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livre trois : chapitre cinq
Extraits du Nouveau Codex Impérial (éd. 956 rc)
Sujet : Soulika (CIS)
Section : histoire générale ; approche onirique globale ; CIS et annexes
Références extrait(s) : tome 384, pp.114-843, tome 8, pp.203 et suivantes
Sources générales : tomes 381 à 411; tomes 128 et 129
Annexe(s) : histoire théorique et des civilisations (9) ; extrasolarité essentielle
Soulika est la quatrième planète du système du même nom, un ensemble de quatorze étoiles proches numérotées logiquement de 1 à 14, l’étoile abritant la planète Soulika étant la deuxième. Bien que se trouvant galactographiquement parlant dans la zone territoriale de la Confédération des Planètes Indépendantes (CPI), Soulika est considérée comme un extraterritoire neutre depuis le traité de Mez-Antelor et est directement administrée par le CIS (Conseil Interplanétaire de Sécurité). Située à moins de trente années-lumière de l’étoile Hadar (cinquième quadrant impérial)[1], la planète Soulika représente depuis sa terraformation (et surtout depuis le traité de Mez-Antelor) un endroit privilégié pour nombre de personnes voire de sociétés en délicatesse tant avec l’Empire qu’avec la CPI. Toutefois, au fil des années, la planète s’est progressivement transformée en « planète de loisirs » au point que sa réputation actuelle s’étend à l’ensemble de la Galaxie. Il faut également signaler.../…
…/… Tout ce qui se rapporte à l’univers onirique et distractif relève de Soulika. Dans son livre « Vie, mort et jeux divers », le célèbre auteur qu’est Raslomme (CPI) écrit : « Si vous cherchez un jeu même le plus extraordinaire ou une activité ludique même invraisemblable, il vous suffit d’arpenter les couloirs de verre de Soulika et vous trouverez. Vous ne pouvez pas ne pas trouver. Mais si par un hasard incroyable, cela n’était pas le cas, cela ne signifierait qu’une chose et une seule : ce que vous recherchez n’existe pas ! Il suffira toutefois que vous en parliez aux différents générateurs - c’est ainsi que se font appeler les responsables de la ville-plaisir - pour que vos souhaits pour peu qu’ils soient originaux et amusants se voient réalisés mais en une version bien plus accomplie que celle imaginée dans vos rêves les plus fous » …/…
…/… car il est impossible de visiter la planète-plaisir en quelques jours, voire quelques semaines. À la manière de Terra, Soulika est une planète-ville en ce sens que la moindre parcelle de terre est utilisée mais il est vrai que Soulika ne possède que deux continents plutôt petits comparés à ceux de Terra (environ un cinquième de la superficie de cette dernière) …/… C’est bien sûr sans compter sur le monde souterrain qui regroupe toutes les activités ne demandant pas l’accès à l’air libre …/…
…/… la dimension touristique étant à l’évidence indispensable à la quiétude des joueurs. C’est ainsi que Soulika est une des planètes dont le chiffre d’affaires hôtelier et annexes est un des plus importants de la Galaxie. Notons au passage que cela est rendu possible par le fait que la planète-plaisir propose des jeux et des activités associées pour toutes les fiduces, tous les âges, toutes les origines rendant parfaitement crédible la devise du lieu : « Tout pour tous ».
Après avoir mis en fonction l’écran de confidentialité, Vliclina se tourna vers ses interlocutrices et posa ses mains sur la table basse qu’elles entouraient. Elle dévisagea d’abord Taler Arezka qui soutint son regard avant de détourner les yeux comme pour lui signifier que c’était bien à elle de mener les débats puis elle observa quelques secondes Der Aver qui, en spectatrice avisée attendait le début de la conversation en pianotant sur son ordiquant posé face à elle. Enfin, Vliclina se pencha vers Vora Lickner qui lui faisait face, attentive, sérieuse et paraissant assez détendue bien que se demandant certainement ce qui allait lui arriver. Comme s’il s’agissait d’une rencontre entre vieilles amies s’étant trop longtemps perdues de vue, l’Impériale lui décocha le plus large de ses sourires tandis que, sur le fond de son visage bruni, ses yeux émeraude étincelaient.
- Voyez-vous, citoyenne, lors de notre première réunion, vous nous avez déclaré quelque chose qui a retenu notre attention…
Vora Lickner soutint le regard de l’Impériale mais sans prononcer le moindre mot et bien malin celui qui aurait pu deviner ce qu’elle pensait vraiment.
- Vous avez alors déclaré que vous étiez vous-aussi une professionnelle et qu’il n’était pas question pour vous de mourir en victime pour une cause quelle qu’elle soit. Vous en souvenez-vous ?
- Parfaitement. J’assume mes propos.
- Alors voici venu le moment de nous prouver qu’il ne s’agissait effectivement pas de paroles en l’air…
Vora Lickner se redressa imperceptiblement, le regard dur, méfiant. Contrairement à ce qu’elle attendait, ce fut la militaire qui prit la parole. Taler Areska se leva et se mit à marcher de long en large devant la table basse.
- Citoyenne… commença-t-elle.
En réalité, Vliclina et elle avaient longtemps discuté du cas Lickner. L’Impériale avait tout d’abord pensé laisser à la militaire le soin de la « neutraliser » définitivement comme cela est joliment dit dans le langage des services actifs mais un élément imprévu était venu contrarier cette option et, peut-être, sauver la vie de la dite Vora Lickner. En effet, un agent dormant depuis longtemps présent chez les Universalistes avait fait remonter l’information : ceux-ci n’avaient pas renoncé à retourner la quanticienne en chef de l’Empire et c’était même un personnage de haut-rang chez eux qui s’était collé à la tâche. On n’en savait pas plus sauf que l’opération d’infiltration était imminente. Contrairement à l’habitude, l’information n’avait pas été remontée par les équipes du Troisième mais par celles du Premier Assistanat et, pour être tout à fait précis, par l’équipe théorique RIG rattachée au kazin 12 sur Suburba Major, une planète de peuplement avancé du système de Sirius la blanche, l’étoile reine incontestée des nuits de Terra. C’est donc Carisma qui apporta l’affaire mais, en vérité, on en savait assez peu : un « proche » de la quanticienne en chef devait prendre contact avec elle pour lui proposer un entretien avec un haut responsable dont il n’était même pas certain qu’il soit universaliste. Immédiatement, les multiples agents du Troisième Assistanat s’étaient lancés, quoique discrètement, à la recherche d’éléments supplémentaires mais sans succès tandis que de son côté Taler Areska s’assurait auprès de ses supérieurs qu’il ne s’agissait pas d’une opération initiée par l’armée. Un geste dont on aurait, au demeurant, assez mal compris l’intérêt. On ne pouvait néanmoins pas en rester là. S’en ouvrir à Bristica paraissait à première vue le geste le plus simple sauf que la confiance placée en elle, surtout par la militaire, était encore loin d’être absolue et que, de plus, il était difficile de demander à la Farbérienne d’intervenir directement dans un domaine qui n’était absolument pas le sien. C’est alors que Vliclina avait pensé à Vora Lickner. Par les temps qui couraient, compte tenu du flou des positions de chacun, celle-ci représentait un des agents captifs les plus expérimentés pouvant directement intervenir. Restait à la convaincre.
- …et, du fait, nous vous offrons la possibilité de vous réintroduire dans un service d’active mais, pour cela, nous devons être certains de votre engagement total pour cette mission, termina Talek Areska qui, après avoir observé quelques secondes de plus Vora Lickner, retourna s’asseoir.
Vliclina leva la main avant que sa prisonnière ne prenne la parole.
- Je complète immédiatement l’excellente présentation du commandant Areska en précisant que, en dépit de l’enthousiasme certain qui, j’en suis sûre, ne manquerait pas de vous animer pour mener à bien la tâche que nous sommes susceptibles de vous demander, nous avons décidé de, comment dire ?, prendre quelques précautions…
Et face au regard soudain interrogateur de sa prisonnière, Vliclina poursuivit :
- À savoir l’aide d’un bioimplant RCE. Qui est une sorte de…
- Je sais exactement ce qu’est un implant RCE, répliqua Vora.
