon moment que nous discutons et j’ai peur que cela semble bizarre à ceux qui nous observent… Car on nous observe, vous pouvez en être sûrs. Il y a ici aussi des informateurs partout… Nous avons longuement parlé… Trop longtemps peut-être… Il faut à présent nous séparer.
- Oui, mais la suite, hasarda Rogue. Comment…
- Eh bien il faut que vous rapportiez cette conversation. Le plus rapidement possible mais en prenant toutes précautions afin… Enfin vous me comprenez… Et puis une suite sera sans doute donnée qui vraisemblablement ne nous concernera pas. Voilà. En attendant…
Gordan-Manir se leva et, avant de sortir du module, se tourna vers ses interlocuteurs pour ajouter :
- En tout cas, il faut rester ici encore quelques jours… et se revoir une ou deux fois… sinon ce serait suspect, vous ne trouvez pas ?
Puis il disparut laissant Rogue et Velti indécis.
Allongé sur le sol de ce qui devait être un cube de repos avant la guerre, entouré de mobilier détérioré, de morceaux de verre et de marex [4], de pièces de tissu inidentifiables et de débris provenant des murs en partie éventrés, Lipak faisait le mort. Il se devait d’anticiper ce que pensait l’autre : peut-être celui-ci avait-il cru l’avoir blessé plus sérieusement ? Et qu’il s’était traîné à l’intérieur de l’habitation pour y mourir. Ou qu’il était en tout cas suffisamment atteint pour perdre rapidement ses forces par une quelconque hémorragie interne. Et peut-être même qu’il avait déjà perdu connaissance. Quelle que soit l’option retenue, il devait faire le mort et attendre calmement que l’autre s’approche tranquillement afin de le neutraliser proprement. Mais l’autre ne venait pas. Se méfiait-il ou, chance incroyable, avait-il été atteint par le tir de barrage qu’il avait jeté à l’aveuglette par-dessus son épaule alors qu’il se repliait ? Attendre était le bon choix. Attendre jusqu’à la tombée de la nuit si nécessaire : il connaissait trop bien la persévérance de ces membres des forces spéciales et il n’était pas question pour lui de montrer de l’impatience jusqu’à devenir une cible trop facile. L’autre avait bien entendu un radiant comme lui et était donc parfaitement capable d’apprécier sa situation. Ne pas bouger. Donner l’impression - à défaut d’être mort ce qu’infirmait forcément le radiant - d’être inanimé, gravement touché en somme. Lipak serrait son éclateur dans la main droite, prêt à tirer sur tout ce qui bougerait à proximité. Enfin des cibles conséquentes évidemment, pas comme les cafards locaux qui venaient d’escalader sa main et cherchaient à s’infiltrer sous sa combi.
La lumière commençait à diminuer et Lipiak était persuadé que son ennemi attendrait le crépuscule qui sur cette planète devait arriver dans quoi ? Une noze, une noze et demie tout au plus. C’est alors qu’il faudra être vigilant et surtout rapide. Il évaluait le faux silence qui vibrait de mille bruits, craquements divers de la maison en partie détruite, bruissement du vent dans les arbustes qui parasitaient les pans de murs qui l’entouraient, parfois le glissement furtif d’un quelconque animal. Le temps passait lentement mais jamais il ne laissa son attention vagabonder : tous ses sens en éveil, il guettait l’autre qui – il en était persuadé – ne manquerait pas de venir l’achever. C’est pour ça qu’il fallait rester aussi immobile qu’une statue de pierre. Il crut entendre un bruit insolite de frottement ou de glissement sur une surface rêche. Qui ne se reproduisit pas. Peut-être avait-il rêvé ? Chercher à entendre quelque chose d’inhabituel à toute force au sein d’un maelstrom de petits bruits ordinaires finissait par se résoudre à une sorte de privation sensorielle et son cortège d’hallucinations auditives. Son radiant ne vibrait plus mais il avait été en partie endommagé lors de sa chute. La chaleur était intense dans ce réduit insalubre mais il n’en souffrait pas, preuve que sa blessure était probablement plus sérieuse qu’il ne l’avait primitivement pensé. Ce ne fut pourtant pas un quelconque bruit qui vint l’avertir d’une attaque imminente mais un simple reflet sur le pan de marek qui gisait sur sa droite. Une minime baisse d’intensité de la lumière déclinante plutôt ce qui, au demeurant, prouvait que l’attaque était prématurée. Il leva son arme au moment précis où une silhouette mi-courbée surgissait de face. Il pressa la gâchette de l’éclateur et eut la satisfaction de comprendre qu’il avait touché son ennemi de plein fouet en voyant la silhouette sauter en l’air comme un pantin désarticulé avant de s’effondrer quelques mètres en arrière dans un fracas invraisemblable. Il devina plutôt qu’il ne vit car sa vue fut momentanément brouillée par l’éclat de l’incandescent que l’autre avait eu le temps d’utiliser. Tout d’abord, il pensa que le rayon de feu l’avait manqué de peu en brûlant les gravats sur sa droite mais il déchanta lorsqu’il décida de se lever : la douleur, insupportable, lui vrillait la jambe. Il sut immédiatement qu’il ne pourrait pas se mettre à l’abri, encore moins regagner les lignes amies. Il était prisonnier de l’endroit sordide, à la merci de ses ennemis qui, s’il avait de la chance, l’éliminerait sans l’ombre d’une hésitation. Mais ceux-ci ne venaient pas témoignant de que l’autre avait bien agi en solitaire. Se reposer suffisamment et essayer quand même était la seule option. Il fallait bouger mais il ne pouvait pas s’y résoudre pour le moment tant la douleur était intense. Après une série de mouvements désordonnés qui furent autant d’épreuves, il arriva à saisir l’ampoule de morphine et de pluricarine qui ne le quittait jamais, à l’armer puis à se l’injecter directement à travers sa combi. Cela diminuerait inévitablement ses réflexes mais il souffrait trop pour entreprendre sa sortie sans les antalgiques. La nuit était venue, la douleur un peu apaisée mais toujours bien présente. Encore quelques minutes et il pourrait se lancer. Il regrettait à présent amèrement d’avoir dérogé à l’esprit de sa mission, d’avoir enfreint les ordres pour une histoire qui ne le concernait pas. La première fois que cela arrivait et il en payait le prix fort. Bien fait pour sa gueule : il n’avait pas agi en professionnel, lui dont la carrière était pourtant si exemplaire ! Lipak ferma les yeux et soupira. Le temps passait et jouait contre lui. Mais cette lassitude, intense, entamait sa combativité. Il était la proie d’un sentiment de flottement qui cédait temporairement la place à une sorte de pesanteur, comme s’il était devenu lourd, presque volumineux avant de revenir inéluctablement. Et cette fatigue toujours aussi cruelle. Il passait par des moments d’exaltation où tout semblait encore possible (se reposer, reprendre des forces, repartir enfin) avant de céder à un découragement nouveau pour lui (non, c’était foutu, trop loin de ses bases, des Confédérés partout). Et le temps qui s’écoulait sans qu’il ait, comme au début, le désir d’en comprendre le déroulement grâce à son ordiquant de poignet. Il avait réussi – il ne se rappelait plus exactement quand – à se débarrasser de son casque qui l’empêchait, croyait-il, de bien observer son environnement proche mais cela n’avait pas changé grand chose. L’obscurité était à présent totale et il sut avec certitude que ce n’était pas que la nuit qui en était seule responsable. Sans s’en rendre vraiment compte, il se résigna à lâcher prise.