- Eh bien, pas moi, intervint pour la première fois Carisma Der-Aver. Quelqu’un aurait-il la gentillesse de…
Vliclina n’était pas dupe : il était plus qu’improbable que la Première Assistante n’ait jamais entendu parler de ce type d’arme de dissuasion mais elle trouvait plutôt habile d’agir ainsi afin que les choses soient parfaitement claires pour tout le monde. S’adressant à Carisma, elle reprit :
- Ce type d’engin, par ailleurs minuscule, est comme son nom l’indique implanté dans l’organisme d’une personne… dont on souhaite une fidélité à toute épreuve. C’est un objet infalsifiable qui est commandé à distance afin de libérer une toxine très puissante, la leuvacérine, un dérivé de la strychnine de synthèse. Inutile de préciser que la létalité de l’engin assure à celui qui dispose de sa clé de chiffrement le loyalisme absolu de son, heu, collaborateur… Et cela même si ce collaborateur se trouve fort loin de lui : il y aura toujours quelqu’un d’assez proche possédant la dite clé d’activation de l’implant…
- Mais n’ai-je pas entendu dire que ce type d’engins avait quand même des limites, hasarda Der-Aver, celles de l’organisme implanté lui-même ? Que, en somme, il suffisait de sacrifier une partie de son corps, un de ses membres par exemple, pour normalement…
- Ah, mais ça, c’était au début ! s’exclama Vliclina. À présent, l’implantation se fait directement dans le cerveau, à proximité de l’hippocampe si je me souviens bien, un endroit où, si on essaie de le retirer, le pire arrive en réduisant son porteur à bien moins qu’un légume. Non, grâce à leur chiffrement unique, on peut désactiver ces implants, les rendre inoffensifs, mais, une fois en place, jamais les enlever physiquement. Je sais que cette menace permanente peut paraître parfois cruelle mais quand on s’en sert, c’est que l’on n’a pas le choix. Vous voyez, citoyenne Lickner, vous voyez bien que, vous aussi, vous n’avez pas le choix, conclut-elle en se tournant vers Vora. Ou plutôt si : entre ça et l’effacement.
- Pas vraiment le choix, murmura Vora Lickner. Mais que devrai-je faire alors si je choisis l’implant… Forcément mettre ma vie en danger d’une manière ou d’une autre, n’est-ce-pas ?
- Mais non, lui répondit immédiatement Vliclina, et c’est là où se trouve la beauté de la chose : on vous demande de ne surtout rien changer…
- Je ne comprends pas…
- Je veux dire, ne rien changer à votre activité apparente. Comme avant, vous donnerez l’impression de renseigner nos… amis sur ce que vous savez d’intéressant sur nous mais en réalité nous vous confierons nous-mêmes les dites informations qui seront, soyez en certaine, parfaitement crédibles… mais surtout…
- Surtout ? Vora Lickner s’était penchée en avant vers Vliclina, soucieuse tout à coup, très concentrée sur la porte de sortie éventuelle que les Impériaux étaient peut-être sur le point de lui offrir.
- Nous allons vous confier une mission qui consistera à intercepter une certaine information qui ne manquera pas de vous passer entre les mains d’une manière ou d’une autre si, comme vous nous l’avez laissé entendre, vos introductions au sein des Universalistes sont bien celles que vous dîtes.
Un silence s’abattit soudain sur le petit groupe. Vora Lickner avait baissé les yeux, attentive à deviner où se situait le piège éventuel mais elle n’en voyait aucun puisque, d’une certaine manière, l’implant RCE était là pour lui rappeler qu’on ne plaisantait pas.
- J’accepte, lança-t-elle brutalement.
Presque surprise de la promptitude avec laquelle la réponse avait été faite, ce fut la militaire qui lui répondit :
- Vous êtes absolument certaine ?
- Absolument.
- Alors, intervint Vliclina, on va aborder les grandes lignes du projet. Le reste, les détails, ce sera pour plus tard. Après la pause de l’implant.
Valardi se tenait debout face à la large baie vitrée de sa farla et son regard errait sur l’immense forêt en contrebas, sublime image qu’il ne voyait pas. Extérieurement, comme à son habitude, il paraissait particulièrement détendu, presque insouciant mais il ne fallait pas s’y tromper : l’homme bouillait intérieurement. Il était la proie d’une grande colère et, surtout, d’une profonde inquiétude. Il se doutait - non, il savait et cela depuis des jours - que la situation générale n’était pas celle qui était bêtement perçue par nombre de ses collaborateurs. Quelque chose n’allait pas et il n’arrivait pas vraiment à savoir quoi. Il n’arrivait pas à cerner le point d’impact négatif, le grain de sable contraire qui le hérissait tant. Lorsqu’il s’efforçait de rationaliser, de considérer logiquement et sans apriori les analyses qui lui parvenaient constamment, il se disait qu’il surjouait le personnage pessimiste que pourtant il savait ne pas être : on n’arrive pas à son degré d’influence sans avoir une confiance aveugle en ses propres capacités et, donc, sans être confiant, forcément optimiste. L’espace d’un bref instant, il se rassurait et puis l’inquiétude le reprenait jusqu’à le pénétrer à nouveau. Et voilà que pour couronner l’ensemble une vraie mauvaise nouvelle était venue le fragiliser un peu plus : Gilto, un des rares proches en qui il avait réellement confiance, ne donnait plus signe de vie. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : le biocyborg avait décidé de passer à l’offensive comme il en avait manifesté le désir et comme Valardi l’y avait d’ailleurs autorisé ; Gilto s’était fondu dans l’anonymat pour débusquer celle dont il pensait qu’elle était responsable de tous leurs malheurs, la quanticienne impériale en chef. Valardi regrettait d’avoir donné son accord car, à bien y réfléchir, il doutait à présent du bien-fondé de l’opération et il aurait préféré avoir le biocyborg à ses côtés pour tenter de donner un sens aux événements. Il était impossible à joindre et Valardi en était fort déçu. Il se détourna de la fenêtre et se dirigea vers ses droïdes captifs en sous-sol : il venait de prendre la décision de ne plus attendre dans son refuge mais de se jeter dans la mêlée.
Luoi, en accord avec sa hiérarchie, avait choisi et la planète - Arténion 5 - et le lieu - le stade de borqual Darek le Sage - pour la « grande réunion finale » de l’Ange, prélude à l’action de plus grande envergure depuis longtemps soigneusement planifiée. Malgré les différentes répressions puis les diverses tentatives de conciliation, le mouvement initié par Groal s’était progressivement amplifié au point d’inquiéter à nouveau les autorités civiles impériales auxquelles les militaires, occupés sur d’autres champs d’opération, avaient rétrocédé le problème une fois les premières reprises en mains accomplies. Luoi, en parfaite ordonnatrice des basses œuvres avait donc décidé de profiter de l’avantage : Arténion 5 parce que c’était la première fois que le mouvement s’établissait matériellement dans un autre système stellaire que celui où il avait pris naissance et le grand stade de borqual pour sa taille, pas loin de cent mille places tout de même, une audience en fait presque doublée puisqu’on utilisait également le terrain de jeu au centre duquel se dressait l’estrade angélique.
La biocyborg ne s’intéressait qu’à Groal et à ses diverses interventions : c’était sa chose, sa responsabilité. Tout le reste de l’organisation, elle l’abandonnait à des seconds couteaux qui, d’ailleurs, s’en sortaient plutôt bien. Cette spécialisation extrême dans la promotion du phénomène Groal expliquait pourquoi Luoi se reposait en définitive sur peu d’éléments : une dizaine de droïdes spécialisés (dont six d’entre eux totalement anonymes dans la foule compacte des autres hommes mécaniques) et deux biocyborgs comme elle. Aucun bionat car, les jugeant par trop irrationnels, elle n’avait pas réellement confiance en eux pour des opérations de ce genre. L’estrade était en fait une espèce de gigantesque planorbe à laquelle on avait ajouté des moyens techniques presque sans équivalents sur Arténion 5, des moyens permettant aussi bien la retransmission holographique de l’orateur dans l’ensemble de la Galaxie que des effets spectaculaires sur place pour les spectateurs présents physiquement. L’ensemble de l’édifice était évidemment intégralement blanc.
Tout n’avait pas été si facile. Luoi avait dû batailler pour faire admettre sa stratégie, bien entendu à l’Ange lui-même qu’il avait fallu persuader qu’il était bien le seul à l’origine du programme retenu mais aussi à ses lointains employeurs. Elle y était notoirement parvenue jusqu’à présent parce qu’elle était parfaitement organisée et sûre de sa méthodologie. C’était la raison pour laquelle elle prenait aujourd’hui le risque d’exposer Groal en chair et en os : le premier pas indispensable vers ce qu’elle pressentait comme une progression foudroyante dans l’adhésion des masses populaires. Une fois encore, elle vérifia d’un coup d’œil rapide mais attentif les équipes de sécurité, celles de la municipalité-hôte évidemment mais surtout la sienne. Tout le monde était déjà en place. Dans quelques minutes, par une sorte de miracle complètement inexplicable, l’Ange allait soudainement apparaître dans la tour de verre surplombant la planorbe géante comme s’il surgissait du néant. Il était en réalité présent depuis plusieurs heures - sa mauvaise humeur le prouvait suffisamment mais il faut ce qu’il faut - et il attendait que l’ordre lui soit signifié de se substituer à son hologramme apparu d’un coup dans la tour de verre : le spectacle pourrait alors commencer et Groal savait très précisément ce qu’il aurait à dire et à partager et surtout comment le faire. Dans le stade lui-même, quatre autres tours de verre, mais bien sûr uniquement holographiques celles-là, permettraient aux spectateurs moins chanceux quant à leur placement dans les tribunes de ne rien perdre de ce qui allait leur être révélé. Des centaines, des milliers d’autres tours holographiques se distribuaient un peu partout dans la Galaxie, du moins dans les parties - les plus nombreuses - qui n’était pas touchées physiquement par la guerre. Bien que « biocyborg jusqu’aux bouts des ongles » comme elle aimait à le dire, Luoi était impatiente de vivre enfin ces moments singuliers pour lesquels elle avait tant travaillé et tant supporté.
Ce fut magnifique ! Dans un tourbillon de lumières mauves s’éclaircissant peu à peu tandis que le fracas d’une musique quasi-céleste étourdissait chaque spectateur, la silhouette d’un homme en blanc apparut progressivement tandis qu’un rugissement venu de la foule, aurait-on pu croire, s’amplifiait à l’infini. Luoi remonta les travées en direction des biogradins permanents à quelques dizaines de mètres de la tour principale afin d’apprécier l’intégralité de la scène, la vue qui ferait demain les gros titres des talides mais elle s’arrêta soudain et se retourna lentement : une angoisse totalement non professionnelle venait de la saisir et elle en frissonna. Sans savoir de quoi il s’agissait, elle avait inconsciemment aperçu quelque chose. Elle observa les rangées de spectateurs subjugués par l’apparition du grand homme, les personnels de sécurité à leurs postes, les bionats qui entouraient la planorbe et, derrière eux l’écran magnétique protecteur qui isolait l’installation et son occupant. Tout paraissait parfaitement normal et pourtant quelque chose n’allait pas. Là. Un flocon noir minuscule souillait la base de la tour de verre. Une trace microscopique, à peine une salissure. Mais de l’intérieur de la colonne de verre. Ce qui était impossible. D’habitude pourtant si régulier et si imperméable aux incidents extérieurs, le cœur de la biocyborg donna l’impression de s’arrêter. Elle, si prompte à réagir à toute sollicitation, resta totalement immobile, comme paralysée par une force qui la dépassait tout à coup. À présent, une ombre s’associait à l’image éthérée de l’Ange, une ombre grandissant rapidement et totalement incongrue. Groal avait enclenché son introduction mais sa diction se ralentit tandis qu’il détournait son regard de la foule qui l’entourait comme s’il soupçonnait qu’un événement inhabituel était sur le point de se produire, comme si une impression de danger l’assaillait soudain. Tout se passa très vite. L’ombre atteignit l’Ange qui ouvrit la bouche pour crier mais n’en eut pas le temps : d’un coup il donna l’impression d’exploser et, dans la fraction de seconde, les parois de verre de la tour se colorèrent en rouge sans que l’on puisse en voir plus. Pétrifiée, l’assistance se tut et durant un bref moment un incroyable silence submergea toute cette population puis un cri d’horreur monta du stade ; les premiers rangs refluèrent comme pour se distancier de ce qu’il venait de se produire. Telle une vague gigantesque, un raz-de-marée impitoyable, l’onde de choc atteignit l’ensemble de l’assistance déclenchant une panique sans précédent. Les forces de sécurité pourtant nombreuses furent immédiatement submergées par ce mouvement de panique incoercible qui répandit la mort au hasard des bousculades. Luoi, tétanisée, figée au sein de cette agitation, comprit immédiatement que son arrêt de mort à elle venait aussi d’être signé.
- Je dois vous parler, Madame… Bristica…
Surprise, la Farbérienne releva les yeux et, sans cacher son étonnement, interrogea son assistante du regard. Celle-ci, toutefois, silencieuse, tête basse, restait sur place à danser d’un pied sur l’autre, en se tordant les mains. Petite jeune femme d’environ soixante ans, discrète jusqu’à en paraître effacée, elle était presque continuellement silencieuse au point qu’un œil non averti eut pu la croire mutique. Elle affichait en fait l’exact opposé du portrait fantasmé qu’on se faisait des ressortissants de Mez Antelor dont elle était originaire. Toutefois, son dévouement à la prospective générale était proverbial, un dévouement qui n’avait fait qu’empirer depuis que Bristica avait pris les commandes du centre d’études mais c’était néanmoins essentiellement son professionnalisme et la volonté farouche de toujours bien faire qui avaient séduit la Farbérienne. Son comportement du moment était donc à ses yeux plutôt surprenant. Puisqu’elle ne semblait plus vouloir s’exprimer, c’est Bristica qui se décida à reprendre la parole.
- Eh bien, Galène, que se passe-t-il ? Vous m’appelez « Madame » à présent ? Plutôt inhabituel entre nous, non ?
- C’est qu’il faut que je vous parle… mais pas ici, se hâta de préciser l’assistante. Et, devant le regard surpris de Bristica, elle ajouta : Vous pourriez peut-être m’accorder quelques minutes d’entretien, Ma…, Bristica ? Si vous êtes d’accord, un peu plus tard, dans mon sarmiv… Vous connaissez Elya, s’empressa-t-elle d’ajouter, oui, c’est elle ma colocataire, elle est au spectacle et… on sera tranquilles et…
- Vous êtes sûre que ça va ? s’étonna Bristica. Elle avait presque l’impression que son assistante était sur le point de fondre en larmes.
- Oui, oui, bien sûr que ça va. Dans une heure, vous pensez que ça serait possible ? Ah oui, c’est au 82ème niveau, allée 121 et couloir…
- Mais, Galène, je sais tout ça ! Nous y avons travaillé plus d’une fois, dans votre sarmiv mais…
- Alors, à tout à l’heure…
- Mais, attendez donc, Galène, voyons, pourquoi ne pas…
Mais la femme avait déjà quitté la salle en une sorte de fuite totalement inexplicable pour Bristica. Immobile une à deux minutes à essayer de comprendre cette étrange attitude, la Farbérienne haussa les épaules puis se replongea dans son ordiquant : elle saurait bien assez tôt ce qui paraissait avoir déstabilisé une de ses assistantes préférées et qui, après tout, ne pouvait pas être aussi grave que ça. Pourtant, à peine ses yeux à nouveau posés sur l’écran, Bristica releva la tête ; en réalité, elle pensait parfaitement comprendre la réaction de sa collaboratrice puisqu’elle ressentait exactement la même chose : elle aussi souffrait des néfastes contraintes de leur enfermement. Des mois qu’elle n’avait pas quitté sa prison spatiale, une prison d’or et de pourpre, où elle pouvait exiger à peu près tout ce qui lui passait par la tête mais une prison néanmoins. Et Bristica n’en pouvait plus de cet univers luxueux et feutré. Ce qu’elle souhaitait par-dessus tout, c’était marcher au hasard, se fondre sans but apparent dans une foule anonyme, écouter le chant des oiseaux sous quelque frondaison naturelle, jouer sans y penser avec le grajane d’un ami, boire longtemps et à petites gorgées la boisson du soir [2] en compagnie de camarades bruyants et indisciplinés, être libre, réellement, totalement libre de ses mouvements et donc de ses pensées. Être ailleurs, en somme, n’importe où mais ailleurs que ce sur ce navire de guerre, elle qui n’avait jamais été volontairement proche des militaires, ni sur Farber, ni après. La Farbérienne ne doutait pas un instant que les mêmes pensées assaillaient - peut-être depuis longtemps mais elle n’avait rien su deviner - la pauvre Galène et c’était donc à elle, sa responsable, de lui faire comprendre qu’elle l’avait comprise, qu’elle partageait son ennui et qu’elle allait réfléchir au meilleur moyen de résoudre ce dilemme.