L’homme portait beau. Vêtu d’une combi ample de couleur vert pâle à parements bruns, élancé, mince, les gestes mesurés mais précis, la peau ivoire de son visage uniformément lisse à l’exception de quelques rides d’expression bienvenues, un authentique sourire aux lèvres, il ne faisait certainement pas son âge et respirait d’emblée la cordialité. Par le Kha, Bristica avait suffisamment étudié son hologramme au long des congrès et autres interventions ponctuelles pour ne pas être surprise par son apparence. Ce qu’elle n’avait en revanche pas anticipé, c’était cette présence qui émanait de lui, comme une sorte de magnétisme irradiant dans son environnement proche : il lui fut immédiatement sympathique.
- Approchez, approchez, citoyennes ! Je vous attendais. Bien sûr que je vous attendais.
D’un geste ample du bras droit, il fit signe à Bristica et à Galène de s’asseoir sur le biodiv autour de la table basse où trônait un ordiquant de travail. Sur le mur de droite après le sas d’entrée, un écran géant, pour le moment éteint. Bristica introduisit son assistante auprès de leur hôte qui lui décocha un large sourire de bienvenue avant de se retourner vers la Farbérienne.
- Si vous saviez quel honneur vous me faîtes, commença-t-il, et combien vous me rendez heureux de me permettre d’avoir l’immense privilège de vous rencontrer. Si, si, je sais ce que je dis…
- Allons, allons, vous exagérez mes mérites, professeur Drimed, et d’ailleurs… essaya de répondre Bristica.
- Pas du tout ! Pas du tout du tout ! l’interrompit-il. Je sais tout ce qu’on vous doit – ou plutôt je saurais ce qu’on vous devra lorsque vos travaux seront accessibles et que… Évidemment, je ne connais que par ouï-dire votre nouvelle approche, trois fois rien en réalité, uniquement ces bruits de couloir qui cheminent le long de ce si petit univers qu’est le monde de la Prospective géné. Mais, allez, asseyez vous confortablement et commandons quelque chose à boire pour célébrer cette rencontre imprévue. Ah, autre chose, je vois bien que vous êtes ici incognito car, heu, vous avez changé votre apparence physique et donc votre identité. Comment dois-je vous appeler ?
La Farbérienne se pencha en avant, vers son interlocuteur comme pour lui confier un secret extraordinaire.
- Doria Ligura. Doria tout court, ce sera très bien. Je sais que cela doit vous paraître un peu ridicule mais… répondit-elle, vaguement mal à l’aise.
- Pas du tout. Il y a pas mal d’intérêts en jeu qui s’entrecroisent autour de vous, ça je le comprends parfaitement. Du coup, vous devez vous protéger, je comprends, je comprends. Mais ici, avec moi, vous êtes en terre scientifique et nous ne parlerons pas de ces choses dérangeantes, les luttes d’influence, la politique, tout ça. Promis. Donc, comme je le proposais, un café, du thé, un tasse de zolt, ou pourquoi pas un glork ?
- Pour moi, une tasse de zolt, répondit Bristica presque hésitante. Et vous Galène ? Pareil ? Bon…
Elle se tourna vers l’homme qui regardait avec sympathie ses deux invitées. Ce dernier, captant son regard, en profita pour approfondir sa pensée.
- Alors voilà, commença-t-il, j’ai plein de question à vous poser, vous vous en doutez, mais, n’ayez aucune crainte, rien qui puisse trahir la confiance placée en vous par votre… employeur. Non, de la théorie, rien que de la théorie, notamment susceptible de m’aider sur un petit problème logique dont je n’arrive pas à me dépatouiller. Si, si, c’est vrai. Rien de méchant et d’ailleurs j’ai ma petite idée mais j’aimerais que vous confirmiez… ou non. Je vais vous expliquer… conclut-il en riant.
Drimed attendit que le droïde de l’Institut ait apporté les boissons qu’il venait de commander avant de déployer son ordiquant de travail. Les deux femmes se rapprochèrent.
- Voilà. On m’a demandé de vérifier la validité d’un changement de programmation du trafic aéro-maritime, ici même sur Derisor, et de ses conséquences prévisibles. Surtout de ses conséquences. Oui, vous comprenez, depuis le début de cette guerre, il est difficile d’anticiper… Mais, qu’importe ! Pas quelque chose de vraiment capital, vous voyez… Récréatif plutôt, je dirais… Mais ce qui m’a d’abord paru quasi-enfantin, me donne en fait du fil à retordre parce que, vous voyez, là et là, la linéarité de second rang est dans le cas présent discutable et, du coup, l’analyse…
Le problème présenté par Drimed, à défaut de pouvoir être considéré comme étant d’une importance capitale, présentait aux yeux de Bristica le double avantage, d’une part, de discuter sur le fond d’un aspect théorique de prospective générale sur lequel elle avait buté dans le passé et, d’autre part, de pouvoir apprécier le mode de réflexion d’un expert en PG, elle qui depuis bien des mois était relativement coupée de sa communauté professionnelle, avec, en plus, l’approche dans ce domaine de quelqu’un qu’elle avait toujours admiré. Elle ne vit pas passer les trois heures qui suivirent et fut toute étonnée lorsque Galène la ramena à la réalité.
- Vous restez ici quelques jours ? s’écria alors Drimed. Et devant la réponse positive des deux femmes, il reprit d’une voix enjouée : eh bien, on se reverra car j’ai d’autres choses… et vous aussi m’avez-vous dit… À la bonne heure ! Profitez d’abord un peu de l’endroit : les interventions de PG du symposium ne sont guère palpitantes et je suis à peu près certain que vous pouvez vous en dispenser. Par contre, Derisor est plein de surprises et ses musées et zones de recherches valent le déplacement. D’ailleurs, si cela vous intéresse, je pourrais peut-être vous accompagner une fois ou deux. Mais en attendant, profitez ! Profitez ! Et vous revenez ici quand vous voulez !
De retour dans son cube de vie et alors que son assistante préparait avec le droïde de l’établissement un programme de visite, Bristica se félicitait d’avoir rencontré ce professeur Drimed qui, quelques mois auparavant l’aurait probablement terrifiée, et avec qui elle avait eu un contact d’égal à égal. Pas tout à fait d’ailleurs car au détour de certains raisonnements et approches théoriques, elle avait reconnu chez lui une façon d’aborder les problèmes d’une manière qu’elle jugeait à présent dépassée mais il n’y pouvait rien. Elle avait alors compris tout le chemin qu’elle avait parcouru en si peu de temps.
Lorsque Der-Aver entra dans le cube à hologrammes, Vliclina comprit immédiatement que sa supérieure hiérarchique était de fort mauvaise humeur ce que cette dernière ne chercha d’ailleurs pas à cacher. Vêtue d’une combi-toge noire qui descendait jusqu’à ses bottines de la même couleur, elle triturait négligemment le revers de sa manche gauche. La peau de son visage semblait encore plus blanc qu’à l’accoutumée, plus clair que la deuxième lune d’Algir 3 [5] .
- J’espère, ma chère amie, commença d’emblée celle-ci d’une voix agacée assez inhabituelle chez elle, que vous ne m’avez pas dérangée pour rien parce que… parce que je sors d’une réunion – une de plus ! - avec l’État-major et croyez-moi sur parole… j’ai failli y laisser le peu de patience qu’il me reste ces jours-ci. Alors ?
Vliclina savait qu’il lui fallait répondre rapidement et sans détours. Elle se leva de son biodiv et se campa devant l’image de sa supérieure. Elle toussota imperceptiblement avant de se lancer.
- Carisma, je souhaite vous parler d’un événement qui s’est produit il y a quelques jours et qui est passé relativement inaperçu chez nous. Elle attendit quelques instants, certaine d’attirer l’attention de son interlocutrice. Les événements de Lommis, la mort bizarre d’un illuminé local, ça vous rappelle quelque chose, bien sûr ?
- ?
- Eh bien ce n’est pas du tout ce qu’on croit… ou qu’on veut nous faire croire. J’en ai la certitude grâce au rapport de mon troisième varig qui se trouvait un peu par hasard dans les environs lorsque… Je vais vous résumer l’affaire rapidement avant de vous dire ce que je sais.
Vliclina évoqua l’ascension rapide de Groal, le prédicateur antidroïdes, dont la rage ne semblait égaler que sa démence relative. Elle mentionna l’embarras des militaires chargés d’un maintien de l’ordre qui avait échappé aux autorités locales, obligés de geler au pied levé une partie des troupes d’active qui devaient – comme par hasard – se rendre sur le théâtre d’opérations de Mez-Antelor. Après quelques instants de silence pour permettre à Der-Aver d’assimiler ces informations dont elle n’avait eu qu’une connaissance lointaine et parcellaire, elle relata le spectaculaire attentat public qui bouleversa une partie des intervenants locaux avant de dégénérer en rébellion quasi-ouverte contre le pouvoir en place et l’envoi d’un complément de troupes supplémentaire au grand dam de l’État-major central. Attentive et pressentant que Vliclina n’avait pas fini son exposé, Der-Aver s’empara d’un tab afin de s’y asseoir confortablement et écouter la suite. L’holographie était parfaite. Pour un peu Vliclina aurait pu tendre la main vers la petite table qui trônait à côté de Der-Aver afin de se saisir avec elle d’une tasse de thé d’Arcturus. La Première Assistante leva son regard vers l’image de Vliclina immobile et attentive.
- Vous avez à l’évidence l’explication de ces… événements somme toute plutôt insolites, n’est-ce pas ? demanda-t-elle, sa colère du début totalement dissipée.
- C’est là qu’entre en jeu mon troisième varig, lui répondit l’Impériale. Polféa – c’est son nom – se trouvait sur Arène 4 du système Altrig-Vorsid qui, précisément, est voisin de celui de Lommis gamma. Chaque année, il… Mais qu’importe ! Vous imaginez que les événements que je viens de vous décrire l’ont intéressé au plus haut point et je l’ai même encouragé à fouiller un peu. Ce qu’il a fini par apprendre, c’est que ce… Groal était probablement manipulé. Manipulé par une biocyborg du nom de Luoi mais agissant à l’évidence pour des intérêts largement supérieurs et…
- J’imagine que vous avez convoqué cette biocyborg ?