Galène l’attendait près de l’entrée de son sarmiv. Toutefois, elle paraissait à présent bien plus calme, presque sereine. Bristica attendit que sa collaboratrice et amie lui explique ce qui la préoccupait mais, apparemment, cette dernière différait l’exposition de ce qui lui pesait sur le cœur et c’est la raison pour laquelle la Farbérienne, une fois confortablement installée sur le biodiv central de l’appartement de fonction, décida de prendre les devants.
- Galène mon amie - car vous êtes bien toujours mon amie, n’est-ce-pas ?- vous rappelez-vous la conversation que nous avons eue en sortant du concert des Généraux le mois dernier ? Nous avions décidé qu’il était trop tôt…
- … pour regagner nos appartements respectifs, je m’en souviens fort bien et…
- … nous étions alors convenues que ce qui nous manquait…
- … c’était d’aller prendre l’air quelque part…
- … ailleurs que dans cette prison dorée, conclut Bristica.
À présent que la glace semblait vraiment rompue, les deux femmes conversaient librement. Bristica fut la première à évoquer quelque chose, une balade, une excursion peut-être sur une quelconque planète à visiter : on pourrait même envisager de convier une partie de l’équipe d’évaluation puisque la dernière simulation venait d’avoir lieu et que, de toute façon, tous les postes du service étaient doublés pour des raisons autant de sécurité que d’efficacité… Il suffirait ensuite d’inverser les « touristes » ! C’était un excellent moyen de relancer l’engouement de chacun ! La Farbérienne s’était prise à son idée et elle commençait à l’étoffer sérieusement : elle ne doutait pas un instant que Vliclina approuverait son argumentation. C’est alors que profitant d’une pause dans le quasi-monologue de sa supérieure, Galène avança la proposition qu’elle avait en tête depuis le début.
- En fait, j’ai peut-être quelque chose…
- Oui ?
- Voilà, reprit Galène. Il y a un symposium de PG qui doit bientôt avoir lieu… Si, si, prévu depuis longtemps mais… Çà concerne l’impact que notre discipline peut avoir sur la vie quotidienne du citoyen de base… Oui, je sais, c’est de la vulgarisation et bien loin de nos préoccupations mais il y aura quand même quelques uns de nos collègues et surtout… surtout c’est prévu sur Dorisor…
- Dorisor ? s’étonna Bristica, Incontestablement intéressant mais c’est plutôt loin d’où nous sommes non ?
- Oui, c’est vrai, ça va demander une certaine organisation, une certaine rigueur mais, au bout du compte…
- le jeu en vaut peut-être la chandelle, murmura Bristica.
- Sans compter que Dorisor est vraiment un endroit formidable pour les scientifiques s’intéressant à l’Évolution et à la biologie prospective. Et c’est parfaitement situé, oui parfaitement, mais si : loin dans le troisième quadrant, c’est-à-dire loin de la guerre…
- Eh bien, vous tenez…nous tenons peut-être quelque chose, approuva la Farbérienne. Il faut simplement que j’en parle à qui de droit… Merci, ma chère Galène, d’avoir su anticiper… d’avoir pensé… Excellent. Et bien sûr, je vous tiendrai au courant dès que j’aurai quelque chose !
Les deux amies poursuivirent leur conversation une petite dizaine de minutes, revenant à plusieurs reprises sur l’intérêt indéniable que présenteraient ces espèces de demi-vacances en immersion scientifique. Un bon début pour retrouver un peu de sérénité et d’entrain. D’ailleurs se dit Bristica le temps d’un petit silence entre les deux femmes, ce qui compte, c’est de quitter ne serait-ce qu’un moment l’ambiance étouffante du lieu. Il est vrai qu’avec une conférence sur Dorisor, on faisait d’une pierre deux coups ! Comment Vliclina pourrait-elle… La Farbérienne se leva et, encore plongée dans des pensées qui venaient d’illuminer sa vie présente, embrassa sa collaboratrice sur la joue. Elle réfléchissait déjà aux arguments qu’elle devrait opposer aux doutes que ne manquerait pas d’avoir Vliclina. Mais il fallait absolument qu’elle puisse convaincre l’Impériale. Il le fallait absolument. Du coup, elle avait totalement oublié l’agitation dont Galène avait fait preuve au début de leur entretien.
Le droïde souffrait. Bien sûr, ce n’était qu’un droïde mais il souffrait incontestablement et Kartz n’aimait pas voir souffrir, fut-ce un droïde. Il faudrait abréger ses souffrances, pensa-t-il brièvement avant de revenir à l’ensemble de l’opération en cours. Il serra nerveusement son triglon contre son bas-ventre en marmonnant : « il faut y aller maintenant, par Bergaël, sinon on va se retrouver débordés » mais il n’avait personne à qui confier ces fortes paroles… Les autres étaient restés en arrière, attendant son feu vert pour s’enfoncer sous le pont-canal. De l’autre côté, une zone vide. Vide sur plus d’un kilomètre. En apparence du moins. Puis, au-delà, les gars de la 102ème avec lesquels il fallait faire la jonction. La zone paraissait déserte mais Kartz hésitait à y engager la section. Rien de concret pourtant sauf cette gêne indéfinissable que lui inspirait l’endroit, une espèce de malaise subliminal comme si quelque chose en lui qu’il n’arrivait pas à identifier lui soufflait que l’apparente tranquillité qui lui faisait face n’était qu’une façade, une paix de pacotille. Il frissonna malgré son lourd équipement mais ce n’était ni de froid, ni de peur. Il pressentait un piège mais n’aurait pas su en dire plus. De quoi était-il au fond certain ? D’abord que les Confédérés cherchaient à les couper en deux : en réalité, l’intérêt de l’endroit que les militaires se disputaient était probablement secondaire mais, en les fixant précisément ici, l’ennemi gagnait du temps, le temps nécessaire à l’embarquement des cargueurs venus chercher leurs troupes pour un repli qui ressemblait à une contre-offensive qui se développerait un peu plus loin. Il fallait donc faire la jonction le plus rapidement possible. D’autant - et c’était le deuxième élément dont il était convaincu - que l’endroit était vidé de ses éventuels droïdes : par élimination directe, évidemment, mais aussi et surtout par les contre-mesures électrostatiques développées par les Confédérés et qui avaient été si intenses que certains de ses supérieurs s’étaient interrogés sur le but final de l’opération, peut-être bien plus stratégique que primitivement perçu. Bon, d’accord, éventuellement quelque peu étrange mais ça ne le regardait pas et Kartz avait avant tout une mission qui était d’évaluer le passage des siens sous le pont-canal. Le canal lui-même qui s’étirait une trentaine de mètres plus haut était vide depuis longtemps et considérablement exposé : vouloir le traverser de jour avec d’éventuels snipers en face, c’était du suicide… Toutefois, sa caméra de poing ne montrait pas le moindre signe d’activité humaine et son drone de reconnaissance était revenu sans aucune mention d’un quelconque élément douteux. Alors ? Son instinct peut-être. La rançon de sa longue expérience sans doute. À moins qu’il ne soit tout simplement devenu un peu trop vieux, bientôt bon pour la casse, la réforme, le retrait définitif des troupes d’active. Il y pensait un peu trop ces jours-ci et… Mais, bon, je fais quoi ? Je leur dis quoi ? Il libéra la languette de son émetteur et la plaqua contre sa gorge, un moyen de communiquer dans un silence parfait tout en restant parfaitement intelligible ;
- Bon, les gars, y a un truc qui cloche par ici. Je ne sais pas encore ce que c’est mais je vais le découvrir, je vous le promets.