- Hélas non, Carisma, parce qu’elle s’est autolysée…
- Suicidée ? Une biocyborg ?
- Étrange à première vue, n’est-ce pas, mais Polféa, mon varig, a enquêté discrètement. La dénommé Luoi en réalité a été poussée à mettre fin à ses jours, une histoire d’honneur, soi-disant, car elle aurait failli à sa mission mais…
- Mais vous n’y croyez pas, avança Der-Aver, soudain très intéressée.
- Mon varig en doute, les contacts que j’ai pu avoir également et moi-aussi, bien sûr.
- Et vous en déduisez ?
- Que depuis le début le sort de ce faux prophète était scellé… et qu’il faisait probablement partie d’une… machination destinée à nous embarrasser. À nous ralentir certainement.
Pensive, Der-Aver se leva et se mit à arpenter sa partie du cube de transmission holographique et Vliclina se garda bien de l’interrompre. L’assistante en premier, pensive, se tourna vers son interlocutrice.
- Et vous en déduisez ? demanda-t-elle.
- Qu’il existe à Ranval, dans l’ensemble de l’Empire, des forces terriblement destructrices - mais à vrai dire ce n’est évidemment pas une surprise - dont le but évident est de nous désorganiser…
- … et de figer une partie de nos forces armées, compléta Der-Aver. Ces gens ne s’en tiendront pas là d’où la nécessité de…
- … creuser encore plus avant, lui répondit Vliclina.
- Eh bien, c’est ce que vous allez faire, conclut la première assistante.
Glieb ne dormait que d’un œil. Il ne dormait toujours que d’un œil. Simple question de prudence. Surtout à présent, en ces temps troublés. Vigilance, vigilance. Il était capable de détecter le moindre mouvement inhabituel dans son espace proche qu’il appelait son « petit univers ». Variable, le petit univers. Parfois un recoin sous un quelconque bâtiment public. Ailleurs, un morceau de parc d’agrément. Ou plus simplement le fond d’une cour de dégagement d’un resto rapide. Des centaines d’endroits dont certains connus seulement de lui et de quelques rares initiés. Faut dire qu’il avait l’habitude du terrain : vingt-deux ans qu’il arpentait la ville qu’il connaissait du coup par cœur. Il était méfiant évidemment. Et bien entraîné à tenir les autres à distance. Vingt-deux ans à éviter les forces de l’ordre et surtout les autres stackers. Tous dangereux d’après-lui. Tous ! Pour l’heure, il se reposait d’une dure journée de marche – et parfois de course à la vue d’un uniforme – et il avait choisi l’abri d’un syllycopore aux branchages bas et touffus. Attentif donc à son environnement, il ne lui fut pas difficile de comprendre qu’il se tramait quelque chose, là, à deux pas de l’endroit où il se trouvait. À cette heure de la nuit, il aurait dû être seul (il comptait les éventuels stackers et autres vagabonds pour rien, tout en les surveillant soigneusement pour le cas où…). Mais les types étaient trois et ils préparaient certainement un mauvais coup, rasant les murs de l’autre côté de la rue, décontractés, presque insouciants mais revenant sans cesse vers l’entrée du strola [6] de quartier. Peut-être étaient-ils en train de chercher à y pénétrer, histoire d’y voler des ordiquants ou des données numériques à revendre ? Mais ce qui intriguait Glieb, c’était qu’ils ne ressemblaient pas aux habituels petits malfrats spécialisés dans ces magouilles misérables : ils semblaient… mieux organisés, presque militaires. Et les militaires, Glieb savait les reconnaître pour avoir été jadis l’un d’entre eux avant de les fuir comme la fièvre de Tannit [7]. Mais tout ça ne le regardait pas et il se renfonça dans son abri de fortune.
Nouveau mouvement qui attire son regard. Cette fois, ce sont deux types qui sortent du strola et rejoignent les trois autres. Conversation rapide, à peine quelques secondes puis le petit groupe se disperse, chacun partant dans une direction différente. Étranges tout de même ces gens, pense Glieb, mais il s’en fout. Ça ne le regarde toujours pas. Il ferme les yeux et replie ses jambes. Il pense à la flasque de vin d’Antelor qu’il abrite avec amour contre son flanc gauche, dans la poche intérieure de sa combi élimée. Du vin d’Antelor ! Autant dire un nectar. Bien meilleur que l’infâme piquette qui lui donne habituellement le courage d’affronter la rue. Presque aussi savoureux que le glork, hélas trop cher. Il ricane intérieurement en repensant à la tête du tenancier de l’espèce d’auberge où, après avoir fait semblant de s’étaler de tout son long sur la terrasse de l’établissement, il a subtilisé la flasque abandonnée un instant par un client. Le patron, un birjad de première s’est alors mis à l’agonir d’injures plus fleuries les unes que les autres et, lui, l’air terrorisé, il s’est enfui à toutes jambes. Avec le vin. L’autre n’avait rien vu, l’abruti. Il en rit encore, Glieb. Il se demande si…
Le souffle de l’explosion le soulève presque de terre tandis qu’une partie des feuilles du syllycopore s’envole dans les airs. Le bruit, terrible, puis une espèce de silence car il n’entend plus rien d’autre qu’un sifflement aigu dans ses oreilles. Il cherche à se lever mais, constatant que son corps lui répond parfaitement, il se renfonce dans sa cachette. Il porte les mains à ses oreilles qu’il frotte avec énergie sans grand résultat. Le nuage de poussière et de débris qui l’a épargné (les débris en tout cas) commence à retomber. Il cligne des yeux pour chercher à comprendre. Le strola a disparu, remplacé par un tas de gravats. Il comprend immédiatement qu’il a été témoin d’un attentat et il se lève pour s’aplatir à nouveau sur le sol. Trop tard. Il entend les sirènes qui se rapprochent. S’il se met à courir, il sera rattrapé et peut-être accusé. Pas question. Tout cela ne le regarde pas. Il décide de faire le mort sous son arbuste couvert de poussière.
L’agitation est à présent à son comble. Les militaires ont investi l’endroit. Pas la police, les militaires et ça, ça sent les ennuis, se répète Glieb, recroquevillé sur lui-même. Il tente de se rassurer : bien caché et avec un peu de chance… Il lève les yeux et, au travers des larges feuilles brun-violet de sa cache, il peut apercevoir deux solyents pris aux Impériaux lors de la chute de la planète se mettre en place, lui coupant définitivement tout espoir de fuite. Il doit certainement y en avoir d’autres qu’il ne peut voir. Bergaël maudit, se murmura-t-il, c’est bien ma veine à moi qui demande jamais rien. Moi qui veux rester en dehors de toutes leurs saloperies de politique et de magouilles militaires… Moi qui en ai rien à… La lumière aveuglante blanc bleuté d’une torche laser lui brûle soudain les yeux.
- Eh, kek qu’tu fais là, toi ? Sors de d’là et plus vite que ça ! hurle soudain un uniforme gris qui vient de soulever son abri feuillu.
Il se sent immédiatement soulevé et violemment projeté à plusieurs mètres de l’arbuste. Comble de malheur, en retombant sur son flanc gauche, sa flasque de vin explose et le bruit de verre brisé fait sursauter le soldat qui le met immédiatement en joue avec son éclateur. D’autres uniformes, attirés par les cris du premier soldat, se joignent à leur collègue. Entouré soudain, devenu le centre de l’attention des soldats, il reçoit quelques coups de bottes, histoire de le mettre en condition. Glieb se roule en boule, essaie de se faire le plus petit possible, de jouer les insignifiants ce qui lui a souvent permis de sortir sans trop de casse de rixes entre stackers. Mais ça ne marche pas cette fois-ci. Il gémit sous la douleur des coups qui, à présent, pleuvent sur lui. Heureusement, une voix lui vient en aide.
- Holà, holà, qu’est-ce qu’il se passe ici ?
Il écarte ses bras qui protégeaient son visage. Le nouvel arrivant est un officier, un biocyborg à l’air plus engageant. On le redresse. Plusieurs soldats froncent leurs nez tant l’odeur de vin est intense. L’officier ne semble pas s’en soucier.
- Alors, interroge le biocyborg. Rapport.
C’est le premier soldat qui s’y colle. Il explique comment, effectuant la « prise de contrôle » de la zone qui lui avait été assignée, il avait découvert l’individu qui, non content de se trouver en vue directe sur le lieu de l’attentat, avait violemment résisté lors de son interpellation. Glieb n’est pas du tout d’accord avec la version présentée. Et d’abord qui c’est qui lui a fait casser sa flasque d’Antelor ? Et qui l’a frappé alors qu’il n’avait fait aucun geste hostile… Mais il préfère attendre qu’on l’interroge. Parce que ça, il ne va pas y couper. Protester maintenant face au soldat soutenu forcément par les autres ? Un pur suicide. Pourtant, il faut qu’il retienne l’attention du cyborg afin de se dégager de sa mauvaise posture. Il toussote puis, d’une voix hésitante, il bredouille :
- Y a p’têt ben kek chose que j’ai vu avant… avant le grand boum.
L’attention du biocyborg est immédiate. D’un geste de la tête, il fait signe aux soldats et Glieb est littéralement soulevé, transporté, déplacé vers un poste d’observation provisoire de l’armée qui vient juste d’être ouvert et l’odeur de vinasse ne semble plus rebuter ses tortionnaires. Il en profite pour soulever sa combi d’une main experte afin de répandre un peu plus les effluves énoliques : après tout ils l’ont bien cherché !
Deux militaires gardent l’accès au poste et c’est le biocyborg qui s’y colle. Il est accompagné d’un militaire à l’uniforme gris sans aucune marque distinctive qui permettrait à Glieb de l’identifier. Parce que même s’il les fuit comme la peste, il connait parfaitement les différents grades des Confédérés. Ou des Impériaux avant. Mais le type en gris à l’allure peu engageante, rien. Pas rassuré le Glieb. Il décide de se concentrer sur le cyborg. Celui-ci se penche vers lui, toujours indifférent à son odeur persistante.
- Alors, l’ami, que faisiez vous dans votre cachette ? Surveiller si l’opération de sabotage a bien fonctionné ? Si vos copains terroristes ont eu le temps de s’enfuir sans dommages ?
- Ben non, M’sieur… commandant. Moi, je campe ici presque tous les soirs. Je vis ici, moi et…
- Qu’avez-vous vu, après le grand boum comme vous dîtes ?
- Après ? Rien. C’est avant que…
L’interrogatoire paraît durer des heures. On le force à répéter encore et encore la même histoire. Les trois puis cinq hommes entraperçus un peu avant l’explosion, leur aspect organisé, leur disparition soudaine. Enfin, l’homme en gris fait un signe à son compagnon et ils sortent tous les deux du poste d’observation. Glieb soupire, on va enfin le laisser tranquille mais il regrette sa flasque de vin perdue. A l’extérieur les deux humains font quelques pas puis s’arrêtent.
- Qu’en pensez-vous ? demande le biocyborg.
L’autre hausse les épaules avant de prendre pour la première fois la parole.
- Rien. C’est très certainement un stalker qui se trouvait là par hasard… mais je refuse de prendre le moindre risque. Après tout nous ne pouvons pas être sûrs donc…. D’ailleurs, c’est la quatrième attaque en une semaine et il faut réagir. Alors, tant pis pour lui mais on va faire un exemple. Pour au moins montrer que nous ne restons pas inactifs. Cour martiale et effacement. Rien d’autre.
Le biocyborg semble hésiter.
- Mais ce n’est pas un militaire, vous-même reconnaissiez que…
- On ne prend aucun risque, vous dis-je. On le considère comme un espion, c’est tout.
L’homme en gris toise son interlocuteur, l’air indifférent, avant d’ajouter :
- Dommage collatéral. C’est la guerre.