- Eh, kartzounet, tu crois pas que t’en fais un peu trop ?
La réflexion venait de sa partenaire mais toute la section pouvait entendre l’échange et il perçut quelques rires vite réprimés.
- Y a un truc qui cloche, j’te dis et je vais voir. Je vous fais signe dès que c’est bon.
- Bien reçu. Silence radio alors.
Il se mit en route plus méfiant que jamais. Quelques mètres plus loin, il contourna le droïde qui tendit son bras vers lui, dans un geste de supplication : toute la partie inférieure de l’homme mécanique semblait avoir disparu, remplacée par une bouillie informe. C’était un de leurs droïdes, il le savait bien, envoyé en reconnaissance avant le repli définitif de toutes leurs unités mais, par peur de se découvrir, il ne pouvait rien pour lui. Il se dirigea, à demi courbé, vers l’ouverture béante ouverte sous le bâtiment. On y accédait par un escalier en marbre d’une dizaine de marches. Le tunnel proprement dit devait faire dans les dix à quinze mètres de large et se prolongeait sous le canal, voire même un peu au-delà. En tout cas, il pouvait apercevoir dans le lointain le petit carré de lumière de la sortie. De part et d’autre de l’ouverture, des bâtiments creusés à même le sous-bassement de pierre du canal, très certainement des structures de maintenance. D’excellente qualité. Pour la première fois, Kartz eut une pensée pour les gens qui habitaient ici, enfin qui habitaient ici avant. Pour ce qu’il en avait vu, la ville semblait agréable, très arborée avec nombre de bâtiments de qualité comme celui-ci, des monuments et de vastes parcs où devaient se promener les familles les jours de repos. Il haussa les épaules. C’était partout pareil quelle que soit la région. La guerre. Elle apportait toujours avec elle la souffrance et les injustices. Kartz savait tout cela et parfois il souffrait pour tous ces pauvres gens, victimes plus ou moins innocentes. Mais c’était la règle du jeu et il faisait partie du système : la guerre, c’était sa raison de vivre.
Il parcourut les cent premiers mètres du tunnel lentement mais sans se cacher réellement. À quoi bon ? Si l’ennemi avait placé des éléments de défense forcément humains puisque les droïdes avaient tous été neutralisés, il le saurait bien assez tôt. Ou plus probablement, il n’aurait pas le temps de savoir, de se rendre compte mais en revanche son groupe saurait à quoi s’en tenir. En ne le voyant pas confirmer la sécurité du passage, ils comprendraient. L’éclairage de son casque en faisait évidemment une cible parfaite mais elle était indispensable à sa progression. Et puis si piège il y avait, quel intérêt de neutraliser un simple éclaireur comme lui : il valait bien mieux attendre le gros de la troupe… Cela n’enchantait pas Kartz de se savoir transformé en une sorte d’appât mais il en avait l’habitude et, tout au fond de lui, il croyait à sa bonne étoile. À peu près à mi-chemin, endroit qu’il savait être le plus dangereux car éminemment stratégique pour un piège parfait, il remarqua des traces sur le sol parfaitement dallé mais recouvert de tout un ensemble de débris et d’immondices accumulés depuis la bataille pour la ville, deux semaines plus tôt. Pas des traces de pas, bien sûr, mais des marques parallèles, récentes. Comme si on avait traîné quelque chose. Pourquoi ici ? Et quand ? Il s’accroupit, observa son ordiquant de combat qui lui offrait toujours quelques données de plus que celui de son casque. Rien de particulier. Il s’apprêtait à repartir quand l’idée lui vint soudain : un écran Bel-Pher. Il y avait peut-être tout près de lui quelqu’un avec un écran Bel-Pher, camouflage d’autant mieux réussi qu’il suffisait ici de recréer l’image simple du tunnel et de son obscurité. En fait, il n’y avait pas pensé d’emblée parce que, assez coûteux, ce type de matériel était plutôt rare sur ce genre de site de combat. Le gars attendait qu’il passe et… Non, le gars était derrière lui et l’avait laissé passer parce qu’il espérait une prise plus importante qu’un simple éclaireur. Il voulait toute sa section, enfin, le plus possible de sa section.
Kartz avait nombre de défauts mais une qualité essentielle : il savait prendre rapidement une décision. « Par toutes les zarkannes de l’Enfer, il faut que je trouve ce type, vite ! » se tança-t-il. Pour ne pas donner l’impression d’avoir découvert le piège, Il inspecta rapidement l’endroit à nouveau puis fit mine de s’éloigner lentement, comme il était venu. Il parcourut dix mètres puis se retourna brutalement d’un seul coup, son triglon dans la main droite et un éclateur dans l’autre : aucun Bel-Pher ne pouvait résister à un tir croisé de ce genre. Il arrosa la paroi suspecte, se demanda durant plusieurs secondes s’il n’avait pas été exagérément soupçonneux mais une immense flamme bleue lui donna sa réponse. Une silhouette. Le sniper. Une femme à ce qu’il put discerner. Il ne lui laissa aucune chance : le triglon la fit rebondir comme un pantin désarticulé mais il ne put en voir plus, l’obscurité revenue se mélangeant avec la poussière pour brouiller la lunette de son casque. Des voix inquiètes surgirent de nulle part : ses hommes avaient entendu les détonations et il les rassura. Il ne chercha pas à aller inspecter le cadavre de la soldate ennemie. Il reprit son chemin vers la sortie, convaincu à présent que les siens ne risquaient plus rien à traverser le tunnel du pont-canal. De fait, une fois à l’air libre, il se trouva face à une place entourée d’arbres et de parterres de fleurs, le tout relativement épargné. Il consacra plusieurs minutes à s’assurer de la quiétude du lieu puis reprit contact avec son équipe.
- Carter, Xanklivoua, vous pouvez y aller. Comme convenu, vous passez les estafettes d’abord puis le matériel. Exécution. On n’a pas de temps à perdre. Quoi ? Non, un snip. Un seul, j’te dis, Xankli ! …Non, c’est pas bizarre. Elle - c’était une nana -nous aurait allumés avec son Bel-Pher… Ouais, t’as raison, c’est rare un Bel-Pher par ici mais qu’est-ce que j’y peux ? Bon, tu vas discuter toute la journée ou vous venez ? C’est ça, en route, les gars ».