Sans attendre de réponse, il s’éloigne à grands pas.
Rogue et Velti jouèrent le jeu. Comme l’avait suggéré Gordan-Manir, ils se plongèrent dans les délices intensément ludiques de la planète-plaisir. Ce qui caractérisait celle-ci, c’était que, une fois que l’on avait choisi ce que les organisateurs appelaient un « itinéraire », il n’y avait plus besoin de débourser le moindre crédit puisque la prestation – il y en avait pour toutes les bourses – était entendue « tous frais inclus ». L’espèce de fiduce locale remise à son arrivée au visiteur se déclinait en diverses couleurs qui permettaient, ou non, l’accès aux différentes attractions. Pour ne pas attirer l’attention et en accord avec les stratèges du Troisième Assistanat, Rogue et Velti avaient choisi une prestation moyenne dont ils entendaient à présent profiter pleinement avant un retour vers Terra qui s’annonçait forcément éprouvant, débriefing aidant. En réalité, les deux complices n’étaient pas franchement détendus : leur aventure soulikienne leur paraissait trop facile et les questions restées sans réponse trop nombreuses. Après deux ou trois participations à des attractions relativement anodines, ils retrouvèrent Gordan-Manir le jour suivant pour un voyage virtuel dans le passé d’une planète dont ils n’avaient jamais entendu parler mais qui recélaient des trésors architecturaux et quelques animaux effrayants. Velti était persuadée que ce petit univers, contrairement à ce qui était prétendu, n’avait jamais existé mais elle en apprécia l’originalité. À l’issue de la prestation, Gordan-Manir leur remit un cadeau inestimable : un mini-bouclier de confidentialité qui leur permettrait enfin de faire le point de leur situation ce qu’ils avaient jusque-là évité par peur d’activer quelques oreilles indiscrètes. Il suffisait de trouver l’endroit et le moment adéquats. Velti, toujours soupçonneuse, se demanda s’il fallait vraiment accorder leur confiance à leur interlocuteur avant de conclure qu’elle ne voyait vraiment pas ce qu’aurait pu rapporter au Stellaire une traitrise destinée à des intermédiaires aussi peu qualifiés qu’eux.
Ils avaient prévu de s’isoler à l’issue du repas de gala auquel les animateurs soulikiens responsables de leur « itinéraire » les avaient conviés. La salle était immense mais, bizarrement, donnait à chacun des convives une impression d’intimité. Le box où avaient été dressés leurs couverts se situait un peu à l’écart de la stéréoviz centrale qui diffusait les images d’un orchestre à la mode - sur Soulika du moins - mais qui inspirait à Velti un ennui profond. Il est vrai qu’elle n’avait jamais été emballée par ce type de prestations et que, comme elle l’avait à plusieurs reprises susurré à l’oreille de Rogue, « des militaires comme nous devraient être au combat alors que, ici, nous… je…, bref vous me comprenez, non ? ». L’Impérial l’avait regardée en souriant et Velti en avait été réduite à hausser les épaules et à faire contre mauvaise fortune bon cœur. Mais elle était particulièrement dépitée et saurait le faire savoir à son compagnon une fois la confidentialité établie. La jeune femme dut, en revanche, convenir que les mets choisis arbitrairement étaient délicieux : on lui avait servi un marasmée d’Algol (une étoile triple située à moins d’une centaine d’années-lumière de Terra et donc colonisée parmi les premières d’où l’ancienneté de sa tradition culinaire) qui se présentait sous la forme d’une sorte de… ragoût exposé dans un cône en cristal iridescent. Méfiante tout d’abord mais, devant le sourire discret de Rogue, elle s’était résolue à le goûter et c’était exquis. Comble de la prévenance, on lui avait servi en guise de digestif de l’authentique starkad de chez elle : certainement authentique car une Malto-albienne comme elle aurait découvert une falsification ! Comme la soirée s’éternisait quelque peu et face à l’impatience grandissante de sa compagne, Rogue proposa de prolonger « cet excellent moment » par une promenade sur les contreforts de leur hôtel qui offraient une extraordinaire vue sur le lac où se reflétait (il l’avait lu sur son ordiquant) toute la richesse de la voute étoilée singulièrement dense pour cette planète proche du centre galactique.
Velti décida de se lever sur le champ mais elle ne le put tout simplement pas. Ses membres inférieurs ne lui répondaient pas et même ses bras lui paraissaient tout à coup d’une lourdeur inhabituelle. Elle voulut en avertir Rogue mais lui aussi semblait en grande difficulté. Tétanisée, la jeune femme aurait bien voulu demander de l’aide mais son corps ne lui obéissait plus. Sans doute alerté par leur comportement insolite, des ordimédics se dirigeaient hâtivement vers eux mais, à leur arrivée, les deux convives avaient déjà perdu connaissance.
Rogue émergea d’un coup de l’espèce de catatonie avec perte de conscience qui l’avait envahi. Autour de lui, deux ordimédics – pas moins – qui s’intéressaient à son « réveil ». Il ne reconnaissait pas l’endroit, une salle aveugle presque vide d’objets occupée en son centre par le biodiv sur lequel on l’avait étendu. Curieusement, après ce qu’il venait de subir, il se sentait parfaitement bien. Interroger les droïdes soignants ne servant à rien, il se redressa et s’apprêtait à quitter son lit d’infortune lorsque deux hommes en uniforme de la Sécurité locale s’avancèrent vers lui, souriant et, en apparence du moins, nullement agressifs. Ce fut le plus âgé des deux qui l’interpela.
- Mille excuses, ami Stenek ! Oui, mille excuses pour avoir usé d’un tel misérable subterfuge mais il fallait absolument vous exfiltrer de votre salon de…
- Qui êtes-vous ? demanda sèchement Rogue qui craignait le pire.
- Peu importe mon nom. Ce qu’il vous faut savoir, c’est que j’ai été mandaté par la Troisième Assistante elle-même pour veiller à votre sécurité sur Soulika et justement…
- Où est la personne qui était avec moi ?