Kartz, lui toujours si posé, piaffait d’impatience. Il attendait le moment tant désiré où ses hommes l’auraient rejoint et où ils pourraient tous se mettre à couvert. Il comprenait que les combats se situaient plus au sud mais il n’aimait quand même pas ce calme presque irréel. Caché derrière un bloc décoratif dont il ne comprenait guère la signification, il évalua à six, sept minutes maxi le temps nécessaire pour mettre tout le monde définitivement à l’abri, de l’autre côté de la place, près de la première rangée de bâtiments. Il pouvait suivre sur la visière de son casque la progression de ses hommes, minuscules points rouges sur la carte dynamique. Ils arrivaient à la hauteur du sniper tué. Un bref coup d’œil si vous voulez mais on perd pas de temps, d’accord ? avait-il précisé. En fait rien n’était joué car, après ce premier obstacle allégrement franchi, il restait l’autre côté de la ville proprement dite. Plus que quelques secondes et il apercevrait les premiers de ses soldats, probablement Gaarbe avec sa tubulaire, prête déjà à explorer les alentours, certainement mieux qu’il ne venait de le faire. Toutefois, il se demanda si… Le souffle de l’explosion fut si puissant que, bien que situé à plus de cent mètres de la sortie du tunnel, il fut violemment projeté à terre. Incrédule, il observa la taraudante flamme verte qui s’échappait de l’ouverture en partie détruite. En se relevant avec peine, il ne chercha pas à s’approcher du lieu de ce qui était pour lui un drame abominable : il venait de perdre sa section, tous ses soldats, cinquante et un très exactement. La magnétobombe au chlore - la force de l’impact et la teinte caractéristique du nuage toxique l’identifiaient sans erreur - n’avait permis à aucune personne présente dans le tunnel d’en réchapper. Il était impossible de résister à ça et, pourtant, il n’arrivait pas à s’en convaincre. Il sentit couler sur ses joues des larmes qu’il était incapable de retenir. D’ailleurs, il ne le voulait pas. Il comprit soudain - mais trop tard, c’est toujours comme ça - qu’il s’était agi d’un piège savamment orchestré. Un piège immonde qui reposait sur le sacrifice d’un soldat et de son écran Bel-Pher, sacrifice destiné à donner l’impression que cette neutralisation résumait toute l’activité ennemie, un sacrifice voulu pour rassurer et faire baisser la garde des victimes à venir. C’est pour ça que la femme l’avait laissé passer sans rien faire, pour qu’il ait l’impression qu’en se débarrassant d’elle, il pouvait ouvrir la voie à ses hommes. Il comprenait tout à présent. Ignoble. Quels pouvaient être les chefs militaires susceptibles de donner de tels ordres et quels pouvaient bien être les soldats d’une armée régulière les acceptant ainsi sans sourciller, en dehors de tout caractère désespéré évidemment ? Mais ici, il n’y avait rien de désespéré puisque, en réalité, il s’agissait à l’évidence d’une simple opération de routine sur un théâtre d’opération secondaire… Kartz sentit une profonde nausée monter en lui et il n’eut que le temps de jeter son casque avant de vomir une bile brûlante et acide. À la façon d’une vague irrépressible contre laquelle nulle barrière ne pouvait être dressée, le poids de sa culpabilité était sur le point de le submerger. Oui, de sa culpabilité. Parce que c’était bien lui qui avait donné son feu vert à la progression de son groupe dans le tunnel, n’est-ce pas ? Lui qui n’avait rien vu venir. La bombe avait été installée là parce que les autres savaient que ce serait le chemin qu’ils choisiraient, le pensant le plus praticable et le moins risqué. Et lui, il était tombé dans le panneau : un seul sniper… Un seul ! Rien qu’un seul ! Évidemment qu’il aurait dû se méfier ! Du coup, il se savait à présent parfaitement vulnérable : la bombe au chlore avait été activée en visuel secondaire, à partir d’un poste d’observation probablement masqué et indétectable dans un des immeubles auxquels il tournait le dos. Indétectable vraiment ? Gaarbe, elle, elle l’aurait certainement… Mais à quoi bon penser à ça ? Kartz était anéanti mais sans la moindre volonté de vengeance. Il savait qu’il était perdu, à la merci des bourreaux de sa section. La seule chose qu’il pouvait se jurer, c’était qu’il ne serait pas capturé vivant : quand il verrait la première forme ennemie s’avancer vers lui, il appuierait sur la gâchette de son triglon, en visant sa tempe droite. Aucun combat à envisager avec les autres. Quoi, pour finir par se faire capturer ? Surtout pas ! Surtout pas ! Non, la seule chose qui lui restait, c’était de partir en beauté. Dès qu’il verrait un mouvement. Il repoussa son casque d’un geste machinal, s’allongea contre un petit arbre aux feuilles jaunes qui bordait la place et se mit à attendre.
À la grande surprise de Rogue, une fois arrivé sur Soulika, tout se passa très vite. Il avait maintes et maintes fois tenté d’imaginer la prise de contact. Officielle, certes, mais probablement assez discrète pour ne pas attirer l’attention, en somme un contact entre belligérants comme la diplomatie souterraine en arrange assez fréquemment. Il avait parié sur une réunion organisée au bout de deux à trois jours, histoire pour chacun de se renseigner suffisamment sur les différents intervenants, leurs protections respectives et la présence d’éventuels gêneurs. Il en fut pour ses frais : à peine conduit à leur hôtel, modeste mais tout à fait convenable, un droïde vint à leur rencontre pour les avertir qu’une réunion était prévue dans la suite B12LN de ce même hôtel en début de soirée soit quelques heures à peine après leur arrivée. Il se proposait de venir les chercher en temps voulu. Velti parut aussi surprise que Rogue et celui-ci haussa les épaules.
- On se retrouve vers six heures si vous voulez bien, jeta-t-il à sa compagne. Pour faire le point…, ajouta-t-il à tout hasard.
Velti proposa son appartement et s’éloigna rapidement pour discuter la prise en charge de sa garde rapprochée, les six soldats d’élite qui lui avaient été confiés par sa hiérarchie.
Arrivé dans son « appartement », en réalité une seule pièce de la taille habituelle d’un cube de vie, Rogue hésita à ressortir. Peu prudent : mieux valait se faire discret, en tout cas pour le moment. Il décida de prendre son mal en patience avant de rejoindre Velti. Comme lui, la jeune femme sembla relativement surprise par la tournure prise par leur arrivée sur Soulika mais il serait toujours assez tôt, argumenta-t-elle, pour comprendre le but de ce qui paraissait être de la précipitation mais cachait certainement autre chose. Le droïde se présenta à vingt et une heures précises et il était cette fois accompagné de Delehatery. Sans vraiment se l’expliquer, Rogue en fut à nouveau soulagé, un peu comme si, par cette présence, il se retrouvait en terrain presque connu. Décidément, il appréciait le grand droïde !
Simple et fonctionnelle, la salle de réunion était une petite pièce très certainement réservée à l’administration de l’hôtel. Mais Rogue n’avait d’yeux que pour ses interlocuteurs que, enfin, il pouvait rencontrer. Il ne savait pas vraiment à ce à quoi il s’était attendu mais il fut certainement déçu de retrouver à peu près les mêmes personnes que lors de leur promenade virtuelle dans le parc Jezer. Assis au centre, il reconnut immédiatement Garendi qui ne lui avait pas laissé un bon souvenir, la biocyborg que, à l’époque, on n’avait pas jugé bon de lui présenter et deux autres personnages (si l’on exceptait « l’alter ego » de Delehatery en retrait du petit groupe) qu’il n’avait jamais vus. Garendi ne se leva pas à leur entrée mais, toujours truculent, leur souhaita la bienvenue en les invitant à les rejoindre devant la longue table de bois précieux.
- Comment ça va, vous deux ? Avez-vous fait bon voyage ? Tant mieux. Alors, comme ça, commando Velti, vous voilà de nouveau en phase active ?
Mais sans attendre de réponse que, de toute façon, on n’avait pas l’intention de lui donner, il fit signe à la biocyborg d’ouvrir un écran de confidentialité. À l’évidence, le troisième assistant de la CFP n’avait nullement l’idée de perdre du temps.
- Je vais vous expliquer, commença-t-il. Mais avant, si vous êtes d’accord, on oublie les salamalecs, les présentations en grande pompe, les boniments sur cette rencontre informelle entre ceux qui… que… blablabla. Nous sommes ici pour du travail, pas des ronds-de-jambes diplomatiques… Vous en êtes bien d’accord, n’est-ce pas ? Bon, à ma droite, c’est Gordan-Manir, mon assistant actuel et à ma gauche…
Il fut interrompu par son assistant qui s’avança promptement et salua les arrivants d’un bref hochement de tête en déclarant :
- Gordan-Manir au service du Troisième Membre de la Compagnie du Fret Stellaire et au votre également si vous le souhaitez. On peut m’appeler Gord, c’est plus commode.
L’homme, grand et maigre, recula de plusieurs pas afin de se retrouver à l’ombre de son supérieur, son visage longiligne présentant un air penaud comme s’il avait commis l’impair impardonnable d’avoir pris la parole sans y avoir été invité.
- … Karistik qui s’occupe de la petite logistique, poursuivit Garendi imperturbable. C’est grâce à elle que nous pouvons avoir cette réunion parce que, malgré tout, il en faut, de la logistique.
La biocyborg adressa son sourire le plus chaleureux à chacun des participants, un sourire qui tranchait vraiment avec celui de son chef : il paraissait tout à fait sincère, se dit Rogue, mais, au fond, comment savoir avec un biocyborg ?