- Mais ici, juste à côté. Vous pourrez la retrouver dans quelques instants et…
- Racontez-moi ce qu’il s’est passé, s’enquit Rogue qui ne croyait qu’à moitié ce que lui débitait ce parfait inconnu.
- En deux mots, lui répondit l’homme en s’approchant de lui, j’ai reçu l’ordre de vous rapatrier sur Terra, suite à une menace dont nous avons pu heureusement avoir eu connaissance à temps. Mon rôle se cantonne à ça. Je ne connais pas les raisons de cette menace si ce n’est que vous y auriez certainement perdu la vie, vous et votre compagne. Je ne sais pas quel est votre rôle dans tout ça et n’ai d’ailleurs pas à le savoir, ni pourquoi on vous en veut ainsi. Croyez-bien que…
- Et ce… cette perte de connaissance ?
- Rien qu’un petit subterfuge pour vous exfiltrer sans risque en donnant le change à d’éventuels ennemis qui ne manquaient certainement pas d’être présents. De toute façon, vous ne m’auriez pas suivi si je vous l’avais demandé, n’est-ce pas ? Non, n’ayez crainte, aucun risque pour la santé. Une simple drogue incapacitante à brève durée d’action sans aucune conséquence, je le répète, sur votre état de santé. Et, pour répondre à la question que vous n’avez pas encore posée, nous nous trouvons dans le sous-sol de la maison des Congrès de Soulika, dans un lieu dépendant du Douzième Assistanat de Sa Majesté, un endroit où nulle personne mal intentionnée ne peut nous atteindre.
- Bien. À présent j’aimerais m’entretenir avec l’officier-commando Rav-Den.
- Mais certainement, Commandant Saclen. Veuillez me suivre par ici, je vous prie.
Velti était effectivement assise sur un biodiv dans l’alcôve voisine qui ressemblait en tous points à celle que Rogue venait de quitter. Elle paraissait avoir recouvré toutes ses capacités et, lorsqu’elle s’adressa à lui, au son de sa voix, Rogue comprit que la colère commençait à la gagner face à ce qu’elle devait considérer comme une attaque insupportable, quelles qu’en fussent les justifications.
- Vous pouvez nous laisser quelques minutes ? demanda Rogue à l’homme qui paraissait en charge de leur sécurité. Je souhaiterais m’entretenir en privé avec… heu… le commando Dav-Ren.
- Mais certainement, Commandant Sachlen. Je dois seulement vous préciser qu’il nous est demandé de prévoir votre retour sur Terra le plus tôt possible. Dès que les gens du 3ème Assistanat ont su que… Enfin, ils souhaitent vous revoir au plus vite.
L’homme se tordait les mains comme si ce qu’il annonçait était une très mauvaise nouvelle alors que Rogue se félicitait intérieurement de devoir quitter rapidement Soulika dont les distractions multiples et « les plaisirs infinis » commençaient à lui peser.
- Et donc… ?
- Eh bien, si cela vous convient évidemment, nous pouvons envisager un départ dès demain matin par une ligne régulière. Sous bonne escorte. Mais discrète évidemment.
- Cela me semble parfait pour moi, conclut Rogue. Et vous, Velti, qu’en pensez-vous ? Est-ce que…
D’un geste du bras, la jeune femme fit signe à son entourage que peu lui importait les conditions du moment qu’elle quittait cette planète pour elle à présent plutôt inhospitalière avant de préciser :
- Mais j’ai besoin de faire le point avec vous, Rogue. De ce fait, messieurs, si vous le voulez bien...
Les « deux hommes de la Sécurité » portèrent le poing droit à leur cœur et quittèrent la petite alcôve. On pouvait comprendre qu’ils semblaient satisfaits de la bonne volonté des deux militaires, probablement importants, dont ils avaient eu la charge. Velti se tourna vers Rogue qui s’enquit de sa bonne santé retrouvée mais la Confédérée avait d’autres sujets de conversation à aborder. Elle marcha plusieurs minutes en silence de long en large dans le petit réduit avant de se planter face à Rogue assis sur le biodiv central.
- C’est le moment d’activer notre bouclier, affirma-t-elle en le sortant de la poche intérieure de sa combi. Il me semble important de préciser que… Oui ?
L’homme le plus âgé, celui qui paraissait être le chef des agents de sécurité, était revenu.
- Mes excuses, Citoyens. J’ai peu de temps car j’ai prétexté que… Mais peu importe. Voilà. C’est en fait une spatiofuzz de l’armée qui vous convoiera vers Terra. Vous serez toutefois bien inscrit au registre de la ligne régulière… Pour tromper d’éventuels agents ennemis, vous comprenez ? On viendra vous chercher une noze avant le départ de la fuzz régulière. Soyez prêts, s’il vous plaît. Entre temps, je reste, bien entendu, à votre disposition. Mes civilités, Citoyens.
L’homme avait déjà disparu. Rogue regarda sa compagne, songeur. Velti secoua sa lourde chevelure brune comme pour se dégager d’une interrogation muette avant de dévisager le stenek.
- Et cet écran de confidentialité, on y va ? murmura-t-elle.
- Vous voyez, celui-là, c’est un Careti 128 D IV [8]. Découvert en 884. Un peu plus de trois milliards d’années et pourtant assez bien conservé, vous ne trouvez pas ? s’exclama Drimed en se tournant vers Bristica. Il désignait du doigt une sorte de monstre à six pattes dont on devinait plutôt qu’on ne voyait la silhouette engluée dans sa gangue de pierre.Vous verrez plus loin une reproduction grandeur nature de… cette chose. Du moins l’apparence externe que nos paléontologues estiment qu’elle avait. D’ailleurs cela a peu d’importance : ce qui compte, au fond, c’est que la vie a existé ici – et comme vous le savez, ce n’est pas si fréquent dans la Galaxie -, a prospéré avant de finalement s’éteindre sans donner de descendance, disons, décente, enfin je veux dire intelligente comme sur Terra.