- Et puis, face à vous, cher ami Stenek, je vous présente Rayin Garek qui fait partie de la SP de la Confédération, enfin NOTRE Confédération… 5ème sarpe, basée sur Carsus si j’ai bien compris mais qui a promis, non juré !, qu’il n’y aurait aucune espèce d’anicroche avec vous, cher commando Velti Rav-Den. Bon, si vous voulez discuter de, heu, vos problèmes spécifiques, ce sera après… et définitivement sans moi, c’est bien entendu ?
Velti avait relevé les yeux vers le Confédéré et put y lire toute la haine à laquelle elle s’attendait : pour lui, elle n’était qu’une ignoble renégate qui avait trahi les siens ce qui était absolument faux : elle n’avait fait qu’obéir à sa hiérarchie et se trouvait du coup à sa place actuelle totalement par hasard. Elle lui adressa son plus large sourire tandis que ses yeux d’un bleu lumineux malgré la lumière réduite brillaient de tous leurs feux. Le Confédéré détourna son regard mais on pouvait deviner qu’il était ivre de rage.
Garendi avait bien pris conscience de la tension qui régnait entre les deux Confédérés mais il s’en souciait comme d’une guigne. Il interrogea de son regard froid et dur ses invités, un sourire figé sur les lèvres, puis se tourna pour obtenir l’approbation de ses compagnons. Nul ne broncha. Revenant sur Rogue et Velti, il conclut :
- Bon, comme j’ai dit, je vous explique. Voilà. D’abord et pour vous mettre à l’aise, je sais que vous n’êtes que des messagers, des garembrinans comme on dit chez nous. En conséquence, on ne vous demandera aucune approche décisionnelle à laquelle, au demeurant, vous n’auriez pas l’autorisation de procéder, n’est-ce pas ? Car c’est bien ça, n’est-ce pas ? Bien. C’était l’évidence même. Vous allez devoir écouter et éventuellement poser des questions sur ce qui vous paraîtra quelque peu abscons et… À propos, aucun enregistrement de quelque ordre que ce soit, bien sûr… et, oui, oui, mais évidemment que je vous crois, mais oui… nous avons déjà procédé à des vérifications… Rien à signaler, on le sait. Et puis, je vous fais confiance. Mais, quand même, pas de prise de notes sous quelque forme que… Oui, tout dans la tête. Après, par Budda et les autres, vous ferez ce que vous voulez, ça ne me regardera plus mais si j’étais vous, je ferais vraiment profil bas… À présent, je reviens à mon propos : écoutez bien. Ah oui, il vous sera évidemment remis en fin d’entretien un magnet mais en réalité un simple résumé pas forcément tout à fait complet… Certaines, euh, propositions ne seront que orales et donc… Bref, vous me comprenez, hein ? Une simple conversation entre nous, quoi. C’est bien pour ça que j’avais une nouvelle fois envie de vous rencontrer, vous savez.
Il termina son monologue par un grand éclat de rire qui, dans cet endroit insolite, à l’ambiance tendue, résonna comme une sorte de menace à peine déguisée. Il se tourna vers l’entrée du cabinet pour s’assurer que les droïdes étaient bien sortis puis, pour la première fois depuis l’arrivée de Rogue et Velti, se leva, marcha de long en large en redéployant son ample combinaison vargassienne parementée, rouge ce jour-là, puis se tournant vers son auditoire qui le suivait des yeux, s’exclama :
- Allez, on y va. On va un peu travailler, ça nous fera du bien !
Au tout début, Vliclina avait été catégorique : impossible d’accorder à Bristica ce qu’elle désirait. Elle comprenait parfaitement le désir de la Farbérienne de s’affranchir un temps de l’univers clos dans lequel elle se trouvait et dans lequel elle prétendait « s’ennuyer jusqu’à dépérir ». Mais on était en guerre ce qui obligeait chacun à certains sacrifices et le moins que l’on pouvait dire était que ceux qui étaient imposés à la quanticienne étaient pour le moins supportables. Certes, elle n’était pas réellement prisonnière puisque sa collaboration était volontaire et pourtant si ! Envisager ne serait-ce qu’un instant de l’exposer à l’ennemi sans autre raison valable qu’une certaine lassitude de sa part ne tenait évidement pas la route. D’ailleurs, aurait-elle accédé à ce désir insensé qu’elle savait qu’elle ne pourrait jamais, au grand jamais, avoir l’accord du Premier Assistanat : elle pouvait même deviner l’étonnement - pour ne pas dire la colère - de Carisma Der-Aver d’avoir seulement osé envisager une telle opération. Sans évoquer le Prince Alzetto qui serait vent debout contre cette idée folle.
Puis elle avait réfléchi plus avant. Que Bristica soit Farbérienne et donc théoriquement non impliquée dans la guerre que Ranval menait contre la sédition n’avait aucune espèce d’importance : la quanticienne était, qu’elle le veuille ou non, partie prenante du conflit. Et non des moindres. Toutefois, celle-ci avait toujours fait preuve d’une parfaite loyauté vis-à-vis de l’Empire et ce n’était donc pas une éventuelle défection qui était à craindre mais bien plutôt son exposition dans le monde ouvert. L’autre point à considérer était l’état d’avancement du conflit piloté par la méta-analyse générale menée par son service. Vliclina avait expliqué que, même si elle devait mourir subitement, cela ne modifierait en rien le futur prévisible. Elle avait même ajouté que si, par un extraordinaire concours de circonstances, un quanticien, là-bas au bout du monde, reprenait l’intégralité de ses travaux pour les adapter à la politique ennemie, ce serait de toute façon trop tard. Elle paraissait sûre d’elle et Bristica n’avait aucune raison de ne pas la croire mais elle savait aussi qu’Alzetto ne partagerait certainement pas cet optimisme. L’argument était d’ailleurs à double tranchant : le prince ne manquerait pas de souligner que, puisqu’on lui affirmait que la situation était déjà jouée, les états d’âme de la quanticienne lui importaient peu et cela même s’ils influaient sur elle jusqu’à la rendre inopérante.
Il y avait autre chose : lors d’un point d’information de PG au cours duquel, chaque semaine, le petit groupe de quanticiens mené par Bristica présentait l’évolution tendancielle de la méta-analyse aux autorités impériales, des entretiens spontanés se tenaient alors de façon informelle. La méta-analyse semblait peu varier (le contraire aurait été inquiétant) mais Vliclina avait alors appris que les quanticiens étudiaient également certaines variantes qu’ils appelaient des « matrices tangentielles » or plusieurs d’entre elles indiquaient que si un événement majeur de nature hasardeuse car d’origine « comportementale » (c'est-à-dire humaine et individuelle) se produisait, cela pouvait éventuellement avancer la date de survenue du point de convergence. Et si la capture d’un haut responsable universaliste se révélait être un événement majeur, avait imaginé Vliclina ? Elle n’avait évoqué cette idée plutôt insensée avec personne, notamment pas Bristica, mais l’arrière-pensée trottait quelque part au fond de son esprit et contribua plus qu’elle ne l’aurait cru à sa prise de décision.
C’est en effet à ce stade de réflexion que Vliclina avait infléchi sa position. Puisqu’un élément majeur de l’équipe dirigeante ennemie allait s’impliquer dans une tentative de déstabilisation de la Farbérienne et si cette information était réellement confirmée, peut-être par Vora Lickner, il fallait absolument profiter du désir d’émancipation passager de Bristica. D’une pierre deux coups en somme : accéder au désir de la quanticienne… et capturer le haut dirigeant Universaliste. Qui pourrait être l’élément hasardeux des quanticiens… Après en avoir longuement débattu avec sa conscience, Vliclina décida de demander l’avis de Taler Areska puis, si la militaire trouvait quelque crédit à son idée, d’en inférer aux deux autres, incontestablement la partie la plus délicate de son entreprise.