- Et ça a duré…
- Longtemps ? Plusieurs centaines de millions d’années, répondit Drimed. Évidemment pas sous la même forme, bien sûr. Les lois de l’évolution sont immuables. Mais vous savez, que nos grands anciens – je veux dire ceux de la prospective géné – avaient prévu que nous trouverions ces traces de vie. Si, si ! Presque au début. Tenez, Aldrix lui-même…
Drimed était intarissable, d’autant qu’il avait à juste titre l’impression que le sujet intéressait son interlocutrice. Sans doute avait-il ainsi plus ou moins consciemment l’idée de compenser, certes faiblement, son ignorance de la nouvelle approche de prospective générale que représentait pour lui Bristica. À qui il n’en voulait d’ailleurs aucunement, comprenant parfaitement qu’elle avait signé un contrat avec ses employeurs. Il espérait seulement pouvoir rapidement profiter des nouvelles données, peut-être même avant la fin du conflit actuel. À moins que Gilto… Son cœur se serra à la pensée que peut-être sa collègue devrait… Il en bafouilla son explication mais face aux sourcils levés de la Farbérienne, il sut se reprendre.
- En réalité, j’ai quelque chose d’encore plus intéressant à vous montrer. Venez, suivez-moi, lança-t-il à Bristica et Galène. Vous allez apprécier, je crois, la prochaine raline [9]. J’ai réservé ça pour la fin de notre visite d’aujourd’hui et j’ai d’ailleurs fait appel à un de mes plus proches collaborateurs qui… Non, non, ne vous alarmez-pas : j’ai toute confiance en lui. Et, de toute façon, il ne sait de vous que ce que je lui en ai dit, à savoir que vous êtes une de mes plus brillantes étudiantes de jadis, sur Farber, lorsque je suis venu pour installer la section de l’école de…, enfin vous savez bien… Il ne sait donc rien de vous et nous serons prudents dans nos propos, je vous le promets. Mais Zer-Dag – c’est son nom – va nous aider car c’est lui qui a collaboré à la mise en place de cette raline et… Mais vous allez voir par vous-même, je ne vous en dis pas plus.
Sur un signe d’invitation du quanticien, ils pénétrèrent dans un couloir désert dont l’extrémité, brillamment éclairée, paraissait ouvrir sur une grande salle. Bristica n’était pas inquiète. Elle avait accordé sa confiance à Drimed dont l’enthousiasme et la spontanéité l’avait séduite. Qui sait si plus tard… L’endroit était désert, ce qui était normal car, avait expliqué le quanticien, il avait « réservé » cette partie du musée à leur seule disposition. Pour ne pas à avoir à rencontrer des scientifiques, peut-être même des spécialistes de la prospective générale qui aurait pu, en dépit de son apparence transformée, reconnaître la jeune femme, avait-il précisé. Bristica s’apercevait ainsi progressivement qu’elle était devenue célèbre, au moins dans le petit monde professionnel qui était le sien ce qui, certainement la flattait mais lui faisait surtout très peur. Chimères et pusillanimité conclut-elle en haussant mentalement les épaules. Ils entrèrent dans la salle dont les plafonds étaient ici plus hauts tandis que les murs étaient couverts de meubles de présentation débordant d’objets manifestement en rapport avec la paléontologie exotique qu’elle découvrait. Au centre trônait un étrange appareil dominé par un droïde captif.
- Cet endroit est très spécial, commença Drimed, parce qu’il associe l’étude de certains fossiles derisoriens avec la plupart des disciplines appliquées dont nous disposons de nos jours avec, au premier rang, vous l’avez deviné, notre chère prospective géné. Ah, mais voici notre ami. Venez, Zer-Dag, venez que je vous présente nos invités, la citoyenne Doria Ligura et son amie la citoyenne Galène, Galène tout court, ajouta-t-il en souriant pour lui-même.…
La silhouette qui s’approchait était celle d’un biocyborg vêtu d’une combi aux couleurs chatoyantes comme cela était la mode sur Mez-Antelor. Drimed fit les présentations en insistant sur la bonté de son collaborateur qui n’avait pas hésité à sacrifier une journée de repos bien méritée pour leur servir de guide. Zer-Dag baissa les yeux avec modestie avant de déclarer que tout le plaisir était pour lui. Mince, la peau légèrement halée, les cheveux bruns portés courts et les yeux noisette, il ressemblait selon Bristica à bien des cyborgs qu’elle avait déjà côtoyés ; pourtant, alors qu’ils se dirigeaient vers le poste de contrôle central, il l’observa presque à l’improviste et cela la mit mal à l’aise sans raison.
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[1] Fusil à guidage laser réservé à certains types de snipers
[2] Phligastère : sorte de sauterelle émettant un bruit analogue à celui que produisent les cigales avec leurs cymbales mais en plus grave. Présente dans de nombreux systèmes stellaires mais pas sur Terra.
[3] 12ème Assistanat, contre-espionnage impérial
[4] Marex : sorte de plastique relativement solide, présentant l’avantage d’être facilement biodégradable. Originellement mis au point dans les combinats de Flexoat (cinquième planète du système d’Antarès)
[5] Algir 3 : planète du système du même nom dont l’une des deux lunes est universellement connue pour sa couleur étrange, d’une pâleur presque translucide en raison de la présence d’une fine poudre de calcaire blanc sur la plus grande partie de sa surface conjuguée avec une orbite excentrique autour de sa planète provoquant parfois une lumière frisante d’Algir, son soleil blanc-vert (quatrième quadrant)
[6] Strola : bâtiment dédié à la culture, essentiellement sous forme numérique
[7] Fièvre de Tannit : sorte de peste virale, d’origine inconnue, terriblement redoutée, notamment par le transport interstellaire
[8] Référence de classification de paléontologie impériale correspondant à la classification cladistique (basée sur la phylogénèse) en cours à notre époque
[9] Une raline est une salle uniquement dédiée à la présentation d’un sujet thématique, notamment dans les musées
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