Le restaurant dominait sur sa droite une étrange marina sur pilotis qui s’étendait à perte de vue. À gauche, l’œil s’égarait au loin sur des montagnes aux sommets blanchis alors qu’en contrebas l’océan aux vagues infimes affichait un bleu d’une profondeur si intense qu’il incitait à la rêverie. Malgré l’animation qui habitait la salle principale du restaurant, les clients qui s’interpelaient, les serveurs qui s’affairaient et même quelques enfants qui jouaient entre les tables basses avec des grajanes ou des chiens, il flottait une atmosphère tranquille, détendue, bon enfant, comme si l’on était venu ici pour y passer quelques jours de repos, loin des tracas de la vie quotidienne. Valardi trouvait l’idée intéressante : alors que les questions sans réponses florissaient chaque jour un peu plus et que l’inquiétude (en tout cas pour lui) était de mise, rencontrer les décideurs réels de l’action universaliste dans cette ambiance de vacances, semblait assez paradoxale mais il appréciait l’extravagance, presque l’incongruité du choix. Un choix de toute manière sans conséquences puisqu’on était dans la virtualité et que les protagonistes de ce repas fictif étaient physiquement séparés par des centaines d’années-lumière. Ils n’étaient pas nombreux. Quatre pour être exact mais quatre dont l’importance était certaine. Valardi avait décidé de se projeter en avance, raison pour laquelle il avait demandé à ses droïdes captifs et aux techniciens d’ouvrir sa session une demi-heure avant l’heure prévue. Ce fut le général-commodore Graven qui arriva d’abord et Valardi ne l’identifia qu’au tout dernier moment tant l’austère soldat qu’il connaissait avait changé d’apparence : il vit s’approcher un grand échalas, assez âgé et vêtu à la mode touristique du siècle dernier sur Gavelor avant que la planète ne soit remplacée par Mez-Antelor comme lieu de villégiature privilégié des Grands de ce monde. Il portait cette sorte de combi qui rappelait les chasubles de certains religieux, loin en effet de l’uniforme strict et austère des officiers supérieurs de l’Empire. En dépit de sa relative mauvaise humeur, Valardi sourit intérieurement : l’homme aurait pu venir en grand uniforme ou à l’inverse en combi de baignade, cela n’avait aucune importance puisque la virtualité dans laquelle ils se promenaient n’existait que pour eux quatre et serait détruite après l’entrevue pour le cas peu vraisemblable où quelqu’un aurait songé à en faire une copie. Il fit un bref signe du bras au Général qui s’assit à sa droite. Poussant la simulation jusqu’au bout, il l’interrogea :
- Souhaitez-vous un apéritif, un verre de glork ? Non ? Vraiment pas ? murmura-t-il en apercevant le signe de dénégation de Graven.
L’Impérial ne semblait pas apprécier son humour. Heureusement, ils n’eurent pas à attendre longtemps car les deux autres arrivaient, Larouel-Teli, la biocyborg de la CPI et Berlico qui représentait les intérêts de la Compagnie du Fret Stellaire, tous deux vêtus de leurs combis habituelles, le visage grave et le regard aigu : il était aisé de comprendre que, eux aussi, se posaient des questions. Ce fut Berlico qui prit la parole en s’adressant d’emblée au Général Graven.
- Merci, Général, d’être parmi nous puisque notre amie la princesse Altéor est à présent soumise à résidence. À propos, comment va-t-elle ? Avez-vous pu vous renseigner sur son état… La… hmm… partie adverse lui a-t-elle fait subir quelque préjudice ?
Face à la série de questions, Graven prit son temps pour répondre. Il regarda chacun de ses interlocuteurs avant de prendre la parole d’une voix grave et forte.
- Non, elle va bien. Du moins à ce que je sais. Toutefois, elle est à présent totalement hors-jeu. Pire encore, l’approcher, c’est se perdre. Il ne faut donc plus compter sur elle et c’est la raison pour laquelle…
- Vous la remplacez, intervint Valardi. Ou plutôt, vous lui succédez, avec son plein accord, c’est elle-même qui me l’a dit avant de… Vous savez bien. Ses derniers mots de femme libre ont été pour vous, son fidèle collaborateur.
Graven hocha la tête en signe d’assentiment.
- Voilà, poursuivit Valardi puisqu’il avait à présent l’attention du trio. Je vais vous parler franchement. J’ai pensé qu’il fallait avancer notre réunion parce que je ne suis pas tranquille… et je souhaite avoir votre avis sur la situation générale. Je ne parle bien sûr pas des théories des logiciens, des analystes et autres quanticiens qui jonglent avec des notions que j’ai du mal à saisir mais je veux avoir votre avis, votre sentiment profond sur les faits, sur les actions, en bref, sur le monde réel tel que vous l’observez et le ressentez. Avez-vous l’impression que tout se déroule normalement, dans la même direction que celle que nous avons jadis déterminée et selon un rythme de progression dans le temps satisfaisant ? Par exemple, Général Graven, vous qui êtes quasiment en immersion avec l’État-major ennemi, avez-vous l’impression que ces gens sont désorientés… désorganisés… ou peut-être démotivés, qui sait ?
Graven prit à nouveau tout son temps pour répondre.
- Non, on ne peut pas dire ça. Il est vrai qu’il y a quelques mois, quand Antelor est tombé, il y a eu dans l’armée comme un flottement, une hésitation. Au plus haut niveau, on pensait qu’on avait eu tort de suivre de trop près les quanticiens et leurs promesses. Quant à la base, elle commençait à perdre confiance en l’intelligence du commandement central. Et puis… J’ai l’impression que tout est à peu près rentré dans l’ordre lorsque…
- … lorsque qu’ils ont repris l’initiative… notamment sur Silanne et le système de Drefel… compléta Valardi.
- … sans oublier celui du Trident et les mines d’Alcyon B.
C’était la première fois que la biocyborg confédérée prenait la parole et, au timbre un peu métallique de sa voix, on devinait qu’elle ne semblait pas très satisfaite de ce qu’elle entendait. Un silence s’installa durant une dizaine de secondes. Elle reprit la parole.
- Puisqu’on en est à dresser une sorte de bilan global, permettez-moi de vous faire part de mon impression sur ce qui me concerne le plus directement, à savoir les forces armées de la CPI. Depuis le… changement de gouvernement, nous avons affaire à une sédition qui concerne essentiellement Alba-Malto, je ne vous apprends rien. Mais ce n’est pas cela qui me préoccupe le plus. Je trouve… comment dire cela ?... je trouve que le moral de nos troupes n’est pas au mieux et…
- À cause du conflit interne avec Alba-Malto ? la coupa Berlico.
- Non, ce n’est pas ça encore que… Non, non mais nos services de renseignement nous font part de… d’une forme de réserve de beaucoup vis-à-vis de la politique menée, en fait une méfiance sur la justification de la Guerre avec l’Empire. Beaucoup de nos gradés pensent que nous aurons du mal à... enfin, ils hésitent… ils pensent que nous ne faisons pas vraiment le poids, et, bien sûr, la sédition y est pour beaucoup
- Vous pensez à d’autres rebellions ? intervint Graven.
- Non, rien n’indique… En tout cas, certainement pas encore. Pas avant longtemps. Mais… En fait, prendre un avantage décisif sur nos ennemis - passez-moi l’expression - relancerait la machine ! Surtout si les éventuels dommages concernaient le cœur de la puissance adverse… Le pire, à ce qu’il semble, serait une forme d’enlisement du conflit et une sorte de grignotage de nos positions. Messieurs, je n’ai pas d’élément concret à apporter mais, croyez-moi, ce serai réellement une bonne chose si nous reprenions l’offensive, si nous marquions un coup d’éclat, si nous faisions douter l’ennemi.
L’entrevue des principaux décideurs universalistes dura presque une heure et demie sans qu’il soit fait mention d’une éventuelle catastrophe à venir mais sans non plus que soit clairement évoquée une issue favorable prochaine. Revenu à la réalité, Valardi resta quelques instants supplémentaires dans la salle de transmission du sous-sol de sa farla. Pour la première fois, il se demanda si Gilto n’avait pas raison, s’il ne fallait effectivement pas s’occuper, d’une façon ou d’une autre mais définitivement, de celle qui dirigeait la prospective générale impériale. Alors que, au départ, tout avait donné l’impression que la crise se résoudrait rapidement, peut-être cette situation incertaine était-elle la conséquence de leur handicap supposé en termes de prospective, la conséquence de leur infériorité théorique. Il n’y croyait pas ou plutôt il n’y avait pas cru mais à présent… Il avait espéré que la réunion avec les trois autres lèverait une partie de ses appréhensions mais cela n’avait pas été le cas. Angoissé sans savoir pourquoi, il était à présent de fort mauvaise humeur.
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